HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE XXXIII.

 

 

Cassandre établit à Athènes une timocratie modérée. - Administration de Démétrius de Phalère. - Athènes sous Démétrius Poliorcète. - Rétablissement de la démocratie.

 

La fièvre démagogique, qui avait ressaisi les Athéniens, ne tarda pas à tomber. Cassandre entra dans le Pirée, avec trente-cinq vaisseaux et trente mille soldats que lui avait fournis Antigone. Il fut reçu par Nicanor, qui lui livra le Pirée, et resta lui-même chargé de la garde de Munychie. Polysperchon n'eut pas plutôt appris cet événement, qu'il envahit l'Attique avec une armée nombreuse. Il entreprit de bloquer Cassandre ; mais, manquant de vivres et prévoyant que le siège serait long, il laissa dans l'Attique nue partie de ses troupes, sous le commandement de son fils Alexandre, et, avec le reste de l'armée, il se dirigea vers le Péloponnèse, où plusieurs peuples s'étaient déclarés contre lui[1]. Resserrés entre deux ennemis qui vivaient à leurs dépens, les Athéniens n'avaient d'autre consolation que cette démocratie effrénée qui avait immolé les meilleurs citoyens, et qui sentait elle-même son impuissance à sauver la république.

Quand Polysperchon eut échoué au siège de Mégalopolis, et que sa flotte eut été battue dans l'Hellespont par celle d'Antigone un des principaux Athéniens osa dire, dans l'assemblée, que l'intérêt public était de traiter avec Cassandre. Là-dessus il s'éleva un débat des plus orageux, entre ceux qui soutenaient cette proposition et ceux qui la repoussaient. Mais il fallut céder à la nécessité : on décréta que des négociations seraient ouvertes. Des députés furent envoyés à Cassandre, et bientôt la paix fut conclue aux conditions suivantes : les Athéniens faisaient alliance avec le fils d'Antipater ; la ville conservait son indépendance, son territoire et ses vaisseaux ; les citoyens gardaient leurs propriétés. La démocratie, que Polysperchon avait rétablie, étai supprimée ; et l'on revenait au principe qui avait prévalu après la guerre lamiaque : il fallait avoir une certaine fortune pour participer au gouvernement. Mais le cens, qu'Antipater avait fixé à vingt mines ou deux mille drachmes, était abaissé à dix mines (environ neuf cent soixante francs). Le Pirée était libre ; mais Munychie devait être occupée par Cassandre jusqu'à la fin de la guerre contre les rois. Enfin un citoyen d'Athènes, désigné par Cassandre, devait être investi de l'administration de la ville[2]. Ce fut Démétrius de Phalère qui fut choisi ; il entra immédiatement en fonction (318).

Démétrius de Phalère était un orateur et un philosophe distingué. Il appartenait à l'école péripatéticienne ; car il avait été disciple de Théophraste, qui avait succédé à Aristote, quand ce philosophe s'était retiré à Chalcis. Il a composé un grand nombre d'ouvrages dont Diogène de Laërte nous a conservé les titres, entre autres cinq livres sur les lois athéniennes, deux sur les citoyens d'Athènes, deux sur la manière de conduire le peuple, deux sur la politique, un sur les lois, deux sur la rhétorique, deux sur l'art militaire, et plusieurs livres séparés sur des personnages célèbres, tels que Socrate, Artaxerxés, Homère et Aristide[3]. Ces ouvrages portaient sans doute l'empreinte des traditions péripatéticiennes. On reconnaît d'ailleurs l'influence du Stagirite dans le gouvernement de Démétrius, dans son administration pacifique et bienveillante, dans ses efforts pour réconcilier les différentes classes de citoyens. Les conditions mêmes que Cassandre avait faites aux Athéniens, n'auraient pas été désavouées par Aristote ; car elles constituaient un de ces gouvernement mixtes qu'il avait tant recommandés : c'était une transaction entre l'oligarchie et la démocratie modérée.

L'abaissement du cens augmenta beaucoup le nombre des citoyens. Athénée nous a transmis un fragment d'un auteur nommé Ctésiclès, dans lequel il est question d'un dénombrement ordonné par Démétrius de Phalère : la population athénienne comprenait alors vingt et un mille citoyens, douze mille de plus que sous Antipater, dix mille métèques et quatre cent mille esclaves[4]. La richesse publique avait suivi la même progression ; car, si l'on en croit Duris de Samos, les revenus de l'État s'élevaient, à douze cents talents[5].

C'est sans doute à cette époque qu'il faut rapporter les honneurs rendus à la mémoire de Phocion. Plutarque dit que les Athéniens lui élevèrent une statue de bronze, et qu'après avoir rouvert la patrie à ses ossements, ils lui donnèrent la sépulture aux dépens du trésor public. Ses accusateurs furent accusés à leur tour ; Agnonidès fut condamné à mort. Les deux autres, Épicure et Démophile étaient parvenus à s'échapper ; le fils de Phocion les rencontra plus tard, et les immola aux mânes paternels[6]. Il n'en est pas de cette expiation du meurtre de Phocion comme des regrets attribués aux Athéniens après la mort de Socrate. Ici tout s'explique par la révolution qui vient de s'accomplir. C'était la démagogie qui avait immolé Phocion ; ce fut l'aristocratie modérée qui réhabilita sa mémoire ; et c'était à Démétrius de Phalère qu'il appartenait de le venger, puisqu'il avait été lui-même condamné par contumace en même temps que ce grand citoyen.

Il serait injuste de juger Démétrius de Phalère d'après quelques épigrammes recueillies par Athénée. On l'a accusé d'aimer le luxe et les plaisirs, de se teindre les cheveux, de se farder le visage, d'inventer des modes, de donner des repas somptueux et de visiter les courtisanes célèbres. Nous ne savons jusqu'à quel point ces reproches étaient fondés. Les mœurs, qui n'avaient jamais été très-pures à Athènes, même aux plus beaux temps de la république, étaient alors tombées dans une corruption profonde, et Démétrius n'était sans doute pas homme à les régénérer. Ce qui est certain, c'est que les dix années qu'a duré son gouvernement ont été, pour sa patrie, une période de repos et de prospérité, dont elle avait grand besoin après tant de misère et d'agitation.

Cette époque n'est pas sans gloire littéraire : ce n'est plus le temps des grandes créations, de la poésie originale, de la philosophie spiritualiste, de l'éloquence passionnée. C'est alors que fleurit la Comédie nouvelle, sous Diphile, Ménandre et Philémon. La doctrine d'Épicure, qui réduisait tout à la matière, envahissait la plupart des âmes, tandis que le stoïcisme, inauguré par Zénon, n'avait de prise que sur un petit nombre d'esprits fortement trempés. Démétrius lui-même, comme orateur, n'était pas de la famille d'Hypéride et de Démosthène. Le premier, dit Cicéron[7], il altéra le véritable caractère de l'éloquence ; sa diction manquait de nerf et de vigueur, mais elle était pleine de grâce et d'élégance. Il n'enfonçait pas l'aiguillon dans l'âme de ses auditeurs, comme Eupolis l'a dit de Périclès ; mais il les laissait éblouis et charmés de son esprit.

L'enthousiasme populaire fut tel pour Démétrius, qu'on érigea en son honneur jusqu'à trois. cent soixante statues d'airain. Diogène de Laërte dit que ces monuments furent terminés en moins de trois cents jours. Quelques-uns de ces statues étaient équestres ; d'autres étaient élevées sur des chars attelés de deux chevaux[8]. Démétrius remplissait ainsi toutes les places, toutes les promenades, si bien que, selon la remarque de Fontenelle, il avait le plaisir de ne rencontrer que lui-même quand il se promenait dans la ville[9].

Mais tant de popularité ne peut durer toujours. Au bout de dix ans, la prospérité publique commençait à paraître monotone, et Athènes éprouvait le besoin de tenter de nouvelles aventures. Antigone et son fils, un autre Démétrius, que ses inventions dans l'art des sièges ont fait surnommer Poliorcète, s'efforçaient d'enlever la Grèce a l'influence de Cassandre et de Ptolémée ; et, pour se faire des partisans, ils affectaient de rendre aux villes la liberté qu'elles avaient perdue. En 307, le fils d'Antigone partit d'Éphèse, avec cinq mille talents et cieux cent cinquante vaisseaux. Il se dirigea vers Athènes, et entra dans le Pirée, sans, que personne s'y opposât : on avait pris sa flotte pour celle de Ptolémée. En vain Démétrius de Phalère et Denys, commandant de la garnison. de Munychie, mirent sur pied des troupes nombreuses. Quelques soldats eurent bientôt franchi les murailles du côté du rivage ; ils aidèrent plusieurs de leurs camarades à pénétrer dans l'intérieur de la place ; ce fut ainsi que le Pirée fut enlevé. Denys se retira dans Munychie, et Démétrius de Phalère dans l'intérieur de la ville[10].

Le Poliorcète fit annoncer par un héraut, que son père Antigone l'avait envoyé pour rendre la liberté aux Athéniens, pour chasser la garnison qui occupait leur citadelle, et pour rétablir le gouvernement démocratique. A ces mots qui flattaient leur passion secrète, les Athéniens jettent leurs boucliers à leurs pieds, et applaudissent avec transport. Ils saluent le fils d'Antigone du nom de libérateur, et ils le pressent de descendre sur le rivage. Les prétendus amis de Démétrius de Phalère montrèrent peu de constance politique ; car ils furent tous d'avis, dit Plutarque, que puisque l'autre était déjà le maitre, il fallait le recevoir, quand même on serait assuré qu'il ne ferait rien de tout ce qu'il promettait ; et, sans plus attendre, ils lui envoyèrent des députés pour lui faire leur soumission[11].

Un sauf-conduit fut donné à l'ancien administrateur, qui se réfugia à Thèbes, et plus tard en Égypte auprès de Ptolémée. Les trois cent soixante statues, qu'il laissait derrière lui dans la ville, ne devaient pas longtemps rester debout. Ceux qui les avaient élevées avec tant de zèle, se chargèrent de les détruire plus vite encore. Quelques-unes furent vendues ; d'autres furent jetées à l'eau ; plusieurs furent brisées, et l'on en fit des meubles destinés aux plus vils usages. Il n'y en eut qu'une de conservée : ce fut celle qui était dans la citadelle, à l'abri de la fureur populaire[12]. Démétrius de Phalère supporta noblement son malheur. Quand il apprit que les Athéniens avaient abattu ses statues, il dit qu'if les défiait d'abattre son courage. Les uns disent qu'après avoir été bien accueilli en Égypte, il fui exilé dans la Thébaïde, et qu'il mourut de la morsure d'un aspic. D'autres prétendent qu'il fut nommé gardien de la bibliothèque d'Alexandrie, et qu'il oublia l'ingratitude de ses contemporains près des morts illustres dont il étudiait les écrits.

Athènes était restée à Démétrius Poliorcète. Celui-ci n'avait voulu entrer dans la ville, qu'après avoir pris et rasé le fort de Munychie. Il réunit le peuple en assemblée générale, et déclara que l'ancienne démocratie était rétablie[13], c'est-à-dire que le cens était aboli, et que tous les Athéniens avaient le droit de prendre part aux délibérations publiques, d'exercer les magistratures et de siéger dans les tribunaux. Par suite de cette révolution, le nombre des citoyens dut s'augmenter encore, et atteindre le chiffre d'environ trente mille. Deux nouvelles tribus furent ajoutées aux dix anciennes : on donna à l'une le nom de Démétrius, et à l'autre celui d'Antigone. Comme chaque tribu nommait cinquante sénateurs, le sénat fut désormais composé de six cents membres ; ce qui permettait de satisfaire un plus grand nombre d'ambitions.

Il y avait une chose qui ne charmait pas moins lés Athéniens que cette restauration de la démocratie ; Démétrius leur avait promis que son père Antigone leur enverrait cent cinquante mille mesures de blé, et le bois nécessaire pour la construction de cent galères à trois rangs de rames. Ce n'était pas la première fois qu'Athènes subsistait des largesses de l'étranger : elle avait reçu de l'argent de Cassandre ; elle en avait reçu de Ptolémée ; elle en a reçu également de Lysimaque, comme l'atteste un décret qui nous est resté[14]. Ainsi ce peuple, qui se croyait libre, acceptait l'aumône des rois.

Pour témoigner leur reconnaissance à Démétrius, les Athéniens descendirent jusqu'au dernier degré de l'adulation. Ils donnèrent les premiers à Antigone et à son fils le nom de rois, qui avait été réservé jusque-là aux seuls descendants de Philippe et d'Alexandre. Et ce ne fut point assez de les appeler rois : ils les honorèrent du titre de dieux sauveurs. A la place de l'archonte éponyme, ils créaient tous les ans un prêtre des dieux sauveurs, au nom duquel étaient rendus tous les décrets et tous les actes publics. Ils élevèrent un autel à l'endroit où Démétrius était descendu de son char, et ils Ordonnèrent que son portrait, ainsi que celui de son père, serait tracé, à côté de l'image de Minerve et de Jupiter, sur le voile sacré que l'on portait en procession aux grandes Panathénées[15].

La plupart de ces ingénieuses nouveautés étaient l'œuvre d'un ancien démagogue, nommé Stratoclès. Cet homme fit décider, par un décret, que ceux qui seraient envoyés par le peuple vers Antigone et Démétrius, au lieu d'avoir le titre d'ambassadeurs, seraient appelés théores, comme ceux qui conduisaient les pompes solennelles au temple d'Apollon et de Jupiter Olympien. Stratoclès voulait apparemment donner raison à Aristote, et montrer combien un démagogue peut aisément se transformer en courtisan.

Un autre Athénien, jaloux de Stratoclès, fit décréter que toutes les fois que Démétrius viendrait dans la ville, on le recevrait avec les honneurs qu'on rendait à Cérès et à Bacchus. Le mois de Munychion, qui tombait au commencement du printemps, fut appelé Démétrion. Les Dionysiaques ou fêtes de Bacchus furent changées en Démétriades. Quand les orateurs publics oubliaient ainsi leur devoir et la dignité de leur pays, c'était la comédie qui les rappelait à la modération et au bon sens. Le poète Philippide disait, en parlant de Stratoclès : Celui qui a transféré aux hommes les honneurs qui ne sont dus qu'aux dieux, celui-là ruine l'autorité du peuple[16]. Le poète avait raison ; car ces honteuses flatteries étaient mortelles à la liberté, plus encore que l'oligarchie d'Antipater ou le despotisme des trente tyrans.

Pendant que Démétrius était à Athènes, il épousa Eurydice, qui descendait, dit-on, de Miltiade. Les Athéniens regardèrent ce mariage comme un très-grand honneur que le fils d'Antigone faisait à leur ville, quoiqu'il eût déjà plusieurs femmes, entre autres Phila, fille d'Antipater. C'était celle qu'il honorait le plus, sans lui être plus fidèle ; car ces différents mariages ne l'empêchaient pas d'avoir un commerce criminel avec plusieurs femmes libres, et d'entretenir un grand nombre de courtisanes[17].

Antigone voulut arracher son fils à ces désordres, en l'envoyant contre Ptolémée à la conquête de l'île de Chypre. Démétrius quitta la Grèce à regret, et remporta sur la flotte égyptienne une victoire qui assurait à son père, avec la possession de Chypre et de la Syrie, la prépondérance maritime. Ce fut alors qu'Antigone ceignit le diadème, et donna lui-même à son fils le titre de roi, titre que Ptolémée prit de son côté, pour se consoler de sa défaite. Démétrius, voulant associer les Athéniens à sa gloire, leur envoya douze cents armures complètes, qu'il avait choisies parmi les dépouilles des vaincus. IL alla ensuite faire le siège de Rhodes, où il se signala par l'invention de nouvelles machines (304).

Mais tandis que le Poliorcète réduisait les Rhodiens aux dernières extrémités, Cassandre faisait des incursions dans l'Attique. Les Athéniens étaient, comme dans tous les temps, divisés en deux partis. La faction démocratique, opposée à Cassandre, appela Démétrius à son secours. Celui-ci, après avoir forcé les Rhodiens d'accepter son alliance, vint, avec une flotte nombreuse, au secours de l'Attique. Non-seulement il chassa Cassandre de ce pays ; mais il le poursuivit jusqu'aux Thermopyles, où il le vainquit ; puis il s'empara d'Héraclée. En revenant sur ses pas, il donna la liberté à tous les Grecs en deçà des Thermopyles ; il conclut une alliance avec les villes béotiennes, et rendit aux Athéniens les forteresses de Phylé et de Panacte, qui étaient les boulevards de l'Attique[18].

Le peuple d'Athènes avait déjà prodigué tant d'honneurs au fils d'Antigone, qu'il ne savait plus qu'inventer pour le remercier de ses bienfaits ; mais l'imagination des démagogues était inépuisable. On lui assigna pour demeure les dépendances du Parthénon. Plutarque et Athénée ont raconté comment il a souillé, par ses débauches, l'asile de la chaste déesse, qu'il appelait sans façon sa sœur aînée : C'est lui, dit Philippide[19], qui a pris l'Acropole pour une hôtellerie, et qui a introduit des courtisanes dans le temple d'une vierge.

Un décret du peuple ayant déplu à Démétrios, les Athéniens ne se contentèrent point d'annuler ce décret ; ils citèrent en justice ceux qui l'avaient proposé ou appuyé ; ils condamnèrent les uns à l'exil, les autres à la mort ; et ils déclarèrent, par un non-veau décret, que ce qu'ordonnerait désormais le roi Démétrius serait réputé juste et saint. Était-ce donc là ce peuple qui jadis avait fait mettre à mort son ambassadeur, pour avoir salué le roi des Perses en se prosternant à la manière orientale[20] ?

L'exemple d'Athènes entraîna le reste de la Grèce. Les Argiens chargèrent Démétrius de présider aux grandes fêtes de Junon. La ville antique de Sicyone fut rebâtie sous le nom de Démétriade. Les Thébains, comme les Athéniens, élevèrent un temple à Vénus-Lamia : c'était la courtisane qui avait le plus d'empire sur Démétrius. L'assemblée générale des Grecs se réunit dans l'isthme de Corinthe, et le fils d'Antigone fut proclamé chef suprême du corps hellénique, comme l'avaient été Philippe et Alexandre, auxquels il se croyait fort supérieur, enivré qu'il était par sa fortune et par les adulations dont il était entouré.

Un auteur cité par Athénée, Démocharès, qui, par sa mère, était neveu de Démosthène, dit que les Athéniens poussèrent la flatterie à l'égard de Démétrius plus loin qu'il ne l'aurait lui-même voulu. Un jour, fatigué de tant de bassesse, il s'écria qu'on ne trouvait plus à Athènes ni énergie, ni grandeur d'âme. En effet, que pouvait-il penser, quand ou venait à sa rencontre en chantant des chœurs ainsi conçus : Toi seul tu es le véritable dieu ; les autres dorment ou voyagent, ou même n'existent pas. Tu es le fils que Neptune a eu de Vénus. Tu surpasses tous les hommes par ta beauté ; tu es, par ta bonté envers tous, l'ami sincère du peuple ; c'est à toi seul enfin que s'adressent nos prières[21].

Quand l'air retentissait de ces paroles, les Athéniens, au fond de l'âme, commençaient à se lasser du dieu sauveur, et ils n'attendaient que l'occasion de s'en débarrasser : elle ne se fit pas attendre longtemps. Antigone et Démétrius furent vaincus à Ipsus par les autres chefs qui s'étaient partagé l'empire d'Alexandre (301). Le père fut tué dans l'action ; le fils, qui avait rallié dix-neuf mille hommes, se réfugia à Éphèse, d'où il partit bientôt pour la Grèce. Il avait laissé à Athènes la plus grande partie de ses vaisseaux, son argent, et l'une de ses femmes, Deidamie, fille du roi des Molosses, qu'il avait épousée à Argos. Il comptait, pour réparer ses affaires, sur l'amitié des Grecs et surtout sur la fidélité des Athéniens. Déjà il était parvenu à la hauteur des Cyclades, lorsqu'une galère athénienne se présenta, portant les ambassadeurs de la république qui venaient à sa rencontre : on lui signifia que la ville lui était fermée, comme aux autres rois, par un décret du peuple ; on ajouta que sa femme Deidamie avait été renvoyée à Mégare, avec tous les honneurs dus à son rang[22].

A cette nouvelle, Démétrios entra d'abord dans une si violente colère qu'il n'était plus maitre de lui-même ; mais bientôt, comprenant qu'il n'avait pas la force de se venger d'une telle perfidie, il se contenta de se plaindre aux Athéniens avec modération, et de réclamer ses vaisseaux, entre autres une galère merveilleuse qui comptait jusqu'à seize rangs de rames. Quand on eut fait droit à sa demande, il fit voile vers l'isthme de Corinthe, où il apprit que toute la Grèce s'était soulevée contre lui. Il se dirigea vers la Chersonèse, et de là en Asie, où il s'efforça de rétablir sa fortune.

Depuis la bataille d'Ipsus, Cassandre régnait sur la Macédoine et sur la Grèce septentrionale. Il ne désespérait pas de s'avancer plus au sud, et de reprendre possession d'Athènes. Il était soutenu, dans cette ville, par le démagogue Lacharès, qu'il engagea à usurper l'autorité absolue. Lacharès suivit ce conseil ; il profita d'une sédition qui s'était élevée dans Athènes, et il s'empara du pouvoir. Ce fut, dit Pausanias, de tous les tyrans connus le plus cruel et le plus impie[23]. Démétrius s'imagina que s'il paraissait à l'improviste devant la ville, il pourrait y entrer facilement. Il repassa donc la mer, et se jeta sur l'Attique ; maître d'Éleusis et de Rhamnonte, il ravagea tout le pays, bloqua les ports, et réduisit la ville à la famine : le médimne de sel s'y vendait quarante drachmes, et le boisseau de blé trois cents[24]. Lacharès, qui n'était soutenu que par une partie du peuple, fut obligé d'abandonner Athènes, et s'enfuit en Béotie. Il emportait avec lui les boucliers d'or de la citadelle, et les précieux ornements qu'il avait détachés de la statue de Minerve. Quelques habitants de Coronée le tuèrent, pour s'emparer de ses richesses.

Quoique les Athéniens eussent décrété la peine de mort contre quiconque proposerait de traiter avec Démétrius, ils ouvrirent les portes de la ville les plus voisines du camp de ce prince, et lui envoyèrent des ambassadeurs. Démétrius entra dans Athènes ; il assembla tout le peuple dans le théâtre, qu'il environna de soldats. Il parut lui-même sur l'estrade où se plaçaient les acteurs. Les Athéniens étaient frappés de terreur ; ils s'attendaient aux plus terribles vengeances[25]. Mais les premières paroles de Démétrius dissipèrent toutes les craintes ; car il n'éleva point la voix comme un homme en colère ; mais, du ton le plus doux et dans les termes les plus modérés, il leur adressa quelques plaintes, leur pardonna, leur rendit ses bonnes grâces, leur donna cent mille mesures de blé, et, pour toute vengeance, il rétablit la démocratie (297).

Le peuple battait des mains, et témoignait sa joie par toutes sortes d'acclamations. L'orateur Démoclyde, qui était d'intelligence avec Démétrius, proposa de lui livrer le Pirée et Munychie. Le décret fut adopté ; mais Démétrius ne s'en contenta point : de sa propre autorité, il occupa le Musée, colline située en face de la citadelle, dans l'ancienne enceinte de la ville ; il le fortifia et y mit une garnison[26].

Deux ans après cette révolution, Démétrius profita des troubles de la Macédoine pour s'y faire proclamer roi (295). Alors son orgueil ne connut plus de bornes : Plutarque dit qu'il retint deux ans entiers les ambassadeurs des Athéniens sans leur donner audience. Quand il eut été détrôné par Pyrrhus, roi d'Épire (287), Athènes se déclara contre lui. Olympiodore, à la tête d'une troupe de jeunes gens et de vieillards, chassa du Musée la garnison macédonienne ; il reprit le Pirée et Munychie ; il affranchit Éleusis et tout le territoire de l'Attique[27]. Les Athéniens rayèrent des registres publics le nom de Diphilus, qui était alors désigné prêtre des dieux sauveurs, et ils rétablirent l'archonte éponyme[28]. Ils croyaient avoir reconquis leur indépendance ; mais, comme Démétrius les menaçait encore, ils furent obligés d'invoquer le secours de Pyrrhus Plus tard, quand le roi d'Épire eut succombé victime de son ambition, la famille de Démétrius s'affermit sur le trône de Macédoine. Son fils, Antigone de Goni voulut dominer la Grèce et vint attaquer Athènes ; il s'en empara, et mit une garnison dans le Musée (268). La démocratie athénienne n'existait donc plus que de nom : impuissante à se préserver elle-même, elle était définitivement condamnée à subir une influence étrangère.

 

 

 



[1] Diodore de Sicile, XVIII, 68.

[2] Diodore de Sicile, XVIII, 74.

[3] Diogène de Laërte, Démétrius de Phalère.

[4] Athénée, Banquet, VI, 103.

[5] Athénée, Banquet, XII, 60.

[6] Plutarque, Phocion.

[7] Cicéron, Brutus, IX.

[8] Diogène de Laërte, Démétrius de Phalère.

[9] Fontenelle, Dialogues des morts.

[10] Diodore de Sicile, XX, 45.

[11] Plutarque, Démétrius.

[12] Diogène de Laërte, Démétrius de Phalère.

[13] Diodore de Sicile, XX, 46.

[14] Décret publié à La suite de la Biographie des dix Orateurs.

[15] Plutarque, Démétrius.

[16] Philippide, cité par Plutarque, Démétrius.

[17] Plutarque, Démétrius.

[18] Plutarque, Démétrius.

[19] Philippide, cité par Plutarque, Démétrius.

[20] Plutarque, Démétrius. — Athénée, Banquet, VI, 64.

[21] Athénée, Banquet, VI, 62.

[22] Plutarque, Démétrius.

[23] Pausanias, Attique, 25.

[24] Plutarque, Démétrius.

[25] Plutarque, Démétrius.

[26] Pausanias, Attique, 25.

[27] Pausanias, Attique, 26.

[28] Plutarque, Démétrius.