Guerre lamiaque. - Antipater détruit la démocratie à Athènes. - Mort d'Hypéride et de Démosthène. A peine la mort d'Alexandre était-elle connue à 4thènes,
que le peuple s'agitait, croyant que le moment était venu de reconquérir son
indépendance et son ancienne suprématie sur toute la Grèce. Les citoyens les
plus sages, Phocion à leur tête, et tous ceux qui possédaient quelque chose,
conseillaient la paix ; mais les démagogues poussaient vivement à la guerre :
ils persuadèrent le plus grand nombre, ces gens qui ne vivaient que de leur
solde, et pour lesquels, comme disait un jour Philippe, la guerre était une
paix et la paix une guerre. Un décret fut rendu, par lequel le peuple
athénien appelait tous les Grecs à combattre pour la liberté commune. Tous
les citoyens étaient forcés de prendre part au service actif jusqu'à l'âge de
quarante ans. Trois tribus étaient chargées de la garde de l'Attique ; les
sept autres devaient se tenir prêtes à marcher hors du territoire[1]. Tandis que la
place publique retentissait de cris d'enthousiasme, Phocion fronçait le
sourcil, comme à son ordinaire, et prévoyait de sinistres événements. Un des
orateurs populaires, s'étant levé, lui demanda tout haut : Quand donc conseillerez-vous aux Athéniens de faire la
guerre ? Ce sera, répondit Phocion, quand je verrai les jeunes gens
rester fermes à leur poste, les riches contribuer selon leur fortune, et les
orateurs s'abstenir de voler les deniers publics[2]. Des députés furent envoyés à toutes les villes grecques, pour les engager à s'unir aux Athéniens. Démosthène, qui était encore en exil, se joignit à l'ambassade et l'aida de son éloquence. Ce fut alors qu'un de ses parents, Damon le Pæonien, le fit rappeler par le peuple. On lui envoya à Égine trie galère à trois rangs de rames, et son retour à Athènes fut un véritable triomphe. On trouva même un moyen d'éluder le jugement qui l'avait condamné à l'amende : on lui donna cinquante talents, sous prétexte d'une fête religieuse qu'il était chargé de célébrer[3]. Tout avait été préparé pour la guerre, même avant la mort d'Alexandre. Léosthène avait réuni dans le Péloponnèse une troupe nombreuse de mercenaires. Les Athéniens lui avaient fait passer des armes et une partie de l'argent d'Harpalus. Il était entré dans l'Étolie, qui lui avait fourni sept mille hommes. De là, il avait expédié des émissaires aux peuples voisins, pour les engager à secouer le joug de la Macédoine. Quand la guerre fut déclarée, le peuple athénien envoya à Léosthène un renfort de deux mille mercenaires, et de plus cinq mille fantassins et cinq cents cavaliers pris parmi les citoyens. Les Béotiens prirent parti pour la Macédoine, parce qu'ils craignaient que la ville de Thèbes, dont ils s'étaient partagé les dépouilles, ne se relevât de ses ruines[4]. Les Corinthiens se tinrent tranquilles ; leur citadelle était occupée par une garnison macédonienne ; et, quoique la plupart des Péloponnésiens eussent pris les armes, Sparte resta neutre, sans doute parce qu'Athènes était à la tête de la ligue. Léosthène vint occuper les Thermopyles. Un grand nombre de Thessaliens se joignirent à l'armée grecque, et Antipater vaincu alla s'enfermer dans la ville de Lamia, position importante, près du confluent de l'Achéloüs et du Sperchius. Léosthène, ayant vainement tenté d'emporter la place, résolut de la prendre par famine ; mais il fut blessé à mort par les assiégés, et remplacé par Antiphile. Léonat, étant venu de l'Asie Mineure au secours d'Antipater, dégagea la ville de Lamia ; mais, poussé dans un marais par Antiphile, il fut vaincu et tué. Les Grecs croient alors que tout est fini, que la cause de la liberté est gagnée. La plupart des auxiliaires se dispersent, et presque tout le poids de la guerre retombe sur les Athéniens. Ils sont vaincus dans deux batailles navales, près des îles Échinades, par l'amiral macédonien Clitus. Bientôt Antipater, après avoir fait sa jonction avec Cratère, qui venait venger Léonat, est vainqueur près de Cranon, en Thessalie (322). Les Grecs découragés voulaient négocier ; Antipater déclara qu'il ne traiterait point avec la ligue, et qu'il fallait que chaque ville en particulier lui envoyât des députés. Cette proposition n'ayant point été acceptée, les Macédoniens prirent une à une toutes les villes de Thessalie, et isolèrent ainsi les Athéniens de tous leurs alliés[5]. La bataille de Cranon, selon la remarque de Polybe, avait décidé sans retour du sort de la Grèce. A Athènes, on avait rendu de grands honneurs aux restes de Léosthène et de ceux qui étaient tombés avec lui. Hypéride avait prononcé leur éloge funèbre. On conçoit, dit M. Villemain[6], combien ce dernier effort de la Grèce pour revivre à la liberté, cette dernière libation du sang athénien pour la patrie commune devait inspirer le généreux orateur. Mais que nous reste-t-il de ces sentiments et de cette éloquence ? Un fragment recueilli au hasard par un scoliaste du moyen âge. Cependant Antipater s'avançait rapidement. Déjà, il était dans la Cadmée, et il se préparait à entrer dans l'Attique. A son approche, Démosthène et Hypéride abandonnèrent la ville. Tous les regards étaient tournés vers Démade, et l'on disait qu'il fallait l'envoyer auprès d'Antipater pour négocier la paix. Mais Démade gardait le silence : condamné trois fois pour avoir enfreint les lois, il avait été déclaré infâme (άτιμος), et ne pouvait haranguer le peuple dans aucune assemblée. On se hâta de le réhabiliter par un décret, et on l'envoya en ambassade avec Phocion et quelques autres. Antipater donna audience à ces députés, et accueillit Phocion avec une bienveillance particulière ; mais il répondit qu'il ne traiterait avec les Athéniens que lorsqu'ils se seraient rendus à discrétion. C'était la réponse qu'Antipater lui-même avait reçue, lorsque, assiégé dans Lamia, il avait demandé à traiter avec les Grecs. Athènes, ne pouvant résister, fut forcée de se soumettre, sans réserve, à la volonté d'Antipater. Le vainqueur déclara qu'il était prêt à traiter avec les Athéniens, à condition qu'ils lui livreraient Démosthène et Hypéride ; qu'ils rétabliraient l'ancien gouvernement, où le pouvoir appartenait aux riches ; qu'ils payeraient les frais de la guerre, et qu'ils recevraient garnison dans le port de Munychie[7]. Les députés se résignaient à ces conditions, et les regardaient comme assez favorables dans l'état où Athènes était tombée ; un seul d'entre eux, Xénocrate, les trouvait insupportables : Antipater, dit-il, nous traite fort doucement pour des esclaves, mais très-durement pour des hommes libres. Phocion suppliait le Macédonien d'abandonner l'article sur la garnison de Munychie : Ô Phocion, lui répondit Antipater[8], nous voulons te faire plaisir en toutes choses, excepté en celles qui causeraient ta ruine et la nôtre. Le traité fut conclu : Athènes conserva son territoire ; les citoyens gardèrent leurs propriétés ; mais le gouvernement fut changé : la démocratie fut abolie, et, comme l'avait dit Antipater, le pouvoir fut mis entre les mains des riches. Les charges publiques et même le droit de suffrage furent exclusivement réservés à ceux qui possédaient plus de deux mille drachmes (1.920 francs). Les citoyens dont la fortune atteignait le cens fixé étaient au nombre d'environ neuf mille : eux seuls furent déclarés dépositaires de la souveraineté, et la république dut se gouverner désormais d'après les lois de Solon. C'était une restauration conforme aux idées d'Aristote. Pour débarrasser la ville de cette multitude qui se trouvait exclue de l'Agora, le gouvernement macédonien donna des terres à ceux qui voulurent bien s'établir en Thrace ; il y en eut plus de vingt-deux mille qui quittèrent ainsi leur patrie. Les Samiens furent rétablis dans la possession de leur ville et de leur territoire[9]. Ce qui blessa le plus les Athéniens, ce fut de voir une garnison macédonienne s'établir dans le port de Munychie. Cette garnison était commandée par Ményllus, très-honnête homme, dit Plutarque, et ami particulier de Phocion[10] ; elle se conduisit avec beaucoup de modération. Mais, pour un peuple aussi amoureux de sa liberté, la seule présence de ces soldats étrangers était-une cruelle blessure. Combien les Athéniens durent regretter Philippe et Alexandre, qui leur avaient épargné une telle humiliation ! Antipater disposait de tout dans la ville en maître absolu. Il faisait nommer aux principaux emplois les citoyens les plus riches et les plus considérés. Mais ceux qui paraissaient mécontents, séditieux et amis des nouveautés, il les tenait éloignés de toute magistrature ; il les laissait ainsi se dessécher et se flétrir par cette oisiveté qui les condamnait à l'impuissance ; ou bien, les reléguant dans leurs domaines, il leur enseignait, dit Plutarque, à aimer la campagne et à bien cultiver leurs terres. Xénocrate de Chalcédoine, qui avait été adjoint à l'ambassade de Phocion, payait tribut comme étranger domicilié ; Antipater voulut lui donner le droit de cité ; mais Xénocrate refusa cet honneur, en disant qu'il ne prendrait jamais aucune part à un gouvernement qu'il avait vu s'établir avec douleur, et qu'il avait combattu de toutes ses forces[11]. Ce n'était point assez pour Antipater d'avoir écrasé la démocratie athénienne ; il voulait se venger des orateurs qui l'avaient armée naguère, et qui pouvaient la ranimer. Plutarque dit, qu'après la fuite d'Hypéride et de Démosthène, Démade les avait fait condamner à mort par un décret du peuple. Les deux orateurs, qui étaient frappés du même coup, n'avaient pas toujours vécu en bonne intelligence. On raconte qu'Hypéride avait autrefois composé des mémoires pour accuser Démosthène ; celui-ci en fut informé ; dans une visite qu'il fit à Hypéride malade, il surprit ce libelle entre ses mains, et laissa éclater son indignation. Tant que tu seras mon ami, lui répondit Hypéride[12], je ne me servirai point de ces mémoires ; mais si nous nous brouillons jamais, voilà ce qui me préservera de tes attaques. Quand Démosthène fut accusé de s'être laissé corrompre par Harpalus, Hypéride se joignit aux accusateurs ; mais, après la guerre lamiaque, le malheur les réconcilia, et tous deux s'efforçaient d'échapper aux satellites d'Antipater. Pour retrouver la trace de ses victimes, le Macédonien avait envoyé ses plus fidèles agents sous la conduite d'un certain Archias, surnommé Phygadotheras, c'est-à-dire limier des fugitifs. Cet homme découvrit à Égine Hypéride, Aristonique de Marathon, et Himérée, frère de Démétrius de Phalère, qui tous trois s'étaient réfugiés dans le temple d'Ajax ; il les arracha de leur asile, et les envoya à Antipater ; celui-ci était alors à Cléone, où il les fit mourir ; on dit même qu'il fit couper la langue à Hypéride[13]. D'autres ont raconté que c'était l'orateur lui-même qui s'était déchiré la langue avec ses dents, afin qu'il ne pût rien découvrir des secrets de son parti. Ses restes, laissés sans sépulture, furent enlevés par ses parents, qui les enterrèrent secrètement dans l'Attique. Démosthène s'était retiré dans l'île de Calaurie, et avait cherché un asile dans le temple de Neptune. Archias passa aussitôt dans cette île, et, étant descendu à terre avec quelques soldats de Thrace, il alla droit au temple. Là il conseilla à Démosthène de se lever et de se laisser conduire vers Antipater, assurant qu'il ne lui serait fait aucun mai. L'orateur restait immobile à la place où il était assis ; il déclara qu'il ne céderait point à ces promesses. Alors Archias, qui jusque-là avait parié avec une extrême douceur, se laisse emporter à la colère et à la menace. Rien, dit Démosthène, tu parles comme véritablement inspiré par le trépied de Macédoine ; tout à l'heure tu parlais comme un comédien. C'était une allusion à la profession qu'Archias avait autrefois exercée. Mais, continua Démosthène, attends un peu que j'aie écrit à ceux de ma maison pour leur donner mes derniers ordres. En prononçant ces paroles, il entra dans l'intérieur du
temple, et, prenant ses tablettes comme pour écrire, il porta le poinçon à sa
bouche, et l'y tint assez longtemps, ainsi qu'il avait coutume de faire
lorsqu'il composait ; puis, se couvrant de son manteau, il pencha la tête.
Les soldats qui étaient à la porte s'imaginaient qu'il tremblait devant la
mort, et l'accusaient de lâcheté. Archias s'approche, le presse de se lever,
et, lui répétant ses premiers discours, lui promet de le réconcilier avec
Antipater. Démosthène, sentant que le poison qu'il a pris commence à agir, se
découvre, se lève, et fixant ses regards sur Archias : Maintenant, lui dit-il, tu peux, quand tu voudras, jouer
le rôle de Créon dans la tragédie, et jeter ce cadavre au dehors sans lui rendre
les honneurs de la sépulture. Pour moi, continua-t-il en se tournant vers
l'autel, ô Neptune, ô mon unique protecteur, je sors encore vivant de votre
saint temple sans l'avoir profané ; mais Antipater et les Macédoniens n'ont
pas eu ce respect pour votre sanctuaire ; autant qu'il était en eux, ils
l'ont souillé par ma mort[14]. En achevant ces
mots, il demanda qu'on le soutînt, parce qu'il tremblait et chancelait. Il
essaya de marcher, et, comme il passait devant l'autel, il tomba en poussant
un profond soupir : l'orateur avait trouvé un asile inviolable. Tel est le récit de Plutarque. Lucien, qui a traité le même sujet plutôt en rhéteur qu'en historien, a mêlé à ces faits quelques circonstances de son invention. Il a supposé entre Archias et Démosthène un dialogue qui tombe quelquefois dans la déclamation, mais qui finit par un trait plein d'énergie. L'orateur mourant dit à Archias : Traîne maintenant ce cadavre à ton maître ; pour Démosthène, jamais tu ne l'y conduiras. J'en jure.... Il allait sans doute en jurer par les mânes des guerriers morts à Marathon ; mais la douleur lui coupe la voix, et il expire[15]. Cette fin tragique purifia la mémoire de Démosthène et désarma ses ennemis. Peu de temps après, les Athéniens lui élevèrent une statue de bronze, et ordonnèrent par un décret que l'aîné de sa famille serait désormais nourri dans le Prytanée aux dépens du trésor public. De grands honneurs lui furent aussi rendus dans d'autres parties de la Grèce, surtout dans l'île de Calaurie, où il était mort. Son tombeau avait été placé dans l'enceinte même du temple de Neptune, où Pausanias le visita au second siècle de l'ère chrétienne[16]. |
[1] Diodore de Sicile, XVIII, 10.
[2] Plutarque, Phocion.
[3] Plutarque, Démosthène.
[4] Diodore de Sicile, XVIII, 11.
[5] Diodore de Sicile, XVIII, 12 et suivants.
[6] M. Villemain, Essai sur l'oraison funèbre.
[7] Diodore, XVIII, 18. — Plutarque, Phocion.
[8] Plutarque, Phocion.
[9] Diodore de Sicile, XVIII, 18.
[10] Plutarque, Phocion.
[11] Plutarque, Phocion.
[12] Biographie des dix Orateurs.
[13] Plutarque, Démosthène.
[14] Plutarque, Démosthène.
[15] Lucien, Éloge de Démosthène.
[16] Pausanias, Corinthie, 33.