HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE XXX.

 

 

La Politique d'Aristote. - Opinion de ce philosophe sur la démocratie athénienne.

 

Pendant qu'Alexandre portait ses armes jusqu'aux extrémités de la terre, son maître Aristote, en vrai conquérant du monde intellectuel, s'appropriait toutes les parties de la science, qu'il perfectionnait par sa méthode et qu'il fécondait par son génie. Nous n'avons pas à nous occuper des travaux d'Aristote en métaphysique ou en histoire naturelle ; mais nous devons dire quelques mots de sa Politique, qui jette une si vive lumière sur l'organisation des gouvernements anciens. Il s'était préparé à la composition de cet ouvrage en observant les institutions politiques des différents pays. Il avait passé à la cour de Macédoine les premières années de sa jeunesse, et plus tard les six ou sept ans qu'il consacra à l'éducation d'Alexandre. Il avait résidé trois ou quatre ans auprès d'Hermias, tyran d'Atarnée, dont il était l'ami et même le parent, selon quelques auteurs[1]. Il avait vécu longtemps à Athènes, d'abord assistant aux leçons de Platon, puis enseignant lui-même dans le Lycée. Il avait donc vu à l'œuvre la monarchie et la république. Mais lui-même n'était pas toujours resté étranger à la politique. Lorsque Philippe eut fait rebâtir la ville de Stagire qu'il avait détruite, ce fut Aristote qui donna des lois à sa patrie. On ne sait point quelle était la nature de cette constitution ; mais il paraît que les Stagirites en furent satisfaits ; car ils fêtaient encore, au XIVe siècle, le jour de naissance du philosophe qui avait été leur législateur[2].

Aristote avait composé un grand nombre d'ouvrages politiques qui ne nous sont point parvenus. Diogène de Laërte lui en attribue dix-huit, dont le plus important était un recueil de constitutions anciennes. Ce livre, dont il ne nous reste que quelques fragments, a été connu en Europe au moins jusqu'au XIIe siècle, et il a sans doute été traduit par les Arabes, comme la plupart des ouvrages d'Aristote. Dans cette collection, qui serait si précieuse pour l'histoire ancienne, le philosophe avait recueilli cent cinquante-huit constitutions selon Diogène de Laërte, et deux cent cinquante-cinq selon Ammonius. Aristote avait procédé en cette matière comme dans les sciences naturelles : il avait patiemment observé les faits, pour en tirer plus tard une théorie générale. Il paraît certain, en effet, que la Politique est un de ses derniers ouvrages. Si l'on ne peut dire avec précision à quelle époque ce livre a été com. posé, on sait du moins qu'il est postérieur à la mort de Philippe, puisqu'il y est question du meurtre de ce prince. Aristote parle d'une guerre étrangère, qui tout récemment, dit-il, est venue troubler la Crète[3]. Ce passage, qui a embarrassé les commentateurs, ne ferait-il point allusion à l'arrivée d'Harpalus et de sa bande dans cette île ? Cet événement fut comme le signal des guerres dont la Crète a été le théâtre sous les successeurs d'Alexandre. La composition de la Politique se trouverait ainsi placée l'an 327 avant J.-C., ou dans les années suivantes.

Platon et d'autres philosophes avaient spéculé sur la politique ; quelques grands hommes l'avaient pratiquée avec éclat ; Aristote le premier en a fait une science, et, telle qu'il la conçoit, c'est la science fondamentale, c'est la plus haute de toutes les sciences. Il semble au premier coup d'œil qu'Aristote ne fasse reposer la politique que sur l'intérêt : L'État, dit-il[4], est une association, et le lien de toute association, c'est l'intérêt. Mais M. Barthélemy Saint-Hilaire a très-bien prouvé qu'Aristote ne sépare point l'intérêt social de la justice[5]. Il ne veut point qu'on recherche exclusivement ce qui est utile : C'est, dit-il, une préoccupation qui ne convient point aux âmes nobles, ni aux hommes libres[6]. Il dit, il est vrai, que l'État a pour but d'assurer à ses membres toute la somme de bonheur que comporte leur condition ; mais il se hâte d'ajouter que le bonheur est toujours en proportion de la vertu ; et, unissant intimement la morale à la politique, il déclare que la première condition de succès pour l'État, comme pour l'individu, c'est de rester fidèle à la justice[7].

Pour déterminer la meilleure organisation possible de la cité, Aristote recherche quels sont les éléments dont elle se compose, et c'est là qu'il admet, comme Platon lui-même, le principe de l'esclavage. L'esclave n'est, aux yeux du philosophe, qu'une propriété vivante, un instrument animé : Si chaque instrument pouvait travailler de lui-même, comme les statues de Dédale ou les trépieds de Vulcain, qui se rendaient à l'assemblée des dieux par un mouvement spontané, si les navettes tissaient toutes seules, si l'archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs pourraient se passer d'ouvriers et les maîtres d'esclaves[8]. Après une discussion qu'il est inutile de reproduire tout entière, Aristote conclut que la nature a créé les uns pour être libres, les autres pour être esclaves, et que pour ces derniers l'esclavage est aussi utile qu'il est juste. Au moins la loi romaine, sous Justinien, en maintenant l'esclavage parce qu'il était établi, convenait que c'était une violation du droit naturel[9].

Les esclaves étant ainsi éliminés de l'association politique, comment les citoyens seront-ils gouvernés ? La première institution que l'on rencontre à l'origine des sociétés, c'est la royauté : Si les premiers États, dit Aristote[10], ont été soumis à des rois, et si les grandes nations le sont encore aujourd'hui, c'est que ces États s'étaient formés d'éléments habitués à l'autorité royale ; en effet, dans la famille, le plus âgé est un véritable roi. Mais il s'agit de savoir quelle est la meilleure organisation de l'État, et non quelle est la plus ancienne.

La souveraineté appartient, selon Aristote, aux lois fondées sur la raison ; mais, comme la loi est impuissante à tout régler d'avance, et que d'ailleurs il faut pour l'exécuter un pouvoir établi, la souveraineté se délègue à un magistrat unique ou multiple. On rie pourrait même pas faire les lois ou les modifier, si cette magistrature n'existait point. Or cette autorité souveraine ne peut être constituée que de trois façons : il faut qu'elle soit exercée par un seul homme, ou par un petit nombre, ou par la majorité des citoyens[11]. De là cette distinction des trois principaux genres de gouvernements, monarchie, aristocratie, et démocratie : distinction qui était déjà connue avant Aristote, et qui est encore aujourd'hui le point de départ de la science politique.

Ces trois espèces de gouvernements peuvent rester pures, comme elles peuvent se corrompre. Quand le maître unique, le petit nombre ou la majorité gouvernent dans l'intérêt général, la constitution est pure ; quand ils gouvernent dans leur propre intérêt, la constitution est corrompue. Tant que la monarchie ou le gouvernement d'un seul a pour objet l'intérêt général, elle conserve le nom de royauté ; elle devient tyrannie quand elle n'a pour objet que l'intérêt personnel du prince. Si la minorité gouverne dans l'intérêt public, elle mérite son nom d'aristocratie ; mais, si elle ne travaille que pour elle-même, ce n'est plus qu'une oligarchie. Enfin, quand la majorité n'a en vue que l'intérêt commun, Aristote désigne ce gouvernement du nom générique de tous les gouvernements : il l'appelle politie ou république (πολιτεία). Il réserve le nom de démocratie pour à corruption de ce gouvernement, c'est-à-dire pour le cas où il fait la guerre aux riches et ne veille qu'aux intérêts des pauvres[12] : c'est ce que nous appelons la démagogie ou l'ochlocratie.

Il y a aussi une autre espèce de gouvernement, qui n'est la corruption d'aucun genre, mais qui se forme du mélange de plusieurs principes opposés : c'est le gouvernement mixte, dont Platon a fait l'éloge, et dont Aristote nous a laissé la théorie : Il y a, dit-il[13], trois modes possibles de combinaison. D'abord on peut réunir la législation de l'oligarchie et celle de la démocratie sur une matière quelconque, par exemple sur le pouvoir judiciaire. Dans l'oligarchie on met le riche à l'amende, s'il ne se rend pas au tribunal, et l'on ne pave pas le pauvre pour y assister. Dans la démocratie, au contraire, indemnité aux pauvres, mais point d'amende pour les riches. Le terme commun et moyen de ces institutions diverses, est précisément la réunion de toutes deux, amende aux riches et indemnité aux pauvres. Un autre mode de combinaison consiste à prendre une moyenne entre les principes de l'oligarchie et ceux de la démocratie. Ici, par exemple, le droit d'entrée à l'assemblée politique s'acquiert sans aucune condition de cens ou du moins par un cens modique, là par un cens très-élevé : il faut prendre la moyenne entre les deux. Enfin, pour la désignation des magistrats, on peut emprunter à la fois à la loi oligarchique et à la loi démocratique. Le tirage au sort est une institution démocratique. Le principe de l'élection, au contraire, est oligarchique ; de même que ne point exiger de cens appartient à la démocratie, et qu'en exiger un appartient à l'oligarchie. Le gouvernement mixte puisera dans l'un et dans l'autre système : à l'oligarchie il empruntera l'élection, à la démocratie la suppression du cens. L'exercice gratuit des fonctions publiques est aussi un moyen de fondre ensemble l'aristocratie et la démocratie. Le principe populaire est la faculté pour tous d'arriver aux emplois ; le principe aristocratique est de ne les confier qu'aux citoyens éminents. Cette combinaison s'établit d'elle-même, si les emplois ne sont pas lucratifs : les pauvres, qui n'auraient rien à gagner, préféreront s'occuper de leurs intérêts personnels ; les riches accepteront le pouvoir, parce qu'ils peuvent se passer d'une indemnité[14].

C'est à cette théorie du gouvernement mixte que se rattache un passage qui a justement attiré l'attention des publicistes modernes, celui où Aristote fait ressortir l'importance politique de la classe moyenne. Tout État renferme trois classes de citoyens, les riches, les pauvres, et ceux dont la fortune tient le milieu entre les deux extrêmes. Si l'on admet que la modération et le milieu en toutes choses sont préférables, il s'ensuit évidemment, qu'en fait de fortunes, la moyenne propriété est aussi la plus convenable. Elle sait se plier aux ordres de la raison, tandis qu'on l'écoute difficilement quand on a la conscience de sa supériorité en beauté, en force, en naissance, en richesse, ou quand on souffre, sous tous ces rapports, d'une infériorité excessive[15].

L'extrême opulence et l'extrême misère paraissent à Aristote également dangereuses pour la cité : l'une menace toujours la liberté publique, et l'autre la propriété privée. Celui qui a été nourri dans l'abondance de toute chose, s'enivre d'orgueil, et ne s'accoutume point à obéir, même à l'école. D'un autre côté, ceux qui manquent de tout sont humbles à l'excès : en sorte que les uns ne savent pas commander et obéissent en esclaves, tandis que les autres n'obéissent à aucune autorité, et ne savent commander qu'en despotes. Il n'y a plus alors dans la cité que des maîtres et des esclaves ; il n'y a plus d'hommes libres, ici la haine ou l'envie, là l'orgueil et le dédain ; nulle part cette affection réciproque, et cette communauté d'intérêts qui est la base naturelle de l'État. Ce qu'il faut à une association politique, ce sont des êtres égaux et semblables autant qu'il est possible : c'est ce qu'on ne trouve guère que dans les situations moyennes. Les États le mieux administrés sont donc ceux où la classe moyenne est plus nombreuse et plus puissante que les deux autres réunies, ou du moins que chacune d'elles prise à part. En se rangeant de l'un ou de l'autre côté, elle rétablit l'équilibre. Dans un État où les uns possèdent beaucoup et où les autres n'ont rien, il ne peut s'établir que la démagogie absolue, l'oligarchie pure ou la tyrannie.

Ces observations, ajoute Aristote, doivent nous faire comprendre pourquoi la plupart des gouvernements sont ou démagogiques ou oligarchiques. Presque partout les fortunes moyennes sont fort rares ; et tous ceux qui dominent dans les cités, que ce soient les riches ou les pauvres, étant toujours également éloignés du moyen terme, attirent à eux tout le pouvoir, et constituent l'oligarchie ou. la démagogie. En outre, les séditions et les luttes étant fréquentes entre les pauvres et les riches, jamais le pouvoir, quel que soit le parti qui triomphe, ne repose sur l'égalité et sur le droit commun ; comme il est le prix du combat, le vainqueur qui le saisit en fait nécessairement un des deux gouvernements extrêmes. C'est ainsi que les peuples mêmes qui out eu tour à tour la haute direction des affaires de la Grèce, n'ont songé qu'à faire prévaloir le principe de leur propre constitution : ils ont imposé aux États qui leur étaient soumis tantôt l'oligarchie, tantôt la démocratie, ne s'inquiétant point du bien-être de leurs tributaires, et préoccupés seulement de leurs propres intérêts[16].

Quel est au fond le système personnel d'Aristote ? Quel est le gouvernement qu'il préfère ? Il parait incliner vers l'aristocratie tempérée, qui laisse aux citoyens toute l'égalité compatible avec l'inégalité naturelle des facultés humaines. Il admet aussi, comme une rare exception, la royauté absolue et viagère déférée à un individu dont la supériorité est incontestable. Mais ce serait mal juger la hauteur du génie d'Aristote, que de le croire systématiquement attaché à telle ou telle forme politique. Tous les gouvernements, pourvu qu'ils restent purs, lui paraissent susceptibles de réaliser la vraie fin de la politique, c'est-à-dire le bonheur du genre humain par l'ordre et la justice. Si l'on ne peut dire avec certitude quel est le gouvernement que préfère Aristote, on sait parfaitement quels sont ceux dont il ne veut pas : ce sont les gouvernements corrompus qui n'agissent que dans l'intérêt des gouvernants. Et parmi ces gouvernements dégénérés, le Stagirite établit des degrés : Le pire de tous, dit-il, doit être la corruption du premier et du plus divin des gouvernements, la tyrannie, qui prend le masque de la royauté. Après la tyrannie vient l'oligarchie, qui est si loin de l'aristocratie. Enfin la démagogie parait à Aristote le plus supportable des mauvais gouvernements[17].

Pour empêcher que les institutions politiques ne se corrompent, ou qu'elles ne soient violemment renversées, Aristote indique avec soin les précautions à prendre et les écueils à éviter. Quand c'est l'aristocratie qui gouverne, la sollicitude de l'État doit se porter principalement sur les pauvres. Parmi les emplois publics, il faut leur accorder ceux qui sont rétribués ; il faut punir tout outrage des riches à leur égard beaucoup plus sévèrement que les outrages des riches entre eux. C'est surtout sous cette espèce de gouvernement qu'il faut veiller à ce que les fonctions publiques n'enrichissent jamais ceux qui les occupent. Les citoyens ne s'irritent pas d'être exclus des emplois, parce que cette exclusion se compense pour eux par l'avantage de vaquer à leurs propres affaires ; mais ils s'indignent de penser que les magistrats volent les deniers publics ; car alors on a un double motif de se plaindre, on est à la fois privé du pouvoir et du profit qu'il procure. Dans les démocraties, on doit, avant tout, rassurer les riches sur la jouissance de leurs biens. On doit empêcher qu'on n'en vienne non-seulement au partage des propriétés, mais même au partage de l'usufruit ; ce qui a lieu dans quelques États par des moyens détournés. Aristote ne veut pas non plus qu'on accorde aux riches, même quand ils le demandent, le droit de subvenir aux dépenses publiques considérables, mais sans utilité réelle, telles que les représentations théâtrales et les fêtes aux flambeaux[18].

Sous toute espèce de gouvernement, le premier soin qu'il faut prendre est de ne point déroger à la loi, et de se garder d'y porter même les plus légères atteintes. L'illégalité mine sourdement la constitution d'un pays, de même que de petites dépenses souvent répétées finissent par ruiner les fortunes. Il faut veiller aussi à ce qu'il ne s'élève dans l'État aucune supériorité qui dépasse une certaine mesure. Aristote veut qu'on donne aux fonctions publiques peu d'importance et une longue durée, plutôt qu'une autorité très-étendue-avec une courte existence : car, dit-il, le pouvoir est corrupteur, et tout homme n'est pas capable de supporter la prospérité. D'un autre côté, comme les innovations peuvent menacer l'État en s'introduisant d'abord dans les mœurs privées, une magistrature doit être chargée de veiller sur ceux dont la vie est peu d'accord avec les lois établies.

Il ne faut pas croire cependant qu'Aristote soit complètement opposé à toute espèce d'innovation ; sa haute raison ne saurait admettre un tel système. L'innovation, dit-il, a profité à toutes les sciences, à la médecine qui a secoué ses vieilles pratiques, à la gymnastique, et généralement à tous les arts auxquels s'appliquent les facultés humaines. Et, comme la politique doit prendre rang parmi les sciences, il est clair que le même principe lui est applicable. L'histoire vient ici à l'appui de la théorie. Nos ancêtres vivaient dans la barbarie : les anciens Grecs ne marchaient qu'armés ; ils vendaient entre eux leurs femmes. Ce qui nous reste des lois antiques est d'une étrange simplicité. A Cumes, par exemple, la loi sur le meurtre déclarait l'accusé coupable dans le cas où l'accusateur produisait un certain nombre de témoins, qui pouvaient être pris parmi ses propres parents. C'est le système des conjuratores, qu'on retrouve au moyen âge dans les lois germaniques. L'humanité, reprend Aristote, doit en général chercher non ce qui est antique, mais ce qui est bon. Nos premiers pères, qu'ils soient sortis du sein de la terre, ou qu'ils aient survécu à quelque catastrophe, ressemblaient probablement au vulgaire et aux ignorants de nos jours. En outre, la raison nous dit que les lois écrites ne sent pas faites pour l'éternité, et qu'en certaines circonstances elles doivent être modifiées.

Mais l'esprit éminemment pratique d'Aristote ne pouvait pas non plus méconnaître les dangers de l'innovation. On ne saurait, dit-il, être trop circonspect en pareille matière. Si l'amélioration désirée est peu importante, il est clair que, pour éviter la funeste habitude de changer trop facilement les lois établies, il faut savoir pardonner quelques imperfections au législateur ou au gouvernement ; car alors vous ferez moins de bien en changeant la loi pour l'améliorer, que vous ne ferez de mal en habituant les esprits à la désobéissance. On pourrait même rejeter comme inexacte la comparaison de la politique avec les autres sciences. L'innovation est tout autre chose dans les lois que dans les arts : la loi, pour se faire obéir, n'a d'autre puissance que celle de l'habitude, et l'habitude ne se forme qu'avec le temps, de telle sorte que changer légèrement les lois existantes pour en établir de nouvelles, c'est affaiblir d'autant la force même de la loi[19].

Plusieurs critiques ont remarqué qu'Aristote n'a point parlé du gouvernement de la Macédoine, et qu'il a dit peu de chose de celui d'Athènes. Ce silence et cette réserve s'expliquent par la position personnelle du philosophe : il était le sujet du roi de Macédoine et l'hôte des Athéniens. Sa raison ne pouvait consentir à approuver certains excès dont il avait été le témoin, et sa prudence ne lui permettait pas de les attaquer ouvertement. Mais il y a, dans la Politique, telle phrase générale qui peut être considérée comme la censure indirecte de ces gouvernements que l'auteur paraît passer sous silence. Quand Aristote insiste sur les inconvénients et les périls du pouvoir arbitraire, quand il redoute les hasards de l'hérédité royale[20], on peut croire qu'il pense à la Macédoine, qui n'aura pas toujours des Alexandres. Quant au gouvernement athénien, le sens même que le philosophe a donné au mot démocratie, qu'il prend toujours en mauvaise part, est déjà un préjugé défavorable. Souvent ses axiomes généraux tombent d'aplomb sur les compatriotes de Démosthène, témoin cette phrase qui place la république athénienne au plus bas degré de l'échelle démocratique : Si les laboureurs sont les plus nombreux, c'est la première de toutes les démocraties ; si les artisans et les mercenaires sont en plus grand nombre, c'est la dernière[21]. Mais Aristote ne parle pas toujours à mots couverts du gouvernement athénien ; il dit clairement que ce gouvernement s'est corrompu, en s'éloignant de ses institutions primitives. Comme Platon, comme Isocrate, comme tous les grands esprits de cette époque, l'auteur de la Politique est plein de respect pour Solon ; il apprécie admirablement l'œuvre de ce législateur, et il signale la décadence de la république athénienne dès l'époque de la guerre médique. Le peuple, dit-il, enorgueilli des victoires qu'il avait remportées, écarta des fonctions publiques les meilleurs citoyens, pour livrer les affaires à des démagogues corrompus.... Éphialte mutila les attributions de l'Aréopage ; Périclès alla jusqu'à donner un salaire aux juges ; et, à leur exemple, chaque démagogue porta, par degrés, la démocratie au point où nous la voyons aujourd'hui[22].

C'est encore une allusion au gouvernement athénien, que ce passage sur la démocratie dégénérée où la loi a perdu sa souveraineté, et où c'est la multitude qui gouverne à coups de décrets : Le peuple alors est un monarque à mille têtes. Et dès qu'il est roi, il veut agir en roi : il rejette le joug de la loi ; il se fait despote, et il a bientôt des flatteurs. Cette démocratie est, dans son genre, ce que la tyrannie est à la royauté. De part et d'autre, c'est le même esprit, la même oppression des bons citoyens : ici les décrets, là les ordres arbitraires. Le démagogue et le flatteur ont entre eux une ressemblance frappante : tous deux ont un crédit sans bornes, l'un sur le tyran, l'autre sur le peuple ainsi corrompu ; tous deux cherchent à étendre la puissance qu'ils servent, pour l'exploiter à leur profit[23].

Aristote se complaît dans ce rapprochement du flatteur et du démagogue : c'est une hache à deux tranchants dont il frappe à la fois Athènes et la Macédoine. Quoiqu'il rendît justice au génie d'Alexandre, et qu'il lui sût gré d'avoir fait tourner ses conquêtes au profit de la science, le philosophe ne pouvait lui pardonner bien des actes despotiques, entre autres sa conduite envers Callisthène. Il appréciait l'humeur facile des Athéniens et la vivacité de leur esprit ; mais il ne pouvait fermer les yeux sur les scandales de l'Agora. Lui-même, à la fin, se crut menacé. L'esprit qui avait immolé Socrate, parut se réveiller après la mort d'Alexandre. Aristote, qui enseignait depuis treize ans dans le Lycée, quitta la ville, et alla finir ses jours à Chalcis : Ô Athéniens, s'écria-t-il en partant, je ne vous laisserai pas commettre un second attentat contre la philosophie.

 

 

 



[1] Diogène de Laërte, Aristote.

[2] M. Barthélemy Saint-Hilaire, Préface de la traduction de la Politique, p. xvij.

[3] Aristote, Politique, II, 7.

[4] Aristote, Politique, I, 1.

[5] M. Barthélemy Saint-Hilaire, Préface de la traduction de la Politique, p. xxxvij.

[6] Aristote, Politique, VIII, 3.

[7] Aristote, Politique, VII, 1 et 7.

[8] Aristote, Politique, I, 2.

[9] Servitus est constitutio juris gentium, qua quis dominio alieno contra naturam subjicitur. (Institutes, liv. I, tit. III.)

[10] Aristote, Politique, I, 1.

[11] Aristote, Politique, III, 5.

[12] Aristote, Politique, III, 5.

[13] Aristote, Politique, IV, 7.

[14] Aristote, Politique, V, 7.

[15] Aristote, Politique, IV, 9.

[16] Aristote, Politique, IV, 9.

[17] Aristote, Politique, IV, 2.

[18] Aristote, Politique, V, 7.

[19] Aristote, Politique, II, 5.

[20] Aristote, Politique, III, 10. — V, 8.

[21] Aristote, Politique, IV, 10.

[22] Aristote, Politique, II, 9.

[23] Aristote, Politique, IV, 4.