HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE XXVIII.

 

 

Derniers efforts d'Athènes contre Philippe. - Bataille de Chéronée Humiliation de la démocratie athénienne. - Elle essaye en vain de se relever au commencement du règne d'Alexandre.

 

La première guerre sacrée avait commencé la fortune de Philippe : elle lui avait ouvert le conseil amphictyonique et livré la Phocide. Il ne lui restait plus qu'à s'avancer, à travers la Béotie, jusqu'à la pointe méridionale de l'Attique. Les Athéniens étaient inquiets ; Démosthène leur avait souvent répété : Quand Philippe s'empare des Thermopyles et de l'Hellespont, c'est comme s'il attaquait l'Attique et le Pirée. Les Béotiens eux-mêmes, quoique peu renommés pour leur pénétration, commençaient à s'apercevoir qu'ils avaient été trompés : ils reprochaient au roi de Macédoine d'avoir conservé Nicée, et de ne pas leur avoir rendu Orchomène. La guerre était donc inévitable ; les dissensions des Grecs la firent encore-éclater.

Les Locriens d'Amphissa commirent le crime que les Phocidiens avaient si durement expié : ils labourèrent le champ sacré. Une assemblée générale des Amphictyons fut convoquée pour punir ce sacrilège[1]. Philippe était alors bien loin de la Grèce, occupé à combattre les Scythes ; mais il pouvait revenir d'un instant à l'autre, et les Athéniens n'avaient point oublié les résultats de la première guerre sacrée. Sur la proposition de Démosthène, ils défendirent à leurs députés d'assister à l'assemblée amphictyonique. Amphissa fut condamnée ; mais les Locriens, soutenus par Athènes, ne payaient point l'amende, et le conseil était impuissant à se faire obéir. Alors il se trouva par hasard que Philippe était revenu de la Scythie. L'assemblée, composée en majorité de Thessaliens, sur lesquels il avait tout pouvoir, lui dépêcha Cottyphus pour le prier de venir en aide au dieu et aux Amphictyons. Philippe était trop religieux pour se faire attendre. Il vint en toute hâte, réduisit les Amphissiens, vainement défendus par quelques auxiliaires d'Athènes. Il poussa même la piété jusqu'à occuper Élatée : c'était la clef de la Béotie et par conséquent de l'Attique.

Quelle terreur dans Athènes, quand on apprit l'occupation d'Élatée ! La nouvelle en arriva le soir, bien tard, au moment où les prytanes prenaient leur repas accoutumé. La trompette d'alarme sonna toute la nuit. Le lendemain, dès la pointe du jour, le sénat se réunit ; le peuple accourut au théâtre avant même que les magistrats l'eussent convoqué. Mais, quand l'assemblée fut ouverte, quand le héraut eut prononcé ces paroles : Qui veut haranguer le peuple ? tous les citoyens étaient tellement frappés de stupeur que personne ne se présenta. La formule fut plusieurs fois répétée, et toujours même silence parmi les généraux et parmi les orateurs. Tous les regards étaient tournés vers Démosthène : celui-ci prit la parole, s'efforça de ranimer le courage du peuple, et proposa d'envoyer immédiatement des députés à Thèbes, pour engager les Béotiens à faire cause commune avec Athènes[2].

Cette proposition, c'était la guerre : elle fut adoptée par acclamation. Le décret passa sans contradiction, tel que l'orateur l'avait rédigé[3]. Ce fut Démosthène lui-même qui fut envoyé à Thèbes. Il l'emporta sur Python, qui plaida la cause de Philippe, dans l'assemblée des Béotiens. Vaincu par la parole, le roi de Macédoine se vengea par les armes, et ce fut alors que se livra cette bataille de Chéronée (338), où Alexandre, à dix-huit ans, rompit le bataillon sacré des Thébains. Tout l'effort des Athéniens, commandés par des généraux inhabiles, 'vint échouer contre la phalange, emblème de cette puissance compacte qui s'était organisée dans le nord. A dater de ce jour, la prévision lie Phocion était accomplie : l'unité grecque était constituée au profit de la Macédoine.

A Athènes, quand on apprit le désastre de Chéronée, la consternation se tourna en une sorte de rage. Lysiclès, qui avait partagé avec Charès le commandement de l'armée vaincue, fut condamné à mort, et Diodore a conservé quelques-unes des foudroyantes paroles que Lycurgue prononça dans cette occasion : Tu commandais l'armée, ô Lysiclès ! et mille citoyens ont péri, deux mille ont été faits prisonniers ; un trophée a été élevé contre la république ; la Grèce entière est devenue esclave ! Tous ces malheurs sont arrivés quand tu commandais nos soldats : et tu oses vivre ! tu oses voir la lumière du soleil, te montrer sur la place publique, toi, monument de honte et d'opprobre pour la patrie ![4]

La démocratie athénienne, qui se sentait frappée d'un coup mortel, tenta un dernier effort. Démosthène, qui avait, dit-on, abandonné son bouclier dans la bataille[5], fit réparer les murs et fut nommé intendant des vivres. L'orateur Hypéride proposa de renfermer dans le Pirée les choses saintes, les femmes et les enfants. Les membres du sénat des Cinq-Cents, ordinairement dispensés du service militaire, durent prendre les armes et veiller à la sûreté du port[6]. Hypéride proposait aussi de réhabiliter les citoyens dégradés, d'accorder le droit de cité aux métèques, d'affranchir et d'armer les esclaves. Ces décrets furent adoptés, et cette fière attitude des Athéniens après leur défaite leur fit obtenir des conditions plus favorables : Philippe leur permit d'enlever leurs morts[7]. Les plus ardents voulaient continuer la guerre, et trainaient Charidème à l'Assemblée, pour le faire nommer stratège ; mais les principaux citoyens, comprenant qu'il y allait de l'existence même d'Athènes, eurent recours à l'Aréopage, et, par leurs larmes et leurs prières, ils obtinrent, quoique avec peine, qu'on remît la ville entre les mains de Phocion[8]. Cette décision était un triomphe pour le parti aristocratique, qui était en même temps le parti macédonien.

Phocion commença par déclarer qu'il fallait poser les armes, et se résigner aux conditions proposées par Philippe. Du reste, le vainqueur traita les Athéniens avec humanité : il leur renvoya leurs prisonniers sans rançon ; il leur restitua la ville d'Orope, qui était tombée au pouvoir de Thèbes ; mais il les força de renoncer à Samos, position importante qui devait compléter la puissance maritime de la Macédoine. Les Thébains furent traités plus durement, parce qu'ils étaient plus redoutables : les chefs du parti démocratique furent exilés de la ville, et une garnison macédonienne fut installée dans la Cadmée.

Les orateurs athéniens qui étaient depuis longtemps du parti de Philippe, ou qui s'étaient ralliés à ce prince depuis la victoire de Chéronée, cherchaient à se venger de leurs adversaires en les traînant devant les tribunaux. Hypéride fut accusé par Aristogiton d'avoir proposé, immédiatement après la bataille, un décret contraire aux lois. L'orateur se justifia en disant qu'ébloui par les éclairs du glaive macédonien, il n'avait pu porter les yeux sur les lois. Il fut absous de l'accusation[9]. On tenta  aussi de faire condamner Démosthène ; les orateurs médiocres se liguaient contre son génie. J'étais, dit-il[10], accusé presque tous les jours. Mais le peuple le couvrait de sa protection, et, bien loin de le condamner, lui décernait de nouveaux honneurs. Quand les ossements de ceux qui étaient morts à Chéronée furent rapportés à Athènes, ce fut Démosthène qui fut chargé de prononcer leur éloge. Les Athéniens montraient par là, dit Théopompe[11], que non-seulement ils supportaient leur malheur avec courage, mais qu'ils honoraient celui qui leur avait conseillé cette guerre, et qu'ils ne se repentaient nullement d'avoir suivi ses conseils. Le vieil Isocrate avait loyalement soutenu la suprématie macédonienne ; mais, ne voyant plus dans le triomphe de Philippe que la honte de sa patrie il se laissa mourir de douleur, le jour même où l'on rendit les derniers devoirs aux victimes de Chéronée.

Le roi de Macédoine recueillit les fruits de sa victoire : une grande assemblée hellénique fut convoquée à Corinthe (337) ; là il fut nommé généralissime, avec des pouvoirs illimités, pour punir, au nom de tous les Hellènes, les sacrilèges autrefois commis par les Perses dans les temples de la Grèce. Ce fut lui qui régla les contingents en hommes et en argent que chaque État devait fournir. Déjà le bruit de cette expédition se répandait jusqu'en Asie. Le roi de Perse, effrayé de ces préparatifs, écrivit à ses satrapes de gagner, surtout Démosthène, en lui donnant tout l'or qu'il voudrait. C'était, dit Plutarque, seul homme qui pût susciter des embarras à Philippe, et le tenir embarrassé et comme garrotté, dans les troubles de la Grèce. Tout cela, ajoute le même auteur, fut découvert dans la suite par Alexandre, qui trouva à Sardes quelques lettres de Démosthène, et les registres des satrapes où étaient marquées les sommes qui lui avaient été payées[12]. L'orateur. vivait alors à Athènes en simple particulier ; mais en réalité il était moins, étranger aux affaires qu'il ne le paraissait : il préparait encore des décrets ; seulement, au lieu de les présenter en son nom, il les faisait passer sous le nom de ses amis.

L'expédition contre les Perses, allait commencer : déjà Parménion, et Attale avaient été envoyés en avant, avec une partie des troupes. Ils étaient chargés d'affranchir les villes grecques de l'Asie Mineure, quand tout à coup le roi de Macédoine périt assassiné par un de ses gardes, nommé Pausanias (336). C'était-au milieu d'une fête, que Philippe célébrait à l'occasion du mariage de sa fille Cléopâtre avec le roi d'Épire ; il venait de recevoir des couronnes d'or de la part de plusieurs grandes villes, au nombre desquelles se trouvait Athènes. Le héraut, chargé d'offrir la couronne au nom de cette ville, avait dit en terminant sa proclamation : Quiconque ayant attenté aux jours de Philippe viendra se réfugier à Athènes, sera livré à la justice du  roi[13]. Mais ces paroles officielles n'exprimaient pas les véritables sentiments des Athéniens.

Démosthène fut secrètement averti de la mort de Philippe ; il sortit de sa retraite, et, pour disposer le peuple à reprendre courage, il alla à l'Assemblée avec un visage rayonnant de joie ; il dit que la nuit précédente il avait eu un songe qui promettait quelque grand bonheur aux Athéniens, et, peu de temps après, on vit arriver les courriers qui apportaient la nouvelle de la mort du roi. Les Athéniens offrirent aux dieux des sacrifices d'action de grâces, et, par un décret, ils décernèrent une couronne au meurtrier. En même temps, Démosthène parut en public, couronné de fleurs et vêtu avec magnificence, quoique ce ne fût que le septième jour depuis la mort de sa fille[14]. Phocion cherchait en vain à réprimer ces éclats d'une joie indécente : C'est une lâcheté, disait-il, de se réjouir de la mort d'un ennemi. D'ailleurs l'armée qui vous a vaincus à Chéronée n'est affaiblie que d'un seul homme[15].

On se flattait, à Athènes, de profiter du nouveau règne pour arracher aux Macédoniens l'empire de la Grèce. Démosthène était tous les jours à la tribune, haranguant le peuple et le poussant à la guerre ; il écrivait lettres sur lettres aux satrapes de l'Asie Mineure, pour soulever les Perses contre la Macédoine[16]. Il était aussi en correspondance avec Attale, qui conspirait contre Alexandre, et qui fut tué quelque temps après. Grâce à l'impulsion donnée par les Athéniens, l'esprit d'indépendance fermentait dans toute la Grèce. Les Étoliens avaient décrété le rappel des exilés de l'Acarnanie, que Philippe avait fait bannir de leur pays. Les habitants d'Ambracie avaient chassé les troupes macédoniennes, et donné à leur ville un gouvernement démocratique. Les Thébains étaient prêts à expulser la garnison de la Cadmée. Les peuples du Péloponnèse prétendaient se gouverner par leurs propres lois[17]. Tous les Grecs semblaient d'accord pour s'affranchir, sauf à se disputer ensuite le commandement.

Mais Alexandre, qu'on croyait désarmer comme un enfant, montra bientôt qu'il était roi. Quelques paroles bienveillantes lui concilièrent les Thessaliens. Il arriva ensuite aux Thermopyles, convoqua l'assemblée des Amphictyons, et parvint à se faire confirmer par un décret le commandement suprême des Grecs. Entouré d'une armée formidable qui répandait partout la terreur, il vint, à marches forcées, en Béotie, et campa près de la Cadmée. A son approche, les Athéniens commencèrent à réfléchir ; ils lui envoyèrent une ambassade dont Démosthène faisait partie ; mais l'orateur n'alla pas jusqu'au roi avec ses collègues ; arrivé au Cithéron, il retourna sur ses pas et revint à Athènes. Alexandre accueillit les députés avec bienveillance, et poursuivit sa marche jusqu'à Corinthe, où le conseil général des Grecs avait été convoqué. Là il réussit à se faire nommer, comme son père, généralissime de la Grèce, et à faire décréter la guerre contre les Perses (335).

Le jeune roi retourna tranquillement dans ses États ; mais il ne fut pas plutôt engagé dans une lointaine expédition contre les Thraces et les Triballes, que la Grèce entière fut encore en mouvement. Les Thébains se faisaient remarquer entre tous par leur exaltation ; ils étaient décidés à en finir avec la garnison de la Cadmée. Ils avaient fait appel à tous les peuples grecs : les Péloponnésiens firent partir une armée qui s'arrêta à l'isthme de Corinthe, attendant les événements. Les Athéniens n'envoyèrent point de troupes ; mais, sur la proposition de Démosthène, ils firent passer aux Thébains une grande quantité d'armes[18]. Aussitôt qu'Alexandre eut appris ce qu'on tramait contre lui, il revint avec la rapidité de la foudre, et l'on sait de quelle épouvante il frappa la Grèce en faisant raser la ville de Thèbes. Il n'y laissa debout que les temples et la maison de Pindare, pour montrer que, tout en punissant ses ennemis, il rendait hommage à la religion et à la civilisation des Grecs.

Les ruines fumantes de Thèbes parlaient plus haut que Démosthène ; c'était un argument de plus pour Phocion : C'est assez, disait-il, que la Grèce ait perdu la ville de Thèbes, sans qu'elle ait encore à pleurer Athènes[19]. Instruits par l'expérience de leurs voisins, les Athéniens restèrent tranquilles ; mais Alexandre voulait des gages de leur sagesse future : demanda qu'on lui livrât les orateurs qui s'étaient déclarés contre lui, entre autres Lycurgue et Démosthène. Phocion était d'avis qu'on les sacrifiât au salut public ; mais le peuple lui imposa silence. Démosthène prit la parole, et, par un apologue ingénieusement raconté, il dissuada les Athéniens de se désarmer eux-mêmes en livrant leurs chefs[20]. Démade, qui se vendait à tous les partis, parla, dit-on, en faveur des orateurs, moyennant une somme de cinq-talents. Il proposa un décret qui portait que Démosthène et ses collègues ne seraient point livrés, mais qu'ils seraient jugés conformément aux lois, et condamnés s'ils étaient reconnus coupables. Le peuple adopta cette proposition, et envoyer Démade lui-même, avec quelques autres députés, auprès du roi, pour faire agréer le décret. Les Athéniens demandaient, en outre, le droit de recevoir chez eux les Thébains fugitifs. Démade réussit dans sa mission : il dévida Alexandre à se désister des poursuites dirigées contre les orateurs, et à accorder aux Athéniens tout ce qu'ils demandaient[21].

On voit, par le dénouement de cette affaire, qu'Alexandre ne voulait pas traiter les Athéniens à la rigueur. Il savait que, s'ils ne gagnaient plus de batailles, c'étaient encore eux qui distribuaient la gloire parmi les peuples grecs. Il cherchait même, à flatter leur ambition, mais en la subordonnant à la sienne. Avant de partir pour l'Orient, il dit à Phocion : Si je meurs ; c'est aux Athéniens à commander[22].

 

 

 



[1] Eschine, Discours sur la Couronne.

[2] Démosthène, Discours sur la Couronne. — Plutarque, Démosthène. — Diodore de Sicile, XVI, 84.

[3] Décret de Démosthène, dans le Discours sur la Couronne.

[4] Diodore de Sicile, XVI, 88.

[5] Eschine, Discours sur la Couronne. — Plutarque, Démosthène.

[6] Lycurgue, Discours contre Léocrate.

[7] Biographie des dix Orateurs.

[8] Plutarque, Phocion.

[9] Biographie des dix Orateurs.

[10] Démosthène, Discours sur la Couronne.

[11] Théopompe, cité par Plutarque, Démosthène.

[12] Plutarque, Démosthène.

[13] Diodore de Sicile, XVI, 91 et 92.

[14] Plutarque, Démosthène.

[15] Plutarque, Phocion.

[16] Plutarque, Démosthène.

[17] Diodore de Sicile, XVII, 3.

[18] Diodore de Sicile, XVII, 8.

[19] Plutarque, Phocion.

[20] Plutarque, Démosthène.

[21] Diodore de Sicile, XVII, 15.

[22] Plutarque, Phocion.