HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE XXVII.

 

 

Débats d'Eschine et de Démosthène sur l'ambassade. - Discours d'Isocrate à Philippe. - Dernières Philippiques. - Administration financière de l'orateur Lycurgue. - Nouvelle loi sur les triérarques. - L'Aréopage au temps de Démosthène.

 

Après la prise d'Olynthe, les Athéniens ne restèrent pas longtemps unis. Notre malheur, dit Démosthène[1], c'est qu'après avoir fait bien des pertes par notre faute, nous ne savons pas nous entendre sur les moyens de conserver ce qui nous reste. Philippe profitait habilement de ces divisions : il soulevait encore l'Eubée et menaçait la Chersonèse ; ses pirates inquiétaient le commerce des Athéniens, et infestaient les côtes de l'Attique. Il avait même déjà des relations avec le Péloponnèse, sur lequel il se proposait de dominer plus tard. Les Athéniens comprirent enfin la nécessité de la pais, et Démosthène lui-même la conseilla. Les premières ouvertures furent faites par des comédiens, qui allaient et venaient sans cesse de la Macédoine à Athènes, et que Philippe traitait avec une faveur particulière.

On résolut d'envoyer une ambassade au roi de Macédoine. Le peuple nomma cinq députés, qui s'adjoignirent cinq autres citoyens, parmi lesquels étaient Démosthène, Eschine et le comédien Aristodème. Les Athéniens voulaient sauver l'Eubée, la Phocide et les  États de leur allié Kersoblepte[2]. Philippe reçut fort bien les députés, particulièrement Eschine et Philocrate. Eschine en convient et s'en vante ; Démosthène lui reproche de s'être laissé corrompre et d'être devenu Macédonien. Le roi renvoya l'ambassade avec de belles paroles et un projet de traité. Ensuite il fit partir pour Athènes quelques-uns de ses généraux, Euryloque, Parménion et Antipater, pour conférer avec le peuple et avec ses représentants ; leur mission secrète était de faire naître des difficultés et de gagner du temps.

Pendant qu'on parlait à Athènes, Philippe agissait en Thrace : il soumettait les côtes méridionales de ce pays et les États de Kersoblepte jusqu'à Cardia ; il s'emparait même des forteresses de la Chersonèse. Cependant l'ambassade repartit pour conclure définitivement la paix ; elle marcha très-lentement : Démosthène en accuse vivement ses collègues dans son Discours sur l'Ambassade. Les députés d'Athènes mirent vingt-deux jours à faire le voyage de Macédoine, et il s'en écoula cinquante jusqu'au retour de Philippe à Pella. Le traité fut enfin conclu : la Chersonèse était rendue aux Athéniens ; Philippe gardait Amphipolis et plusieurs villes enlevées à Kersoblepte ; Les Phocidiens étaient exclus de la paix. Indépendamment du traité, les ambassadeurs rapportèrent quelques-unes de ces telles promesses dont Philippe n'était pas avare : Thespies et Platée devaient être rétablies ; les Phocidiens garderaient leur indépendance après la guerre sacrée ; l'Eubée serait donnée aux. Athéniens, pour les dédommager de la perte d'Amphipolis[3].

Au retour de l'ambassade, Démosthène tonna contre ses collègues et contre Philippe. Tandis que les Athéniens discutaient dans l'Agora, Philippe franchit le pas des Thermopyles, et vint terminer la guerre sacrée, c'est-à-dire prendre possession de la Phocide. Toutes les villes de ce pays furent détruites ; les Phocidiens furent désarmés, exclus du temple de Delphes et du conseil amphictyonique. Les deux voix qui leur appartenaient dans le conseil, furent données au roi de Macédoine[4]. Philippe exécuta le décret avec rigueur ; il mit une garnison dans Nicée, et par là il resta maître des Thermopyles. En travaillant pour ses intérêts, il semblait le vengeur de la religion. Une statue lui fut élevée dans le temple de Delphes. On put dire alors qu'Apollon était du parti macédonien, et que la Pythie philippisait.

Philippe avait parmi les Grecs deux espèces de partisans : les uns courtisaient sa fortune et lui vendaient leur patrie ; les autres croyaient sincèrement que, dans l'état où se trouvait la Grèce, le meilleur parti était de se rallier au roi de Macédoine. Telle fut la pensée qui inspira à Isocrate son Discours à Philippe. L'orateur avait alors quatre-vingt-six ans. Il n'avait jamais eu de goût pour les discussions de l'Agora. Je n'avais, dit-il, ni assez de voix, ni assez de hardiesse pour paraître devant le peuple, et pour faire assaut d'invectives avec ces orateurs qui assiègent la tribune[5]. Dans sa vieillesse, il était plus persuadé que jamais que ces brillants combats de paroles produisaient peu de résultats. Parler à tous les citoyens dans nos grandes assemblées, c'est ne parler à personne. Toutes les harangues qu'on y débite sont aussi vaines que ces lois et ces républiques écloses du cerveau des philosophes. C'était une double épigramme, à l'adresse de Démosthène et de Platon. Isocrate ajoutait : Un orateur qui, peu jaloux de se consumer en déclamations frivoles, croit avoir trouvé un projet utile à toute la Grèce, doit laisser ses rivaux haranguer la foule, et faire part de ses idées à un seul personnage qui sache les comprendre, et qui ait la force de les réaliser.

C'est donc à Philippe que s'adresse Isocrate. Après avoir rappelé l'origine argienne des rois de Macédoine comme un lien entre ce pays et la Grèce, il engage le fils d'Amyntas à bien user de la puissance que les dieux lui ont donnée. Il faut d'abord qu'il règne sur les Macédoniens en roi, et non en tyran. Qu'il s'attache ensuite à réconcilier les États grecs, si longtemps divisés. S'il parvient à mettre d'accord Athènes, Argos, Thèbes et Lacédémone, toutes les petites villes qui sont dans leur dépendance suivront leur exemple, et toute la Grèce sera unie. L'orateur parle à Philippe avec franchise : il ne lui dissimule pas les bruits qui se répandent sur son ambition, sur ses projets : On dit aujourd'hui que vous vous préparez à secourir Messène, dès que vous aurez réglé les affaires de la Phocide, et que vous ne pensez qu'à vous assujettir le Péloponnèse. On ajoute que les Thessaliens, les Thébains, et tous les peuples qui participent au droit amphictyonique, sont prêts à vous suivre ; les Grecs d'Argos, de Messène, de Mégalopolis se joindront à vous pour détruire la puissance de Sparte, et toute la Grèce sera bientôt sous vos pieds. Il est un moyen bien simple de faire taire ceux qui vous accusent et de vous concilier toute la Grèce : c'est de témoigner à tous les peuples la même affection ; c'est de ne plus vous déclarer l'ami de certaines villes, tandis que vous agissez en ennemi avec d'autres ; c'est enfin de vous présenter à tous les Grecs comme un ami sincère et un arbitre impartial[6].

Quand toutes les tribus helléniques seront réunies en un seul corps sous les auspices de la Macédoine, Philippe devra occuper leur activité par une grande entreprise qui lui donnera une gloire immortelle : qu'il marche à leur tête contre les Perses. Union entre les Grecs et guerre aux barbares ! Telle était jadis la politique de Cimon : telle est celle d'Isocrate. Ce grand projet, l'orateur l'avait jadis proposé à sa patrie dans son Panégyrique d'Athènes ; mais sa voix n'avait point été entendue. Les Grecs n'étaient occupés que de leurs querelles intestines. Bien loin de se rendre redoutables aux barbares, ils aidaient quelquefois le roi de Perse à faire rentrer dans le devoir ses sujets révoltés. Tout récemment, en effet, quand la Phénicie, l'île de Chypre et l'Égypte s'étaient soulevées contre les Perses, Ochus avait demandé aux Grecs de lui fournir des auxiliaires, et huit mille d'entre eux étaient venus réduire file de Chypre, sous le commandement de Phocion. Dix mille Argiens ou Thébains s'étaient joints à l'armée persane, qui soumit la Phénicie et l'Égypte[7]. Ainsi les mercenaires grecs avaient rétabli l'empire des Perses dans son intégrité.

Cette gloire que les Athéniens ont laissé échapper, Isocrate l'offre à la Macédoine ; et il s'efforce de prouver qu'une telle entreprise n'a rien de chimérique. Il rappelle les expéditions que les Grecs ont déjà tentées en Asie, celle de Cléarque à la suite du jeune Cyrus et celle d'Agésilas. Il explique pourquoi ces expéditions ont échoué, et comment il faut s'y prendre pour réussir. Il montre la faiblesse réelle de cet empire qui parait si formidable : les satrapes souvent en lutte contre le roi, les provinces maritimes toujours prêtes à se soulever, et toutes ces villes grecques de l'Asie Mineure sur lesquelles on peut compter comme- sur des alliés naturels. D'ailleurs, cette guerre aura pour résultat de débarrasser la Grèce de ces bandes mercenaires dont elle est infestée ; la conquête fondera en Orient des villes où se fixeront ces troupes vagabondes qui portent partout le ravage[8]. Ce discours d'Isocrate est comme son testament politique : il prouve que son esprit est encore ferme, et que son cœur bat toujours pour sa patrie. Ce n'est pas une gloire médiocre pour l'orateur octogénaire d'avoir tracé, de sa main mourante, ce vaste plan de campagne dont l'exécution était réservée à Alexandre.

Mais les temps n'étaient pas venus, et tous les Grecs n'avaient pas encore accepté la suprématie macédonienne. Après la guerre sacrée, Philippe se fit ordonner 'par le conseil amphictyonique de réprimer la tyrannie de Sparte dans le Péloponnèse. Les Lacédémoniens envoyèrent des ambassadeurs à Athènes, pour solliciter son alliance. Les députés d'Argos, de Messène et de Thèbes poussaient les Athéniens dans le sens opposé. C'est alors que Démosthène prononce sa seconde Philippique (344). Il révèle au peuple les projets de Philippe sur le Péloponnèse : Le Macédonien, dit-il[9], s'entend avec Messène et Argos pour écraser Sparte ; déjà il envoie des troupes et de l'argent dans la péninsule, où il est lui-même attendu.

Le but de ce discours était de prouver que l'alliance de Sparte et d'Athènes était le seul moyen de préserver la Grèce de la domination macédonienne. Jamais Démosthène n'avait parlé avec plus de verve et d'énergie. C'est une justice que Philippe lui-même lui a Tendue ; il dit après avoir lu cette harangue : J'aurais donné ma voix à Démosthène pour me faire déclarer la guerre, et je l'aurais nommé général. Les Athéniens étaient eux-mêmes très-disposés à suivre les conseils de l'orateur ; mais Philippe les prévint par la rapidité de ses mouvements. Pendant que les Corinthiens fortifiaient l'isthme où ils attendaient l'invasion, on apprit que les Macédoniens avaient abordé en Laconie, près du cap Ténare. Les Lacédémoniens s'empressèrent de traiter. Philippe exigea des garanties pour la liberté d'Argos, de Messène et de l'Arcadie ; il traça lui-même les limites de ces différents États, et, eu revenant à travers le Péloponnèse, il fut salué partout comme un libérateur.

Athènes voyait avec jalousie grandir la puissance macédonienne. Cependant, depuis la fin de la guerre sociale, la république s'était un peu relevée de ses désastres. Le gouvernement n'était pas mieux réglé, mais il y avait moins de désordre dans les finances. On lit dans la quatrième Philippique : Il n'y a pas longtemps que nos revenus ne montaient pas à plus de cent trente talents ; ils montent aujourd'hui à quatre cents talents[10]. On peut, d'après l'opinion de M. Bœckh, attribuer les cent trente talents aux années qui suivirent immédiatement la guerre sociale, et les quatre cents à la fin de la 109e olympiade, époque à laquelle se rapporte la quatrième Philippique[11]. Les revenus publics avaient beaucoup souffert par suite de la défection des alliés et des dépenses de la guerre ; ils avaient augmenté par la reprise des relations commerciales et surtout par une meilleure administration.

C'est sans doute vers cette époque qu'il faut placer l'intendance de l'orateur Lycurgue, que M. Bœckh a proclamé un véritable financier, le seul peut-être de l'antiquité. Il fut pendant douze années chargé de l'administration générale des revenus publics ; ce qui comprenait à la fois les recettes et les dépenses. On ne peut indiquer avec précision où commence et où finit cette période de douze ans ; mais il est probable qu'elle doit se placer entre la fin de la guerre sociale et la bataille de Chéronée[12]. Lycurgue administra les finances avec intégrité : ses comptes, souvent rendus, le montrèrent irréprochable. On dit qu'il éleva les revenus de l'État jusqu'à douze cents talents[13]. Cette prodigieuse augmentation, que M. Bœckh ne sait comment expliquer, ne viendrait-elle pas de la cession des villes de la Chersonèse que Kersoblepte avait abandonnées aux Athéniens ?

L'argent qui s'amassait dans le trésor, en sortait bientôt pour être appliqué à des dépenses utiles. Lycurgue construisit ou répara quatre cents vaisseaux ; il fit fabriquer beaucoup d'armes et cinquante mille traits qui furent déposés dans la citadelle, des vases d'or et d'argent pour les pompes 'solennelles, une Victoire en or et des ornements dit même métal pour cent canéphores ; il construisit et planta le gymnase du Lycée ; il acheva plusieurs ouvrages commencés, les chantiers, l'arsenal, le théâtre de Bacchus, le stade des Panathénées, et il orna la ville de beaucoup d'autres édifices[14]. Tous les travaux publics étaient exécutés à Athènes par des esclaves qui appartenaient à l'État. Les conditions du travail avaient été réglées par Diophante, archonte en 394[15].

Les progrès continuels de Philippe furent bientôt la cause d'une nouvelle guerre. Le roi de Macédoine s'était emparé de l'île d'Halonèse sur les pirates qui l'occupaient. Cette île avait appartenu autrefois aux Athéniens ; Philippe leur écrivit, comme pour s'entendre avec eux à ce sujet ; mais il prétendait que cette conquête était sa propriété légitime. Démosthène parla sur cette question, comme le dit Eschine ; mais la critique attribue avec raison à un autre orateur, à Hégésippe, le Discours sur l'Halonèse, qui se trouve dans les œuvres de Démosthène. Philippe s'était aussi rendu maître de l'île de Thesos, célèbre par ses mines d'or ; pour les exploiter, il y établit le rebut de la population macédonienne, donnant ainsi l'exemple d'un système que les modernes ont imité dans leurs colonies.

En même temps Philippe reculait toutes les frontières de ses Etats ; ses intrigues et ses projets sont vivement exposés dans la 3e Philippique, qui fut prononcée la 3e année de la CXe olympiade (342). Mais ce qui inquiétait le plus les Athéniens, c'est que Philippe s'avançait vers Byzance, et que, maître de Cardia, il menaçait toutes les villes de la Chersonèse qui appartenaient encore à la république[16]. Ce fut là ce qui fit rompre la paix. Par les conseils de Démosthène, la guerre commence, mais non pas encore une guerre ouverte. Un des amis de l'orateur, Diopithe, va attaquer les villes macédoniennes de l'Hellespont. Il fait des prisonniers, et pille tout sur son passage. Il lève même de fortes contributions sur les colonies grecques d'Asie. Ces colonies se plaignent à Philippe, qui avait lui-même des griefs : le général avait fait mettre en prison un envoyé du roi de Macédoine. Philippe demande justice à Athènes ; ceux du parti macédonien accusent Diopithe ; Démosthène le défend : c'est le sujet du Discours sur la Chersonèse, prononcé la même année que la troisième Philippique[17].

Jamais le langage de l'orateur ne fut plus entraînant, ni plus hardi. Ce n'est point assez pour Démosthène de justifier Diopithe : il exalte ses services, et lui fait des titres d'honneur des actes mêmes qu'on lui reproche. Bien plus, ce sont les Athéniens qu'il accuse : Eh quoi ! nous n'avons ni la volonté de contribuer de notre fortune, ni le courage de payer de notre personne ; gardant pour nous seuls tous les revenus publics, nous laissons notre général manquer d'argent ; et, au lieu de lui savoir gré de l'abondance qu'il se procure à lui-même, nous nous attachons à épier ses démarches, à décrier ses entreprises, à blâmer les moyens dont il se sert pour nous sauver ![18] Démosthène avoue que Diopithe a levé des contributions à Chio, à Érythres et ailleurs ; que peut-être même il a pris dans certaines villes ce qu'on n'était pas disposé à lui donner ; mais pouvait-il faire autrement ? Ne recevant rien de vous et n'ayant rien par lui-même, où voulez-vous qu'il prenne de quoi nourrir et payer ses soldats ? L'argent lui tombera-t-il du ciel ? Il n'y a pas lieu de l'espérer ; il faut donc qu'il se soutienne avec ce qu'il prend, ce qu'il emprunte ou ce qu'on lui donne.

Les paroles de Démosthène remuèrent si bien le peuple que Diopithe, au lieu d'être condamné, fut maintenu dans le commandement. Mais ses jours étaient comptés : il fut tué en combattant près de Cardia. Philippe vint assiéger Périnthe, qui avait fait alliance avec les Athéniens. Attaquer Périnthe, c'était affamer Athènes ; car l'Attique n'avait jamais suffi à sa subsistance, et Démosthène dit que la république tirait annuellement du Bosphore quatre cent mille médimnes de blé[19]. Malgré la défense désespérée de ses habitants, Périnthe aurait succombé si les Byzantins n'étaient venus à son aide, et si le roi de Perse ne lui avait envoyé de puissants secours. Le renom des Macédoniens avait retenti jusqu'en Asie. Ochus, à qui la puissance de Philippe commençait à devenir suspecte, écrivit aux gouverneurs des provinces maritimes de secourir les Périnthiens de toutes leurs forces. Les satrapes, s'étant concertés à ce sujet, firent passer à Périnthe des troupes mercenaires, de fortes sommes d'argent, des vivres, des armes et des munitions de guerre de toute espèce. Philippe laissa un de ses lieutenants devant Périnthe, et vint mettre le siège devant Byzance[20].

C'est ici qu'il faudrait placer la quatrième Philippique, prononcée selon Denys d'Halicarnasse[21], sous l'archontat de Nicomaque (341 avant Jésus-Christ). Mais le discours qui nous a été transmis sous ce titre, ne paraît pas à plusieurs critiques appartenir réellement à Démosthène. Il faut croire au moins qu'on y a interpolé plusieurs passages qui ne sont pas l'œuvre de l'orateur. Comment supposer en effet qu'après avoir tant de fois signalé comme un danger public les lois relatives au théorique, il en soit devenu tout à coup le plus ardent défenseur, et qu'il déclare mauvais citoyens ceux qui les attaquent ? Quant à ce qui est dit de l'alliance persane dans cette quatrième Philippique, Démosthène ne le désavouerait pas : Il faut envoyer au plus tôt une ambassade au roi de Perse et s'entendre avec lui, sans écouter ce qu'on répète depuis si longtemps : C'est un barbare, c'est l'ennemi commun des Grecs, sans s'arrêter à ces vieux préjugés qui nous ont déjà fait tant de mal. Pour moi, quand je vois quelqu'un redouter ce prince, qui réside à Suse et à Ecbatane, prétendre qu'il a de mauvais desseins contre notre république, lui qui l'a déjà aidée à se rétablir, et qui tout récemment encore lui offrait des conditions avantageuses ; quand je vois quelqu'un redouter ce monarque et tout pardonner à ce brigand qui étend sa puissance dans le cœur de la Grèce et jusqu'à nos portes, j'admire en vérité et je crains cet homme, quel qu'il soit, qui lui-même ne craint pas Philippe[22].

C'était bien là la politique de Démosthène, et quelques auteurs ont prétendu qu'il n'était pas désintéressé en la soutenant. Plutarque dit, d'après Démétrius de Phalère, que Démosthène n'était pas incorruptible, et qu'au moment même où il se montrait inaccessible à tout l'or de Philippe, il se laissait prendre par celui de Suse et d'Ecbatane. Ces accusations lui furent adressées de sou vivant, et il s'en est défendu avec énergie dans son discours sur la Paix : Si je sais, dit-il[23], prévoir les événements et vous donner de bons conseils, c'est que je pense et que je parle sans intérêt. Je défie mes ennemis de prouver qu'un seul présent ait jamais influé sur mes discours ou sur ma conduite politique.

Philippe, qui savait quelle était la puissance de l'opinion à Athènes., ne dédaignait pas de répondre aux invectives dont il était l'objet. Il adressa au sénat et au peuple une lettre où il exposait ses griefs, et où il accusait les généraux athéniens d'avoir commencé les hostilités. Cette lettre, qui se trouve ordinairement dans les œuvres de Démosthène, l'orateur. l a réfuta, en rejetant les premiers torts sur le roi de Macédoine. Ce dernier discours fut prononcé sous l'archontat de Théophraste, la 1re année de la CXe olympiade (340). Le peuple trancha la question en votant la guerre : il ordonna, par un décret, d'abattre la colonne érigée en mémoire du traité conclu avec Philippe, d'équiper des vaisseaux ; et de pousser avec vigueur tous les préparatifs de la lutte[24].

Bientôt Charès, envoyé au secours de Byzance avec un grand nombre de galères, est battu près de Chalcédoine par la flotte macédonienne. Charès était si décrié, que les villes alliées ne voulaient pas le recevoir dans leurs ports. Il était réduit à longer les côtes, rançonnant les amis d'Athènes et méprisé des ennemis. Il y a là un fait triste à constater, c'est que la plupart des généraux athéniens ne savaient plus faire que le métier de pirates. Le peuple, à Athènes, était furieux contre les alliés, et il regrettait d'avoir envoyé des secours à Byzance. Phocion dit qu'il ne fallait point être en colère contre les alliés qui se défiaient, mais contre les généraux qui donnaient lieu à cette défiance. L'assemblée changea d'avis sur l'heure, et chargea Phocion lui-même d'aller avec des forces nouvelles, continuer la guerre contre Philippe. Ce fut cette mesure qui sauve Byzance ; car Phocion était connu dans cette ville. Les Byzantins ne souffrirent point qu'il campât hors des murs comme il le voulait ; ils lui ouvrirent leurs portes et le reçurent dans la place ; les Athéniens justifièrent cette confiance par leur courage et par leur conduite irréprochable. En même temps les habitants de Chio, de Cos et de Rhodes envoyèrent des renforts à Byzance. Philippe, craignant de voir tous les Grecs se coaliser contre lui, leva le siège des deux villes, et fit la paix avec les Athéniens[25].

Pendant cette dernière guerre, Démosthène ne se borna point à servir l'État par ses harangues : Étant épistate ou intendant de la marine, il fit une réforme importante dans l'équipement des vaisseaux. Les riches avaient trouvé moyen de se dérober aux charges qui leur étaient imposées ; ils s'associaient jusqu'au nombre de seize pour fournir un vaisseau ; la charge retombait donc sur les citoyens pauvres ou peu aisés, qui ne pouvaient y suffire. L'État était mal servi, et la guerre survenant trouvait la marine au dépourvu. Démosthène proposa et fit adopter une loi nouvelle, qui proportionna cette contribution à la fortune, à raison d'une galère pour une valeur de dix talents. Ceux qui possédaient davantage pouvaient être obligés de fournir jusqu'à trois vaisseaux et une chaloupe. Ceux qui possédaient moins devaient s'unir ensemble pour la construction d'un navire[26]. Ainsi, dit Démosthène, je rappelai les riches à leur devoir, je délivrai les pauvres, et, ce qui importait le plus à l'État, je fis en sorte qu'on n'attendît plus les forces maritimes dont on avait besoin.

C'était une révolution complète dans le système des triérarchies. Tel qui autrefois ne contribuait que d'un seizième à l'armement d'un seul vaisseau, se trouvait obligé d'en équiper deux ou trois. Les privilégiés s'efforcèrent de détourner le coup. Les chefs des symmories, c'est-à-dire des anciennes classes d'armateurs, offrirent des sommes considérables à Démosthène, pour l'engager à ne point proposer sa loi, ou du moins à faire en sorte qu'elle ne passât point. L'orateur fut incorruptible. Ceux qui n'avaient pu le séduire, essayèrent de l'intimider. On l'accusa comme infracteur des lois ; il gagna sa cause, et l'accusateur n'obtint pas la cinquième partie des suffrages. L'expérience, dit Démosthène, ne tarda point à prouver l'utilité de la loi nouvelle. Tant que cette loi a été suivie, aucun armateur n'a présenté de requête au peuple comme étant trop chargé ; aucun ne s'est réfugié dans le temple de Diane ; aucun n'a été mis en prison par les intendants de la marine ; aucune galère ayant mis à la voile n'a été enlevée à la république, ou n'est restée dans le port faute de pouvoir partir ; ce qui n'arrivait que trop souvent quand les anciennes lois subsistaient.... J'ai donc contribué, par mon administration, à la gloire et à la puissance de l'État[27].

C'est aussi l'honneur de Démosthène d'avoir compris l'importance de l'Aréopage, et d'avoir contribué à rétablir son autorité. Un certain Antiphon s'était vendu à Philippe, et lui avait promis de brûler les arsenaux maritimes des Athéniens. Il s'était introduit dans la ville, et il se préparait à commettre son crime. Démosthène le surprit au Pirée, et le fit comparaitre devant le peuple. Eschine parla pour cet homme, et parvint à le faire acquitter. Mais l'affaire fut portée devant l'Aréopage, qui ordonna l'arrestation de l'incendiaire, et le renvoya devant le peuple ; cette fois, il fut condamné à mort[28]. Plutarque dit que Démosthène accusa aussi la prêtresse Théoris, qui avait prévariqué dans les fonctions de son ministère, et qui enseignait, dit-on, aux esclaves à tromper leur maître ; elle fut condamnée à la peine capitale.

Indépendamment de cette haute juridiction qui en faisait, à Athènes, une sorte de cour de cassation, l'Aréopage avait conservé quelques droits sur les affaires politiques, surtout lorsque ces affaires touchaient à. la religion. Eschine avait été chargé par le peuple de défendre devant les Amphictyons les droits d'Athènes sur le temple de Délos. L'Aréopage assemblé cassa la décision du peuple, et chargea Hypéride de cette mission, à la place d'Eschine, qui n'eut pas même une seule voix[29].

Les réformes que Démosthène avait tentées et l'impulsion vigoureuse qu'il avait cherché à, donner au gouvernement, ne faisaient, à des hommes comme Phocion, aucune illusion sur l'avenir de la république. L'idée qui dominait cet austère citoyen, c'est qu'Athènes et la Grèce ne pouvaient plus rien par elles-mêmes, et qu'il fallait chercher au dehors un point d'appui. Il avait d'abord servi la Perse, parce qu'il avait cru l'alliance du grand roi utile à son pays, parce qu'alors la puissance macédonienne n'était pas encore formée. Plus tard, quand la fortune s'est prononcée pour Philippe, il est du parti macédonien, non par intérêt, mais par conviction ; réduit à opter entre la Perse et la Macédoine, il croit cette dernière alliance plus naturelle et plus nationale pour les Grecs ; il immole sa patrie à la grande unité hellénique. Démosthène, au contraire, veut combattre jusqu'au bout pour l'indépendance athénienne. L'homme d'État s'incline devant les faits accomplis, et pressent les vues de la Providence, qui ne sacrifie une seule ville que pour former une nation ; l'orateur proteste contre la destinée, et veut faire redire à sa patrie ces paroles héroïques : J'échapperai malgré les dieux.

 

 

 



[1] Démosthène, Discours sur la Paix.

[2] Eschine et Démosthène, Discours sur l'Ambassade.

[3] Démosthène, Discours sur l'Ambassade.

[4] Diodore de Sicile, XVI, 60.

[5] Isocrate, Discours à Philippe.

[6] Isocrate, Discours à Philippe.

[7] Diodore de Sicile, XVI, 46 et suivants.

[8] Isocrate, Discours à Philippe.

[9] Démosthène, Philippique II.

[10] Démosthène, Philippique IV.

[11] M. Bœckh, Économie politique des Athéniens, III, 19.

[12] Diodore de Sicile, XVI, 88.

[13] Biographie des dix Orateurs, attribuée à Plutarque.

[14] Décret cité dans la Biographie des dix Orateurs.

[15] Aristote, Politique, II, 5.

[16] Démosthène, Philippique III.

[17] Denys d'Halicarnasse, première Lettre à Ammæus.

[18] Démosthène, Discours sur la Chersonèse.

[19] Démosthène, Discours contre Leptine.

[20] Diodore de Sicile, XVI, 75.

[21] Denys d'Halicarnasse, première Lettre à Ammæus.

[22] Philippique IV.

[23] Démosthène, Discours sur la Paix.

[24] Philochore, Fragment de l'Histoire de l'Attique, cité par Denys d'Halicarnasse, première Lettre à Ammæus.

[25] Diodore de Sicile, XVI, 77.

[26] Loi citée par Démosthène, Discours sur la Couronne.

[27] Démosthène, Discours sur la Couronne.

[28] Démosthène, Discours sur la Couronne. — Plutarque, Démosthène.

[29] Démosthène, Discours sur la Couronne.