La première Philippique de Démosthène. - Discours sur la Liberté des Rhodiens. - Les trois Olynthiennes. Quand donc, ô Athéniens, ferez-vous ce qu'il faut faire ?... Ne saurez-vous jamais que vous promener sur la place publique, en vous demandant les uns aux autres : Que dit-on de nouveau ? Eh ! que peut-il y avoir de plus nouveau qu'un Macédonien vainqueur d'Athènes et arbitre de la Grèce ? Philippe est-il mort ? — Non, mais il est malade. — Eh ! que vous importe ? S'il lui arrive malheur, vous vous ferez bientôt un autre Philippe, en continuant à soigner ainsi vos affaires[1]. C'est ainsi que Démosthène cherche à stimuler l'ardeur des Athéniens. Ce n'est ni aux dieux, ni à la fortune qu'ils doivent attribuer leurs malheurs, mais à leur indolence et à leur légèreté. Et, à la langueur des Athéniens, l'orateur oppose l'activité infatigable de leur ennemi : il rappelle la conquête d'Imbros et de Lemnos, et ces incursions perpétuelles dans la Chersonèse, à Olynthe, aux Thermopyles. N'a-t-il pas osé, tout récemment, s'avancer jusqu'à la côte de Marathon et enlever la galère paralienne ? Pour conjurer de pareils dangers et pour sauver ce qui reste encore à la république, il ne faut point délibérer : il faut agir avec autant de promptitude que d'énergie. Démosthène flétrit l'indigne emploi qu'on fait de l'argent qui devrait être consacré au salut de la patrie. Les dépenses le plus mal réglées à Athènes, ce sont celles de la guerre. Les fêtes de Bacchus et les Panathénées se célèbrent toujours au temps prescrit. On sait d'avance.qui doit, dans sa tribu, remplir les fonctions de chorège ou de gymnasiarque. Tout est prévu, tout est réglé pour les fêtes ; rien ne l'est pour la guerre. Pour se mettre en défense, on attend les coups de l'ennemi. Athéniens, dit Démosthène[2], vous vous défendez contre Philippe, comme ces barbares.qui combattent dans les jeux publics : à mesure qu'ils sont frappés à une partie du corps, ils y portent la main ; mais voir venir leur adversaire, se mettre en garde et parer ses coups, c'est ce qu'ils ignorent complètement. C'est ainsi que vous agissez avec Philippe : marche-t-il vers le Chersonèse ? vous décrétez qu'il faut secourir la Chersonèse ; veut-il passer les Thermopyles ? vous courez aux Thermopyles ; va-t-il d'un autre côté ? tourne-t-il à droite ou à gauche ? vous faites exactement les mêmes mouvements ; c'est lui qui est vôtre général ; vous n'avez d'autre plan de campagne que celui qu'il vous a tracé, et vous ne voyez les choses qu'au moment où elles se font ou quand elles sont faites. Au point où en sont les affaires, persister dans un pareil système, ce-serait vouloir la ruine de l'État. L'orateur développe un long plan de réformes, qui nous montre quel désordre s'était introduit dans toutes les parties de l'administration publique, mais surtout dans les finances et dans l'organisation militaire. Il insiste sur la nécessité de faire la guerre en personne : Si nous nous tenons renfermés dans nos murs, sans autre occupation que d'écouter des orateurs qui s'accusent et se déchirent les uns les autres, rien ne nous réussira jamais. Démosthène va jusqu'à dire que le seul moyen de salut, c'est d'oser attaquer Philippe dans ses États : si l'on diffère de porter la guerre en Macédoine, on s'expose à la voir embraser l'Attique. Mais le temps des résolutions héroïques était passé. Le peuple applaudit l'orateur, et négligea ses conseils. A cette époque, la démocratie athénienne était redevenue ce qu'elle avait été pendant la guerre du Péloponnèse, aux plus mauvais jours de Cléon et d'Hyperbolus. Des étrangers et des hommes de condition servile s'étaient glissés dans les tribus ; c'était la multitude qui était maitresse des délibérations. Xénophon l'avait dit dans un de ses premiers ouvrages : il
n'y avait plus de sécurité à Athènes que pour les pauvres. Voilà pourquoi
Charmide, un des interlocuteurs du Banquet, est si heureux et si fier
de sa pauvreté. Autrefois, dit-il[3], quand j'étais riche, je craignais toujours qu'on ne
m'enlevât mon argent, et qu'on ne me fit à moi-même un mauvais parti ;
j'étais forcé de faire ma cour aux sycophantes. C'était à n'y pas tenir :
tous les jours de nouveaux impôts à payer, et jamais la liberté de quitter la
ville pour voyager. Maintenant que je ne possède plus aucune terre et qu'on a
vendu mes meubles à l'encan, je dors tranquille. La république ne se défie
plus de moi ; je ne suis plus menacé : c'est moi, au contraire, qui commence
à menacer les autres. En ma qualité d'homme libre, je puis à mon gré voyager
ou rester dans Athènes. Quand je parais, les riches se lèvent et me cèdent le
pas. Jadis je payais le tribut ; aujourd'hui c'est la république qui est
devenue tributaire envers moi et qui me nourrit. Je n'ai rien à perdre, et
j'espère toujours attraper quelque chose....
En un mot, riche, j'étais esclave, et pauvre, je suis vraiment roi. Le séjour de la ville était devenu insupportable aux principaux citoyens. Chabrias, comme le fait observer son biographe, s'éloignait d'Athènes le plus souvent qu'il le pouvait[4]. Les plus illustres personnages de cette époque s'efforçaient de se dérober aux regards et à la jalousie du peuple : Conon vécut presque toujours dans l'île de Chypre, Iphicrate en Thrace, Timothée à Lesbos, et Charès lui-même à Sigée[5]. Cependant ce dernier, en sa qualité de démagogue, pouvait résider impunément à Athènes, où il était tout-puissant. On s'était bien éloigné des sages règlements que Solon avait imposés à l'assemblée du peuple. Le législateur, en donnant à tous le droit de voter, avait prudemment limité la liberté de la parole. Nul ne pouvait haranguer le sénat ou le peuple, s'il n'avait atteint l'âge de trente ans, s'il n'avait donné des garanties publiques par sa conduite et par ses mœurs, s'il n'avait des enfants légitimes et s'il ne possédait des biens en Attique[6]. Les digressions et les injures étaient sévèrement interdites aux orateurs. En outre, c'était aux citoyens les plus âgés que la parole était d'abord accordée. Quand l'assemblée avait été purifiée d'après les formes prescrites, le héraut disait à haute voix : Quels sont les citoyens au-dessus de cinquante ans qui veulent prendre la parole ? Ces lois anciennes étaient tombées en désuétude ; Eschine parle d'une loi nouvelle qui voulait que, dans chaque assemblée, une des tribus fût spécialement chargée de maintenir l'ordre parmi les orateurs[7]. Les brouillons, les intrigants, les hommes perdus de mœurs, comme ce Timarque flétri par Eschine, se liguèrent pour se débarrasser de toutes ces barrières et conquérir la liberté illimitée de la parole. Cependant les citoyens honnêtes se piquaient toujours de respecter ces vieux usages : Démosthène, qui n'avait que trente ans quand il prononça son premier discours contre Philippe, s'excusa dans son exorde d'être monté le premier à la tribune. Si la première Philippique ne corrigea point les défauts du peuple athénien, elle éveilla du moins son attention sur les dangers qui le menaçaient. Elle paraît même avoir produit quelque impression sur le roi de Macédoine ; car, après sa vaine tentative sur les Thermopyles, Philippe ajourna ses projets sur la Grèce centrale. Pendant deux ans renfermé dans Pella, il semblait ne plus songer qu'à la civilisation intérieure de ses États : il construisait des monuments, encourageait les lettres et les sciences, appelait à sa cour les hommes les plus distingués de la Grèce, savants, peintres, sculpteurs, architectes, comédiens. Athènes put tourner ses regards d'un autre côté, et ce fut alors que Démosthène parla pour la liberté des Rhodiens. Après la guerre des alliés, l'île de Rhodes était devenue
indépendante ; mais elle était bientôt tombée sous le joug du roi de Carie,
Mausole, qui lui fit regretter la domination athénienne. Ce prince étant
mort, sa veuve Artémise, si souvent citée comme un modèle d'affection
conjugale, crut devoir à la mémoire de son mari de persécuter les Rhodiens.
Ils menaçaient de se soulever ; la reine mit une garnison dans la citadelle.
Elle était soutenue dans sa politique par le roi de Perse, qui avait des vues
sur le port de Rhodes, et qui voulait en faire une station pour ses
vaisseaux, au moment où il s'efforçait de réduire l'Égypte révoltée. Les
Rhodiens implorèrent le secours d'Athènes, et Démosthène se fit leur avocat (351). Il engagea le peuple à oublier ses
vieilles rancunes, et à se montrer généreux envers les Rhodiens. Le roi de Carie, qu'ils croyaient leur ami, les a
dépouillés de leur liberté ; les habitants de Byzance et de Chio, qu'ils
avaient pris pour alliés, les ont abandonnés dans leur malheur ; et vous
qu'ils redoutaient, vous qu'ils ont combattus, vous serez les- seuls qui les
aurez sauvés. Cette conduite apprendra à toutes les Villes grecques à
regarder votre amitié comme un gage de salut[8]. C'est d'ailleurs
l'intérêt d'Athènes de soutenir partout les peuples d'origine grecque et le
gouvernement démocratique. On ignore quel fut le résultat de ce discours ; mais il ne paraît pas que les Athéniens aient pris les armes pour défendre leurs anciens alliés. Du reste, la mort d'Artémise, qui arriva cette année là-même[9], rendit sans doute la liberté aux Rhodiens. Philippe, qui avait cherché à se faire oublier pendant deux ans, reprit l'exécution de ses projets de conquête. Les Phocidiens avaient rétabli les tyrans de la Thessalie ; le Macédonien s'empara de la ville de Phères, où régnait Pitholaüs (349). Il mit une garnison dans la citadelle, sans doute afin d'assurer son indépendance, comme dit ironiquement un orateur athénien[10]. Philippe cherchait à se glisser dans l'Eubée, dit Plutarque[11] ; il y faisait passer des troupes, et il attirait les villes dans son parti, par le moyen des tyrans qui les gouvernaient. Celui d'Erétrie appela les Athéniens au secours de l'île. Le peuple chargea de cette expédition un des hommes les plus honnêtes et les plus braves de l'époque, Phocion, qui, par la gravité de sa conduite et de ses manières, faisait contraste avec le caractère athénien. Laconique dans ses paroles et ne préparant ses discours que pour les abréger, riant peu et fronçant toujours le sourcil, comme on le lui reprochait, il se souciait si peu de la popularité, qu'il croyait s'être trompé si par hasard il la rencontrait : M'est-il donc échappé quelque sottise ? disait-il un jour que le peuple l'avait applaudi. A une époque où les fonctions militaires et les fonctions civiles n'étaient plus réunies dans les mêmes mains, où les uns, comme Démosthène, Lycurgue et Hypéride ne faisaient que haranguer le peuple, et où les amies, comme Diopithe, Lépsthène et Charès s'occupaient surtout de la guerre, Phocion aima mieux imiter la manière des anciens, celle de Solon, d'Aristide et de Périclès, qui excellaient à la fois dans les armes et dans le gouvernement. Ce qu'il y avait de plus singulier, c'est que cet homme qui faisait si bien la guerre, dans l'Assemblée votait presque toujours pour la paix, tandis que les citoyens les moins capables de tenir le glaive étaient ordinairement très-belliqueux dans leurs discours. Un jour que le peuple était très-disposé à combattre, Phocion l'engageait à négocier. Eh quoi ! lui dit un de ces orateurs qui faisaient métier d'accuser les autres, oses-tu bien détourner les Athéniens de faire la guerre quand ils ont déjà les armes à la main ? — Oui, sans doute, je l'ose, répondit Phocion, quoique je sache fort bien que si l'on fait la guerre, c'est moi qui te commanderai, et que si l'on fait la paix, je serai forcé de t'obéir. Phocion fut élu quarante-cinq fois général sans avoir été une seule fois présent aux élections. Chargé de l'expédition de l'Eubée, il la dirigea avec sa valeur et son habileté ordinaires : non-seulement il fut vainqueur des Macédoniens, mais il affranchit l'île de ses tyrans, et chassa d'Érétrie celui-là même qui avait appelé les Athéniens. Le peuple eut la maladresse de remplacer Phocion par un certain Molossus, dont l'incapacité compromit le sort de l'Eubée[12]. Les villes grecques de la Chalcidique, Gera, Stagire, Mecyberne, Torone, tombaient l'une après l'autre au pouvoir des Macédoniens. Mais le principal objet de l'ambition de Philippe, c'était Olynthe, dont la position dominait tout le pays, et qui était à la tête d'une confédération de trente-deux villes. Quand les Olynthiens se virent menacés, ils invoquèrent le secours des Athéniens : Démosthène appuya leur demande, et parla trois fois en leur faveur, montrant que leur intérêt était lié à celui d'Athènes, et que, si l'on ne voulait pas porter la guerre en Thrace, on serait bientôt réduit à la repousser de l'Attique[13]. Les trois Olynthiennes, qui furent prononcées la 4e année de la CVIIe olympiade (349 avant J.-C.), nous prouvent que le peuple athénien n'était pas sorti de sa léthargie, et qu'aucune réforme n'avait été tentée dans le gouvernement et dans les ibis. Pourquoi, s'écrie l'orateur[14], tout allait-il autrefois si bien, et tout va-t-il aujourd'hui si mal ? C'est qu'autrefois le peuple osait se mettre lui-même en campagne, c'est qu'il était le maître absolu du gouvernement, le dispensateur souverain de toutes les grâces. Aujourd'hui vous abandonnez à un petit nombre le droit de tout faire. Vous, citoyens avilis, peuple énervé, sans alliés et sans finances, on vous regarde comme des manœuvres, ou comme une populace qui n'est bonne que pour faire nombre : trop heureux qu'on vous fasse part des deniers du théâtre, ou qu'on vous distribue votre part de bœuf ; et ce qui est le comble de la lâcheté, vous vous croyez redevables à ceux qui vous donnent ce qui est à vous. Si Athènes veut triompher de ses ennemis, il faut qu'elle commence par se réformer elle-même : Choisissez des nomothètes, dit Démosthène, non pour établir des lois, car vous en avez bien assez ; mais pour abolir celles qui sont aujourd'hui fatales à la république : je veux parler de celles qui concernent le théorique, et de celles qui règlent le service militaire : les unes destinent au théâtre les fonds que réclame la guerre, et les distribuent aux citoyens qui restent dans leurs foyers ; les autres assurent l'impunité à ceux qui ne veulent point servir à leur tour[15]. Malgré les efforts de Démade, orateur vendu à Philippe, l'opinion de Démosthène l'emporta : on ne toucha point aux lois sur le théâtre, qui étaient sacrées pour le peuple ; mais on vota des secours aux Olynthiens. On envoya d'abord des mercenaires, puis un certain nombre de citoyens ; deux mille fantassins et trois cents cavaliers athéniens daignèrent servir en personne, sous le commandement de Charès. Mais il était trop tard : Philippe fut vainqueur dans plusieurs combats, et il s'empara d'Olynthe, après avoir corrompu les deux principaux magistrats, Euthycrate et Lasthène (348). Il saccagea la ville, et vendit les habitants comme esclaves. Par ce moyen, il se procura beaucoup d'argent pour les dépenses de la guerre, et en même temps il intimida les autres villes qui auraient été tentées de lui résister[16]. Cependant les Athéniens ne désespéraient pas de la lutte : ils envoyèrent des députés dans toutes les villes, pour engager les citoyens à défendre leur indépendance. Eschine lui-même, qui fut plus tard du parti macédonien, fut envoyé dans le Péloponnèse, et, dans une assemblée à Mégalopolis, il engagea les Arcadiens à prendre les armes contre Philippe. Les Athéniens lui déclarèrent ouvertement la guerre, et commencèrent les hostilités. Démosthène voulait profiter des circonstances pour rendre à sa patrie le protectorat de la Grèce[17]. Mais Philippe s'inquiétait peu de ces projets.il avait de l'or pour diviser les orateurs, et il savait ce que valaient ces armées grecques, où, selon la parole de Phocion, il y avait tant de capitaines et si peu de soldats[18]. Il faisait célébrer des jeux en l'honneur de la prise d'Olynthe[19] ; il offrait aux dieux de pompeux sacrifices, étonnait la Macédoine par le luxe de sa cour, et conviait les arts de la Grèce à embellir sa victoire. |
[1] Démosthène, Philippique I.
[2] Démosthène, Philippique I.
[3] Xénophon, Banquet, chap. 4. — M. Troplong, Mémoire sur les Républiques de Sparte et d'Athènes.
[4] Cornelius Nepos, Chabrias.
[5] Théopompe, cité par Athénée, Banquet, XII, 43.
[6] Le scoliaste d'Aristophane, Nuées, v. 530. — Eschine, Discours contre Timarque. — Dinarque, Discours contre Démosthène.
[7] Eschine, Discours contre Timarque.
[8] Démosthène, Discours pour la Liberté des Rhodiens.
[9] Diodore de Sicile, XVI, 45.
[10] Discours sur l'Halonèse. Cette harangue, attribuée à Démosthène, est probablement d'Hégésippe.
[11] Plutarque, Phocion.
[12] Plutarque, Phocion.
[13] Démosthène, Olynthienne I.
[14] Démosthène, Olynthienne III.
[15] Démosthène, Olynthienne III.
[16] Diodore de Sicile, XVI, 53.
[17] Diodore de Sicile, XVI, 54.
[18] Plutarque, Phocion.
[19] Diodore de Sicile, XVI, 55.