Progrès de la Macédoine. - Premiers démêlés de Philippe avec les Athéniens. - Commencements de Démosthène. Tandis que les villes grecques s'épuisaient en stériles discordes, la Macédoine grandissait en silence, et se préparait à les mettre d'accord en les réduisant toutes. Les orateurs d'Athènes affectaient de regarder les Macédoniens comme des barbares. Démosthène dit, en rappelant l'époque où les Athéniens étaient tout-puissants : Le roi de Macédoine leur obéissait comme un barbare doit obéir à des Grecs[1]. Cependant cette nation, avec ses rois héraclides et son dialecte d'origine dorienne, avait bien quelque droit de se considérer comme une branche de la famille hellénique. Diodore de Sicile regarde Philippe, fils d'Amyntas et père d'Alexandre, comme le véritable fondateur du royaume de Macédoine[2]. Ce prince avait été élevé à Thèbes, dans la maison d'Épaminondas, où il étudia la philosophie pythagoricienne. Il s'était aussi formé à l'exercice de la parole ; il avait lu les poètes, et ce fut, dit-on, un passage d'Homère qui lui inspira l'idée de donner à la phalange plus de liaison et de profondeur. Devenu roi (360), Philippe avait commencé par délivrer son pays de la domination illyrienne ; il avait triomphé d'un prétendant que les Athéniens lui avaient opposé, et il avait vaincu les peuples voisins, Thraces et Péoniens, toujours prêts à envahir la Macédoine. Aussitôt qu'il eut assuré les frontières de son royaume, il s'occupa de l'agrandir. Il s'empara d'Amphipolis, cette ville qui avait autrefois appartenu aux Athéniens, si importante par sa position sur le Strymon, par le voisinage des bois de la Thrace et des mines du mont Pangée. Il soumit ensuite Pydna dans la Piérie ; il prit d'assaut Potidée ; il chassa de cette ville la garnison athénienne, mais il la traita humainement et la renvoya à Athènes ; car, dit Diodore, il redoutait beaucoup les Athéniens, ainsi que l'influence et la gloire de leur cité[3]. Il livra Pydna aux Olynthiens, pour se ménager leur alliance ; puis il envahit la Thrace méridionale, et s'avança jusqu'à Crénides, où il établit une colonie macédonienne à laquelle il donna son nom. La frontière de Macédoine se trouvait reculée jusqu'au Nestus. Il y avait dans ce pays des mines d'or qui avaient été jusque-là fort peu productives ; Philippe, en les exploitant avec habileté, s'en fit un revenu de plus de mille talents. Telle fut la principale source de ces immenses richesses qui ont contribué, autant que ses armes, à augmenter sa puissance. Pourquoi les Athéniens ne s'étaient-ils pas opposés aux premiers progrès de Philippe dans la Thrace ? C'est qu'ils étaient depuis longtemps occupés d'une guerre contre leurs alliés. Avant la paix d'Antalcidas, et depuis, à la faveur des démêlés de Sparte et de Thèbes, Athènes, ayant encore une marine puissante, avait rétabli son influence chez ses alliés, à Byzance et dans les îles de Chio, de Cos et de Rhodes. Mais ces alliés étaient toujours prêts à rompre, et Athènes était réduite à leur faire la guerre pour les intimider, guerre longue, désastreuse et sans résultat. En 368, la marine thébaine, ouvrage d'Épaminondas, avait été un puissant secours pour les rebelles. Après la mort du général thébain, ils étaient retombés sous la dépendance d'Athènes ; mais cette dépendance, le peuple athénien la rendit odieuse par ses exactions et ses cruautés. De là une nouvelle ligue entre Chio, Cos, Rhodes et Byzance (358). Chabrias, bon citoyen, brave général, et Charès, général incapable et démocrate effréné, furent chargés de la conduite de la guerre. Chabrias mourut sur son navire, en voulant forcer l'entrée du port de Chio. Cet événement donna l'avantage aux alliés : ils ravagèrent Imbros et Lemnos ; ils vinrent mettre le siège devant Samos. Les Athéniens, de leur côté, tournèrent toutes leurs forces contre Byzance : Charès avait déjà soixante vaisseaux ; ils en armèrent soixante autres, dont ils donnèrent le commandement à Iphicrate et à Timothée. Mais les alliés levèrent le siège de Samos, pour venir au secours de Byzance, et toutes les flottes se trouvèrent concentrées dans l'Hellespont. Le combat allait s'engager, quand tout à coup une tempête s'élève et s'y oppose. Charès veut combattre en dépit de la nature, Iphicrate et Timothée s'y refusent ; Charès, en présence des soldats qu'il prend à témoin, accuse ses collègues de trahison, écrit à Athènes, et les dénonce au peuple comme ayant manqué à leur devoir[4]. Timothée, condamné à une amende de cent talents, se retira dans l'Eubée. Iphicrate plaida sa cause, entouré de ses soldats, avec un poignard sous sa robe : il fut absous ; ce qui prouve que le peuple athénien cessait d'être partial et jaloux, quand il avait peur. Chargé seul du commandement de la flotte entière, Charès eut recours à un moyen étrange pour épargner aux Athéniens les dépenses de la guerre. Artabaze, satrape rebelle du roi de Perse, n'avait qu'un petit nombre de soldats pour se défendre ; Charès vint, avec toutes ses troupes, au secours du satrape, et battit l'armée royale. Pour reconnaître ce service, Artabaze donna à Charès une forte somme d'argent, avec laquelle le général pourvut à la subsistance de son armée. Dans le premier moment, les Athéniens approuvèrent la conduite de Charès ; mais, lorsque le roi de Perse envoya des députés à Athènes, pour se plaindre de ce qui s'était passé, les Athéniens désavouèrent leur général ; car on avait répandu le bruit que le roi avait promis aux alliés d'armer trois cents navires pour faire la guerre à Athènes. Le peuple, craignant l'accomplissement de cette menace, se hâta de traiter avec les villes rebelles et reconnut leur indépendance (356). Le roi de Macédoine avait profité de la guerre sociale pour s'agrandir en Thrace. Il avait même commencé, en 357, à intervenir dans les affaires de Thessalie. Il avait détruit les tyrans qui dominaient dans ce pays, et il avait rendu la liberté aux villes, en y rétablissant l'ancienne aristocratie. Mais Philippe ne faisait rien pour rien : il avait vendu chèrement ses secours : les Thessaliens lui avaient abandonné les revenus publics de Pagase, et lui avaient ouvert leurs ports sur le golfe Thermaïque[5]. L'ambition du Macédonien ne devait pas s'arrêter là : la guerre sacrée lui ouvrit bientôt la Grèce centrale. Les Phocidiens avaient été condamnés par le conseil amphictyonique, pour avoir labouré le champ Cirrhéen, consacré à Apollon (355). fis se débattirent pendant plusieurs années contre les Thébains et plusieurs autres peuples grecs, qui avaient pris les armes pour assurer l'exécution de l'arrêt. Au commencement de la guerre, Philippe s'abstint prudemment d'y prendre part. Il observait tout, et il attendait l'occasion d'agir, entretenant habilement la querelle, prêtant secours au plus faible, tendant des embûches à tous, et prêt à mettre sous un joug commun vainqueurs et vaincus[6]. Athènes, qui se déclara pour les Phocidiens, commençait à s'inquiéter du progrès de la Macédoine. Depuis que Philippe s'était emparé de plusieurs villes de la Piérie et de la Thrace, et que les Thessaliens lui avaient livré leurs ports, il avait créé la marine macédonienne. Avec cette marine, il enleva aux Athéniens les îles d'Imbros et de Lemnos. Athènes trouva un dédommagement dans la Chersonèse. Un roi de Thrace, Kersoblepte, traita avec les Athéniens, qu'il avait d'abord combattus : il s'unit à eux contre Philippe, et leur céda toutes les villes de la Chersonèse, excepté Cardia. Le peuple d'Athènes envoya dans ces villes des colons qui se partagèrent le territoire. Charès s'était déjà emparé de Sestos ; il avait massacré les habitants adultes, et vendu les antres comme esclaves. La ville de Méthane, dans la Piérie, commençait à servir de point de ralliement aux ennemis de la Macédoine : Philippe vint mettre le siège devant cette place. La population se défendit quelque temps avec vigueur ; Philippe s'obstina ; il y perdit un œil, mais il prit la ville (353). Il la détruisit de fond en comble, et distribua les terres aux Macédoniens[7]. Après la prise de Méthane, Philippe crut qu'il était temps d'intervenir dans la guerre sacrée. Il s'empara de Pagase, place importante sur laquelle il avait déjà quelques droits. De là il veillait sur la Thessalie, et il dominait les mers de la Grèce. Plus tard, sous prétexte de châtier le sacrilège des Phocidiens, il essaya de s'emparer des Thermopyles (352). Les Athéniens, sous la conduite de Nausiclès, fermèrent ce défilé aux Macédoniens ; mais le danger n'était point passé, et ce fut pour le conjurer que Démosthène prononça sa première Philippique. Démosthène était né à Athènes, vers l'an 381, de l'un des plus riches citoyens qu'on appelait le Fourbisseur, parce qu'il avait un atelier où il employait plusieurs esclaves à. fabriquer des armes[8]. Orphelin à l'âge de sept ans, il était tombé aux mains de tuteurs infidèles, qui avaient négligé son éducation et dissipé sa fortune. On sait à quels travaux il condamna sa jeunesse, et par quelles épreuves il assouplit un organe rebelle, comme pour montrer que le talent, qui est avant tout un don de la Providence, est l'œuvre de la volonté. Il débuta au barreau par un procès contre ses tuteurs, et ce fut en gagnant sa cause qu'il apprit à plaider celle des autres. Il avait vingt-sept ans, lorsqu'il commença à se mêler des affaires publiques, pendant la guerre sacrée[9]. La troisième année de la CVIe olympiade (354 avant J.-C.), Démosthène prononça un discours sur les Symmories, c'est-à-dire sur les classes de citoyens chargées de construire et d'équiper les vaisseaux. Le bruit s'était répandu que le roi de Perse se disposait à faire la guerre aux Grecs, et les Athéniens voulaient le prévenir ; Démosthène prit la parole dans l'Assemblée, pour calmer cette ardeur guerrière. L'orateur commence par déclarer qu'il regarde le roi de Perse comme l'ennemi commun de tous les Grecs ; cependant il ne conseille pas à ses concitoyens d'entreprendre seuls la guerre contre lui, parce que les Grecs ne sont pas unis entre eux, et que quelques-uns seraient même tout prêts à se joindre aux Perses contre Athènes. Il ne faut point se donner les premiers torts en rompant les traités ; mais il faut se préparer à la guerre, en mettant la flotte sur un pied formidable. Démosthène explique comment la construction et l'équipement des navires doivent être répartis entre les citoyens des différentes tribus, à proportion de leur fortune. Il règle tout ce qui se rapporte aux arsenaux, aux équipages, et cette partie du discours montre combien il avait étudié la question maritime, à laquelle l'existence d'Athènes était attachée. Il exagère un peu les ressources financières de sa patrie, lorsqu'il dit en parlant d'Athènes : Il y a presque autant d'argent dans cette seule ville que dans toutes celles de la Grèce ensemble. Mais il a parfaitement raison, quand il s'oppose à ce qu'on épuise les citoyens riches, en élevant sans motif le chiffre de l'impôt. Il se défie d'ailleurs de l'emploi qu'on fait des deniers publics. Il vaut mieux laisser l'argent entre les mains de ceux qui le possèdent : nulle part il ne peut être mieux gardé pour la république ; vienne le danger, les citoyens l'offriront d'eux-mêmes pour le salut commun. Dans une autre harangue, dont on ne sait pas la date précise, mais qui fut sans doute prononcée vers la même époque, Démosthène fait la critique de la manière dont sont employés les fonds de l'État[10]. On sait qu'on en distribuait une large part aux citoyens. L'orateur ne blâme point cet usage, pourvu que l'argent soit le prix d'un service réel. Si vous décidez qu'en recevant les deniers de l'État on sera tenu de le servir, vous assurerez le bien général ; mais si une fête, si le moindre prétexte suffit pour dissiper ces deniers, et qu'on ne veuille pas même entendre parler des services dont ils doivent être le prix, cette distribution est la ruine de la république. Les fonds doivent être répartis selon la justice, en raison des services militaires ou civils rendus par chaque citoyen. La première dette de tout homme libre envers l'État, c'est le service militaire : il faut donc que les citoyens, au lieu de se fier à des mercenaires, portent les armes en personne, et s'enrôlent dans une armée qui soit réellement l'armée d'Athènes. On se croit quitte envers l'État, quand on a voté dans l'Agora ou jugé dans les tribunaux. On s'imagine avoir sauvé le gouvernement, lorsqu'on a prononcé une sentence rigoureuse contre les généraux. Ne ferait-on pas mieux de les bien choisir, et de les seconder en payant de sa personne ? Démosthène rappelle aux Athéniens un double devoir qu'ils étaient trop portés à oublier : Il faut être terrible sur le champ de bataille et humain dans les tribunaux. Périclès n'aurait pas désavoué la harangue pour les Mégalopolitains, qui fut prononcée dans la quatrième année de la CVIe olympiade (353 avant J.-C.). Tandis que la Macédoine se fortifiait dans le nord, Sparte travaillait à rétablir sa puissance dans le midi. Le roi de Lacédémone, Archidamus, avait proposé de rétablir le corps hellénique dans l'état où il était avant la dernière guerre. Thespies et Platée, villes de Béotie que les Thébains avaient détruites, devaient être rétablies et déclarées indépendantes. D'un autre côté, Mégalopolis et Messène, ces villes de création récente, ces barrières qu'Épaminondas avait élevées contre Sparte, devaient être détruites, et leurs habitants dispersés. Sous prétexte de rétablir l'ancien état, les Lacédémoniens voulaient tout simplement affaiblir leurs ennemis, et redevenir les maîtres du Péloponnèse. Ils tâchaient d'intéresser les Athéniens à ce projet, en promettant de leur faire rendre la ville d'Orope, sur la frontière de. Béotie, dont les Thébains s'étaient emparés. Et avant que ce plan eût reçu l'assentiment de la Grèce entière, Archidamus commença à l'exécuter : il marcha avec une armée contre Mégalopolis. Les habitants de cette ville envoyèrent des députés à Athènes, pour demander des secours. Telle fut l'occasion du discours pour les Mégalopolitains. Démosthène conseille à ses concitoyens de ne pas abandonner. Mégalopolis, et en général de ne pas souffrir que les forts oppriment les faibles. C'était une politique habile autant que généreuse. L'orateur prouve très-bien qu'une fois Mégalopolis tombée, Messène ne tardera pas à subir le même sort ; et quand Messène ne sera plus, il n'y aura plus aucun obstacle à la domination lacédémonienne. Démosthène démasque la politique artificieuse des Spartiates : ils disent bien haut qu'il faut rendre à chacun ses anciennes possessions, la Triphylie aux Éléens, Tricarane aux Phliasiens, et aux Athéniens Orope ; ce n'est pas qu'ils désirent beaucoup voir chacun rentrer dans son bien, c'est qu'ils se réservent à eux-mêmes la plus grosse part. Les Athéniens doivent être peu touchés des considérations relatives à la ville d'Orope : cette place leur appartient et doit leur être rendue, lors même que Mégalopolis et Messène resteraient debout, comme c'est leur droit. Mais quand même, ajoute Démosthène[11], il serait évident qu'en nous opposant à la destruction de Mégalopolis, nous perdons l'occasion de nous ressaisir d'Orope, je pense qu'il vaudrait mieux renoncer à cette ville que d'abandonner le Péloponnèse aux Lacédémoniens. L'avis de Démosthène fut adopté : une armée athénienne, envoyée à Mégalopolis, veilla sur cette ville, et y rappela les familles qui avaient commencé à retourner dans leurs anciennes bourgades. L'ambition de Sparte fut arrêtée ; mais à peine ce danger était-il passé, que Philippe frappa aux Thermopyles. Démosthène se retourne alors de ce côté ; il prononce sa première Philippique, et engage contre la monarchie macédonienne ce duel acharné qui ne doit finir qu'à la mort de l'orateur. |
[1] Démosthène, Olynthienne II.
[2] Diodore de Sicile, XVI, 1.
[3] Diodore de Sicile, XVI, 8.
[4] Diodore de Sicile, XVI, 7 et 21. — Cornelius Nepos, Chabrias, Iphicrate et Timothée.
[5] Le Scoliaste de Démosthène, Olynthienne I.
[6] Philippus, velut e specula quadam, liberiati omnium insidiatus, dum contentiones civitatum alit, auxilium inferioribus ferendo, victos pariter victoresque subire regiam servitutem cœgit. (Justin, VIII, 1.)
[7] Diodore de Sicile, XVI, 34
[8] Théopompe, cité par Plutarque, Démosthène.
[9] Démosthène, Discours sur la Couronne.
[10] Περί Συντάξεως, c'est-à-dire sur le Règlement des impôts. Nous ne pouvons adopter l'opinion d'Auger, qui traduit sur le Gouvernement de la république.
[11] Démosthène, Discours pour les Mégalopolitains.