L'Aréopagitique d'Isocrate. L'œuvre politique que Platon avait conçue, se divisait en trois parties. Il faut, dit-il[1], proposer d'abord la meilleure forme de gouvernement, puis une seconde, puis une troisième, et en laisser le choix à qui a droit de décider. La première forme, c'est la république, c'est-à-dire le gouvernement modèle, la perfection absolue. Puis vient l'État qui s'en rapproche le plus, celui que Platon a essayé d'organiser dans le livre des Lois. Pour le troisième, ajoute-t-il, nous en exposerons le plan dans la suite, si Dieu nous le permet. Quel était ce troisième gouvernement qui devait être révélé plus tard ? Nous l'ignorons, et M. Cousin a très-bien prouvé qu'il n'est pas permis à la critique la plus ingénieuse et la plus savante de deviner un secret que Platon a emporté avec lui[2]. Voulait-il descendre des hauteurs où il plane encore dans les Lois, et, se plaçant au point de vue politique des Athéniens, entreprendre la réforme de leur démocratie ? II n'est pas probable qu'un esprit aussi spéculatif eût jamais consenti à s'abaisser à ce point dans la réalité. Mais ce que le philosophe ne pouvait faire un orateur contemporain l'a essayé. Isocrate, dans son discours intitulé l'Aréopagitique, se propose de démontrer à ses concitoyens qu'ils ne peuvent se sauver qu'en rétablissant les lois anciennes, et que pour purifier la démocratie athénienne, il faut la retremper dans sa source. On l'avait déjà tenté à l'époque de la révolution de Thrasybule ; mais on ne l'avait fait qu'à demi, et depuis on s'était bien éloigné de ces salutaires maximes. Isocrate veut qu'on reprenne l'œuvre, qu'on la pousse jusqu'au bout, et qu'on en assure la durée. C'est une question très-controversée de savoir dans quelles circonstances et à quelle époque ce discours a été prononcé. A qui s'adresse Isocrate ? Est-ce à l'Aréopage, au sénat ou au peuple ? Ce titre d'Aréopagitique ne prouve nullement que ce soit devant l'Aréopage qu'il parle. Rien ne prouve non plus que ce discours soit adressé au sénat. Isocrate dit dans son exorde, et répète dans sa conclusion, que c'est lui qui a convoqué l'assemblée à laquelle il communique ses idées. Mais on sait qu'il n'était point permis à un simple particulier de réunir une assemblée du peuple. D'ailleurs l'orateur ne se sert pas du mot qui désigne ordinairement l'assemblée populaire (Έκκλησία)[3]. Il s'agirait donc seulement d'une assemblée particulière des principaux citoyens, ou des disciples, des amis de l'orateur qui étaient nombreux. Mais nous inclinons à croire que ce discours a été composé à loisir pour exprimer les idées politiques de l'orateur, et qu'il n'a jamais été prononcé. Il reste à déterminer à quelle époque se rapporte l'Aréopagitique, et dans quelles circonstances il a été écrit. Isocrate trace d'abord un tableau assez flatteur de la situation de la république. Athènes est tranquille ; elle a dans ses ports plus de deux cents vaisseaux ; elle commande sur la mer ; elle compte beaucoup d'alliés, dont plusieurs sont toujours prêts à la secourir, et dont un grand nombre encore sont aussi exacts à lui payer des tributs que fidèles à exécuter ses ordres. Mais ce tableau est plutôt un souvenir du passé que l'image du présent ; car l'auteur ajoute un peu plus loin : Après la bataille navale de Conon[4] et les exploits de Timothée, toute la Grèce nous fut soumise ; mais notre prospérité n'a pas été de longue durée, et nous n'avons pas tardé à la détruire de nos propres mains.... Après avoir perdu toutes les villes que nous possédions dans la Thrace, et dépensé sans fruit plus de mille talents pour solder des troupes étrangères, nous nous trouvons aujourd'hui décriés dans l'esprit des Grecs, ennemis du grand roi, abandonnés de plusieurs de nos alliés, et forcés de défendre les amis des Thébains. L'allusion à la perte des villes de Thrace a fait croire à un traducteur d'Isocrate que ce discours avait été prononcé vers l'an 348, après la prise d'Olynthe par Philippe[5]. Mais ce qui nous empêche d'admettre cette opinion, c'est que le roi de Macédoine n'est pas nommé une seule fois dans le discours. Il serait plus vraisemblable de rapporter les paroles d'Isocrate à la fin de la guerre sociale, vers 356. Déjà, à cette époque, les Athéniens avaient perdu plusieurs villes de Thrace, entre autres Amphipolis. Les villes alliées, Chio, Cos, Rhodes et Byzance, s'étaient soulevées contre Athènes. Après la déposition de Timothée et d'Iphicrate par les intrigues de Charès, le roi de Perse s'était déclaré pour les villes rebelles, et avait forcé les Athéniens à reconnaître leur indépendance. Peut-être même pourrait-on faire remonter l'Aréopagitique à l'année 364, au temps où Épaminondas, voulant donner l'empire de la mer à sa patrie, soulevait contre Athènes les habitants de Chio, de Rhodes et de Byzance[6]. Ce qui est certain, c'est que le discours d'Isocrate a été composé soit à la fin de la domination thébaine, soit au moment où la puissance macédonienne commençait à poindre dans le nord. La suprématie hellénique était perdue sans retour pour les Athéniens. Cet abaissement extérieur, Isocrate l'attribue à la décadence du gouvernement. A ses yeux, ce sont les formes politiques qui font la faiblesse ou la grandeur des nations. Le gouvernement, dit-il, est dans la société ce que l'intelligence est dans l'homme : il en est l'âme[7]. Et il se déclare nettement partisan de la démocratie ; mais il veut une démocratie bien réglée, et il cite, comme modèle, l'ancien gouvernement des Athéniens. Platon regrettait aussi les institutions qui avaient autrefois régné dans Athènes, et nous avons vu qu'il leur avait fait plus d'un emprunt. Dans le temps, dit-il, où les citoyens étaient divisés en quatre classes, d'après leur fortune, une certaine pudeur régnait dans tous les esprits.... Le peuple n'était pas alors, comme aujourd'hui, le maitre absolu : il était, pour ainsi dire, esclave volontaire des lois.... Aussi les Athéniens, étroitement unis entre eux, trouvaient-ils la force de repousser les Perses, et de commander à la Grèce, après l'avoir sauvée[8]. Telle est la pensée que développe Isocrate dans l'Aréopagitique. Autrefois, dit-il, les Grecs avaient tant de confiance dans notre gouvernement, que la plupart reconnaissaient les Athéniens pour leurs chefs. Les barbares les redoutaient et les respectaient, et l'orateur rappelle les clauses du glorieux traité qui suivit les victoires de Cimon. Aujourd'hui les choses en sont venues à ce point, que les Grecs nous haïssent et que les barbares nous méprisent[9]. D'où a pu venir un pareil changement ? De ce que le gouvernement a changé de maximes, et de ce que le gouvernement lui-même est changé. Les Athéniens ont vu décliner leur puissance, à mesure qu'ils se sont éloignés des lois et des coutumes de leurs pères. Donc, si l'on veut retrouver la prospérité passée, il faut revenir à la démocratie de Solon et de Clisthène. Ici l'orateur fait entre les temps anciens et les temps nouveaux un parallèle, dont nous avons déjà eu occasion de citer quelques traits, et où chaque compliment adressé aux générations passées est une épigramme indirecte contre les contemporains. L'amour de l'argent était devenu le vice le plus commun à Athènes. Aux époques de décadence, c'est toujours la passion dominante, parce qu'elle donne le moyen de satisfaire toutes les autres. Isocrate fait ressortir le désintéressement des Athéniens de la guerre médique. Alors, dit-il[10], on croyait que c'était un devoir pour ceux qui avaient des revenus suffisants et qui pouvaient vivre-sans travail, d'administrer les biens publics comme leurs biens propres ; que s'ils s'étaient conduits avec intégrité, ils avaient droit à des éloges, seule récompense due à leur vertu ; et que, s'ils avaient prévariqué, ils devaient s'attendre aux châtiments les plus sévères. Peut-on imaginer une démocratie plus solide et plus raisonnable que celle qui met les riches à la tête de l'administration, et les soumet eux-mêmes au contrôle du peuple ? C'est là que se trouve un passage qui nous a servi d'argument pour prouver que dans les premiers : temps, la désignation dès magistrats n'était pas livrée-au sort. A cette époque, où chacun était traité selon son mérite, les Athéniens choisissaient eux-mêmes les plus vertueux et les plus capables. Isocrate rappelle aussi qu'autrefois le service militaire était gratuit : Aujourd'hui, dit-il, quand on se met en campagne, la première chose que l'on fait, c'est de tendre la main pour recevoir de l'argent. Et quoiqu'on cherche à en recueillir par tous les moyens possibles, comme on sacrifie tout ce qu'on possède au luxe et au plaisir, on est bientôt réduit à la pauvreté. Autrefois on ne voyait aucun citoyen déshonorer sa patrie en mendiant son pain ; maintenant ceux qui n'ont rien sont plus nombreux que ceux qui possèdent[11]. Ce passage d'Isocrate constate le progrès du paupérisme à Athènes. Les rites religieux n'avaient pas été mieux conservés que les traditions politiques. Isocrate se plaint de cette dévotion capricieuse, qui tantôt immolait sans motif des centaines de victimes, tantôt oubliait de sacrifier aux plus grands jours. Il réclame contre ces fêtes étrangères, accompagnées de festins, qui altéraient la majesté du culte national. Il faut, dit-il, à l'exemple de nos ancêtres, ne rien retrancher des rites antiques et n'y rien ajouter de nouveau. Ces paroles nous montrent que la réaction religieuse, dont Socrate avait été victime, avait produit peu de résultats. Le plus grand nombre était retombé dans l'indifférence, ou dans des pratiques superstitieuses qui ne valaient pas mieux que l'incrédulité. Platon nous fait assister à une de ces cérémonies étrangères dont le goût était déjà très-répandu. Au commencement de la République, il est question de la fête de Bendis, la Diane de Thrace, qu'on célébrait au Pirée pour la première fois. Le soir, la course des flambeaux se fit à cheval, spectacle nouveau qui excita au plus haut point la curiosité athénienne[12]. Il y avait jadis à Athènes une grande institution qui maintenait toutes les autres, c'était celle dont Isocrate a entrepris l'éloge, on pourrait dire la restauration, l'Aréopage. C'était la clef de voûte de l'État : en y touchant, on avait tout ébranlé. L'orateur déclare que ce n'est point à la génération contemporaine qu'il faut attribuer le mal. Ceux qu'on aurait droit d'accuser, dit-il, ce sont ceux qui un peu avant nous ont gouverné la république. Ce sont eux qui ont ouvert la porte à la licence, en détruisant le pouvoir de l'Aréopage[13]. Ces expressions un peu avant nous nous font croire que cette haute cour, qui s'était relevée à l'époque de Thrasybule, avait subi tout récemment de nouvelles attaques. Mais, tout mutilé qu'était l'Aréopage, il exerçait encore
une influence salutaire. On peut juger, dit
Isocrate, de ce qu'il était autrefois par ce qu'il
est encore de nos jours. Les épreuves : qui étaient imposées aux membres de
cette assemblée, ne se sont pas conservées dans toute leur rigueur. Aussi y
voit-on quelquefois siéger des hommes dont la vie n'a pas été irréprochable ;
mais sitôt qu'ils sont entrés dans ce sanctuaire, ils sont comme transformés
: ils font taire la voix de leurs passions, et ne savent plus qu'obéir aux
lois qui règnent dans cette illustre compagnie. Cette surveillance morale que les aréopagites exercent sur eux-mêmes, s'étendait autrefois sur tous les citoyens : ceux dont la vie n'était pas régulière étaient cités devant la haute cour, qui avertissait les uns, menaçait les autres, ou leur infligeait un juste châtiment. Isocrate résume en deux mots les anciennes attributions de l'Aréopage. Veiller à ce que tout soit à sa place[14]. Lorsque l'autorité de ce tribunal était en vigueur, la ville n'était pas remplie de plaintes et de procès, de troubles et de discordes, d'exactions et de misères. Unis et tranquilles chez eux, les Athéniens vivaient en paix avec les États voisins, et inspiraient autant de confiance aux Grecs que de terreur aux barbares. Donc, si l'on veut sauver Athènes et toute la Grèce avec elle, il faut rétablir l'Aréopage dans l'intégrité de ses droits, et faire revivre en même temps toutes les institutions politiques et toutes les coutumes religieuses des premiers temps de la république[15]. Nous ne mettons pas en question les bonnes intentions d'Isocrate et son dévouement au bien public ; mais il ne nous parait point avoir prouvé avec assez d'évidence l'efficacité du remède qu'il propose à son pays. Il n'examine point si ces lois anciennes, dont il est l'éloquent défenseur, peuvent toutes se concilier avec les circonstances nouvelles où se trouve la république. Fallait-il donc ne tenir aucun compte de l'immense changement qui s'était opéré dans Athènes, par le progrès de sa puissance maritime ? Jusqu'où d'ailleurs aurait-on dû remonter dans le passé ? Toutes les innovations ne dataient pas de Cléon ou de Périclès ; dans leur temps, Thémistocle et Aristide lui-même avaient été des novateurs. L'orateur oublie trop que, si l'amour des nouveautés est un danger, l'immobilité et le retour en arrière out aussi leurs inconvénients et leurs périls. C'était entre ces deux écueils qu'il fallait naviguer, si l'on voulait conduire au port cette société athénienne, battue de tant d'orages. Mais si les expédients proposés par l'orateur ne paraissent point infaillibles, la critique de la situation présente ne laisse rien à désirer. La science d'Isocrate, comme celle de beaucoup de médecins, consiste surtout à connaître la maladie. Au reste, il n'était pas le seul de son temps qui trouvât que le gouvernement athénien ne valait rien : c'était à peu près l'opinion générale à Athènes. Dans les assemblées, dit Isocrate[16], nous nous élevons contre l'état actuel des choses ; nous disons que notre démocratie ne fut jamais aussi mal réglée ; mais, au fond et dans l'usage, nous la préférons au gouvernement que nous avaient transmis nos pères. Les Athéniens ne péchaient donc point par ignorance, mais par légèreté et par habitude. Ni les conseils des philosophes, ni les paroles des orateurs ne pouvaient les rendre plus sages. L'expérience et le malheur même ne les avaient point corrigés : ils voyaient l'abîme ouvert devant eux, et ils y couraient. |
[1] Platon, Lois, V.
[2] Argument philosophique des Lois, p. IV et suivantes.
[3] Isocrate, Aréopagitique.
[4] Isocrate veut sans doute parler de la bataille de Cnide, gagnée en 394, par Conon et Pharnabaze, sur la flotte lacédémonienne.
[5] Auger, Traduction d'Isocrate.
[6] Diodore de Sicile, XV, 79.
[7] Isocrate, Aréopagitique.
[8] Platon, Lois, III.
[9] Isocrate, Aréopagitique.
[10] Isocrate, Aréopagitique.
[11] Isocrate, Aréopagitique.
[12] Platon, République, I.
[13] Isocrate, Aréopagitique.
[14] Isocrate, Aréopagitique.
[15] Isocrate, Aréopagitique.
[16] Isocrate, Aréopagitique.