HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE XXIII.

 

 

Les Lois de Platon.

 

En composant sa République, Platon n'avait consulté que son génie ; il n'avait tenu compte ni des circonstances extérieures, ni même de la nature humaine. Comme les Athéniens de la comédie des Oiseaux, il avait bâti une ville dans les airs. Dans le livre des Lois, le philosophe consent à descendre d'un degré et à se rapprocher de la terre. La République, tendant à la perfection absolue, n'avait besoin ni de lois, ni de code pénal ; elle reposait exclusivement sur les mœurs, sur la raison, c'est-à-dire sur la loi intérieure que Dieu a gravée dans la conscience. Ici Platon n'abandonne pas son idéal, mais il veut le réaliser ; il est donc forcé de le modifier ; il l'accommode à la faiblesse humaine, en ajoutant aux mœurs le frein et la sanction de lois[1]. Le traité des Lois est, selon l'expression d'Aristote, un amendement à la République[2].

Le premier sacrifice que s'impose Platon, c'est celui de ces institutions singulières, qu'il avait présentées comme le type de la perfection. Il renonce à la communauté des biens : Que nos citoyens partagent entre eux la terre et les habitations, et qu'ils ne labourent point en commun, puisque ce serait trop demander aux hommes d'aujourd'hui ; mais que chacun se persuade que sa propriété n'est pas moins à l'État qu'à lui[3]. Dans l'origine, c'est l'État lui-même qui a distribué le territoire entre les habitants. Cette propriété est un fonds inaliénable qui ne ?eut être ni vendu, ni acheté ; on peut y ajouter jusqu'au quadruple. Mais il est défendu à toit particulier d'avoir chez soi de l'or ou de l'argent. Il né l'est pas moins de mettre de l'argent en dépôt comme gage de sa foi, ou de prêter à usure ; dans ce dernier cas, l'emprunteur est autorisé à ne rendre ni l'intérêt ni le capital[4].

Le nombre des foyers doit toujours rester le même, et, pour des raisons mathématiques qu'il est inutile de reproduire Platon le fixe à 5.040, ni plus ni moins. Si, malgré les précautions du législateur, le nombre des familles vient à s'augmenter, on se débarrassera de l'excédant en fondant des colonies au dehors. Si, au contraire, le nombre diminue par suite de quelque accident, tel que la guerre ou les maladies, on attendra que le temps ait comblé les vides ; mais on se gardera bien de suppléer à cette disette en introduisant dans la cité des étrangers, qui n'auraient reçu qu'une éducation bâtarde. Platon est aussi sévère pour les étrangers que les lois athéniennes étaient indulgentes à leur égard. Il ne les admettait point dans la République ; dans les Lois, il leur permet d'habiter la cité, et même ; d'y rester toute leur vie, s'ils ont rendu de grands services ; mais ni eus, ni même leurs enfanta ne peuvent être naturalisée à aucune condition.

Il n'est plus question de la communauté der femmes : le mariage est admis, mais avec des précautions sévères, et à condition que la femme n'aura point de dot. Le père conserve la propriété de ses enfants ; s'il a plusieurs garçons, il choisit celui qui  doit lui succéder comme chef de la famille ; il cède les autres à ceux de ses compatriotes qui n'auraient point d'enfants mâtes. D'après le droit athénien, le père pouvait déshériter son enfant selon son caprice ; dans les Lois, il ne peut le faire sans consulter un conseil de famille, devant lequel le fils doit être entendu[5].

L'auteur des Lois voudrait bien établir l'usage des repos eu commun ; mais il n'ose l'imposer à tous les membres de l'État, et il comprend qu'il faut en excepter au moins les femmes : Aujourd'hui, les choses sont si peu favorablement disposées à cet égard, que dans les cités où les repas en commun n'ont jamais été établie, la prudence ne permet pale même d'en parler. Comment ne s'y rosi, droit-on pas ridicule, si l'on entreprenait d'assujettir les femmes à manger et à boire en public ?[6] C'est à regret que Platon s'éloigne de ses conceptions favorites. Comme dit très-bien M. Cousin, il y a dans toutes les parties des Lois un retour continuel et comme un soupir vers la république[7].

Platon renonce aussi à cette division des citoyens qui rappelait les castes de l'Inde et de l'Égypte. Dans les Lois, c'est la fortune, c'est le cens qui divise la population en quatre classes, emprunt fait à Solon, l'un des ancêtres du philosophe. Les citoyens peuvent donc monter ou descendre d'une classe à une autre, selon que leur fortune augmente ou décroît. Mais le législateur, craignant à la fois l'extrême richesse et l'extrême pauvreté comme des causes de sédition, a posé, des deux côtés, une limite qu'il n'est pas permis de dépasser. Le minimum pour la quatrième classe, c'est la portion inaliénable, primitivement donnée par l'État et évaluée une mine ou cent drachmes ; le maximum est de deux mines pour la troisième classe, de trois pour la seconde et de quatre pour la première. Il n'y aura donc dans l'État ni citoyens très-riches, ni citoyens très-pauvres. Aussi Platon a-t-il interdit sévèrement la mendicité : Si quelqu'un s'avise de mendier et d'aller amasser de quoi vivre à force de prières, que les agoranomes le chassent de la place publique, les astynomes de la cité, et les agronomes de tout le territoire, afin que le pays soit tout à fait délivré de cette espèce d'animal[8].

Le pouvoir suprême est confié à des magistrats qui portent le titre de nomophylaques ou gardiens des lois, et qui sont au nombre de trente-sept. On ne peut arriver à cette dignité avant cinquante ans, et l'on ne peut la conserver passé soixante-dix ans. Mais ces magistrats ne sont point pris, comme dans la République, dans une caste supérieure qui gouverne par une sorte de droit divin : c'est le peuple qui les choisit. Le droit dé suffrage appartient à tous les citoyens qui portent les armes comme fantassins ou comme cavaliers, et qui ont déjà fait une campagne. L'élection se fait dans le temple réputé le plus saint de toute la ville. Chacun dépose sur l'autel même son suffrage, signé de son nom. Les magistrats, après avoir recueilli les votes, proclament les noms des trois cents citoyens qui ont obtenu le plus de voix. Parmi ces trois cents, une nouvelle élection en choisit cent, parmi lesquels on choisit encore ; et les trente-sept qui ont eu le plus de suffrages dans ce dernier tour de scrutin, sont déclarés gardiens des lois[9].

A côté des magistrats, il y a un sénat composé de trois cent soixante membres, pris en égal nombre dans le sein de chaque classe. Le premier jour tous les citoyens sont forcés, sous peine d'amende, de voter pour l'élection des sénateurs de la première classe. Le lendemain, tous sont encore obligés de proposer les sénateurs à prendre dans la seconde classe. Le jour suivant, on propose ceux de la troisième classe : ici encore il y a obligation de voter, sous peine d'amende, pour les citoyens des trois premières cluses ; mais ceux de la dernière peuvent s'abstenir sans être passibles d'aucune peine. Le quatrième jour, tous proposent les sénateurs de la dernière classe ; il n'y a point d'amende pour œuf de la troisième et de la quatrième classe qui ne votent point ; mais ceux de la seconde sont condamnés à payer au triple l'amende du premier jour, et ceux de la première au quadruple. Le cinquième jour, les magistrats proclament les résultats du vote. Alors tous, sans exception, sont obligés de faire un nouveau choix parmi ceux qui ont été proposés. Cent quatre-vingts sont ainsi choisis dans chacune des classes ; puis le sort en désigne la moitié. Les élus subissent les épreuves ordinaires, et sont déclarés sénateurs pour l'année.

Ce mode d'élection paraît excellent à Platon, parce qu'il tient le milieu entre la monarchie et la démocratie, milieu essentiel à tout bon gouvernement. La justice et l'intérêt public veulent l'égalité ; mais, comme Isocrate dans un passage que nous ayons cité plus haut, Platon distingue deux espèces d'égalité : l'une, toute matérielle, consiste dans le poids, le nombre, la mesure : il appartient au premier législateur venu de l'introduire dans ses lois ; c'est elle que les Athéniens se sont attachés à établir, en attribuant au sort l'élection de leurs magistrats. L'autre s'appuie sur la morale et sur la jus, lice ; elle donne pins à celui qui est plus grand, moins à celui qui est moindre, proportionnant ainsi les honneurs au mérite et à la vertu. C'est la vraie et parfaite égalité, dont le discernement appartient à Jupiter, que la plupart des hommes ne font qu'entrevoir, et qu'un bon législateur doit réaliser dans l'État[10].

Ce n'est pas le seul passage du traité des Lois où l'auteur ait reconnu l'avantage des gouvernements mixtes. Dans le troisième livre, il soumet à un examen approfondi la monarchie persane et la démocratie athénienne, et il conclut que ces deux gouvernements sont condamnés à périr, parce qu'ils sont exclusifs, parce que tous deux ont poussé leur principe jusqu'à ses dernières limites, sans jamais le tempérer par un principe opposé. Si la puissance des Perses a toujours été s'affaiblissant de plus en plus, c'est que les rois ayant donné des bornes trop étroites à la liberté de leurs sujets, et ayant porté leur autorité jusqu'au despotisme, ont ruiné par là l'union et la communauté d'intérêts qui doit régner entre tous les membres de l'État.... Athènes s'est affaiblie de son côté, mais par une cause opposée : parce qu'elle a porté l'excès de la liberté aussi loin que les Perses avaient porté l'excès du despotisme. L'exemple de ces deux États nous enseigne donc que pour fonder un gouvernement durable, qui donne des garanties égales à l'ordre et à la liberté, il faut combiner ensemble le principe monarchique et le principe démocratique, en les modérant l'un par l'autre, et Platon finit en citant cette belle maxime d'Hésiode : Souvent la moitié est plus que le tout[11]. Aristote, dont la ferme raison avait si bien aperçu les côtés faibles de la République, n'a pas rendu justice à certaines parties des Lois, pas même à cette remarquable théorie des gouvernements mixtes. Il l'a attaquée par des critiques de détail, que M. Cousin a victorieusement réfutées[12]. Aristote a plus justement accusé le système d'élection établi dans les Lois, de pencher vers l'oligarchie[13]. Tous, en effet, sont appelés à choisir les sénateurs ; mais il n'y a que les citoyens des deux premières classes qui soient toujours obligés de voter sous peine d'amende ; ceux de la quatrième et même ceux de la troisième peuvent, dans certains cas, s'abstenir impunément. Cette distinction tend à mettre les élections aux mains des plus riches. Il faut cependant remarquer que les citoyens des premières classes, même lorsqu'ils votent seuls, sont obligés d'élire un certain nombre de sénateurs parmi les plus pauvres. D'ailleurs, en laissant le dernier mot au sort qui choisit définitivement parmi les candidats, Platon fait la part de cette égalité matérielle si chère à la démocratie.

L'une des institutions auxquelles Platon attache, avec raison, le plus d'importance, c'est l'organisation judiciaire. Avant tout, il pose en principe que la justice doit être rendue publiquement. Il a en horreur ces tribunaux muets qui examinent les affaires en cachette, et dérobent leurs jugements à la connaissance du public : Platon semble avoir deviné les francs juges. Mais il n'a pas plus de confiance dans ces tribunaux nombreux, bruyants comme des théâtres, où les affaires sont d'autant moins étudiées qu'il y a plus de juges pour s'en occuper, où l'on rit tout haut des parties et des avocats, et où les arrêts sont rendus au milieu du tumulte[14] : ici Platon pensait aux héliastes. La meilleure garantie lui paraît être le petit nombre des juges et leur capacité.

Il y a trois degrés de juridiction. S'il s'élève un différend entre deux citoyens, l'affaire est d'abord soumise à l'arbitrage de leurs voisins et de leurs amis : c'est une sorte de jury de famille, qui prononce en premier ressort. La cause est ensuite portée à un tribunal qui ressemble à nos tribunaux civils : il y en a un dans chacune des douze tribus dont se compose le territoire. Platon fait une grande concession aux idées et aux habitudes athéniennes en admettant tous les citoyens à siéger dans ces tribunaux. Il faut, dit-il[15], autant qu'il se pourra, que tous interviennent dans les jugements en matière civile ; car ceux qui ne participent point à la puissance judiciaire, se croient complètement privés des droits de citoyen. Comme à Athènes, c'est le sort qui désigne les juges des tribus ; mais ils sont soumis à de sévères épreuves.

Enfin, au-dessus de ces tribunaux, il y a une cour suprême qui juge en dernier ressort et sans appel. Mais ce n'est plus le sort qui choisit les membres de ce tribunal : Le dernier jour avant le mois qui suit le solstice d'été[16], tous les magistrats en exercice s'assemblent dans un des temples de la cité et là, après avoir pris le dieu à témoin de leur serment, ils lui offrent en quelque sorte les prémices de tous les corps de magistrature, en choisissant pour juge, dans chacun d'eux, le magistrat qui jouit d'une plus grande réputation de probité, et leur paraît devoir rendre la justice aux citoyens avec plus de lumière et d'intégrité. Ces fonctions sont annuelles. Les juges donnent leur suffrage publiquement. Les sénateurs et tous les autres magistrats qui les ont élus sont tenus d'assister au jugement ; les autres citoyens y assistent si bon leur semble. Si un juge est accusé d'avoir prononcé une sentence injuste, l'accusation est portée devant les gardiens des lois, qui punissent le coupable avec la dernière sévérité[17].

A l'égard des crimes d'État, c'est le peuple qui est juge. Il est nécessaire, dit Platon, que le peuple ait part au jugement des délits politiques, puisque tous les citoyens sont lésés lorsque l'État est attaqué. C'est donc au peuple que ces affaires sont portées d'abord ; c'est lui qui décide s'il y a lieu à suivre. La procédure s'instruit par-devant trois des premiers corps de magistrature, choisis du commun consentement de l'accusateur et de l'accusé ; s'ils ne peuvent s'entendre sur ce choix, t'est le sénat qui règle la question. La cause est ensuite portée au peuple, qui juge sans appel.

Pendant qu'il était en train de réformer la justice, Platon n'aurait pas été fâché de la débarrasser des avocats. Il parait que cette profession s'était discréditée à Athènes par la corruption et la cupidité de ceux qui l'exerçaient. Le philosophe, n'osant supprimer les avocats, leur impose du moins une législation sévère, qui nous rappelle une ordonnance d'un de nos anciens rois[18]. Mais Platon va bien plus loin que Philippe le Hardi : il interdit aux avocats l'avarice et la chicane sous peine de mort.

Rien n'échappe au législateur, ni les contrats, ni les actions, ni aucune forme de la procédure. H règle les successions, et restreint, au profit de l'État, le droit de tester qui appartient aux particuliers. Il soumet à ses prescriptions les professions diverses, et encourage surtout l'agriculture, qu'il préfère aux arts mécaniques. Il supprime le commerce extérieur, et interdit à la fois l'importation et l'exportation. Comme dans la République, il se préoccupe beaucoup de l'éducation[19], qui doit préparer des citoyens accomplis, instruits à obéir et à commander selon la justice. Il règle minutieusement tout ce qui se rapporte à la gymnastique, et, pour que la femme devienne une compagne digne de l'homme, il veut qu'elle partage taus les exercices virils. Il traite avec une extrême rigueur les poètes qui abusent de leur génie pour exciter les mauvaises passions. Il voudrait réformer jusqu'à la musique, qui avait secoué le joug des anciennes règles. Telle est, selon Platon, la première cause de la décadence d'Athènes. C'est dans la musique que l'anarchie a commencé, et de là elle s'est répandue dans tout le reste. Le gouvernement athénien n'est plus qu'une mauvaise théâtrocratie[20].

Pas plus qu'Aristote, Platon ne conteste le principe de l'esclavage ; il reconnaît seulement que l'esclave est une possession embarrassante ; et, dans l'intérêt du maître, plus que par un sentiment d'humanité, il adresse deux conseils aux citoyens : le premier, c'est de ne point avoir d'esclaves d'une seule et même nation, afin que ne parlant point la même langue ils ne puissent se concerter contre leur maitre ; le second, c'est de les bien traiter. Ce bon traitement, dit Platon[21], consiste à ne se point permettre d'outrages envers eux, et à être, s'il se peut, plus justes vis-à-vis d'eux qu'à l'égard de nos égaux. En effet, c'est surtout dans la manière dont on en use avec ceux qu'on peut maltraiter impunément, que l'on fait voir si on aime sincèrement la justice. Si un esclave en tue un autre en se défendant, il est innocent ; mais tout esclave qui tue un citoyen, même en cas de défense légitime, est réputé homicide. Il y a cependant une loi plus humaine qui limite le droit du maître sur la vie de ceux qui le servent : Si un citoyen tue un esclave qui ne lui faisait aucun tort, il sera puni pour ce meurtre comme pour celui d'un homme libre.

Les lois pénales remplissent la plus grande partie des derniers livres. Platon s'attache à proportionner les peines aux délits, et à les graduer selon la justice. Il ne se place pas au point de vue matérialiste des sociétés barbares, qui ne voient dans le crime qu'un tort fait à autrui, et dans la peine qu'une satisfaction donnée à l'offensé ou à sa famille. C'est l'infraction au devoir, c'est la violation de la loi morale qui constitue le crime, et qui détermine la gravité du châtiment. La peine est utile, elle défend la société par le salutaire effroi qu'elle inspire ; mais au fond c'est une expiation. Si le crime est trop grand pour que le coupable paraisse pouvoir se corriger, le législateur lui inflige le dernier supplice. Si, au contraire, le délit est moins grave, et que celui qui l'a commis soit susceptible de s'amender, Platon le renferme dans le Sophronistère[22], c'est-à-dire dans la maison pénitentiaire, que les modernes croient avoir inventée.

Toutes les offenses envers les particuliers, envers l'État ou envers les dieux ont leur peine déterminée ; mais il n'y a point de crime qui soit poursuivi avec plus de rigueur que l'impiété. Platon savait que les lois écrites tirent toute leur force des lois éternelles dont elles sont l'image. Aussi, pour assurer la durée de l'édifice qu'il veut construire, il lui donne la religion pour base et pour appui. Il prouve éloquemment l'existence d'une cause toute-puissante, qui a fait l'ordre du monde et qui le maintient ; il démontre la Providence, en la conciliant avec l'exercice de la liberté humaine. Mais ce n'est point assez de ces maximes abstraites : il admet la nécessité des symboles consacrés, et, plus que dans ses autres ouvrages, il se rapproche de la religion établie. Soit qu'on bâtisse une cité nouvelle, soit qu'on en rétablisse une ancienne, il ne faut point si l'on a du bon sens, qu'à l'égard des dieux et des temples à élever dans la ville, on fasse aucune innovation contraire à ce qui aura été réglé par l'oracle de Delphes, de Dodone, de Jupiter Ammon, ou par d'anciennes traditions, sur quelque fondement qu'elles soient appuyées, comme sur des apparitions ou des inspirations. Dès qu'en conséquence de ces sortes de croyances, il y a eu des sacrifices institués avec des cérémonies, et que sur ces traditions on a consacré des oracles, érigé des statues, des autels, des temples, ou planté des bois sacrés, il n'est plus permis au législateur d'y toucher le moins du monde. De plus, il faudra que chaque classe de citoyens ait sa divinité, son démon ou son héros particulier ; et, dans le partage des terres, le premier soin du législateur sera de mettre en réserve l'emplacement nécessaire aux bois qu'on leur consacre, et de fixer tout ce qui convient à leur culte[23]. Quand on bâtit la ville, le centre, où l'oh construit la citadelle, est consacré à Vesta, à Jupiter et à Minerve. Les élections se font dans les temples, sous l'œil des dieux. Cependant Platon n'absorbe pas la religion dans l'État. Quoiqu'il ait étudié l'Égypte et l'Orient, il sait ce qui convient à la Grèce, et ce n'est pas une théocratie qu'il se propose de constituer : il fait élire les prêtres par le peuple, et ne leur livre pas tout le pouvoir[24].

Un des plus justes reproches qu'on pût faire aux Athéniens, c'est qu'ils ne savaient pas conserver leurs lois, quand par hasard elles étaient bonnes ; ou s'ils les conservaient, ils en laissaient altérer le sens primitif. Pour prévenir ces inconvénients, Platon imagine un conseil suprême, un conseil divin, comme il le nomme chargé de conserver intact le dépôt de la religion, de la science et des maximes d'État. Ce corps est composé des dix plus anciens gardiens des lois, de ceux qui ont obtenu le prix de la vertu ou qui ont voyagé au loin pour s'instruire, et de quelques citoyens plus jeunes, qui ne peuvent être admis qu'à l'unanimité des suffrages[25]. Les séances ne se tiennent qu'à la fin de la nuit, à l'heure ou l'esprit, reposé par le sommeil, n'est pas encore distrait des grandes pensées par les soucis de la journée. Ce conseil, que Platon appelle l'ancre de l'État, a quelque ressemblance avec l'Aréopage. Mais le sénat d'en haut, tel que Solon l'avait constitué, joignait à certaines attributions politiques la part la plus importante de la puissance judiciaire, tandis que le conseil spirituel de Platon n'a point de pouvoirs déterminés, et l'on ne voit pas clairement comment il pourra s'y prendre pour perpétuer l'esprit qui doit animer l'État.

Tel est le second monument que Platon a élevé à la science politique. Le génie du philosophe s'était à demi dégagé de l'idéal, et, en traçant ce bel ensemble de lois, il a souvent pensé à corriger les défauts de la législation athénienne. Le résultat n'a pas répondu à ses espérances. Les doctrines de Platon n'étaient pas plus populaires à Athènes que celles de son maitre. Quoiqu'il ait loué quelque part la tyrannie éclairée[26], et qu'il ait fait plus d'une concession à l'esprit démocratique, au fond il inclinait vers l'aristocratie. Après ses conceptions personnelles, les institutions politiques qu'il préférait, c'étaient celles de Sparte. Il est vrai que Platon voulait une aristocratie qui fût vraiment le gouvernement des meilleurs. Quoi de plus noble et de plus populaire que le rôle qu'il impose aux principaux citoyens ? Il faut qu'ils intéressent à leur fortune un grand nombre de clients, qu'ils sacrifient une partie de leurs richesses pour assurer l'autre, et qu'ils sachent innover à propos, pour éviter les révolutions[27]. Mais les Athéniens ne voulaient d'aristocratie d'aucune sorte, et ils aimaient mieux périr par le principe démocratique que de se sauver par les maximes opposées. Aussi l'auteur des Lois a bien pu former quelques hommes d'État dans les écoles philosophiques ; mais il n'a eu d'action ni sur le peuple, ni sur les institutions qui l'entouraient. C'était une voix solitaire que l'avenir devait entendre, mais qui n'eut point d'écho dans Athènes.

 

 

 



[1] Voyez l'argument philosophique des Lois, dans la traduction de Platon, par M. Cousin, t. VII.

[2] Aristote, Politique, II, 3.

[3] Platon, Lois, V.

[4] Platon, Lois, V.

[5] Platon, Lois, XI.

[6] Platon, Lois, VI.

[7] M. Cousin, Argument philosophique des Lois, p. xvj.

[8] Platon, Lois, XI.

[9] Platon, Lois, VI.

[10] Platon, Lois, VI.

[11] Platon, Lois, III.

[12] M. Cousin, Argument philosophique des Lois, p. XLI, et suivantes.

[13] Aristote, Politique, II, 3.

[14] Platon, Lois, IX.

[15] Platon, Lois, VI.

[16] L'année athénienne commençait au solstice d'été.

[17] Platon, Lois, VI.

[18] Ordonnance du 23 octobre 1274, dans le Recueil des ordonnances des rois de France, t. I, p. 300.

[19] Platon, Lois I, II et VII.

[20] Platon, Lois, III.

[21] Platon, Lois, VI.

[22] Platon, Lois, X.

[23] Platon, Lois, V.

[24] Platon, Lois, VI.

[25] Platon, Lois, XII.

[26] Platon, Lois, IV.

[27] Platon, Lois, V.