Doctrines politiques de Platon. - Traité de la République. Personne n'était plus convaincu, que Platon des vices de la démocratie athénienne. Dans sa jeunesse, il avait pensé un instant à s'occuper des affaires publiques ; mais, quand il eut aperçu les ressorts secrets du gouvernement populaire, il s'éloigna avec dégoût[1]. Après la mort de Socrate, il voyagea pendant plusieurs années. Il visita l'Égypte, où il observa des traditions et des lois dont on retrouve la trace dans ses ouvrages politiques. Il alla voir à Cyrène Théodore le mathématicien, Euclide à Mégare, et en Italie les derniers pythagoriciens. De retour dans sa patrie, il acheta un petit jardin qui touchait à l'Académie, gymnase embelli par Cimon dans un des faubourgs d'Athènes. Là il vécut dans la retraite, toujours étranger aux affaires publiques, et partageant ses loisirs entre ses entretiens avec ses disciples et la composition de ces ouvrages qui devaient être l'enseignement de la postérité. Le Gorgias est une protestation éloquente contre toutes les misères de l'Agora, et surtout contre cette fausse rhétorique qui s'était rendue maîtresse du gouvernement. Mais ce n'était point assez pour le disciple de Socrate d'avoir fait la critique des institutions contemporaines : il voulut leur opposer un type de gouvernement que son génie avait conçu. Pour qui examine attentivement la République, la cité idéale que le philosophe bâtit dans les nuages est, sur tous les points, le contraire de la cité terrestre que Maton avait sous les yeux. La société athénienne, c'est la lutte perpétuelle des intérêts et des passions ; c'est l'individualisme poussé jusqu'à ses dernières limites. La République, qui a pour fondement la vertu, absorbe tous les individus dans sa puissante unité. A Athènes, on avait peu à peu abaissé toutes les barrières qui séparaient autrefois les différentes classes de ln population. Tout avait été livré à tous. Chaque citoyen était législateur, juge, soldat, administrateur même, puisqu'il recevait les comptes de tous les magistrats, et cette-confusion n'avait fait qu'aboutir à des luttes sans fin entre les partis et les individus. Platon, au contraire, pour organiser l'État, s'appuie sur cet axiome de Socrate : que les hommes naissent inégaux, avec des aptitudes diverses, et qu'il est impossible qu'un seul homme fasse bien plusieurs métiers à la fois[2]. De là la nécessité de plusieurs classes qui ne doivent jamais se confondre : d'abord les magistrats ou gouvernants ; puis les guerriers ou gardiens de l'État ; enfin le reste du peuple, laboureurs ou artisans. Chacune de ces classes a des attributions distinctes, est soumise à des règlements divers, et c'est cette diversité même qui maintient l'unité de la république. L'État, ainsi organisé, doit avoir au plus haut point les quatre qualités essentielles qui sont la perfection de l'individu, la prudence, le courage, la tempérance et la justice. La prudence est représentée par les gouvernants. C'est la classe la moins nombreuse, ce sont les premiers parmi les meilleurs, une aristocratie de science, opposée à cette multitude ignorante qui règne en souveraine dans l'Agora. Le courage a sa représentation naturelle dans la classe des guerriers. On ne pouvait pas dire qu'à Athènes on manquât de courage ; mais chaque citoyen employait son courage à son gré et dans des vues particulières. Dans la République, le courage est la force conservatrice, c'est le rempart des maximes sacrées qui président à l'organisation de l'État[3]. La cité platonicienne est éminemment tempérante ; car les désirs de la multitude, composée d'hommes vicieux, y sont dominés par la prudence et la volonté des moins nombreux, qui sont aussi les plus sages. Ce n'est pas tout à fait ainsi que les choses se passaient à Athènes. Dans la République, la tempérance n'est pas le propre d'une seule classe ; c'est le lien entre les classes diverses ; elle est à la fois dans ceux qui commandent et dans ceux qui obéissent : c'est comme l'harmonie du corps social. La justice est encore une vertu générale, qui n'appartient point à une classe en particulier, mais qui est répandue dans tout l'État. C'est elle qui maintient chaque citoyen à sa place et dans son droit. Elle inspire les magistrats lorsqu'ils jugent les procès, et qu'ils empêchent que personne ne s'empare du bien d'autrui ou ne soit privé du sien. C'est par la pratique de cette vertu que tous les membres de la cité, femmes, enfants, hommes libres, esclaves, artisans, gouvernants et gouvernés se bornent chacun à son emploi, sans se mêler de celui des autres. Réunir des fonctions diverses, ou passer de l'une à l'autre sans en être digne, est ce qu'il y a de plus injuste et de plus funeste : c'est un véritable crime[4]. Platon ne va pas jusqu'à établir dans sa république les
castes immuables de l'ancienne Égypte. Il dit aux membres de l'État : Le Dieu qui vous a formés a mêlé de l'or dans la substance
de ceux d'entre vous qui sont appelés à gouverner les autres, de l'argent
dans la composition des guerriers, du fer et de l'airain dans celle des laboureurs
et des artisans. Comme vous avez tous une origine commune, vous aurez pour
l'ordinaire des enfants qui vous ressembleront. Cependant, d'une génération à
l'autre, l'or deviendra quelquefois argent, comme l'argent se changera en or,
et il en sera de même des autres métaux. Le Dieu recommande aux magistrats de
prendre garde sur toute chose au métal qui se trouvera mêlé à l'âme des
enfants. Si leurs propres enfants ont quelque mélange de fer ou d'airain, il
veut absolument qu'ils ne leur fassent point grâce, mais qu'ils les relèguent
dans l'état qui leur convient, parmi les artisans ou parmi les laboureurs. Si
ces derniers ont des enfants en qui se montre l'or ou l'argent, il veut qu'on
élève ceux-ci au rang des guerriers, ceux-là au rang des magistrats[5]. Une des questions les plus difficiles à résoudre dans un État nouveau, c'est de constituer le pouvoir dirigeant. Platon ne s'explique pas sur la manière dont seront élus les magistrats suprêmes ; mais ce qu'il ne veut pas, c'est que le pouvoir soit, comme à Athènes, le prix de l'intrigue ou de la violence. Ici la pensée du philosophe se montre sans aucun voile : Partout où l'on voit courir aux affaires publiques des mendiants, des gens affamés de biens, ou qui n'en ont aucuns, et qui s'imaginent que c'est là qu'ils doivent en aller prendre, il n'y a pas de bon gouvernement possible. Le pouvoir devient une proie qu'on se dispute, et cette guerre domestique finit par perdre et les hommes qui se disputent le gouvernement de l'État et l'État lui-même[6]. Après avoir posé cette excellente maxime, que le pouvoir doit toujours être confié à ceux qui ne sont pas jaloux de le posséder, Platon se demande à qui l'on imposera la garde de l'État, et il conclut qu'on ne doit la confier qu'aux philosophes ; car seuls ils sont capables d'exercer le pouvoir, et seuls ils ne le désirent point, du moins Platon le dit, et il explique longuement pourquoi le vrai philosophe est seul en état de commander aux hommes. Les guerriers sont choisis avec soin par les magistrats. L'art de la guerre, que Bossuet a appelé le premier des arts, parce que les autres s'exercent à son ombre, n'est pas, selon Platon, accessible à la masse des citoyens. Ce métier est-il si facile qu'un laboureur, un cordonnier ou quelque autre artisan puisse être en même temps guerrier, tandis que pour être excellent joueur de dés ou d'osselets, on doit s'y appliquer sérieusement dès l'enfance ?[7] Pour devenir gardien de l'État, il faut réunir certaines dispositions naturelles. Comme le chien de garde auquel Platon le compare, le guerrier doit avoir la sagacité qui découvre l'ennemi, la vitesse qui te poursuit, la force et le courage qui le combattent après l'avoir atteint. Il ne peut être courageux s'il n'est enclin à la colère ; car la colère est quelque chose d'indomptable, qui rend l'âme intrépide et incapable de céder au danger. Et cependant il doit y avoir dans l'âme du guerrier un fonds inépuisable de bienveillance ; car il faut qu'il soit aussi doux pour ses compatriotes que terrible pour l'ennemi. Il faut même que son esprit soit naturellement philosophe, C'est-à-dire qu'il aime et recherche la vérité. Les qualités du guerrier étant données, il reste à les perfectionner par l'éducation, et à les perpétuer par un régime spécial. C'est ici que Pistou accumule les préceptes et Les règlements, et qu'il entre dans ces détails minutieux, étranges, qu'on a souvent critiqués. Nous devons remarquer avant tout, que ces règlements s'appliquent, non pas au corps entier des citoyens, mais à cette troupe d'élite qui est préposée à la garde de l'État. L'éducation, chez les Grecs, consistait à former le corps par la gymnastique, et l'âme par la musique. On commençait par la musique : ou amusait les enfants avec des fables, avant de les envoyer au gymnase. Aussi Platon veut-il que l'on choisisse avec le plus grand soin les premières paroles qui frapperont l'oreille de ses guerriers. Il engage les nourrices et les mères à ne raconter aux enfants que des fables dont on aura fait choix, et à s'en servir pour former leurs âmes avec encore plus de soin qu'elles n'eu mettent à former leur corps. Quant aux fables dont elles les amusent aujourd'hui, il faut, dit-il, en rejeter le plus grand nombre[8]. On sait comment l'auteur d'Émile a critiqué
certaines fables de La Fontaine que l'on fait apprendre par cœur aux enfants.
Ainsi Platon, que Rousseau a pris pour modèle, critique, dans Hésiode et dans
Homère, plusieurs passages qui lui paraissent défi-garer le caractère des
dieux ou des héros. Ici sont exprimées, sur le polythéisme Athénien, des opinions
analogues à celles que Socrate professe dans l'Euthyphron. Si nous voulons pie les gardiens de l'État regardent comme
une infamie de se quereller entre eux à tout propos, nous nous garderons bien
de leur apprendre les guerres des dieux, les pièges qu'ils se dressent et
leurs querelles. Il n'y a d'ailleurs rien de vrai dans ces fables. Platon
ne veut pas qu'on dise, avec Homère : Jupiter est le distributeur des biens et des maux ; ou avec Eschyle : Quand Dieu veut la ruine d'une famille, il fait naître l'occasion de la punir. On doit enseigner, dit Platon, que Dieu n'est pas l'auteur de tout, mais seulement du bien. Le philosophe n'admet pas toutes ces métamorphoses que les poètes s'étaient plu à multiplier. Chacun des dieux, étant de sa nature aussi excellent qu'il peut être, doit conserver la forme qui lui est propre dans une immuable simplicité. Platon reproche à Homère de représenter le séjour des morts Comme un lieu d'épouvante et d'horreur, redouté des dieux eux-mêmes. Il est même d'avis de rejeter les noms odieux et formidables de Cocyte, de Styx, de Mânes, d'Enfers 'et d'autres du même genre, qui font frémir ceux qui les entendent prononcer. Il ne veut pas que l'on prête aux guerriers des lamentations et des faiblesses indignes de leur vertu[9]. En un mot, il ne proscrit pas toute espèce de poésie, mais seulement celle qui serait susceptible de fausser l'esprit ou d'amollir le courage. Quand l'éducation des guerriers est faite, ils doivent vivre de telle sorte qu'ils réalisent par leurs actions tout ce qui leur a été enseigné, et qu'ils soient toujours les dignes gardiens de l'État. Je veux premièrement, dit Platon, qu'aucun d'eux ne possède rien en propre, à moins que cela ne soit absolument nécessaire.... Je veux qu'ils vivent ensemble, comme des guerriers, au camp, assis à des tables communes.... Qu'à eux seuls, parmi tous les citoyens, il soit interdit de posséder, de toucher même l'or ou l'argent. Et le philosophe donne les motifs de ces prescriptions : Dès que les guerriers auront en propre des terres, des maisons, de l'argent, de gardiens qu'ils sont ils deviendront économes et laboureurs ; ils ne seront plus les défenseurs de l'État, mais ses ennemis et ses tyrans. Alors ce ne seront plus que haines et embûches réciproques ; les ennemis du dedans seront plus redoutés que ceux du dehors, et l'État se trouvera à chaque instant plus près de sa ruine[10]. A une autre époque, quand on a fondé, non des communautés militaires, mais des corporations religieuses, on leur a interdit la propriété particulière ; mais à cette défense on a joint l'obligation du célibat. Platon, qui craint aussi pour ses guerriers les inconvénients du mariage, les affranchit des liens de famille par un moyen tout opposé, par la communauté des femmes et des enfants. En établissant cette loi nouvelle, le philosophe sent bien qu'il s'aventure sur un terrain glissant. Lorsqu'on parle, dit-il, comme je le fais, avec doute et en cherchant encore, on doit craindre, non de faire rire (cette crainte serait puérile), mais de s'écarter du vrai et d'entraîner avec soi ses amis dans l'erreur. Cependant il se rassure, et s'efforce de défendre sa propositions Par la communauté des biens et des femmes, les guerriers seront délivrés de tout ce qui divise les hommes ordinaires. Ils n'auront plus les embarras let les soucis qu'entraînent l'éducation des enfants et le soin d'amasser du bien pour sa famille. Libres de tout intérêt personnel, ils seront tous unis dans la pensée du bien public ; et, à l'abri des petites misères de la vie privée, ils mèneront une vie plus heureuse que celle des athlètes couronnés aux jeux olympiques[11]. Cette partie de la République tombe dans ces folles idées de réforme sociale qu'Aristophane e réfutées par le ridicule. Platon réclame pour les femmes, non pas le droit de commander aux hommes, comme dans la comédie des Harangueuses, mais le partage de toutes les occupations viriles. Les femmes commenceront par recevoir la même éducation que les hommes : elles s'exerceront dans les gymnases, où la vertu leur tiendra lieu de vêtements. Elles apprendront à monter à cheval et à manier les armes. Plus tard, elles devront partager avec leurs époux les travaux de la guerre et tous les soins qui se rapportent à la garde de l'État ; seulement la faiblesse de leur sexe devra leur faire attribuer la part la plus légère dans le même service. Les enfants des citoyens d'élite, à mesure qu'ils naîtront, seront portés au bercail commun, et confiés à des gouvernantes qui auront leur demeure à part dans un quartier de la ville. Pour les enfants des citoyens moins estimables et même pour ceux des autres qui auraient quelque difformité, on les cachera dans un endroit secret, qu'il sera interdit de révéler[12]. Cette prescription est destinée à conserver, dans toute sa pureté, la race des guerriers ; c'est un souvenir d'une loi lacédémonienne, qui ordonnait d'exposer les enfants nés difformes ou avec un tempérament faible. Quelque étranges que paraissent ces règlements, ils ont tous pour but, dans la pensée de Platon, de donner à l'État la plus haute unité possible, et, par l'unité, la concorde et la paix. Mais Aristote a très-bien prouvé que vouloir établir l'unité absolue, c'est détruire la société elle-même, qui se compose de dissemblances et de contrastes[13]. Le problème social ne consiste pas à abolir toute propriété, à éteindre toute passion individuelle, mais à régler ces éléments divers et à les faire concourir à l'ordre général. La République de Platon était donc une conception purement idéale, qui ne pouvait se réaliser nulle part. Si elle avait pu s'établir en quelque lieu, son premier résultat eût été, non pas de réformer le gouvernement, mais d'anéantir l'humanité. |
[1] Platon, Ep. VII.
[2] Platon, République, II.
[3] Platon, République, IV.
[4] Platon, République, IV.
[5] Platon, République, III.
[6] Platon, République, VII.
[7] Platon, République, II.
[8] Platon, République, II.
[9] Platon, République, III.
[10] Platon, République, III.
[11] Platon, République, V.
[12] Platon, République, V.
[13] Aristote, Politique, livre II, chap. 1 et suivants.