HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE XXI.

 

 

Athènes n'est plus qu'une ville secondaire. — Progrès de la corruption des esprits. - Guerre entre les pauvres et les riches. - Folles idées de réforme. - L'Assemblée des femmes et le Plutus d'Aristophane.

 

La puissance athénienne se releva peu à yeti, grâce à la jalousie des Grecs contré Sparte, dont la domination était devenue insupportable. Après avoir vaincu la flotte lacédémonienne à la hauteur de Cnide, Conon t'entra dans Athènes, et rebâtit les murs d'enceinte, ainsi que la longue muraille qui joignait le Pirée à la ville (393). Les ennemis de Sparte applaudissaient ; les Thébains avaient même fourni cinq cents ouvriers, et plusieurs autres villes s'étaient associées à ce grand travail. Malheureusement c'était avec le secours de la flotte persane que Conon avait gagné la bataille de Cnide, et c'était avec l'or du grand roi qu'il reconstruisait les murs d'Athènes[1].

Les Grecs ne savaient plus que se disputer l'alliance des Perses, pour s'affaiblir les uns les autres. Quelques années plus tard, Sparte prit sa revanche sur Athènes, et le traité d'Antalcidas livra à Artaxerxés la Grèce désarmée (387). La domination persane était rétablie dans l'Asie Mineure et dans l'île de Chypre. Quant aux Grecs d'Europe, toutes les villes, grandes ou petites, étaient déclarées indépendantes. Il n'y avait d'exception que pour Lemnos, Imbros et Scyros, qui devaient rester au pouvoir des Athéniens[2]. Sous prétexte d'exécuter le traité dont ils étaient garants, les Lacédémoniens Intervinrent dans les affaires de presque tous les États grecs. En s'emparant de la Cadmée, ils crurent avoir soumis les Thébains ; mais ceux-ci secouèrent le joug, vainquirent les Spartiates dans plusieurs batailles, et aspirèrent, à leur tour, à l'hégémonie. Thèbes fut, en effet, connue l'arbitre de la Grèce jusqu'à la ment d'Épaminondas (363). Pendant cette période, Athènes n'occupe plus qu'un rang secondaire t réduite à opter entre deux villes qu'elle déteste également, elle ne peut combattre les Thébains sans restaurer la puissance de Sparte ; elle ne peut lutter contre Sparte Sans contribuer à la grandeur de Thèbes.

A l'intérieur, les traditions de Thrasybule commençaient à s'effacer, et la démocratie retombait insensiblement dans ses anciens excès. Les Athéniens, en se rendant à l'assemblée, ne songeaient plus qu'à gagner le salaire qui leur était attribué : Souvent ils passaient le temps à boire dans l'Agora. Aussi, dit Aristophane dans une de ses dernières comédies, tous les décrets, pour qui les examine, semblent être le rêve de l'Ivresse[3]. Quelquefois même les citoyens en venaient aux injures et aux coups, et les archers étaient obligés de les emporter. Les plus sages discutaient sans rien conclure, ou se plaisaient à défaire ce qu'ils avaient fait. Dernièrement, dit le poète que nous venons de citer, on délibérait au sujet de l'alliance ; il s'agit sans doute ici de l'alliance d'Athènes contre les Lacédémoniens, avec Corinthe, Argos et les villes de Béotie, en 393. Eh bien ! on disait que tout serait perdu si l'alliance ne se faisait pas ; quand elle fut faite, on s'en indigna ; l'orateur qui l'avait conseillée s'enfuit et ne reparut plus. Le pauvre est d'avis d'équiper des vaisseaux ; les riches et les laboureurs sont d'un avis contraire. Les chefs de l'État ne valaient pas mieux que les simples particuliers. Si l'un d'eux est honnête homme une seule journée, il est scélérat dix jours.... Aussi la république marche comme Æsimos[4].

Mais les Athéniens, eussent-ils été meilleurs que ne les peint Aristophane, ne pouvaient suffire à tous les soins qui les accablaient. C'est ce que prouve parfaitement le livre de la Politique athénienne, qui a été attribué à Xénophon, et qui parait avoir été écrit de 392 à 368, c'est-à-dire à l'époque même que nous étudions. L'auteur de cet ouvrage dit qu'il n'y avait pas, dans toute la Grèce, un peuple aussi occupé que le peuple athénien ? N'avait-il pas à régler la paix et la guerre, à voter les lois et les décrets, à juger les procès des particuliers, à recevoir les comptes des magistrats ? Et si les Athéniens avaient plus d'affaires que les citoyens des autres républiques, ils avaient moins de loisirs pour s'en occuper ; car il y avait à Athènes deux fois plus de fêtes que partout ailleurs. Pendant les jours consacrés, les affaires publiques et la justice étaient interrompues. Aussi les tribunaux étaient-ils surchargés de procès, qu'ils ne pouvaient expédier. Tel particulier attendait quelquefois une année entière, avant de Pouvoir présenter sa requête au sénat et au peuple[5]. L'auteur ajoute : Mais si l'on se présente l'argent à la main, n'est-on pas écouté ? Oui, sans doute ; avec de l'argent, l'on fait bien des choses à Athènes. Les citoyens, se jugeant entre eux, se traitaient avec indulgence : par exemple, on laissait dormir les lois qui protégeaient les créanciers ; en acquittant un débiteur qui avait violé sa parole, on cherchait à se ménager à soi-même le droit de manquer à ses engagements et de retenir le bien d'autrui[6]. Démosthène a dit dans un de ses plaidoyers : L'indulgence réciproque à l'égard des crimes et des délits est la source principale de la concorde parmi les citoyens[7].

Les avocats cherchaient souvent à déterminer l'opinion des juges par des motifs étrangers au procès. Dans le discours d'Isée sur l'héritage de Dicéogène, l'orateur demande à son adversaire sur quoi il ose fonder l'espérance de gagner sa cause, lui qui n'a jamais contribué pour les frais de la guerre, ni équipé de trirème, ni fait aucune campagne[8]. Dans le discours sur la succession d'Apollodore, les intéressés parlent des sacrifices qu'ils sont prêts à s'imposer, c'est-à dire qu'ils osent marchander une sentence favorable[9].

Malgré leur serment d'entendre impartialement les deux parties, les juges entravaient quelquefois la liberté de la défense. Isocrate, indigné de la légèreté avec laquelle se décidaient les affaires les plus importantes, alla jusqu'à dire aux Athéniens : C'est le hasard, plus que la justice, qui dicte vos arrêts[10]. Le même orateur a justement flétri les honteuses spéculations auxquelles donnaient lieu les procès. Un sycophante de profession, Callimaque, accuse Patrocle, et se désiste de l'accusation moyennant dix mines. Puis il attaque un autre citoyen, nommé Lysimaque, auquel il arrache de la même manière truie somme de deux cents drachmes. Enfin il en accuse un troisième, qui consent aussi à transiger et qui paye ses deux cents drachmes. Après avoir reçu la somme, Callimaque le cite encore, et pour la même cause[11] ; mais cette fois l'affaire est portée de-vaut les juges : c'est Isocrate qui plaide et qui foudroie l'accusateur.

On avait cru rétablir les anciennes mœurs en jas-triolet la philosophie ; mais il y avait, au fond des âmes, des haines impitoyables et des convoitises effrénées. Les Athéniens ne comprenaient plus ces relations mystérieuses qui, dans tous les temps, unissent les pauvres aux riches, et qui soutiennent la société par l'inégalité même des rangs et des fortunes. Autrefois, dit Isocrate, les pauvres, loin de porter envie aux riches, avaient autant de zèle pour la prospérité des grandes maisons que pour leurs propres intérêts : ils pensaient que le bonheur même des riches tournait à leur profit. Les riches, de leur côté, loin de mépriser l'indigence, regardaient comme une honte pour eux la pauvreté de leurs compatriotes. Ils secouraient les indigents de toutes leurs forces : ils leur donnaient des fermes à un prix modéré, les associaient à leur commerce ou leur avançaient des fonds. Ils étaient aussi tranquilles sur l'argent qu'ils prêtaient que sur celui qu'ils gardaient entre leurs mains ; car alors une dette était chose sacrée, et l'on ne voyait point les juges encourager les débiteurs par une fatale connivence. s La société reposait sur sa seule base légitime, sur des services mutuels : Les fonds étaient assurés aux propriétaires ; les fruits étaient communs et partagés avec les citoyens pauvres[12].

Mais c'était en vain qu'Isocrate employait toute l'harmonie de son langage à remettre en honneur ces excellentes maximes. Les Athéniens trouvaient qu'elles sentaient leur vieux temps, et ils n'écoutaient plus que leurs passions. Le pauvre voulait toujours emprunter, mais ne plus rendre. Qu'arrivait-il ? Qu'au ne trouvait plus de prêteur. Les capitaux sa cachaient ; le travail était interrompu, et, comme le remarque très-bien Isocrate, si les riches étaient privés d'un léger. profit, c'était surtout le menu peuple qui souffrait. Le pauvre s'était mis en guerre contre le riche, et il recueillait le seul fruit possible de cette guerre insensée : il tombait un peu plus bas dans la misère.

Au lieu de ramener le peuple à la raison et au bon sens, quelques esprits pervers ou égarés l'entrainaient jusqu'aux plus folles chimères. C'était la société qui avait tort : il fallait la renverser de fond en comble, pour la reconstruire sur des bases toutes nouvelles. L'égalité absolue entre les personnes, sauf les esclaves, bien entendu, la communauté des biens, la réhabilitation politique de la femme, telles étaient les thèses qu'on discutait à Athènes, et qui ont inspiré les dernières comédies d'Aristophane. Le poète ne pouvait plus, comme autrefois, attaquer à son gré les personnages en crédit : une loi nouvelle défendait de traduire sur la scène aucun citoyen[13]. Mais, si la muse d'Aristophane était forcée de ménager les personnes, elle s'en vengeait en flagellant les travers du peuple et les systèmes que les sophistes avaient mis à la mode.

Dans les Harangueuses, nous dirions aujourd'hui dans le Club des femmes, les Athéniennes s'introduisent dans l'Assemblée sous le costume de leurs maris, et font passer un décret qui met les femmes en possession du gouvernement. C'était, dit un des personnages de la pièce, la seule nouveauté dont on ne se fût pas encore avisé à Athènes[14]. L'article fondamental de la constitution nouvelle, c'est la communauté des biens, des femmes et des enfants. Tout appartiendra désormais à tous. Quoi de plus juste ? Les propriétaires actuels ne sont-ils pas les plus grands voleurs ?[15]

Le plus difficile, ce n'est pas de porter de pareils décrets, c'est de les exécuter. Il y a une partie des Athéniens qui sont prêts à mettre leurs biens en commun : ce sont ceux qui n'ont rien ; les autres hésitent à se dessaisir de ce qu'ils possèdent. Le plus récalcitrant dit : Pensez-vous qu'un citoyen sensé aille livrer son bien ? cela n'est pas dans nos mœurs : nous ne savons que prendre. Et quand on annonce le grand banquet, symbole du nouveau régime, l'Athénien qui n'a pas voulu contribuer est le premier à se mettre à table : Par Jupiter ! dit-il, il faut que j'invente quelque ruse pour garder ce que je possède, et en même temps pour avoir ma part de la cuisine commune. Quant aux inconvénients de la communauté des femmes, le poète les expose avec une licence que la traduction et même l'analyse peuvent à peine reproduire. Cette comédie parait avoir été représentée, comme l'indique un passage que nous avons cité plus haut, l'an 393 avant J.-C.

Dans le Plutus, qui a été joué deux fois, la première fois en 409, la seconde en 390, et dont le texte actuel semble un composé des deux éditions[16], il s'agit de corriger l'injuste et inégale répartition des richesses parmi les hommes. Plutus est aveugle, et donne au hasard ; qu'il recouvre la vue, et tout ira bien. Aristophane introduit la Pauvreté, qui prouve aux Athéniens qu'elle est nécessaire à l'ordre du monde : Que Plutus, dit-elle, recouvre la vue et se donne à tous également, personne ne voudra plus faire aucun métier, ni apprendre aucun art. Si chacun peut vivre oisif et consommer sans produire, qui voudra forger le fer, construire des vaisseaux, fabriquer des roues, couper le cuir, faire de la brique, blanchir, corroyer, ou sillonner la terre pour en tirer les dons de Cérès ?[17]

Tandis que les démagogues et les sophistes rêvaient le nivellement absolu des conditions, les philosophes et les politiques trouvaient qu'il n'y avait que trop d'égalité dans la république. Xénophon dit que les étrangers et les esclaves avaient de grands privilèges à Athènes. Un esclave dispute le pas à un homme libre. Il n'y a rien, ni dans le maintien, ni dans l'habillement, qui distingue le citoyen de l'esclave ou de l'étranger. Les esclaves vivent dans l'abondance, quelques-uns même dans le luxe[18]. Démosthène dit qu'à Athènes les esclaves parlent plus librement que les citoyens ne le font dans d'autres États[19]. De tels usages pourraient nous faire penser que les mœurs athéniennes étaient sinon plus pures, du moins plus douces que celles des autres Grecs. Xénophon explique ces faits par des motifs politiques. Dans un pays où la marine est le principal élément de la puissance publique, comme on ne peut se passer du concours des esclaves, il faut les ménager, leur laisser une certaine liberté, et même leur donner une part des bénéfices. Il en est de même des étrangers : la ville doit les traiter avec bienveillance ; car elle a besoin de leurs services, soit pour la marine, soit pour les arts de toute espèce.

Xénophon est au fond très-opposé au principe du gouvernement athénien, parce qu'il le juge plus favorable aux mauvais citoyens qu'aux honnêtes gens ; mais il prétend que les Athéniens, ayant adopté le régime démocratique, ont employé les vrais moyens de le maintenir, et qu'ils ont eu raison de faire bien des choses que les autres Grecs leur ont reprochées comme des fautes[20]. C'est à ce point de vue qu'il approuve l'avantage donné à la multitude sur les nobles et les riches, l'élection des magistrats par le sort, la participation de tous au gouvernement et à la justice. Isocrate, au contraire croit que la démocratie athénienne a dévié de la route que lui avaient tracée ses fondateurs, et que dans l'état de corruption où elle est tombée, elle conduit le peuple à sa ruine. Il se plaint de l'égoïsme et de l'ambition qui tourmentent tous les citoyens. On aspire à cette égalité fausse et injuste, qui traite sans distinction les bons et les méchants, et l'on rejette la véritable égalité, sœur de la justice, qui rétribue chacun selon ses œuvres[21].

On croyait remédier à tout par des décrets. Mais, dit Isocrate, il ne faut pas se figurer que le bonheur d'un peuple ou sa moralité se mesure au nombre de ses lois. Le grand nombre des lois est, au contraire, un signe de décadence : ce sont autant de digues qu'il a fallu opposer aux crimes et aux délits à mesure qu'ils se sont multipliés. Platon sourit aussi de ces prétendus politiques, qui s'imaginent tuer tous les abus à force de règlements, et qui ne font que couper les têtes de l'hydre[22]. Ce n'était donc pas seulement la constitution de l'État, c'étaient les mœurs qu'il fallait réformer à Athènes. Il fallait rendre au peuple l'idée morale qu'il avait perdue, fixer son humeur légère, réprimer ses passions, ou du moins les tourner vers un but généreux ; car, comme le dit très-bien Isocrate, ce n'est point par des décrets, c'est par les mœurs qu'une république est bien gouvernée.

 

 

 



[1] Xénophon, Helléniques, livre IV, chap. 8. — Diodore ; XIV, 85.

[2] Xénophon, Helléniques, V, 1.

[3] Aristophane, l'Assemblée des femmes, v. 138 et suivants.

[4] Æsimos, auquel Aristophane compare la république (Assemblée des femmes, v. 208), était un Athénien boiteux.

[5] Xénophon, Politique athénienne, chap. 3.

[6] Isocrate, Aréopagitique.

[7] Démosthène, Discours contre Aristogiton.

[8] Isée, Discours sur la succession de Dicéogène.

[9] Isée, Discours sur la succession d'Apollodore.

[10] Isocrate, Discours contre Callimaque.

[11] Isocrate, Discours contre Callimaque.

[12] Isocrate, Aréopagitique.

[13] Samuel Petit, Lois attiques.

[14] D'après le témoignage de Varron, cité par saint Augustin (De civitate Dei, XVIII, 9), les femmes athéniennes auraient eu le droit de suffrage au temps de Cécrops. Nous n'avons pas besoin de dire que ce fait n'a aucune vraisemblance.

[15] Oκουν κα νν οτοι μλλον κλπτους´ ος τατα πρεστιν (Aristophane,  l'Assemblée des femmes, v. 608).

[16] Aristophane, traduit par M. Artaud, sujet de la comédie de Plutus.

[17] Aristophane, Plutus, v. 510 et suivants.

[18] Xénophon, Politique athénienne, chap. 1.

[19] Démosthène, Philippique III.

[20] Xénophon, Politique athénienne, chap. 1.

[21] Isocrate, Aréopagitique.

[22] Platon, République, IV.