Derniers entretiens de Socrate avec ses amis. - Sa mort, - Des regrets attribués aux Athéniens après la mort de Socrate. Il y eut un intervalle de trente jours entre la condamnation de Socrate et sa mort. La veille du jugement, on avait couronné la poupe du navire que les Athéniens envoyaient chaque année à Délos, et la loi défendait qu'aucune sentence de mort ne fût exécutée dans la ville jusqu'au retour du vaisseau sacré[1]. Pendant cet intervalle, Socrate resta enchaîné dans sa prison. Tous les jours, ses amis venaient s'entretenir avec lui, et s'inspirer de ses derniers conseils. Le moment fatal approchait, lorsque un matin, aux premiers feux du jour, l'un des disciples les plus chéris du philosophe, Criton entra dans la prison. Socrate dormait encore ; Criton s'assit auprès de lui sans rien dire, contemplant la douceur de son sommeil. Quand Socrate se fut éveillé, Criton lui apprit que le vaisseau, dont le retour était le signal de sa mort, avait paru en vue du cap Sunium. Socrate était prêt à mourir ; Criton lui proposa d'échapper, par la fuite, au supplice qu'on lui préparait[2]. Tout était préparé pour sauver la victime. Le geôlier était gagné ; les amis de Socrate mettaient toute leur fortune à sa disposition ; il pourrait passer en Thessalie, où il trouverait un asile inviolable. Criton supplia son maître d'accepter ces offres, non-seulement dans son propre intérêt, mais dans l'intérêt même de la justice. Il me semble, dit-il, que ce n'est pas une action juste de te livrer toi-même, quand tu peux te sauver, et de travailler, de tes propres mains, au succès de la trame ourdie par tes mortels ennemis. Ajoute à cela que tu trahis tes enfants ; que tu vas les abandonner, quand tu peux les nourrir et les élever ; que tu les livres, autant qu'il est en toi, à la merci du sort et aux maux qui sont le partage des orphelins. Criton invoque même l'intérêt des amis de Socrate, que l'on flétrira, comme les juges, s'ils ne parviennent à sauver leur maître. J'ai grand'peur que tout ceci ne paraisse un effet de notre lâcheté, et cette accusation portée devant le tribunal, tandis qu'elle aurait pu ne pas l'être, et la manière dont le procès lui-même a été conduit... On dira que c'est par une pusillanimité coupable que nous ne t'avons pas sauvé, et que tu ne t'es pas sauvé toi-même, quand cela était possible, facile même, pour peu que chacun de nous eût fait son devoir[3]. On sait avec quel profond sentiment du devoir Socrate repoussa ces conseils et ces prières. Il écarta d'abord toutes les considérations secondaires qui s'appuyaient sur l'opinion ou sur l'intérêt ; puis, abordant la question de savoir s'il lui était permis de s'enfuir, il l'eût bientôt résolue négativement. Tout citoyen, même injustement condamné, doit obéissance à la loi. C'est une obligation sacrée de ne jamais rendre injustice pour injustice, ni mal pour mal. C'est alors que Platon met dans la bouche de son maître cette éloquente prosopopée des lois, si souvent citée. Socrate se demande ce qu'il aurait à répondre, si, au moment où il franchirait le seuil de la prison, les Lois et la République elle-même lui apparaissaient et lui disaient : Socrate, que vas-tu faire ? l'action que tu prépares ne tend-elle pas à renverser, autant qu'il est en toi, et nous et l'État tout entier ? car quel État peut subsister, où les jugements n'ont aucune force et sont foulés aux pieds par les particuliers ? Répondrons-nous que la république nous a fait injustice, et qu'elle n'a pas bien jugé ? mais les lois répliqueront qu'il faut respecter la patrie sans colère, la ramener par la persuasion ou obéir à ses ordres, souffrir sans murmurer ce qu'elle ordonne de souffrir ; qu'enfin, si c'est une impiété de faire violence à un père et à une mère, c'en est une bien plus grande encore de faire violence à la patrie ? Criton s'avoue vaincu et déclare qu'il n'a rien à dire. Laissons donc cette discussion, reprend Socrate, et marchons, sans rien craindre, par où Dieu nous conduit[4]. Le lendemain de cette conversation, le vaisseau rentra
dans le port. Le jour suivant, les amis de Socrate se réunirent, de plus
grand matin que de coutume, sur la place publique, qui était tout près de la
prison. Le geôlier, qui les introduisait ordinairement, vint au-devant d'eux,
et leur dit d'attendre. Les Onze,
ajouta-t-il, font en ce moment ôter les fers à
Socrate, et donnent des ordres pour qu'il meure aujourd'hui. Quelques
moments après il revint, et ouvrit la porte à
ceux qui venaient dire un dernier adieu au
philosophe. En entrant, ils trouvèrent Socrate qu'on venait de délivrer de
ses fers, et Xantippe auprès de lui, tenant
un de ses enfants entre ses bras. A peine les
eut-elle aperçus, qu'elle commença à se
répandre en lamentations. Socrate la fit reconduire chez elle par les
esclaves de Criton, et alors commença cet entretien suprême, dont Platon a pu
embellir la forme, mais dont l'esprit appartient à Socrate[5]. En présence de la mort, le philosophe ne paraît préoccupé que de l'immortalité. ll démontre, en s'appuyant sur la logique et sur la foi antique du genre humain, que l'âme ne peut périr avec le corps, et que ceux qui ont bien vécu entrent, après cette vie, dans un monde meilleur. Il essaye même d'anticiper sur la mort en décrivant les mystères de l'autre vie, et il prolonge son discours le plus longtemps possible, comme pour s'enchanter lui-même de ces sublimes espérances. Quand Socrate eut cessé de parler, il passa dans une chambre voisine et s'y baigna, pour épargner à ceux qui lui rendraient les derniers devoirs la peine de laver un cadavre. Lorsqu'il fut sorti du bain, on lui amena ses trois enfants, deux en bas âge et un qui était déjà assez grand ; on fit entrer Xantippe et quelques autres femmes alliées à la famille de Socrate. Il leur parla quelque temps, et leur donna ses derniers ordres ; ensuite il fit retirer les femmes et les enfants, et revint trouver ses amis. A peine était-il rentré, que le serviteur des Onze parut dans la chambre : Socrate, dit-il, j'espère que je n'aurai pas à te faire les mêmes reproches qu'aux autres condamnés. Dès que je viens les avertir, par l'ordre des magistrats, qu'il faut boire le poison, ils s'emportent contre moi et me maudissent ; mais, pour toi, depuis que tu es ici, je t'ai toujours trouvé le plus courageux, le plus doux et le meilleur de ceux qui sont jamais venus dans cette prison, et en ce moment je suis bien assuré que tu n'es pas fâché contre moi, mais contre ceux qui sont la cause de ton malheur, et que tu connais bien. Maintenant tu sais ce que je viens t'annoncer ; tâche de supporter avec résignation ce qui est inévitable. En même temps, il se détourna en fondant en larmes, et se retira. Voyez, dit Socrate en se tournant vers ses amis, quelle honnêteté dans cet homme ! Tout le temps que j'ai été ici, il m'est venu voir souvent, et s'est entretenu avec moi : c'était le meilleur des hommes ; et, maintenant comme il me pleure sincèrement ! mais allons, Criton, obéissons-lui de bonne grâce, et qu'on m'apporte le poison, s'il est broyé ; sinon, qu'on le broie au plus tôt[6]. Criton, qui ne songeait qu'a prolonger la vie de sou maître, lui fit observer qu'il. pouvait encore attendre, que le soleil était encore sur les montagnes, Socrate répondit que s'il buvait un peu plus tard, tout ce qu'il gagnerait, ce serait de se rendre ridicule à ses propres yeux en se montrant trop amoureux de la vie. Le poison fut donc apporté. Fort bien, mon ami, dit Socrate à l'esclave qui lui présentait la coupe ; mais que faut-il que je fasse ? — Pas autre chose, lui dit cet homme, que de te promener quand tu auras bu, jusqu'à ce que tu sentes tes jambes s'appesantir ; alors tu te coucheras sur ton lit le poison agira de lui-même. Et en même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit sans manifester aucune émotion ; mais, regardant cet homme d'un œil ferme et assuré : Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce breuvage pour en faire une libation ? — Socrate, lui répondit cet homme, nous n'en broyons que ce qu'il est nécessaire d'en boire. — J'entends, dit Socrate, mais au moins il est permis de faire ses prières aux dieux, afin qu'ils bénissent notre voyage et le rendent heureux ; c'est ce que je leur demande ; puissent-ils exaucer mes vœux ! Après avoir prononcé ces paroles, il porta la coupe à ses lèvres, et la but avec une tranquillité et une douceur merveilleuses. Jusque-là les amis de Socrate avaient eu presque tous
assez de force pour retenir leurs larmes ; mais alors les sanglots éclatèrent
; les larmes coulèrent en abondance. Socrate seul, toujours maître de
lui-même : Que faites-vous, dit-il, ô mes amis ? N'était-ce pas pour éviter de pareilles
scènes que j'avais renvoyé les femmes ? car j'ai toujours ouï dire qu'il faut
mourir avec de bonnes paroles. Tenez-vous donc en repos, et montrez plus de
fermeté. Les cris et les pleurs s'arrêtèrent un instant. Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu'il sentait ses jambes s'appesantir ; il se coucha sur le dos, comme on le lui avait ordonné. En même temps l'homme qui lui avait donné le poison s'approche, et, après avoir examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, il lui serra le pied fortement et lui demanda s'il le sentait ; Socrate ayant répondu qu'il ne sentait rien, cet homme lui serra les jambes ; et, portant ses mains plus haut, il nous fit voir que le corps se glaçait et se roidissait ; et, le touchant lui-même, il nous dit qu'aussitôt que le froid gagnerait le cœur, Socrate nous quitterait. Déjà tout le bas-ventre était glacé. Alors se découvrant, car il était couvert : Criton, dit-il, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un coq à Esculape ; n'oublie pas d'acquitter cette dette[7]. — Cela sera fait, répondit Criton ; mais vois si tu as encore quelque chose à nous dire. Il ne répondit rien, et un peu de temps après il fit un mouvement convulsif ; alors l'homme le découvrit tout à fait : ses regards étaient fixes. Criton, s'en étant aperçu, lui ferma la bouche et les yeux. Quand le sacrifice fut accompli, les Athéniens repentants ont-ils pleuré la victime qu'ils avaient immolée à leurs dieux ? C'est ce qu'ont affirmé plusieurs auteurs anciens. Selon Diodore, le peuple furieux fit mourir sans jugement les accusateurs de Socrate[8]. Diogène de Laërte prétend que les Athéniens, en signe de deuil, firent fermer les lieux où l'on s'exerçait à la lutte et aux jeux gymniques ; qu'ils élevèrent à la mémoire de Socrate une statue d'airain, ouvrage de Lysippe ; qu'ils condamnèrent Mélitus à mort, et bannirent les autres accusateurs. Il ajoute que les habitants d'Héraclée chassèrent Anytus de leur ville le jour même qu'il y était entré. Selon une autre tradition, conservée par Plutarque, les accusateurs de Socrate, ne pouvant supporter la haine publique, se seraient pendus de désespoir[9]. Mais tous ces auteurs sont postérieurs de plusieurs siècles à la mort du philosophe, et la critique moderne a eu raison de contester la véracité de leur témoignage. Longtemps avant M. Grote, Barthélemy avait réduit à leur juste valeur les prétendus regrets attribués aux Athéniens après la mort de Socrate. Aux paroles de Diodore, de Diogène et de Plutarque on oppose victorieusement le silence des auteurs contemporains, de Platon et de Xénophon. Tous deux sont morts longtemps après Socrate, et ils ne parlent nulle part ni du repentir des Athéniens, ni du supplice des accusateurs. Ce qui prouve que la mémoire de Socrate était restée impopulaire à Athènes, c'est que Platon quitta la ville immédiatement après la mort de son maitre, et qu'il resta absent pendant plusieurs années. Un demi-siècle plus tard, l'orateur Eschine applaudissait à la mort de Socrate, qu'il flétrissait du nom de sophiste. On croyait avoir affermi, par cette condamnation, la religion nationale, nécessaire à la démocratie rétablie. Quels que fussent les regrets et la douleur d'un petit nombre d'amis fidèles, l'opinion générale avait absous les juges, et il n'était réservé qu'à la postérité de casser l'arrêt des héliastes. |
[1] Platon, Phédon.
[2] Platon, Criton.
[3] Platon, Criton.
[4] Platon, Criton.
[5] Platon, Phédon.
[6] Platon, Phédon.
[7] M. Cousin, dans sa traduction de Platon (t. I, p. 322) interprète ainsi cette parole mystérieuse : Socrate recommande de sacrifier un coq à Esculape, en reconnaissance de sa guérison de la maladie de la vie actuelle. C'est le sens que M. de Lamartine a adopté dans son poème sur la mort de Socrate :
Aux dieux libérateurs, dit-il, qu'on sacrifie !
Ils m'ont guéri ! — De quoi, dit Céhès ? — De la vie.
[8] Diodore, XIV, 37.
[9] Diogène de Laërte, Socrate.