Thrasybule délivre Athènes de la tyrannie des Trente. - Rétablissement du gouvernement démocratique. Débarrassés de l'opposition de Théramène, Critias et ses collègues ne mirent plus de frein à leur tyrannie. Ce n'était point assez pour eux d'interdire le séjour de la ville à ceux qui n'étaient pas inscrits sur le rôle des Trois-Mille ; ils les poursuivaient jusque dans la campagne, et les dépouillaient de leurs propriétés pour se les adjuger à eux-mêmes ou les donner à leurs amis. Quelques-uns de ces malheureux se réfugièrent au Pirée ; mais là encore ils étaient exposés à la tyrannie des Trente ; ils étaient réduits à aller chercher un asile à Mégare, à Thèbes, à Argos, ou dans d'autres villes étrangères[1]. On a estimé à plus de quinze cents le nombre des victimes que les tyrans ont fait mettre à mort sans jugement[2]. Mais ce n'était pas seulement à la liberté, à la fortune et à la vie des citoyens que les Trente avaient déclaré la guerre : ils semblaient avoir juré la ruine de cette civilisation athénienne qui était l'honneur de la Grèce entière. Critias, nommé nomothète avec Chariclès, fit adopter une loi qui défendait d'enseigner l'art de la parole. Sans doute on avait souvent abusé de l'éloquence sur la place publique ou dans les écoles, et les citoyens paisibles avaient quelque droit d'accuser les orateurs et les sophistes ; mais interdire à tout jamais l'enseignement de l'art oratoire, c'était un remède pire que le mal. Au reste c'était surtout Socrate que l'on voulait atteindre par cette mesure. Les tyrans le regardaient avec raison comme l'un de leurs plus redoutables adversaires. Le philosophe avait dit un jour : Je m'étonnerais que le gardien d'un troupeau qui en égorgerait une partie et rendrait l'autre plus maigre, ne voulût pas s'avouer mauvais pasteur ; mais il serait plus étrange encore qu'un homme qui, se trouvant à la tête de ses concitoyens, en détruirait une partie et corromprait le reste, ne rougit pas de sa conduite, et ne s'avouât pas mauvais magistrat. Ce mot fut rapporté ; Critias et Chariclès mandèrent Socrate, lui montrèrent la loi, et lui défendirent d'avoir désormais aucun entretien avec la jeunesse[3]. Socrate déclara qu'il était prêt à obéir aux lois ; mais, dit-il, afin de ne pas les violer par ignorance, je voudrais savoir de vous-mêmes pourquoi vous avez interdit l'art de la parole ; est-ce parce qu'il enseigne à bien dire, ou parce qu'il enseigne à mal dire ? Dans le premier cas, on doit donc désormais s'abstenir de bien dire ; dans le second il est clair qu'il faut tâcher de mieux parler. Critias ne répondit point ; Chariclès, d'un ton irrité, renouvela au philosophe la défense de s'entretenir jamais avec les jeunes gens. Malgré cette interdiction, Socrate n'en continuait pas moins à consoler les Athéniens de leur abaissement et de leur servitude. On le voyait au milieu de la ville, s'efforçant de calmer la douleur des vieillards, exhortant les citoyens à ne pas désespérer de la république, et offrant à tous l'exemple d'un homme qui savait être libre sous les tyrans[4]. Platon a rappelé, dans l'Apologie, avec quel
courage son maitre avait résisté à la tyrannie. Un
jour, dit Socrate, les Trente me mandèrent
moi cinquième au Tholos (on
désignait ainsi un édifice circulaire et voûté où se réunissaient les
prytanes) ; ils me donnèrent l'ordre d'amener
de Salamine Léon le Salaminien, afin qu'on le fit mourir ; car ils donnaient
de pareils ordres à beaucoup de personnes, pour compromettre le plus de monde
qu'ils pourraient ; et alors je prouvai, non pas en paroles, mais par des
effets, que je me souciais de la mort comme de rien, si vous me passez cette
expression triviale, et que mon unique soin était de ne rien faire d'impie et
d'injuste. Toute la puissance des Trente, si terrible alors, n'obtint rien de
moi contre la justice. En sortant du Tholos, les quatre autres s'en allèrent
à Salamine, et amenèrent Léon ; et moi je me retirai dans nia maison ; et il
ne faut pas douter que ma mort n'eût suivi ma désobéissance si ce
gouvernement n'eût été aboli bientôt après[5]. L'intime ami de
Socrate, Chéréphon, était en exil avec les meilleurs citoyens. Pendant cette triste période, Athènes était réduite au dernier degré de faiblesse et de dénuement. Comme elle n'avait plus d'alliés depuis la bataille d'Ægos-Potamos, les tributs avaient entièrement cessé. La plupart des maisons tombaient en ruine. Les édifices publics, qui faisaient l'orgueil d'Athènes, étaient ou négligés ou dépouillés par les tyrans. Isocrate dit qu'ils avaient vendu pour trois talents la démolition des arsenaux de la marine, qui en avaient coûté mille à construire[6]. Le commerce était presque nul. La vie semblait s'être retirée de cette cité, naguère le centre du mouvement et comme le cœur même de la Grèce. Les Athéniens, que le malheur avait rendus sages, se rappelaient toutes les fautes qu'ils avaient commises ; mais celle qu'ils se reprochaient avec le plus d'amertume, c'était d'avoir banni Alcibiade. Quelques-uns, dit Plutarque, comptaient encore sur lui pour relever Athènes et la démocratie. Mais depuis que les Lacédémoniens étaient devenus tout-puissants dans la Grèce, Alcibiade avait quitté ses forteresses de la Chersonèse, où il ne se croyait plus en sûreté ; il avait passé le Bosphore, et était venu se réfugier en Phrygie, sous la protection de Pharnabaze. Lysandre demanda sa mort au satrape, au nom des éphores. Toutes ces oligarchies, qui gouvernaient les villes grecques d'Asie sous l'influence lacédémonienne, craignaient sans doute que la présence d'Alcibiade ne rendît l'espoir au parti démocratique. Eu même temps, les Trente épiaient avec soin toutes les démarches de l'exilé athénien. Critias, dit Plutarque, persuada à Lysandre que le nouveau gouvernement d'Athènes et la puissance de Sparte seraient en péril tant qu'Alcibiade vivrait[7]. L'ancien chef des Athéniens était alors retiré dans une bourgade de Phrygie, où il vivait avec une femme nommée Timandra. Les hommes, que Pharnabaze avait envoyés pour le tuer, n'osèrent point entrer dans sa demeure ; ils se contentèrent d'investir sa maison, et d'y mettre le feu. Alcibiade, sans s'effrayer, ramasse tout ce qu'il trouve mal sa main de vêtements, de tapisseries et de couvertures, et, les pressant ensemble, il les jette au milieu du feu ; son bras gauche enveloppé de son manteau, et l'épée à la main, il s'élance à travers les flammes, et en sort sain et sauf. Sa vue étonna les barbares ; pas un seul n'osa l'attendre et en venir aux mains avec lui ; mais, tout en fuyant, ils l'accablèrent de traits, et il tomba mort sur la place. Quand les meurtriers se furent retirés, Timandra vint ramasser le corps de celui qu'elle avait aimé ; elle l'enveloppa des plus belles étoffes qu'elle possédât, et lui fit des funérailles aussi magnifiques que l'état de sa fortune présente le lui permettait. Quelques auteurs, dit Plutarque, n'attribuent cette mort ni à Pharnabaze, ni à Lysandre, ni aux éphores ; ils prétendent qu'Alcibiade avait séduit une jeune femme de l'une des plus nobles familles du pays, et que ce furent les frères de cette femme qui, pour se venger, mirent le feu à sa maison. La mort d'Alcibiade ne sauva point la tyrannie des Trente. Quelques exilés athéniens, partis de Thèbes où ils avaient trouvé un asile, prirent les armes pour délivrer leur patrie. A leur tète était Thrasybule, qui avait honorablement combattu dans la guerre du Péloponnèse. Il était presque seul en commençant la lutte : Cornélius Nepos dit qu'il n'avait pas avec lui plus de trente hommes ; Xénophon dit soixante-dix, ce qui est plus vraisemblable. D'autres auteurs portent à cent le nombre de ses compagnons. Ce fut avec.ces faibles ressources qu'il s'empara de la forteresse de Phylé, située dans les montagnes au nord de l'Attique, sur la route directe de Thèbes à Athènes. Les Trente essayèrent de reprendre la place avec les hoplites lacédémoniens qui formaient leur garde, les trois mille citoyens privilégiés, et les chevaliers qui défendaient l'oligarchie. Mais Thrasybule, dont la troupe s'était grossie, non-seulement se maintint dans Phylé, mais tailla en pièces l'armée des Trente[8]. Les tyrans, ne se croyant plus en sûreté dans Athènes, s'emparèrent d'Éleusis, pour y trouver un asile au besoin. Thrasybule, de son côté suivi d'environ mille hommes, entra de nuit dans le Pirée, où le parti démocratique avait toujours été plus fort que dans la ville même. De Phylé au Pirée, c'est-à-dire de l'une à l'autre extrémité de l'Attique, la ligne de défense était trop étendue pour un petit nombre de combattants : Thrasybule concentra donc toutes ses forces sur la colline de Munychie. Ceux de la ville s'avancèrent jusque dans l'Hippodamée, à l'entrée du Pirée. Là se livra un combat décisif, où les Trente furent vaincus ; deux d'entre eux, Critias et Hippomaque, restèrent sur champ de bataille. On aime à voir que la guerre civile n'avait pas éteint,
dans l'âme des vainqueurs, tout sentiment d'humanité : ils ne dépouillèrent
point les corps de ceux qui avaient succombé ; ils se contentèrent de leur
enlever leurs armes ; mais ils rendirent les morts à leurs parents, sans leur
envier les honneurs de la sépulture. Bientôt on s'approcha de part et d'autre
; on conférait ensemble ; on paraissait las d'une guerre qui coûtait tant de
sang à Athènes. Xénophon prête de touchantes paroles au héraut des initiés,
qui combattait du côté de Thrasybule, et qui engageait le parti oligarchique
à poser les armes : Citoyens, dit-il, pourquoi nous poursuivre ? pourquoi vouloir nous arracher
la vie ? n'avons-nous pas fréquenté les mêmes temples, participé aux mêmes
sacrifices, célébré ensemble les fêtes les plus solennelles ? Les mêmes
écoles et les mêmes chœurs ne nous ont-ils pas réunis ? Avec vous, nous avons
combattu sur terre et sur mer, pour la gloire et pour la liberté commune. Au
nom des dieux, au nom de tous les liens qui nous unissent, cessez de déchirer
les entrailles de la patrie, d'obéir à d'insignes scélérats, à ces Trente
qui, dans un intérêt tout personnel, ont fait périr plus d'Athéniens en huit
mois que tous les Péloponnésiens en dix années.... Sachez-le bien, nous avons pleuré, autant que vous-mêmes,
plusieurs de ceux qui viennent de tomber sous nos coups[9]. Les chefs, craignant l'effet d'un tel discours, firent rentrer leurs guerriers dans la ville. Le lendemain, les Trente siégèrent au conseil ; mais ils avaient l'air abattu, et ils se sentaient isolés. Partout les Trois-Mille se disputaient entre eux. Ceux qui se reprochaient des actes de violence et qui en redoutaient les suites, soutenaient qu'à aucun prix on ne devait transiger avec le Pirée. Les autres disaient qu'il était temps d'en finir, qu'il fallait secouer le joug des Trente et sauver la république. Cette opinion prévalut : il fut arrêté que les tyrans seraient déposés. Dix magistrats, un par tribu, furent nommés à leur place. Les Trente se retirèrent à Éleusis. Les Dix travaillèrent, de concert avec les hipparques ou chefs des chevaliers, à apaiser les troubles et à calmer les défiances. Mais au fond ce n'était qu'une modification de l'oligarchie. Les Trois-Mille étaient restés dans la ville, et le nouveau gouvernement invoquait le secours de Lysandre. Au Pirée, au contraire, on combattait pour la démocratie pure, et l'on avait promis l'isotélie même aux étrangers qui se joindraient à l'armée de Thrasybule. Mats la discorde éclate à Sparte, et sauve Athènes. Le roi Pausanias, jaloux de Lysandre, attire dans son parti la majorité des éphores ; il s'avance à la tête d'une armée, en apparence, dit Plutarque, pour soutenir le parti oligarchique contre le peuple, mais en réalité pour empêcher Lysandre de prendre Athènes une seconde fois. Après quelques combats sans importance, Pausanias négocia avec Thrasybule, en même temps qu'il semait la division dans l'intérieur d'Athènes. Enfin, il ménagea une transaction entre la ville et le Pirée. La paix fut conclue entre les deux partis. Tous les exilés étaient rappelés, et aucun citoyen ne devait être recherché pour ses actes passés, à l'exception des Trente, des Onze qui avaient été les instruments de leurs cruautés, et des dix magistrats qui avaient gouverné le Pirée. Éleusis était désignée comme un asile pour ceux qui ne se croiraient point en sûreté dans Athènes. Aussitôt que cet accord eut été accepté par les deux partis, les Lacédémoniens évacuèrent l'Attique. Thrasybule et ses compagnons s'avancèrent, en procession solennelle, du Pirée à Athènes. Leur premier acte fut de monter à l'Acropole, et d'offrir à Minerve un sacrifice d'actions de grâces[10]. Après cette cérémonie, Thrasybule parut dans l'assemblée qui avait été convoquée, et adressa quelques rudes paroles au parti vaincu. Il demanda à ceux qui étaient restés dans la ville de quel droit ils prétendaient commander aux autres ; il leur prouva qu'ils n'étaient ni plus justes ni plus braves que le reste du peuple ; il les engagea à ne pas s'enorgueillir de leur alliance avec Lacédémone. Comptez donc, leur dit-il, sur une république qui vous livre au peuple offensé, comme ces chiens qu'on livre muselés à ceux qu'ils ont mordus ! En même temps, Thrasybule engageait ses compagnons d'armes à la modération. Amis, leur dit-il, ce n'est pas moi qui vous conseillerai jamais de porter la moindre atteinte au traité que vous avez conclu : montrez qu'à vos autres vertus vous joignez le respect des dieux et de la foi jurée. La démocratie fut rétablie d'un consentement unanime. C'était au printemps de l'an 403 avant J.-C. L'archonte Euclide donna sou nom à cette année mémorable, qui suivit l'année anarchique. Bientôt on apprit que les tyrans et leurs amis, réfugiés à Éleusis, avaient armé des mercenaires, et se préparaient à une nouvelle lutte ; le peuple se leva contre eux comme un seul homme. Les chefs des rebelles, s'étant présentés pour parlementer, furent arrêtés et conduits à la mort ; les autres obtinrent une capitulation, par l'entremise de leurs parents et de leurs amis. Thrasybule fit ensuite adopter un décret qui garantissait à tous l'oubli du passé, l'amnistie, le plus beau mot que nous ayons appris depuis notre enfance, dit Eschine. Thrasybule ne se contenta pas de faire porter cette loi : il la fit exécuter[11]. L'orateur Andocide nous a conservé la formule du serment que les citoyens et les magistrats prêtèrent au sujet de l'amnistie[12]. Tandis qu'Athènes renaissait à peine à la liberté, Sparte maintenait sa prépondérance en Grèce, et intervenait dans les affaires d'Asie. Elle soutenait le jeune Cyrus dans son entreprise contre son frère Artaxerxés, et Thimbron allait fortifier, dans les villes grecques de l'Asie Mineure, l'influence lacédémonienne. Cet harmoste, qui avait avec lui mille affranchis et environ quatre mille Péloponnésiens, demanda à Athènes trois cents cavaliers, en promenant.de les solder. Les Athéniens donnèrent ceux qui avaient servi sous les Trente, persuadés que la république gagnerait à leur éloignement et à leur mort. Thimbron et son successeur Dercyllidas firent reconnaître la puissance de Sparte par tous les Grecs asiatiques. L'heureux Dercyllidas, qui prenait neuf villes en huit jours[13], effraya les Perses, s'unit aux Thraces, passa l'Hellespont, et, fermant la Chersonèse par un mur de trente-sept stades, il mit ce fertile pays sous la protection de Lacédémone. Athènes, tout occupée à reconstituer son gouvernement, ne pouvait exercer aucune influence au dehors. L'hégémonie appartenait désormais à sa rivale ; car alors, dit Xénophon, Helléniques, dès qu'un Lacédémonien avait parlé, toutes les villes obéissaient. |
[1] Xénophon, Helléniques, II, 4.
[2] Eschine, Discours sur les prévarications de l'ambassade. — Isocrate, Panégyrique et Aréopagitique.
[3] Xénophon, Entretiens de Socrate, I, 2.
[4] Socrates in medio erat, et lugentes patres consolabatur, et desperantes de republica exhortabatur, et imitari volentibus magnum circumferebat exemplum, quum inter triginta tyrannos liber incederet. (Sénèque, De tranq. anim., 3.)
[5] Platon, Apologie de Socrate, traduction de M. Cousin. — Diogène de Laërte, Socrate.
[6] Isocrate, Aréopagitique.
[7] Plutarque, Alcibiade.
[8] Xénophon, Helléniques, II, 4. — Diodore, XIV, 32. — Cornélius Nepos, Thrasybule.
[9] Xénophon, Helléniques, II, 4.
[10] Xénophon, Helléniques, II, 4 — Diodore, XIV, 33.
[11] Neque vero banc tantum legem ferendam curavit, sed etiam ut valeret effecit. (Cornélius Nepos, Thrasybule.)
[12] Andocide, Discours sur les Mystères.
[13] Xénophon, Helléniques, III, 1 et 2.