HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE XIV.

 

 

Athènes se relève à la bataille des Arginuses. - Procès et mort des généraux vainqueurs.

 

La disgrâce d'Alcibiade rendit à Sparte les chances qu'elle avait perdues. Callicratidas, qui venait de remplacer Lysandre comme chef des Péloponnésiens, prit Méthymne, dans l'île de Lesbos, et bloqua Conon dans Mitylène, après lui avoir enlevé trente vaisseaux. Athènes, loin de se laisser abattre par ces revers, fit un effort énergique pour se relever. Dans l'espace d'un mois, une flotte de cent dix vaisseaux fut équipée. Tous ceux qui étaient en âge de servir s'embarquèrent, y compris les esclaves, auxquels on promettait la liberté comme récompense[1]. Un certain nombre de métèques avaient pris les armes, eu devenant citoyens[2].

En présence du danger public, les chevaliers ne revendiquèrent plus leur ancien privilège. On voit dans Thucydide qu'au commencement de la guerre du Péloponnèse, en 428, on avait équipé cent vaisseaux, et que tous les Athéniens s'étaient embarqués sur la flotte, excepté les chevaliers et ceux qui avaient cinq cents médimnes de revenus[3]. Quinze ans plus tard, le privilège subsistait encore : en 413, lorsque les Lacédémoniens fortifièrent Décélie, les Athéniens, craignant pour leur ville, montaient la garde jour et nuit sur les remparts, excepté les chevaliers[4]. En 406, au contraire, quand il s'agissait d'aller délivrer Conon dans Mitylène, toutes les classes de citoyens se soumirent aux mêmes devoirs : Xénophon constate que la plupart des chevaliers s'embarquèrent sur la flotte[5].

Avec le contingent des alliés, la flotte athénienne s'élevait à cent cinquante voiles ; elle vainquit les Péloponnésiens aux Arginuses. Mais cette victoire même provoqua, dans l'intérieur de la ville, un sanglant sacrifice. Au moment où la fortune se déclarait pour Athènes, les généraux vainqueurs avaient ordonné aux triérarques Théramène et Thrasybule d'aller, avec quarante-six navires, vers les vaisseaux submergés, de sauver les hommes qui s'y trouvaient encore, ou de recueillir au moins leurs cadavres. Diodore et les auteurs qui l'ont suivi ne parlent que de l'enlèvement des corps de ceux qui n'étaient plus[6] ; mais le texte de Xénophon, bien interprété, nous montre qu'il s'agissait aussi de sauver ceux qui respiraient encore[7]. Comme Théramène et Thrasybule se disposaient à exécuter l'ordre qu'ils avaient reçu, une violente tempête les en empêcha ; ils restèrent aux Arginuses, où ils dressèrent un trophée. Le gros de la flotte victorieuse s'était dirigé vers Mitylène ; et Conon, dégagé par la retraite des Péloponnésiens, vint rejoindre ses compatriotes.

Cependant parmi les huit généraux qui avaient triomphé aux Arginuses, Protomaque et Aristogène ne revinrent point à Athènes ; les six autres, Périclès, Diomédon, Lysias, Aristocrate, Érasinide et Thrasylle n'y furent pas plutôt arrivés, qu'Archidème, un des citoyens les plus influents, proposa une amende contre Érasinide, dont il était l'ennemi. Il l'accusait d'avoir détourné l'argent des tributs de l'Hellespont ; il lui imputait encore d'autres malversations commises pendant son généralat. Les juges ordonnèrent d'emprisonner Érasinide. Les autres généraux firent ensuite un rapport devant le sénat, sur le combat naval et sur la violence de la tempête. L'assemblée ne fut point satisfaite de leurs explications, et, sur la proposition du sénateur Timocrate, elle ordonna qu'ils fussent enchaînés et traduits devant le peuple.

Quand les citoyens furent réunis dans l'Agora, plusieurs voix s'élevèrent contre les généraux ; mais personne ne les accusa avec plus de violence que Théramène, celui-là même qu'ils avaient chargé, avec Thrasybule, de sauver les débris du naufrage. Il osa demander aux généraux pourquoi ils n'avaient pas fait enlever les corps de ceux qui avaient péri. La faveur populaire accueillit l'accusation, et l'on refusa à ces malheureux le temps que la loi leur accordait pour leur défense. A peine chacun d'eux put-il se justifier en peu de mots. Occupés, disaient-ils, à poursuivre l'ennemi ils avaient confié l'enlèvement des naufragés à d'habiles triérarques, à Théramène, à Thrasybule et à quelques autres officiers. S'il fallait accuser quelqu'un, c'était sans doute ceux qu'on avait chargés de ce soin. Cependant, ajoutèrent-ils, ils ont beau nous dénoncer ; nous ne trahirons pas la vérité ; nous ne prétendons point qu'ils soient coupables : la violence seule de la tempête a empêché l'enlèvement des morts. Et ils prenaient à témoin de ce qu'ils disaient les pilotes et tous leurs compagnons d'armes. Ces paroles persuadèrent une partie du peuple ; plusieurs citoyens se levèrent, et s'offrirent pour cautions. Mais les meneurs, qui voulaient perdre les généraux firent renvoyer l'affaire à une autre assemblée, sous prétexte qu'il se faisait tard, et qu'on ne pouvait distinguer de quel côté était la majorité. Le sénat devait déterminer par un décret la marche à suivre dans le jugement des accusés.

Sur ces entrefaites arriva la fête des Apaturies, antique solennité d'origine ionienne, où l'on s'assemblait par familles. Ce jour-là, les amis de Théramène avaient aposté des hommes qui parurent devant le peuple rasés et vêtus d'habits de deuil, comme parents des morts. Ils persuadèrent à Callixène de renouveler dans le sénat l'accusation contre les généraux, Ils convoquèrent ensuite une assemblée où les sénateurs présentèrent au peuple un décret conforme à la proposition de Callixène. Puisque dans la dernière séance on avait entendu l'accusation et la défense les Athéniens n'avaient plus qu'à prononcer leur jugement. Deux urnes seraient placées dans chaque tribu : ceux qui jugeraient les généraux coupables jetteraient leur caillou dans la première urne ; ceux qui seraient d'un avis contraire déposeraient leur suffrage dans la seconde. Si les généraux étaient déclarés coupables par la majorité, ils seraient punis de mort, leurs biens seraient confisqués, et on en verserait le dixième dans le temple de Minerve. Un homme parut alors, qui dit s'être sauvé du naufrage sur un tonneau de farine ; ses compagnons d'infortune l'avaient chargé, s'il échappait, de déclarer au peuple que les généraux avaient abandonné les corps des braves défenseurs de la patrie[8].

Le décret de Callixène violait ouvertement toute les formes légales. On pouvait accuser les généraux, soit comme traîtres à la patrie soit comme sacrilèges ; mais, dans les deux cas, la loi athénienne ordonnait que chaque accusé Mt jugé séparément. Le jour du jugement devait être divisé en trois parties : dans la première partie, le peuple examinait s'il y avait lieu à accusation ; dans la seconde, il entendait les charges ; la troisième partie du jour était consacrée à la défense. Le décret de Callixène supprimait tout simplement le procès. On se contentait de l'interrogatoire qu'avaient subi le généraux dans la première séance, et de ces brèves réponses que le peuple avait à peine daigné écouter. Puis, au lieu de statuer séparément sur chaque accusé, on proposait de les comprendre tous dans un seul et même décret. Ce n'était plus un jugement, c'était un acte de proscription, ou ce que les Anglais appellent un bill d'attainder.

Une si monstrueuse illégalité ne pouvait passer sans contradiction. Quelques citoyens, entre autres Euryptolème, fils de Pisianax, accusèrent Callixène comme auteur d'un décret contraire aux lois. Alors la multitude s'écria qu'il était indigne de ne pas permettre au peuple de faire tout ce qu'il voulait[9]. On réclamait au nom de la souveraineté du peuple, comme si toute souveraineté n'était pas limitée par les lois qu'elle a faites, et surtout par le bon sens. Un citoyen, nommé Lycisque, alla jusqu'à dire que, si on persistait à contester la toute-puissance de l'assemblée, il fallait comprendre les opposants dans le même jugement que les généraux. Et les cris tumultueux de la foule appuyaient ces menaces. Euryptolème et ses amis se désistèrent de leur poursuite contre Callixène. Cependant les prytanes protestaient qu'ils ne souffriraient pas qu'on votât d'une manière contraire aux lois. Callixène remonta à la tribune pour les envelopper dans la condamnation des généraux. Décret d'accusation contre les opposants 1 s'écrie-t-on de toutes parts. Les prytanes consternés consentent à laisser voter le peuple ; Socrate seul, qui se trouvait revêtu de cette dignité, déclara qu'il ne s'écarterait point de la loi.

Euryptolème, montant alors à la tribune, plaida la cause des généraux. Il n'y avait, disait-il, qu'un reproche à leur faire, c'était de ne pas avoir accusé Théramène et Thrasybule, qui avaient été chargés de recueillir les débris du naufrage, et qui avaient si mal rempli leur mission. L'orateur demandait que les généraux, injustement accusés, fussent du moins jugés selon la loi que nous avons citée plus haut. Ô Athéniens, s'écriait-il en finissant, ne traitez pas le bonheur et la victoire comme vous traiteriez le malheur et la défaite ; ne punissez pas des hommes de l'irrésistible volonté des dieux ; ne jugez pas comme coupables de trahison ceux que la tempête a mis dans l'impuissance d'agir. N'est-il pas plus juste de couronner des vainqueurs, que de leur donner la mort pour complaire à des méchants ?

L'orateur termina en demandant que les accusés fussent jugés chacun séparément, selon la loi, au lieu d'être tous compris dans un même arrêt, suivant la proposition du sénat. Cet avis fut d'abord adopté ; mais, sur la réclamation de Ménéclès, on alla aux voix une seconde fois, et le décret du sénat réunit la majorité des suffrages[10]. Les généraux furent condamnés à mort. Comme les Onze, spécialement chargés de l'exécution des sentences, s'avançaient pour s'emparer des condamnés, l'un d'eux, Diomédon, se leva au milieu de l'assemblée. Il s'était acquis une grande réputation dans Athènes, non-seulement par ses talents militaires, mais par son amour de la justice et par ses vertus. Citoyens d'Athènes, s'écria-t-il, au milieu d'un profond silence, puisse ce que vous venez de décréter contre nous tourner à l'avantage de la république ! Mais puisque la fortune nous interdit d'acquitter par nous-mêmes les vœux que nous avions faits aux dieux pour obtenir la victoire, c'est à vous de prendre ce soin, ne négligez donc point de rendre de solennelles actions de grâces à Jupiter Sauveur, à Apollon et aux vénérables déesses[11]. C'est en invoquant ces divinités que nous avons vaincu les ennemis dans le dernier combat naval. Les larmes des bons citoyens accueillirent ces paroles ; mais la majorité fut inflexible[12]. Les six généraux furent conduits à la mort, et, en présence du supplice infâme qui était le prix de leur victoire, ils déployèrent le courage qu'ils avaient montré devant l'ennemi.

On se demande quel est le parti politique auquel l'histoire doit imputer ce fatal sacrifice. Plusieurs critiques ont supposé que Théramène avait agi de concert avec le parti oligarchique, tous les généraux étant odieux à ce parti à cause de leurs relations avec Alcibiade ; mais il n'y a rien dans les textes anciens qui autorise cette supposition. Diodore, au contraire, attribue tout à la déraison du peuple et aux intrigues des démagogues. Selon Xénophon, les citoyens les plus honorables s'étaient épuisés en vains efforts pour sauver les généraux, et ce qui l'avait emporté dans l'assemblée, c'était la multitude (τό πλήθος). Mais, quel que soit le parti qui ait fait passer le décret de proscription, ce qui n'est que trop certain, c'est que le respect des lois était éteint dans la plupart des cœurs, et que la population athénienne, esclave de ses passions et de ses caprices, n'était plus digne d'exercer ce droit de justice dont le législateur l'avait investie.

Dans la comédie des Grenouilles, qui fut représentée l'année même de la condamnation des généraux (406), Aristophane s'indigne de la partialité du peuple, et de ses injustices envers les meilleurs citoyens : Dans cette ville, dit le poète[13], on en use à l'égard des honnêtes gens, comme à l'égard de la vieille monnaie. Celle-ci est sans alliage, la meilleure de toutes, la seule bien frappée, la seule qui ait cours chez les Grecs et chez les barbares ; mais, au lieu d'en user, nous préférons ces méchantes pièces de cuivre nouvellement frappées et de mauvais aloi. Il en est de même des citoyens : ceux que nous savons être bien nés, modestes, justes, probes, nous les outrageons, tandis que nous trouvons bons à tout des infâmes, des étrangers, des esclaves, des vauriens de mauvaise famille, dont la ville autrefois n'aurait pas voulu pour victimes expiatoires. On voit, dans le même ouvrage, qu'au moment même où il condamnait les généraux vainqueurs aux Arginuses, le peuple décernait le titre de citoyen aux esclaves qui avaient pris part au combat[14].

Les Athéniens ne tardèrent point à se repentir d'avoir immolé ces illustres victimes. Un décret de l'assemblée provoqua des recherches contre ceux qui avaient trompé le peuple. Callixène et quatre autres citoyens furent dénoncés et emprisonnés ; mais ils parvinrent à s'évader avant le jugement. Callixène revint plus tard à Athènes, où il mourut de faim, au milieu de la haine universelle[15]. Mais ce n'était point assez : il fallait que le peuple expiât le crime qu'il avait commis. La Providence lui réservait pour châtiment la bataille d'Ægos-Potamos et la tyrannie des Trente.

 

 

 



[1] Xénophon, Helléniques, I, 6.

[2] Diodore de Sicile, XIII, 97.

[3] Thucydide, III, 16.

[4] Thucydide, VII, 28.

[5] Xénophon, Helléniques, I, 6.

[6] Diodore de Sicile, XIII, 100.

[7] Xénophon, Helléniques, I, 6. — M. Grote, History of Greece, t. VIII, p. 238.

[8] Xénophon, Helléniques, I, 7.

[9] Xénophon, Helléniques, I, 7.

[10] Xénophon, Helléniques, I, 7.

[11] Les Euménides.

[12] Diodore de Sicile, XIII, 102.

[13] Aristophane, Grenouilles, v. 718 et suivants.

[14] Aristophane, Grenouilles, v. 694.

[15] Xénophon, Helléniques, I, 7. — Diodore de Sicile, XIII, 103.