HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE XIII.

 

 

L'oligarchie des quatre cents est renversée. - Démocratie restreinte. - Retour d'Alcibiade à Athènes.

 

Le signal de la résistance partit de Samos, où était l'armée athénienne. Les marins et les hoplites étaient, en majorité, attachés à la démocratie. Ils venaient d'aider les Samiens à rétablir le gouvernement populaire. Quand ils apprirent la révolution qui s'était opérée à Athènes, ils ne voulurent point s'y soumettre, et il y eut alors une scission complète entre la ville et l'armée. L'armée voulait contraindre la ville à rétablir la démocratie ; la ville, au contraire, voulait forcer l'armée à reconnaître l'oligarchie. Les soldats formèrent une assemblée dans laquelle ils déposèrent ceux des généraux et des triérarques qui leur étaient suspects ; ils en créèrent de nouveaux, entre autres Thrasybule et Thrasylle, qui se mirent à la tête du mouvement. Les guerriers, dit Thucydide, s'encouragèrent mutuellement à la résistance : il ne fallait pas s'effrayer, disait-on, si la ville rompait avec eux ; c'était le plus petit nombre qui se détachait du plus grand. Maîtres de toute la flotte, ne pouvaient-ils pas forcer les villes alliées à leur fournir de l'argent ? N'avaient-ils pas Samos, ville puissante, qui, lorsqu'elle était en guerre avec les Athéniens, avait failli leur enlever l'empire de la mer ? C'étaient eux qui, de Samos, avaient conservé libre l'entrée du Pirée : ne leur sera-t-il pas facile de bloquer ce port quand ils le voudront, et de fermer la mer aux Athéniens ? Ce n'était pas contre la patrie qu'ils allaient prendre les armes. A leurs yeux, Athènes n'était plus dans Athènes : la ville s'était anéantie elle-même, en détruisant le gouvernement populaire. Athènes était désormais tout entière à Samos. Là devait être le pouvoir où était la prudence, le courage et le respect des lois[1].

Pour mieux assurer la victoire à son parti, Thrasybule proposa à ses compagnons de rappeler Alcibiade. L'armée vota le retour de l'exilé ; Thrasybule se rendit auprès de Tissapherne, et amena Alcibiade à Samos. Une assemblée fut convoquée ; Alcibiade promit à l'armée l'alliance et les subsides de Tissapherne ; il fut élu général, et chargé de la conduite de toutes les affaires. Pendant qu'il était à Samos, arrivèrent dix députés, envoyés par les quatre cents. Les soldats refusèrent d'abord de les entendre, s'écriant qu'il fallait donner la mort aux destructeurs de la démocratie ; cependant ils se calmèrent à la fin, et consentirent à les écouter. Les députés prétendirent que la révolution avait eu pour but, non de satisfaire des intérêts particuliers, mais de sauver la république. Ils ajoutaient que la souveraineté était non dans les Quatre-Cents, mais dans les Cinq-Mille. Thucydide fait remarquer, à ce propos, que si autrefois le nombre des citoyens était beaucoup plus considérable, en réalité il y avait à peine cinq mille votants, même dans les affaires les plus importantes.

Les paroles des députés ne faisaient qu'irriter les soldats. Il ne manqua pas d'orateurs qui leur répondirent avec violence. On parlait de s'embarquer sur-le-champ, et de cingler vers le Pirée. Alcibiade parvint cependant à contenir cette multitude ; il lui fit comprendre qu'abandonner Samos, c'était livrer l'Ionie et l'Hellespont. Et lui-même, congédiant les députés, déclara au nom de l'armée qu'il ne s'opposait pas à l'autorité des Cinq-Mille, mais qu'il exigeait la déposition des Quatre-Cents, et le rétablissement de l'ancien sénat, composé de cinq cents membres. Il ajoutait que si l'on avait retranché quelques dépenses inutiles pour augmenter la solde des troupes, c'était une économie qu'il ne pouvait trop louer. Enfin il engageait les deux partis à se montrer d'accord au moins contre les Péloponnésiens[2].

De retour à Athènes, les députés rapportèrent ce que leur avait dit Alcibiade. La plupart de ceux qui avaient pris part à l'établissement de l'oligarchie, déjà fatigués de cet état de choses, ne demandaient qu'à se retirer de cette affaire, s'ils le pouvaient sans compromettre leur sûreté. Mais les chefs du parti étaient bien décidés à résister, entre autres Phrynicus, Aristarque, Pisandre et Antiphon. Ils envoyèrent des députés à Sparte pour traiter à tout prix, et ils construisirent un fort dans ce qu'on appelait l'Éétionée : c'était un des promontoires qui commandaient l'entrée du Pirée. Mais le parti modéré, sous la conduite de Théramène, détruisit les travaux commencés. Les Lacédémoniens, qui avaient repoussé les propositions des oligarques, vinrent occuper l'Eubée, que les Athéniens cherchèrent vainement à défendre. Jamais Athènes n'était tombée si bas : vaincue au dehors, ses divisions intérieures allaient la livrer à ses ennemis.

Dans ce péril extrême, on comprit enfin la nécessité de rétablir la paix au dedans. Une assemblée fut convoquée dans le Pnyx, où le peuple avait coutume de se réunir avant la révolution aristocratique. Là on déposa les Quatre-Cents ; on décréta que le gouvernement serait confié aux Cinq-Mille ; que tous ceux qui portaient les armes seraient de ce nombre ; que personne ne recevrait de salaire pour aucune fonction publique. D'autres assemblées furent convoquées, et l'on y établit des nomothètes. Divers règlements furent adoptés, qui substituèrent au gouvernement oligarchique non pas l'ancienne démocratie, mais une démocratie restreinte et mieux ordonnée. C'est, dit Thucydide[3], l'époque où de nos jours les Athéniens me semblent s'être le mieux conduits en politique : ils surent tenir un juste milieu entre la puissance des riches et celle du peuple. On décréta aussi le rappel d'Alcibiade et de ses amis ; on l'envoya prier, ainsi que l'armée de Samos, de prendre part aux affaires.

Pisandre et les principaux de son parti se retirèrent promptement à Décélie. L'un d'entre eux, Aristarque, qui était en même temps général, prit avec lui quelques archers barbares, et gagna le château d'Œnoé, qu'il livra aux Béotiens. Il ne parait pas que le parti aristocratique ait vu tomber ces hommes aven grand regret. Aristophane, qui ne flattait pas le peuple, parle avec mépris de Pisandre et de ses amis ; il n'attribue leur entreprise qu'à des motifs intéressés. Dans la comédie de Lysistrata, qui fut représentée l'an 412 avant Jésus-Christ, le poêle fait dire à un de ses personnages : C'est pour avoir le moyen de voler que Pisandre et les autres ambitieux suscitent continuellement de nouveaux troubles[4]. L'aristocratie athénienne, qui comprenait ses intérêts, était de l'avis de Thucydide : à la domination d'un petit nombre, elle préférait le gouvernement des cinq mille, où elle avait une large part.

Alcibiade ne voulut rentrer dans Athènes que cou+ vert de gloire. Un combat naval, livré entre Sestos et Abydos, balaya l'Hellespont des vaisseaux péloponnésiens (411). Bientôt Alcibiade affranchit la Propontide par la victoire de Cyzique, et prit toute la flotte ennemie, excepté les vaisseaux de Syracuse, que les Syracusains brûlèrent eux-mêmes[5]. Alors l'espoir revint aux Athéniens, et les Spartiates tombèrent à leur tour dans le découragement. Après la bataille de Cyzique, ils envoyèrent à Athènes une députation dont le chef Endius, proposa la paix dans l'assemblée du peuple. Les plus sages et les plus modérés des Athéniens inclinaient à traiter ; mais ceux qui avaient pour système de pousser à la guerre, et qui, selon l'expression de Diodore, s'étaient fait un revenu des troubles publics, étaient décidés à rejeter ces propositions. Parmi eux se signala un certain Cléophon, le plus grand démagogue du temps[6]. Il enivra le peuple du récit de ses dernières victoires ; il lui persuada qu'Athènes n'avait plus à craindre aucun retour de fortune, et la majorité vota la continuation de la guerre.

Ce triomphe du démagogue, qui rappelle le bon temps de Cléon et de ses successeurs, nous prouve que la démocratie modérée n'avait pas fourni une longue carrière. Le suffrage n'était sans doute plus restreint aux Cinq-Mille qui avaient succédé aux Quatre-Cents, et il est probable que tous les citoyens étaient rentrés en possession de leurs droits. Ce changement paraît s'être opéré environ onze mois après la chute de Pisandre[7].

Cependant Alcibiade poursuivait ses succès. Il s'empara de Périnthe, de Chalcédoine, de Selymbrie et de Byzance. Partout vainqueur, il avait pris deux cents navires aux ennemis, et levé d'abondantes contributions dans les îles de la mer Égée, sur les rivages de la Propontide et du Pont-Euxin. Thrasybule, de son côté, avait repris l'île de Thasos et les villes de la Thrace qui avaient quitté le parti des Athéniens. Quand Alcibiade crut avoir assez fait pour la grandeur et la gloire de sa patrie, il voulut enfin se montrer à Athènes (407). Il aborda au Pirée le jour même où l'on célébrait, en l'honneur de Minerve, la fête appelée Plyntéries. C'était l'usage, dans cette solennité, de voiler la statue de la déesse ; ce qui fut regardé, cette fois, comme un présage sinistre. Il semble, disait-on[8], que la déesse se cache pour ne pas voir Alcibiade.

Quelques auteurs, sur la foi de Duris de Samos, ont donné au retour d'Alcibiade l'apparence d'un triomphe ou d'une fête. Il revenait en effet victorieux, et il traînait à sa suite quelques-uns des navires qu'il avait pris ; mais ces voiles de pourpre qui paraient le vaisseau du général, ces flûtes harmonieuses qui réglaient le mouvement et la cadence des rames, c'étaient autant de circonstances fort invraisemblables en elles-mêmes, et qui ne se trouvaient d'ailleurs ni dans Théopompe, ni dans Éphore, ni dans Xénophon. Alcibiade n'était nullement assuré d'être bien accueilli par les Athéniens. Les sentiments étaient très-partagés à son égard : les uns lui pardonnaient ses trahisons en faveur de ses exploits récents ; mais les autres l'accusaient de tous les maux qu'Athènes avait soufferts, et ils prévoyaient que son ambition en attirerait d'autres sur sa patrie[9]. Aussi n'approchait-il du port qu'en se tenant sur ses gardes. Quand il fut près de la terre, il ne se hâta pas de descendre de sa galère ; il était debout sur le tillac ; ses yeux cherchaient ses amis dans la foule. Tout à coup il aperçoit son cousin Euryptolème, il reconnaît quelques hommes de sa famille et de son parti ; alors seulement il met pied à terre, et ii monte dans la ville, avec une escorte d'hommes dévoués, tout prêts à le défendre contre la violence.

Le premier soin d'Alcibiade, en rentrant dans Athènes, ce fut de paraître devant le sénat et le peuple. Il déplora ses malheurs, mais sans accuser ses concitoyens. Tout en protestant de son innocence, il rejeta tout sur sa mauvaise fortune, sur quelque démon jaloux de sa prospérité. Puis, laissant de côté la question personnelle, il entretint les Athéniens de la situation de leurs ennemis, et il les exhorta à concevoir de grandes espérances[10]. Il fut écouté sans être contredit, et l'assemblée le proclama généralissime avec pouvoir absolu, comme seul capable, dit Xénophon, de rétablir la république dans son ancienne splendeur[11]. Plutarque ajoute qu'on lui décerna des couronnes d'or, que tous ses biens lui furent rendus, et qu'on ordonna aux Eumolpides et aux hérauts de le relever des malédictions prononcées contre lui. Tous obéirent ; le principal d'entre eux, nommé Théodore, osa dire : Mais moi je ne l'ai point maudit, s'il n'a fait aucun mal à la république.

Alcibiade ne jugea pas prudent de quitter Athènes, avant de s'être purgé de l'accusation de sacrilège par un acte éclatant de religion. Il voulut présider à la célébration de ces mystères qu'on l'avait jadis accusé d'avoir profanés. Depuis le jour que les Lacédémoniens avaient fortifié Décélie, et occupé tous les chemins qui menaient d'Athènes à Éleusis, la fête n'avait point été célébrée avec toute la pompe accoutumée ; on avait été obligé de conduire la procession par mer. Alcibiade osa la conduire par terre, en faisant escorter par ses soldats les prêtres et les initiés. La théorie plus magnifique que jamais, arriva à Éleusis et revint à Athènes dans un ordre merveilleux. Jamais, dit Plutarque, on n'avait vu spectacle plus auguste, ni plus digne de la majesté des dieux. C'était à la fois une procession guerrière et une expédition sainte, et ceux qui ne portaient point envie au mérite d'Alcibiade, étaient forcés de convenir qu'il remplissait aussi bien les fonctions de grand-prêtre que celles de général.

C'était surtout parmi les pauvres et dans tout le menu peuple qu'Alcibiade était redevenu populaire. Là on ne se contentait pas de l'avoir pour général, on voulait en faire un roi. Plusieurs s'en expliquaient hautement ; il y en avait qui, s'adressant à lui-même, l'engageaient à ne s'embarrasser ni des lois, ni des suffrages, à écarter les brouillons qui troublaient l'État par leur babil, à se rendre maitre absolu des affaires, et à gouverner à sa fantaisie sans craindre les délateurs. Mais Alcibiade était obligé de compter avec l'aristocratie modérée, qui l'avait aidé à rentrer dans Athènes. Ce parti, qui avait conservé quelque influence dans l'assemblée, pressa le général de partir sans différer, en lui accordant tout ce qu'il demandait, et en lui donnant pour collègues les citoyens qui lui étaient le plus agréables[12].

On ne laissa point à Alcibiade le temps d'achever la guerre dont il était chargé. On profita de la défaite d'un de ses lieutenants pour l'accuser devant le peuple. On imputait la perte des vaisseaux à sa négligence et à ses débauches ; on lui reprochait aussi d'avoir abusé de son pouvoir, de s'être enrichi aux dépens des alliés, et d'avoir construit des forts en Thrace pour s'y ménager une retraite. On lui retira le commandement, et on le remplaça par dix généraux, parmi lesquels était Conon. Alcibiade, sans s'étonner de cette disgrâce, à laquelle il s'attendait, assembla quelques troupes étrangères, et alla faire la guerre en Thrace pour son propre compte.

Mais les Athéniens ne l'eurent pas plutôt disgracié, qu'ils le regrettèrent. L'année suivante (406), Aristophane donna au théâtre sa comédie des Grenouilles, qui fait allusion à ces événements. Dans cette pièce, Bacchus descend aux enfers pour y chercher un bon poète. Il hésite entre Eschyle et Euripide ; et, pour les éprouver, il leur dit : la république est bien malade ; celui de vous deux qui lui donnera le meilleur conseil, je l'emmène avec moi là-haut. Et d'abord que pensez-vous l'un et l'autre d'Alcibiade ?

EURIPIDE.

Mais qu'en pensent les Athéniens ?

BACCHUS.

Ce qu'ils en pensent ? ils le désirent, ils le haïssent, ils ne peuvent s'en passer. Mais vous, dites-nous quelle est votre opinion ?

EURIPIDE.

Je hais un citoyen lent à servir sa patrie et prompt à lui nuire, habile pour lui-même et inutile à l'État.

BACCHUS.

Fort bien, par Neptune ! Et toi quel est ton avis ?

ESCHYLE.

Il ne faut pas nourrir un lionceau dans une ville ; mais si on l'a nourri, il faut se plier à ses caprices[13].

Plus d'un passage de cette comédie exprime de sinistres pronostics sur l'avenir d'Athènes. Le poète accuse souvent la corruption des mœurs et l'absence de vertus publiques : Pas un riche aujourd'hui ne veut équiper de trirèmes ; chacun se fait pauvre et s'enveloppe de haillons.... Le goût du bavardage et des arguties a fait déserter les palestres.... L'esprit de désordre gagne jusqu'aux marins : autrefois ils ne savaient que faire leur métier ; maintenant ils disputent, ils laissent la rame oisive, et naviguent au hasard[14]. Ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'Athènes ne voulait ni supporter ses maux, ni employer les remèdes héroïques qui auraient pu la guérir. Dans une des dernières scènes des Grenouilles, Eschyle dit à Bacchus : Quels hommes la république emploie-t-elle ? les honnêtes gens ?Elle les déteste. — Elle aime donc les méchants ?Non pas, mais elle s'en sert par nécessité. Et Eschyle conclut tristement : Comment sauver un État qui ne peut porter ni le drap fin ni la bure ?[15]

 

 

 



[1] Thucydide, VIII, 76.

[2] Thucydide, VIII, 86.

[3] Thucydide, VIII, 97.

[4] Aristophane, Lysistrata, v. 490.

[5] Xénophon, Helléniques, I, 1.

[6] Μγιστος ν ττε δημαγωγς (Diodore de Sicile, XIII, 53.)

[7] M. Grote, History of Greece, t. VIII, p. 108.

[8] Plutarque, Alcibiade.

[9] Xénophon, Helléniques, I, 4.

[10] Plutarque, Alcibiade.

[11] Xénophon, Helléniques, I, 4.

[12] Plutarque, Alcibiade.

[13] Aristophane, Grenouilles, v. 1419 et suivants.

[14] Aristophane, Grenouilles, v. 1065 et suivants.

[15] Aristophane, Grenouilles, v. 1455 et suivants.