Expédition de Sicile. - Mutilation des hermès. - Alcibiade est accusé de sacrilège. C'était un axiome chez les Grecs que la lutte des partis était aussi essentielle au maintien du gouvernement que la lutte des éléments a l'harmonie de l'univers. Plutarque dit que le législateur de Sparte avait jeté dans le gouvernement l'ambition et la jalousie comme des semences de vertu[1]. Il se peut en effet que l'émulation des partis rivaux soit salutaire à la chose publique ; mais c'est à la condition que ces partis soient animés de sentiments généreux, dirigés par de grandes idées, et qu'ils sachent au besoin se réunir dans le respect de la justice et dans l'amour de la patrie commune. Or tel n'est point le caractère des partis qui se disputent le pouvoir depuis la mort de Périclès : ce n'est plus qu'une mêlée d'intérêts personnels et de passions indomptables. Alcibiade, si supérieur à Cléon par l'intelligence, ne le surpassait pas en probité politique. S'il s'était uni un instant au parti aristocratique, c'était pour se débarrasser d'Hyberbolus ; mais au fond il était jaloux de Nicias, et il ne cherchait qu'à l'abaisser dans l'esprit de ses concitoyens, comme dans celui des étrangers. Toute supériorité lui portait ombrage, même dans son propre parti. Toute gloire acquise par un autre lui semblait un vol qu'on lui faisait. Il était à lui-même son but, son idole, et, comme il aurait sacrifié la Grèce à Athènes, il aurait immolé Athènes elle-même à son propre intérêt. Cette absence d'idées morales et d'amour de la patrie n'était pas le trait particulier d'Alcibiade ; c'était la plaie commune de l'époque, et, pour ainsi dire, la religion intime des Athéniens. La justice, dit un des personnages de la République[2], c'est ce qui plait au fort et ce qui lui est utile. Cette doctrine, que Socrate et Platon ont combattue de toutes leurs forces, les Athéniens osaient la professer publiquement. Au commencement de la guerre, quand les Corinthiens leur reprochaient leur égoïsme et leur ambition, les orateurs d'Athènes avaient répondu : Nous n'avons rien fait qui doive étonner, rien qui soit contraire à la nature humaine, en acceptant l'empire qui se présentait à nous.... Nous n'avons fait qu'obéir à la loi éternelle qui veut que le plus faible obéisse au plus fort[3]. Ce principe, qu'il n'y a de droit que la force est encore
plus nettement posé dans la conférence que lei députés d'Athènes eurent, en
417, avec les magistrats de Mélos, pour détacher cette île de l'alliance
lacédémonienne : Partons, disaient les
Athéniens, d'un principe dont nous soyons bien convaincus
les uns et les autres : c'est qu'il y a lieu de consulter la justice quand
les forces sont égales, mais que ceux qui sont supérieurs en force font tout
ce qui est en leur pouvoir : c'est aux faibles à céder. Les Méliens
répondent que, quelle que soit la supériorité des forces athéniennes, ils ne
désespèrent pas de l'avenir : ils ont la ferme confiance que, s'ils résistent
justement à des hommes injustes, la Divinité ne les abandonnera pas. La
réplique des Athéniens est curieuse : Nous ne
craignons pas que les dieux se déclarent contre nous ; car il en est de la
nature des dieux, tels que nous les peint la tradition, comme de la nature
des hommes : ils commandent partout où ils en ont la force. Ce n'est pas nous
qui avons inventé cette loi ; ce n'est pas nous qui l'avons appliquée les
premiers ; nous en profitons à notre tour, et nous la transmettrons à ceux
qui viendront après nous. Les faits suivirent la parole. Des forces
considérables occupaient le territoire des Méliens ; la ville fut assiégée
avec vigueur, et, après une héroïque défense, les malheureux habitants furent
réduits à se rendre à discrétion. Les Athéniens donnèrent la mort à tous les
Méliens qui étaient en âge de porter les armes, et ils réduisirent en
esclavage les femmes et les enfants. Ils prirent ensuite possession de la
ville, et y envoyèrent une colonie de cinq cents citoyens[4]. Alcibiade ne fut
point étranger à cette grande iniquité : dans le partage du butin, il prit
une jeune captive dont il eut un enfant, qu'il fit élever publiquement.
Plutarque ajoute même, ce que Thucydide ne dit point, qu'Alcibiade fut la
principale cause du massacre des Méliens, par le consentement qu'il donna au
décret qui autorisait cette barbarie[5]. Bientôt l'ambition d'Alcibiade persuada aux Athéniens d'aller chercher fortune en Sicile. Sous prétexte de porter secours aux villes ioniennes contre les Doriens de Syracuse, on voulait tenter la conquête de l'île. Les aventures plaisent au parti démocratique, parce qu'elles donnent au plus grand nombre l'espoir d'une condition meilleure ; mais ceux dont la fortune est faite et qui n'aspirent qu'à la conserver, sont plus difficiles à entraîner ; ils calculent mieux les chances et les périls d'une entreprise. Nicias mit tout en œuvre pour détourner le peuple de cette expédition. Ce fut aussi l'honneur de Socrate de désapprouver cette folle conquête ; mais la parole d'Alcibiade gagna la majorité. La guerre fut résolue, et Nicias fut chargé, avec Alcibiade et Lamachus, de diriger l'expédition qu'il avait voulu empêcher. Chaque gouvernement a son caractère et ses allures qui lui sont propres. Dans les pays où une certaine part d'influence est réservée à l'aristocratie, les délibérations marchent avec lenteur et avec maturité. A la fin du XVe siècle, Comines voulant faire l'éloge du gouvernement d'Angleterre, où le roi ne pouvait rien faire sans consulter le parlement, disait : les choses y sont longues. Il en était de même à Rome, dans le sénat et dans les comices. Mais à Athènes on se piquait d'aller vite en besogne. Le décret sur la guerre de Sicile avait été emporté d'assaut. Cinq jours après, une autre assemblée fut convoquée pour discuter les moyens les plus prompts d'équiper la flotte et l'armée. Nicias essaya de faire révoquer le décret ; le peuple persista dans sa résolution, et donna aux trois généraux de pleins pouvoirs pour le nombre des troupes et la conduite de l'expédition[6]. Tout était prêt pour le départ ; déjà même la galère de Lamachus était en mer, lorsqu'un matin on apprit avec effroi que pendant la nuit précédente la plupart des hermès avaient été mutilés. Les hermès étaient des monuments carrés par la base, dont la partie supérieure représentait le buste de Mercure. Il y en avait un grand nombre dans la ville : les uns étaient placés dans le vestibule des maisons particulières ; les autres étaient à la porte des temples, dans les carrefours ou sur les places publiques. Ces emblèmes sacrés, sans cesse présents aux yeux des citoyens, étaient les témoins habituels de leurs travaux et de leurs plaisirs ; et, quoique la foi religieuse fût bien affaiblie à cette époque, ils semblaient à tous comme les protecteurs du foyer et les gardiens de la cité. Aussi l'émotion fut-elle générale quand on apprit la mutilation des hermès. Cet événement paraissait d'autant plus sinistre, qu'il coïncidait avec les fêtes d'Adonis. L'effroi gagna, dit Plutarque, même ceux qui d'ordinaire se moquaient de ces sortes de présages[7]. Mais quels étaient les auteurs d'un tel attentat ? Quelques-uns attribuaient le crime aux Corinthiens : ils avaient voulu, disait-on, en épouvantant la ville d'Athènes, faire ajourner ou même abandonner l'expédition contre Syracuse, leur ancienne colonie. D'autres prétendaient qu'il n'y avait pas lieu de s'effrayer : que c'était l'œuvre de quelques jeunes gens pris de vin, qui n'avaient songé qu'à se divertir, sans se rendre compte de leur action. Mais le peuple ferma l'oreille à ces discours, et crut voir dans la mutilation des hermès non-seulement un très-mauvais présage, mais une conjuration audacieuse contre la religion et contre l'État. Le sénat et le peuple commencèrent une enquête, qui dura plusieurs jours. L'orateur Androclès produisit des témoins ; des esclaves et des étrangers domiciliés déposèrent qu'on avait mutilé quelques jours auparavant d'autres statues que celles de Mercure, et que, dans certaines maisons, on avait célébré par dérision les saints mystères. C'était surtout Alcibiade et ses amis qu'on accusait de ce sacrilège. Un certain Théodore avait rempli les fonctions de héraut ; Polytion portait la torche ; Alcibiade faisait le grand prêtre ; tous ses amis assistaient à cette profanation en qualité d'initiés ou de mystes, comme on les appelait. Andocide, qui fut lui-même compromis dans cette affaire, mais qui d'accusé devint accusateur, dit qu'un esclave d'Alcibiade, nommé Andromachos, déposa en ces termes : Les mystères ont été célébrés chez Polytion ; Alcibiade, Niciade et Mélitos remplissaient les fonctions sacrées ; d'autres assistaient à la cérémonie ; il y avait aussi des esclaves : je m'y trouvais avec mon frère Hicésios, le joueur de flûte, et un serviteur de Mélitos[8]. Les ennemis d'Alcibiade allaient partout répétant ces accusations ; ils faisaient entendre que le profanateur des mystères était aussi le principal auteur de la mutilation des hermès ; ils ajoutaient qu'il avait voulu renverser du même coup la religion de l'État et le gouvernement populaire, pour se frayer un chemin à la tyrannie[9]. Alcibiade parut d'abord un peu troublé de ces accusations ; mais quand il se fut aperçu que tous ceux qui devaient l'accompagner en Sicile, matelots et soldats, étaient parfaitement disposés en sa faveur, il reprit courage, et vint au jour marqué se défendre devant le peuple. Son audace fit reculer ses ennemis. On choisit parmi les orateurs ceux qui, tout en détestant Alcibiade, pouvaient passer pour ne pas lui être opposés. Ils déclarèrent que ce n'était pas le moment de donner suite à l'accusation : Quand l'armée frémissait d'impatience de mettre à la voile et d'aller combattre, n'était-il pas étrange de retenir le général pour lui faire son procès ? Qu'il parte, ajoutaient-ils ; quand la guerre sera finie, il viendra devant vous répondre à ses accusateurs. Alcibiade, démêlant le venin caché sous ces paroles, voulait absolument être jugé. Il se plaignait d'être condamné à partir sous le poids d'une telle accusation. S'il était coupable, il fallait le faire mourir ; s'il ne l'était point, il fallait proclamer son innocence et confondre ses ennemis. Mais il eut beau dire : le peuple décréta que l'affaire était ajournée[10]. Pendant que la flotte se dirigeait vers la Sicile, et qu'Alcibiade commençait heureusement l'expédition par la prise de Catane, ses ennemis, à Athènes, profitaient de l'avantage que leur laissait son absence. L'enquête continuait ; tous les jours on recueillait de nouveaux témoignages, on écoutait de nouvelles délations. Thucydide a négligé de nommer les dénonciateurs ; mais Andocide nous en a fait connaître plusieurs, entre autres Teucer et Diocleïdès. Ce Teucer était un étranger qui avait transféré son domicile d'Athènes à Mégare, et qui, de cette ville, écrivit au sénat que si on lui donnait un sauf-conduit, il dirait tout ce qu'il savait sur la profanation des mystères et la mutilation des hermès. Diocleïdès prétendait avoir reconnu, à la clarté d'une lune brillante, ceux qui avaient outragé les statues[11]. Or, il était prouvé que pendant la nuit de l'attentat la lune n'était point visible. Les noms de Teucer et de Diocleïdès se retrouvent aussi dans un fragment du poète comique Phrynicus. L'auteur, s'adressant à une statue de Mercure : Mon cher Mercure, dit-il, prends bien garde de te casser le nez en tombant, de peur que tu ne fournisses à un second Diocleïdès une nouvelle occasion de calomnier les gens. Mercure répond : Je m'en garderai bien ; car je ne veux pas qu'on paye le prix de la délation à Teucer, à ce misérable étranger, fourbe et scélérat maudit[12]. Mais le peuple n'en croyait pas moins les délateurs, Tous ceux qu'on dénonçait étaient mis en prison, sans qu'on daignât seulement les entendre. On abrogea le décret porté sous l'archonte Scamandrios, qui défendait d'appliquer un citoyen à la torture[13]. Plusieurs furent condamnés à mort ; quelques-uns n'échappèrent au supplice qu'en prenant la fuite. Andocide sauva sa vie et celle de ses parents, en dénonçant quelques -uns de ceux qui avaient mutilé les hermès. Cet orateur dit, dans son Discours sur les mystères, que Diocleïdès, convaincu d'imposture, fut lui-même livré aux juges, qui le condamnèrent à la mort. Cependant les ennemis d'Alcibiade étaient bien fichés de l'avoir laissé échapper. Ils le poursuivirent dans ses parents, dans ses amis ; et bientôt quand ils eurent recueilli contre lui de nouvelles preuves, ils recommencèrent le procès naguère interrompu. L'accusateur était un des citoyens les plus considérables, Thessalus, fils de Cimon. Plutarque nous a conservé la formule de l'accusation : Thessalus, fils de Cimon, du bourg de Laciade, accuse Alcibiade, fils de Clinias du bourg de Scambonide, d'avoir commis un sacrilège envers les déesses Cérès et Proserpine, en contrefaisant et en divulguant les saints mystères dans sa propre maison ; d'avoir ainsi violé les lois et les coutumes établies par les Eumolpides, par les hérauts et par les prêtres d'Éleusis[14]. La galère Salaminienne fut envoyée en Sicile, pour mander Alcibiade et ceux de ses compagnons qui étaient accusés avec lui. L'ordre était, non de l'arrêter, mais de lui signifier qu'il eût à suivre cette galère pour venir se justifier. On le ménageait ainsi dans la crainte d'exciter un soulèvement dans son armée. Alcibiade s'embarqua sur son vaisseau, avec les autres prévenus, et partit de Sicile à la suite de la Salaminienne, comme pour se rendre à Athènes ; mais, arrivé à Thurium, il débarqua et chercha un asile où il pût échapper à toutes les poursuites[15]. Quelqu'un l'ayant reconnu lui dit : Alcibiade, vous ne vous fiez donc pas à votre patrie ? — Il y va de ma vie, répondit-il ; je ne me fierais pas à ma mère, de peur que par mégarde elle ne prit la fève noire pour la blanche. Les marins qui montaient la Salaminienne cherchèrent quelque temps Alcibiade et ses compagnons, et, ne les ayant pas trouvés, ils revinrent à Athènes. Le procès fut poursuivi devant le peuple. Le résultat n'en pouvait être douteux : Alcibiade fut condamné à mort par contumace, ainsi que tous ceux qui l'accompagnaient. Tous ses biens furent confisqués ; il fut enjoint à tous les prêtres et à toutes les prêtresses de le maudire. Parmi ces dernières, il s'en trouva une seule, Théano, prêtresse du temple d'Agraule, qui osa s'opposer à ce décret, en disant qu'elle était prêtresse pour bénir et non pour maudire. Cette grande affaire, qui avait tant remué les esprits dans Athènes, n'a jamais été complètement éclaircie. On n'a jamais su bien nettement ni quels étaient les crimes commis, ni quels étaient les coupables, ni surtout quel but ils se proposaient ; mais ce qui n'est point douteux c'est qu'il y avait alors un assez grand nombre d'Athéniens non pas seulement indifférents, mais hostiles à la religion de l'État. Ces hommes étaient en général les plus jeunes, les plus ardents du parti démocratique, et Alcibiade était d'accord avec eux. Ils voulaient réformer le culte établi, non par la science ou par la méditation philosophique, à la manière de Socrate, mais par la violence et par la destruction des emblèmes consacrés : c'étaient les iconoclastes du paganisme. Jamais la fermentation des esprits n'avait été plus grande à Athènes. Tous les jours, les idées les plus folles passaient par la tête de certains citoyens. Chacun voulait donner à la cité de nouvelles lois ou de nouveaux dieux. C'est cette maladie qu'Aristophane a attaquée dans cette bizarre comédie intitulée les Oiseaux. Deux habitants d'Athènes, Pisthétère et Évelpide, ont résolu d'aller chercher une autre patrie. Ce n'est point qu'ils ne rendent justice à leur ville natale : Elle est grande, opulente, et ouverte à tous pour y perdre son bien ; mais les cigales ne chantent qu'un mois ou deux sur les figuiers, tandis que les Athéniens passent toute leur vie à chanter dans les tribunaux[16]. Ennemis jurés des procès, anti-héliastes, comme ils s'appellent, ils cherchent partout un lieu tranquille, où l'on puisse reposer en paix, loin du bruit des plaideurs. On leur propose une ville fortunée, telle qu'ils la désirent, sur les bords de la mer Rouge. Ah ! répond Évelpide, ne nous parlez point d'une ville maritime, où par un beau matin arriverait la galère Salaminienne avec un huissier[17]. Cette phrase nous donne la date de la pièce : elle fut en effet représentée en 415, l'année même de la condamnation d'Alcibiade. Les deux Athéniens, dégoûtés de la terre, s'adressent aux oiseaux, et leur persuadent de construire une ville au milieu des airs. Bientôt la ville est bâtie sous le nom de Néphélococcygie, ou ville des nuées et des coucous ; mais c'est un obstacle entre les dieux de l'Olympe et la terre. La messagère céleste, Iris, est arrêtée dans son vol, au milieu de la ville aérienne ; et, comme on lui demande où elle va : Moi ? répond-elle, je vole vers les hommes, par ordre de mon père, pour leur enjoindre de sacrifier aux dieux. — Apprends, dit Pisthétère, que les oiseaux sont aujourd'hui les dieux des hommes : c'est à eux seuls qu'il faut sacrifier. Et le pauvre homme, oubliant qu'il a abjuré l'ancien culte, jure par Jupiter qu'on ne doit plus sacrifier à Jupiter. Le chœur, qui n'est composé que d'oiseaux bien entendu, prononce, en chantant, le décret suivant : Défense est faite aux dieux de la race de Jupiter de passer désormais par notre ville, et aux mortels qui leur offrent des sacrifices, de faire passer par ici la fumée de leurs holocaustes[18]. Les Athéniens escaladent les nues, et viennent en foule se faire naturaliser dans la cité nouvelle. Mais les oiseaux, qui bravaient les dieux, savent donner des leçons aux hommes. Un jeune homme se présente, qui s'imagine que dans la république ailée tout lui sera permis. Pisthétère fait rougir ce jeune insensé, en lui disant gravement : Il y a chez nous une loi antique inscrite sur les registres publics des cigognes : quand la cigogne a élevé ses petits et les a mis en état de voler, ceux-ci doivent à leur tour nourrir leurs parents[19]. On voit ensuite un poète ténébreux, qui en venant se perdre dans les nues, n'a pas quitté son séjour habituel. Puis c'est le tour du sycophante. Le bon Pisthétère essaye de lui faire prendre un état plus honorable ; le sycophante répond que le métier de délateur est héréditaire dans sa famille, et qu'il ne veut point dégénérer. Donne moi, dit-il, des ailes rapides, afin qu'après avoir été assigner les étrangers (les habitants des îles, soumis à la juridiction athénienne), je puisse revenir à Athènes pour soutenir l'accusation, et ensuite revoler bien vite là-bas. — J'entends... afin que l'étranger soit condamné avant d'être arrivé. — C'est cela même. — Et qu'ensuite tu revoles chez lui pour ravir ses biens confisqués. — Précisément ; il faut que j'aille comme une toupie. — Une toupie ? c'est bien. Et, au lieu de lui donner des ailes, Pisthétère le frappe à coups redoublés, avec un fouet de Corcyre, et le fait rouler à travers les airs. Sur ces entrefaites, Prométhée vient annoncer la détresse des dieux : ils meurent de feins, depuis que la fumée des sacrifices et l'odeur des victimes ne montent plus jusqu'à eux. Réduits aux dernières extrémités, ils consentent à traiter, et envoient trois ambassadeurs au camp des oiseaux, Neptune, fiers cule, et un troisième qu'Aristophane appelle le Triballe[20]. Neptune traite assez mal ce dernier dieu ; il lui reproche d'avoir mauvaise tournure, et de ne pas savoir porter son manteau : Ô démocratie, dit-il, à quoi nous réduis-tu, puisque les dieux ont élu un tel représentant ! En arrivant à Néphélococcygie, Hercule prend le ton le plus belliqueux ; il ne parle que d'étrangler l'homme qui avait osé braver les dieux. Mais Pisthétère ne se laisse point effrayer ; il fait préparer un somptueux repas. A la vue de ces apprêts de cuisine, Hercule se radoucit tout d'abord ; il annonce la mission dont il est chargé par les dieux. Pisthétère s'empresse d'inviter les ambassadeurs à dîner ; ce qui semble à Hercule une excellente manière d'ouvrir les négociations. Mais il faut s'entendre sur les conditions : Pisthétère demande d'abord que Jupiter rende aux oiseaux l'empire qui leur appartenait jadis ; Hercule n'y met aucun obstacle. Mais ce n'est pas tout : Pisthétère veut avoir pour femme la Souveraineté. Cette fois, Hercule parait hésiter ; Neptune l'engage à ne pas céder : la Souveraineté, c'est le plus précieux trésor de Jupiter. Hercule livrera-t-il son propre héritage ? Mais Pisthétère lui dit qu'il n'est qu'un bâtard, et lui lit la loi de Solon qui exclut de la succession paternelle les enfants illégitimes. Hercule consent à tout ; le Triballe en fait autant ; Neptune voudrait résister, mais la majorité a prononcé. Il ne reste plus qu'à aller chercher au ciel la Souveraineté, pour la marier au roi des oiseaux. Le chœur termine la pièce par un chant de triomphe et d'allégresse. On se demande quelle est ici la pensée d'Aristophane. Au commencement de l'ouvrage, il châtiait rudement les novateurs, et ses dernières épigrammes semblent tomber sur la religion elle-même. Que signifient ces dieux qui se plient à tous les caprices des mortels, et cet Hercule glouton, qui sacrifie tous les droits de son père à l'appât d'un bon dîner ? Y a-t-il donc contradiction entre la morale des Nuées et celle des Oiseaux ? Aristophane a-t-il abandonné la cause des institutions religieuses qu'il avait soutenue jusque-là, comme champion du parti aristocratique ? Je crois que l'auteur des Oiseaux n'attaque point le principe de la religion athénienne, mais qu'il veut faire entendre que cette religion s'est corrompue avec tout le reste. Neptune représente le culte antique, dont le sens était perdu même parmi les prêtres ; le Triballe, ce sont ces rites étrangers que certains Athéniens mêlaient aux traditions de leurs ancêtres. Hercule, c'est la partie la plus matérielle et la plus grossière de la religion, celle qui a conservé le plus de crédit sur le vulgaire. Le poète paraît aussi vouloir dire que l'esprit démagogique a pénétré jusque dans le sanctuaire, et que les prêtres se sont abaissés en transigeant avec le parti populaire. Il est certain qu'à l'époque où nous sommes parvenus, ce n'était plus seulement l'aristocratie qui défendait la religion : autant par intérêt que par conviction, les plus modérés du parti démocratique s'étaient ralliés aux anciennes croyances, et soutenaient le corps sacerdotal contre les attaques des novateurs. La condamnation d'Alcibiade et de ses complices est la preuve et comme le gage de cette alliance. |
[1] Plutarque, Agésilas.
[2] Platon, République, I.
[3] Thucydide, I, 76.
[4] Thucydide, V, 89 et suivants.
[5] Plutarque, Alcibiade.
[6] Thucydide, VI, 8 et suivants.
[7] Plutarque, Alcibiade.
[8] Andocide, Discours sur les Mystères.
[9] Thucydide, VI, 28.
[10] Plutarque, Alcibiade.
[11] Andocide, Discours sur les Mystères.
[12] Phrynicus, cité par Plutarque, Alcibiade.
[13] Andocide, Discours sur les Mystères.
[14] Plutarque, Alcibiade.
[15] Thucydide, VI, 61.
[16] Aristophane, les Oiseaux, v. 36 et suivants.
[17] Aristophane, les Oiseaux, v. 146.
[18] Aristophane, les Oiseaux, v. 1262 et suivants.
[19] Aristophane, les Oiseaux, v. 1353 et suivants.
[20] Aristophane, les Oiseaux, v. 1545 et suivants.