HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE IX.

 

 

Décadence des institutions religieuses. - Commencements de Socrate. - Les Nuées d'Aristophane.

 

Chez les Lacédémoniens, dit Platon, c'était une maxime inviolable qu'il ne fallait point toucher aux lois établies[1]. A Athènes, au contraire, on se faisait un jeu de tout remettre en question, et de modifier sans cesse la constitution de l'État. Agir ainsi, c'était préparer de loin la ruine de la république ; car, selon la remarque de Thucydide, un État se sou-lient mieux avec des lois imparfaites mais consacrées par le temps, qu'avec de bonnes lois qui ne durent point. L'historien appelle spirituellement les Athéniens des spectateurs de discours et des auditeurs d'actions ; c'est-à-dire qu'ils vont à l'Agora gemme au théâtre, pour assister à un spectacle, qu'ils n'en croient que les belles paroles de leurs orateurs, et qu'ils ne tiennent aucun compte des réalités qui les entourent[2].

A u milieu de cette mobilité perpétuelle qui ne fondait rien on qui ne fondait que pour détruire, les mœurs anciennes s'étaient gravement altérées. Les grossièretés dont fourmille Aristophane montrent à quel point s'était émoussé le sentiment de le pudeur publique. Les institutions religieuses, extérieurement respectées, étaient frappées d'impuissance. Ce n'étaient plus que des formes traditionnelles dont le sens était perdu, et qui n'imposaient aux passions individuelles ni retenue, ni sacrifice. Certains personnages d'Aristophane nient les dieux ou les insultent. Dans les Chevaliers, un des esclaves du peuple dit à son compagnon : Ce que nous aurions de mieux à faire dans les circonstances actuelles, ce serait de nous prosterner devant les statues des dieux. — Des statues ! quelles statues ? est-ce que tu crois vraiment qu'il y a des dieux ? Sans doute. — Sur quelles preuves ?Parce qu'ils me persécutent[3].

Depuis qu'Athènes s'était enrichie par ses armes et par son commerce, la plupart des citoyens étaient devenus avares envers leurs dieux. Quand il faudrait sacrifier, dit un poète, vous êtes occupés à donner la question ou à rendre la justice[4]. A la fin du Plutus, le prêtre de Jupiter Sauveur se plaint de mourir de faim : Bons dieux ! lui dit Chrémyle, quelle peut en être la cause ?Personne ne veut plus sacrifier. — Et pourquoi ?Parce que tout le inonde est riche. Du temps qu'ils étaient pauvres, si un marchand avait échappé au péril de la mer, si un accusé était absous, il immolait des victimes. On faisait de pompeux sacrifices, dont le prêtre avait sa part. Mais aujourd'hui personne ne sacrifie ; personne ne vient dans le temple, si ce n'est pour le souiller[5].

Les chefs du parti aristocratique conservaient plus fidèlement la tradition des pratiques religieuses. Nicias, par exemple, avait fait hommage aux dieux d'une partie de sa fortune. Plutarque parle d'une statue de Pallas qu'il avait dédiée dans l'Acropole, et d'une chapelle qu'il avait consacrée dans le temple de Bacchus. On avait gardé le souvenir de sa magnificence dans une théorie qu'il avait conduite à Délos. Après le sacrifice, les jeux et les festins, il consacra au dieu un palmier de bronze, et.il acheta pour dix mille drachmes de terres qu'il donna au temple.

. Quoiqu'il entre toujours un peu de vanité et d'ostentation dans de tels actes, il n'y a point lieu de suspecter la sincérité de Nicias : il était réellement attaché à la religion de son pays. Mais il faut convenir, avec Thucydide, que sa piété était peu éclairée et allait jusqu'à la superstition, comme il le prouva plus tard pendant l'expédition de Sicile : effrayé par une éclipse de lune, il arrêta la retraite des Athéniens pendant trois fois neuf jours, selon le conseil des devins, et par là il perdit l'armée[6]. On lisait dans les dialogues de Pasiphon, cités par Plutarque, que Nicias sacrifiait tous les jours, et qu'il avait dans sa maison un devin à ses gages : il le consultait sur les affaires publiques, et plus souvent encore sur ses propres affaires, principalement sur ces belles mines d'argent qu'il possédait dans le bourg de Laurium ; il en tirait un grand profit, non sans risquer la vie des nombreux esclaves qu'il employait à les exploiter[7].

Entre l'indifférence ou l'incrédulité du plus grand nombre et la piété superstitieuse de quelques-uns, qui pouvait ramener les âmes au véritable sentiment religieux ? Ce n'était pas le culte officiel, qui ne s'adressait qu'aux sens. Les mystères mêmes n'enseignaient aux initiés qu'à mépriser en secret la religion qu'ils honoraient en public. Il y avait à Athènes quelques hommes à la parole facile, à l'esprit subtil et hardi, qui prétendaient révéler l'origine, le développement et la dissolution de toute chose, la nature des éléments, les causes des phénomènes, l'essence de l'âme humaine et sa destinée. Le fils de Sophronisque, qui avait quitté l'art paternel pour se livrer à la philosophie, se laissa d'abord prendre, comme les autres, à ces belles promesses. Socrate avoue, dans le Phédon, que dans sa jeunesse il s'était livré, avec une véritable passion, à ces spéculations physiques et cosmogoniques que les sophistes avaient mises à la mode. Mais il ne tarda point à reconnaître tout ce qu'il y avait de ténèbres et de mensonges dans cette prétendue science universelle[8]. Il laissa de côté la recherche des phénomènes extérieurs, et, marchant dans les voies ouvertes par Anaxagore, il étudia l'intelligence ; il apprit à se connaître lui-même ; il s'éleva jusqu'à l'idée de la Providence, et, après avoir commencé par écouter les sophistes, il s'en sépara, en donnant à son enseignement une forme plus modeste et plus pratique.

Socrate enseignait par son exemple, aussi bien que par sa parole, tous les devoirs de la vie publique et de la vie privée. Il ne craignait pas de blâmer hautement les vices du gouvernement athénien, tel que l'usage de tirer les magistrats au sort : N'est-ce pas folie, disait-il, qu'une fève désigne les chefs de la république, tandis que l'on ne tire au sort ni un pilote, ni un architecte, ni un joueur de flûte, ni tant d'autres dont les fautes sont bien moins dangereuses que celles des magistrats[9]. Dans la guerre, qui est une école de philosophie pratique, Socrate s'était montré, plus que tous les autres, brave, dévoué, endurci aux fatigues et aux privations. Il s'était surtout signalé dans l'expédition contre Potidée : c'est un hommage que lui rend Alcibiade dans le Banquet de Platon. Quelques années plus tard, Socrate reparut glorieusement à la bataille de Délium, où il sauva les jours de Xénophon. Le général athénien Lachès avoua depuis qu'il aurait pu compter sur la victoire, si tout le monde s'était comporté comme Socrate[10].

Malgré tant de courage et de patriotisme, malgré la supériorité d'intelligence qui éclatait à chaque instant dans ses entretiens familiers, Socrate n'était pas populaire à Athènes. Le peuple lui reprochait de ne paraître presque jamais dans l'Assemblée, de ne prendre part à aucune intrigue, et de condamner ouvertement certains défauts de la démocratie athénienne. Quant au parti aristocratique, il accusait le philosophe d'attaquer le culte public, dont l'existence était liée à celle de l'État. Aristophane, qui appartenait à ce dernier parti, et qui défendait à sa manière les anciennes lois et les anciennes traditions, fit représenter sa comédie des Nuées la première année de la 89e olympiade (l'an 424 avant J.-C.). C'était l'année même de la bataille de Délium. Le poète confond Socrate avec ces sophistes qui réduisaient la religion à la physique ; il le représente guindé dans un panier, au plus haut des airs, pour contempler les astres de plus près, et pour mêler à l'air le plus subtil la subtilité de ses pensées : Souverain maître, dit Socrate, air immense, qui enveloppes la terre de toutes parts, lumineux éther, et vous, vénérables déesses, Nuées, mères de la foudre et du tonnerre, levez-vous ; ô reines, apparaissez au philosophe[11]. Le chœur des Nuées répond à l'appel de Socrate. Voilà, dit-il, les seules divinités qu'il y ait au monde ; tout le reste n'est que niaiserie. — Mais, dit Strepsiade, Jupiter Olympien n'est-il pas dieu aussi ?Quel Jupiter ? tu te moques. Il n'y a pas de Jupiter... promets moi de ne reconnaître désormais d'autres dieux que les nôtres : le chaos, les nuées et la langue, voilà nos trois dieux[12]. Ces divinités nouvelles couvrent de leur toute-puissante protection ceux qui se livrent à leurs ministres, c'est-à-dire aux philosophes. Elles donnent à l'homme l'audace et la ruse, l'esprit et l'éloquence, en un mot, tout ce qui peut conduire à la puissance et au bien-être. Il n'y a plus désormais ni devoir, ni droit sur la terre : tout appartient au plus habile et au plus fort.

Il y a, dans les Nuées, une scène hardie où le poète laisse voir toute la profondeur de son mépris pour ce peuple qu'il amuse de ses sarcasmes. Le juste et l'injuste sont personnifiés, et représentent les deux systèmes d'éducation qui se disputent la jeunesse athénienne. Le Juste rappelle l'éducation antique, qui apprenait au jeune homme à haïr les procès, à rougir des choses déshonnêtes, à se lever devant les vieillards, à ne donner aucun chagrin à ses parents et à ne rien faire de honteux. L'Injuste traite ces maximes de vieilleries, et défend le système moderne qui laisse à la jeunesse la liberté de ses passions et de ses caprices. Il lui recommande de parler à tort et à travers, et de se défier de la modestie, qui n'a jamais profité à personne. Il promet surtout à ses disciples de les armer d'une logique irrésistible, avec laquelle ils pourront nier jusqu'à l'évidence. Enfin, à bout d'arguments, il en appelle au nombre de ses adhérents : partout les infâmes sont en majorité[13].

Le bonhomme Strepsiade, que son fils a ruiné, vient, malgré ses cheveux blancs, se faire instruire à la nouvelle école. Il ne demande qu'à échapper à ses créanciers, et à mettre de son côté l'apparence du bon droit. On lui enseigne l'art, non-seulement de ne pas payer ses dettes, mais de prouver qu'il ne doit rien. Strepsiade, pour le mieux prouver, va jusqu'à battre ses créanciers. Le vieillard est en extase devant les maîtres qui lui en ont tant appris, et il jure de ne plus adorer que les dieux de Socrate, ces dieux qui rendent la vie si facile et si heureuse. Mais son âge avancé, sa mémoire un peu dure l'empêchent de pénétrer complètement les mystères de la science nouvelle. Il fait initier son fils Philippide. Le jeune homme saisit tout avec une merveilleuse intelligence ; en peu de temps il fait de tels progrès, qu'il finit par battre son père, et il lui prouve qu'il a bien fait de le battre. Alors Strepsiade accuse les Nuées de son malheur ; il demande pardon aux dieux de les avoir abandonnés ; il prend une torche, et met le feu à la maison des sophistes. Mais tu vas nous faire périr, s'écrient Socrate et ses disciples. — Tant mieux, dit Strepsiade, ils ont bien des crimes à expier ; mais le plus grand de tous, c'est celui de s'être joués des dieux de leur pays[14].

Telle est cette singulière comédie, qu'on a regardée comme le prélude du procès de Socrate. L'esprit qui inspira l'ouvrage est, en effet, la défense des anciennes institutions religieuses auxquelles Socrate fut immolé. Mais peut-on dire que le poète était d'accord avec ceux qui, plus tard ont porté l'accusation devant le peuple ? C'était l'opinion de quelques anciens : Ælien et Diogène de Laërte ont prétendu que c'étaient Mélitus et Anytus qui avaient excité Aristophane contre Socrate. Mais la critique moderne a très-bien prouvé que cette assertion n'a aucune espèce de fondement. Socrate n'est mort qu'en 399 : il y a donc un intervalle de vingt-quatre ans entre la représentation des Nuées et la condamnation du philosophe. Mélitus était encore un jeune homme à l'époque du procès. Rien ne prouve, d'ailleurs, que le poète comique, en attaquant les doctrines de Socrate, ait été animé contre lui par une haine personnelle. Platon a éloigné d'Aristophane un tel soupçon, en l'introduisant dans son Banquet à côté des amis intimes de son maitre : un des interlocuteurs cite, en plaisantant, un passage des Nuées[15].

Il ne faut point croire non plus, quoi qu'en ait dit Ælien, que la pièce ait réussi lorsqu'elle fut représentée devant le peuple ; elle fut, au contraire, très-mal accueillie. Les deux poètes qui disputaient le prix à Aristophane, Cratinus et Amipsias, lui furent préférés. Cet échec nous est attesté par un témoin irrécusable, par l'auteur lui-même : Connaissant vos lumières, et persuadé que cette pièce, travaillée par moi avec tant de soin, était la meilleure de mes comédies, je crus devoir la soumettre une première fois à vos suffrages : cependant je fus vaincu par d'indignes rivaux[16]. Le poète retoucha son ouvrage, et le rédigea tel qu'il nous est parvenu ; mais c'est une question de savoir si cette seconde édition a jamais été représentée[17].

Aristophane n'est pas le seul poète qui ait joué Socrate sur le théâtre : Eupolis et Amipsias l'ont attaqué de la même manière. Le philosophe n'en était point ému : Je dois me corriger, disait-il, si les reproches de ces auteurs sont fondés ; s'ils ne le sont pas, je dois les mépriser[18]. Et sa conduite confirma ces paroles : depuis la représentation des Nuées, il marcha, d'un pas plus ferme que jamais, dans la voie de la justice et de la vérité.

 

 

 



[1] Platon, Hippias.

[2] Thucydide, III, 38.

[3] Aristophane, les Chevaliers, v. 30 et suivants.

[4] Aristophane, les Nuées, v. 620.

[5] Aristophane, Plutus, v. 1182 et suivants.

[6] Thucydide, VII, 50. — Plutarque, Nicias.

[7] Plutarque, Nicias.

[8] Platon, Phédon.

[9] Xénophon, Entretiens de Socrate, I, 2.

[10] Platon, Banquet.

[11] Aristophane, les Nuées, v. 264 et suivants.

[12] Aristophane, les Nuées, v. 365 et suivants.

[13] Aristophane, les Nuées, v. 889 et suivants.

[14] Aristophane, les Nuées, v. 1499 et suivants.

[15] Fréret, Observations sur les causes et sur quelques circonstances de la condamnation de Socrate, Mémoires de l'ancienne Académie des inscriptions, t. XLVII. — M. Cousin, Traduction de Platon, t. VI, p. 485 et suivantes.

[16] Aristophane, les Nuées, v. 521 et suivants.

[17] M. Egger, De la deuxième édition des Nuées d'Aristophane.

[18] Sénèque, de la Constance du sage, chap. 18.