Efforts des Athéniens pour propager au dehors le gouvernement démocratique. - Commencements de la guerre du Péloponnèse. - Réaction contre Périclès. - Sa mort. Il y a, dans le Ier livre de Thucydide, un admirable portrait des Athéniens : Les Athéniens aiment tout ce qui est nouveau ; ils sont prompts à concevoir et à exécuter ce qu'ils ont conçu... ils sont toujours prêts à oser au delà de leurs forces ; ils se jettent dans le péril au delà de ce qu'ils ont prévu, et, au plus fort du danger, ils ont bonne espérance.... S'ils ne réussissent point dans ce qu'ils ont entrepris, ils se croient dépouillés de leur propre bien ; s'ils ont saisi l'objet de leur ambition, ce n'est rien pour eux, en comparaison de ce qui leur reste à conquérir. Ont-ils manqué une entreprise, aussitôt ils en conçoivent une autre et l'exécutent.... Ils passent leur vie entière à se tourmenter, jouissant fort peu de ce qu'ils ont, parce qu'ils désirent toujours.... Le plus grand malheur pour eux, c'est le repos ; et on les peindrait exactement d'un seul trait, en disant qu'ils ont été créés tout exprès pour n'être jamais tranquilles et pour empêcher les autres de le devenir[1]. Les Athéniens représentaient, dans l'ancienne Grèce, l'esprit novateur, ce, besoin quelquefois légitime, mais souvent téméraire, de modifier les formes sociales. Les Spartiates, au contraire, société essentiellement aristocratique, ne craignaient rien tant que le mouvement et les aventures. L'esprit qui dominait chez eux, c'était l'esprit conservateur, pour nous servir d'une expression qui est empruntée à la langue contemporaine, mais qui n'en rend pas moins exactement la pensée de Thucydide[2]. Tandis qu'Athènes minait partout les vieilles oligarchies, et tendait à leur substituer la forme démocratique qu'elle avait adoptée pour elle-même, Sparte soutenait, dans toute la Grèce, le principe opposé. Le résultat de la guerre de Samos, dont le commandement avait été donné à Périclès, fut de constituer dans cette île un gouvernement démocratique. Les Samiens, obligés de se rendre après neuf mois de siège, s'engagèrent à raser leurs murailles, à donner des otages, à livrer leurs vaisseaux et à payer les frais de la guerre (440). Les Byzantins se reconnurent, comme ils l'étaient auparavant, sujets des Athéniens[3]. Sparte voyait avec effroi le progrès de la démocratie athénienne ; mais toujours lente à agir, comme tous les États aristocratiques, ce ne fut qu'à la dernière extrémité qu'elle-se décida à rompre la trêve qui devait durer trente ans. Périclès désirait ardemment la guerre contre Sparte, et il y poussait de toutes ses forces, pour anéantir partout le principe aristocratique, et pour qu'Athènes dominât la Grèce, comme lui-même dominait Athènes. Cet antagonisme politique fut une des principales causes de la guerre du Péloponnèse. Mais au moment même où cette guerre allait éclater, il se manifesta dans Athènes un mouvement d'opinion hostile à Périclès. Il fut attaqué dans tout ce qu'il aimait, et d'abord dans le sculpteur Phidias, qu'on accusait d'avoir dérobé une partie de l'or destiné à la Minerve du Parthénon. L'artiste n'eut pas de peine à se justifier du vol qu'on lui imputait. L'or pouvait se détacher de la statue : Périclès le fit peser publiquement par les accusateurs eux-mêmes, et il fut prouvé qu'aucune parcelle n'en avait été distraite. Cependant Phidias fut traîné en prison, et il y mourut, selon quelques auteurs ; selon d'autres, il fut exilé. Le poète comique Hermippus accusa d'impiété la célèbre Aspasie, que Périclès avait épousée après avoir quitté sa première femme[4]. En même temps, un certain Diopitès fit adopter un décret par lequel il était ordonné de dénoncer ceux qui niaient les dieux, ou qui parlaient témérairement des choses célestes. C'était un moyen d'atteindre Périclès, en accusant son maître, le philosophe Anaxagore. Mais le peuple ne s'arrêta pas là : un décret, proposé par Dracontidès, ordonna que Périclès rendrait ses comptes entre les mains des prytanes. Calme au milieu de toutes ces attaques, Périclès sauva Aspasie par son éloquence et par ses larmes. Mais, craignant de ne pas obtenir le même succès pour Anaxagore, il le fit secrètement sortir de la ville. Quant aux comptes qui lui avaient été demandés, ses ennemis ont prétendu qu'il ne savait comment les rendre, et que ce fut surtout pour échapper à cette nécessité qu'il provoqua la guerre du Péloponnèse. Il espérait, dit Plutarque, qu'au milieu d'un si grand danger il ferait taire ses ennemis, et que la république n'hésiterait pas à se jeter entre ses bras. Dans une comédie qui ne fut représentée que six ans après la mort de Périclès, Aristophane explique à sa manière l'origine de la guerre du Péloponnèse : Quelques jeunes gens ivres vont à Mégare, et enlèvent la courtisane Simétha. Les Mégariens, irrités, enlèvent à leur tour deux femmes qui appartenaient à Aspasie. Dès ce moment, toute la Grèce prend les armes pour trois courtisanes. Voilà pourquoi Périclès l'Olympien lance sa foudre, fait gronder son tonnerre et met la Grèce en feu. Il rend un décret qui interdit aux Mégariens la mer, la terre, nos marchés et nos ports[5]. Nous ne savons ce qu'il y a de fondé dans cette assertion d'Aristophane, que Plutarque a répétée[6] ; ce qui est certain, c'est qu'un décret de l'assemblée du peuple avait interdit aux Mégariens l'entrée des ports et des marchés de l'Attique. Mais Thucydide n'attribue point ce décret au même motif qu'Aristophane : il dit qu'on accusait les Mégariens de cultiver un champ sacré, et d'ouvrir un asile aux esclaves fugitifs. La vraie cause de la guerre, ce fut, comme dit Thucydide, la grandeur à laquelle les Athéniens étaient parvenus, et la terreur qu'ils inspiraient au reste de la Grèce. Ils avaient soutenu Corcyre, colonie corinthienne, contre sa métropole ; par là ils voulaient affaiblir les Corinthiens ; d'ailleurs l'île de Corcyre leur paraissait heureusement placée sur la route de l'Italie et de la Sicile[7]. En même temps ils assiégeaient une autre colonie corinthienne, Potidée, sur l'isthme de Pallène ; les Corinthiens soulevèrent contre Athènes la jalousie des Lacédémoniens et des autres peuples du Péloponnèse. Il s'agit, disaient-ils, de prendre les armes pour sauver la liberté commune. Ne voyez-vous pas que les Athéniens ont déjà mis une partie des Grecs sous le joug, et qu'ils se préparent à asservir les autres ? Il ne faut pas souffrir qu'une seule ville usurpe, dans toute la Grèce, un pouvoir tyrannique[8]. Quand la guerre eut commencé, quand le roi de Sparte Archidamus eut envahi l'Attique et se fut avancé jusqu'au dème d'Acharnes, à soixante stades de la ville, cette opposition, que Périclès croyait avoir apaisée, se réveilla plus ardente et plus animée contre lui. On lui reprochait, comme un crime, le système de défense qu'il avait adopté : tandis que les Péloponnésiens ravageaient les campagnes il se tenait renfermé dans la ville, pour ménager le sang des citoyens, et pour ne pas risquer le sort d'Athènes dans une seule bataille contre un ennemi supérieur en nombre. Les chansons et les épigrammes pleuvaient sur Périclès, et ce que lui inspiraient la prudence et l'amour de la patrie, on en faisait un acte de lâcheté et de trahison. Dans cette foule d'ennemis ameutés autour de Périclès, il y avait sans doute quelques membres du parti aristocratique, qui cherchaient à profiter de l'occasion pour satisfaire leur vieille rancune contre leur vainqueur ; mais les chefs du mouvement appartenaient à cette partie extrême de la démocratie que Périclès regardait avec raison comme le fléau de la république. Alors commençait à paraître ce Cléon, que ses fautes et les sarcasmes d'Aristophane ont rendu si célèbre. C'était le fils d'un corroyeur, et lui-même avait exercé le métier de son père. Il avait la voix forte et sonore, avec un art merveilleux de gagner le peuple en accusant les plus illustres citoyens. C'était un des plus acharnés contre Périclès, comme l'attestent ces vers d'Hermippus : Roi des satyres, pourquoi n'as-tu pas le courage de prendre la lance ? Tu parles de guerre avec audace ; mais tu ne combats que de la langue ; l'aspect d'une épée nue te fait pâlir ; tu n'as plus ni force ni vertu, quoique tu sois aiguillonné par l'ardent Cléon, qui ne te laisse aucun repos[9]. Heureusement Périclès possédait la qualité la plus nécessaire à un homme politique, surtout dans un État libre : il savait mépriser les rumeurs populaires. Il se contenta d'envoyer cent vaisseaux ravager les côtes du Péloponnèse ; mais il tint ferme dans l'intérieur de la ville. Pour adoucir le peuple, il lui distribua quelque argent, et fit tirer au sort les terres qui avaient été enlevées aux Éginètes ; mais il interdit toute espèce de rassemblement, et même il s'abstint de convoquer l'assemblée, parce qu'il craignait, dit Thucydide, que la passion n'entraînât le peuple à quelque résolution téméraire[10]. Il s'attribua donc un pouvoir extraordinaire, assez justifié par les circonstances et par l'usage qu'il en sut faire. L'Attique fut enfin sauvée ; Périclès prononça, au
Céramique, l'éloge funèbre des guerriers qui avaient succombé dans la
première année de la guerre. Platon dit que ce discours avait été composé par
Aspasie[11].
Les paroles que Thucydide a prêtées à Périclès paraissent moins destinées à
louer les morts qu'à plaire aux vivants : c'est un magnifique éloge de la
démocratie athénienne et de la génération à laquelle s'adresse l'orateur.
Horace dira plus tard aux Romains : Nos pères ne
valaient pas nos aïeux ; nous ne valons pas nos pères, et nos enfants ne nous
vaudront pas. L'orateur athénien, au contraire, exalte ses
contemporains aux dépens de leurs pères et de leurs aïeux : Nos ancêtres sont dignes d'éloges, et nos pères le sont
encore plus ; car ce sont eux qui, par leurs travaux, ont agrandi l'héritage
dont nous jouissons. Mais nous qui vivons encore, nous surtout qui sommes
aujourd'hui dans toute la vigueur de l'âge, c'est nous qui avons le mieux
mérité de la république ; c'est à nous qu'elle doit ses plus grands
accroissements, et tout ce qui fait sa force dans la guerre et dans la paix[12]. Périclès n'a pas assez d'éloges pour ces institutions politiques qui étaient en partie son ouvrage. Comme notre gouvernement, dit-il, n'est point entre les mains d'un petit nombre de privilégiés, mais dans celles du grand nombre, il a reçu le nom de démocratie. S'il s'élève quelque différend entre les particuliers, la loi est égale pour tous. La puissance publique appartient à ceux qui sont capables de l'exercer, et si l'on obtient des honneurs, c'est parce qu'on les mérite, et non parce qu'on est d'une certaine classe de citoyens. Tous, nous disons librement notre-avis sur les affaires publiques. Périclès flatte un peu ses compatriotes, quand il ajoute : Une crainte salutaire nous empêche de prévariquer dans tout ce qui regarde l'intérêt général ; nous écoutons toujours les magistrats et les lois, surtout celles qui ont été portées en faveur des opprimés, et celles qui, sans être écrites, ont pour sanction l'opinion publique. L'orateur s'attache aussi à prouver que la vie est plus douce et plus heureuse à Athènes que partout ailleurs. Dans les relations journalières, nous ne portons pas un œil soupçonneux et jaloux sur les actions des autres ; nous ne leur faisons pas un crime de leurs plaisirs. Nos fêtes et nos jeux délassent l'esprit de ses fatigues.... En un mot, j'ose le dire, notre république est l'école de la Grèce. Ici Périclès cache adroitement les défauts du caractère athénien, en même temps qu'il en fait ressortir les qualités. Chaque citoyen, dit-il, est doué d'une heureuse flexibilité que jamais n'abandonnent les grâces, et qui lui permet de réunir un grand nombre de qualités diverses.... Aussi voit-on chez nous les mêmes hommes s'occuper de leurs affaires particulières et des affaires publiques. Ceux mêmes qui se livrent à un travail manuel, ne sont pas étrangers au gouvernement. Mais ce qui distingue surtout les Athéniens, selon l'orateur, c'est qu'ils sont désintéressés : ils sont prêts à communiquer à tous les avantages dont ils jouissent, ils n'excluent pas l'étranger de leurs murs ; Athènes est une ville ouverte au genre humain. Si l'on peut juger du discours qu'a prononcé Périclès par celui que Thucydide lui attribue, on voit que l'auteur s'était proposé, d'une part, de flatter ses concitoyens pour se perpétuer au pouvoir, et, de l'autre, d'attirer les Grecs dans l'alliance athénienne. Chaque compliment adressé à Athènes était en même temps une épigramme contre Sparte. Mais, malgré tout son talent ou celui d'Aspasie, Périclès n'atteignit ni l'un ni l'autre but : les alliés de Lacédémone lui restèrent fidèles, et recommencèrent à ravager l'Attique[13]. Dans la ville, les ennemis de Périclès, chaque jour plus nombreux, n'attendaient qu'une occasion pour l'écraser. Pour comble de malheur, la peste vint en aide aux Péloponnésiens (431). Cette maladie, que Thucydide a si bien décrite, fit encore plus de victimes que la guerre, et porta au dernier degré l'irritation des Athéniens. Cette fois, le génie de Périclès fut impuissant à les apaiser non-seulement ils lui enlevèrent le commandement, mais ils le condamnèrent à l'amende : les historiens varient sur la somme, de quinze à quatre-vingts talents[14]. Le nom de l'accusateur est aussi un problème historique : quelques-uns nomment Cléon, ce qui paraît assez vraisemblable. Et au moment où la faveur populaire abandonnait Périclès, la mort frappait à coups redoublés dans sa famille : il perdait ses fils, sa sœur, plusieurs de ses parents et de ses amis. Tout lui échappait à la fois, et il se trouvait seul en face de la mort, qui allait bientôt l'atteindre à son tour. Cependant la colère publique se calma ; le peuple avait essayé d'autres capitaines et d'autres orateurs, mais il n'en avait trouvé aucun qui eût la force de porter le poids des affaires dans des circonstances aussi difficiles. Il regretta Périclès, et il songea à le rappeler, Ce grand homme était alors renfermé dans sa maison, pleurant les pertes qu'il venait de faire. Alcibiade et quelques autres amis lui persuadèrent de sortir, et de se montrer dans la ville. Le peuple l'entoura, et lui demanda pardon de son ingratitude. Périclès, touché de ces prières, et sans doute aussi poussé par ce besoin de gouverner qui n'abandonne jamais de tels hommes, consentit à rentrer aux affaires. Il fut élu général, et tous les intérêts de l'État furent remis entre ses mains[15]. Ce fut alors que pour donner à son fils naturel les droits de citoyen, il fit casser la loi qu'il avait fait porter autrefois contre ceux dont la naissance était illégitime[16]. Par là, il rouvrit la porte aux abus qu'il avait autrefois réprimés. Mais, en reprenant le pouvoir, Périclès portait la mort dans son sein. La peste, qui commençait à s'amortir, l'avait frappé un des derniers ; elle ne l'avait point foudroyé comme ses premières victimes ; mais elle minait insensiblement ses forces. Comme il était sur le point d'expirer, les amis qui lui restaient et les principaux citoyens s'étaient rassemblés autour de son lit ; ils s'entretenaient de la grande puissance qui lui était échue, de ses talents, de ses exploits, de ces neuf trophées dont il avait doté la ville d'Athènes. Ils parlaient ainsi, croyant qu'il avait déjà perdu tout sentiment, et qu'il ne pouvait plus rien entendre ; mais lui, rompant tout à coup le silence : Vous oubliez, leur dit-il, ce que j'ai fait de plus grand et de plus glorieux : c'est que, pendant tout le temps que j'ai été au pouvoir, je n'ai fait prendre le manteau noir à aucun citoyen[17]. Paroles admirables, qui prouvent que Périclès avait conservé, dans les hautes régions de la politique, ces sentiments d'humanité qu'on y perd trop souvent ! |
[1] Thucydide, I, 70.
[2] Thucydide, I, 70.
[3] Thucydide, I, 115 et suivants. — Plutarque, Périclès.
[4] Plutarque, Périclès.
[5] Aristophane, les Acharniens, v. 523 et suivants.
[6] Plutarque, Périclès.
[7] Thucydide, I, 23 et suivants.
[8] Thucydide, I, 124.
[9] Plutarque, Périclès.
[10] Thucydide, II, 22.
[11] Platon, Ménexène.
[12] Thucydide, II, 35-44.
[13] Thucydide, II, 47.
[14] Plutarque, Périclès. — Diodore de Sicile, XII, 48.
[15] Thucydide, II, 65.
[16] Plutarque, Périclès.
[17] Plutarque, Périclès.