LA VIE ET LA MORT DE CLÉOPÂTRE

 

X. — LA MORT.

 

 

Ils étaient de retour à Alexandrie. Trompé par les messagers que, dans la crainte d'une insurrection, la reine avait dépêchés devant elle, le peuple les avait accueillis comme des vainqueurs. D'une extrémité à l'autre de la ville, des guirlandes couraient le long des maisons. Des palmes agitées, des arceaux fleuris, sur leur passage, formaient une voie triomphale.

Cette joie allait être brève. Quand on apprit quelle débâcle avait été la bataille d'Actium, elle se changea en stupeur. Sur terre, la déroute n'était pas moins complète. Chaque jour, des témoins débarqués dans le port en apportaient comme des lambeaux. On apprit d'abord la reddition, presque sans combattre, des légions de Canidius, puis celles des dynastes orientaux qui, un à un, se détachaient de la cause perdue et, par des présents, des bassesses, cherchaient à s'attirer les bonnes grâces du nouveau maître. Puis, ce fut l'Italie, toute entière, dressée contre celui qui avait été son idole et que, dans un déchaînement d'amour trompé, elle vouait aux gémonies.

Pendant les premiers temps, Antoine avait pu conserver quelques illusions. Avec ce qui lui restait de troupes ralliées un peu çà et là il s'imaginait pouvoir sauver, sinon le vaste empire que ses victoires avaient créé, ce qui, du moins, appartenait à Cléopâtre. Quand il sut que son armée d'Arcamie avait pris la fuite, que celle de Cyrénaïque, le meilleur rempart de l'Égypte, s'était donnée à Octave ; lorsque lui furent rapportées la trahison de son lieutenant Alexas qui lui devait tout, et celle de l'Iduméen Hérode qu'il avait fait roi des Juifs et comblé de ses bienfaits, un découragement de fin du monde l'envahit. C'était donc ainsi qu'étaient les hommes ! Il n'avait, dans la prospérité, vu que leur visage servile, et ignorait l'autre, celui que fait saillir la perfidie. Le voyant si laid, il se détourna et tomba dans un accès de misanthropie insurmontable. En de vains retours vers le passé, il s'accusait, déplorait les fautes commises. Il se reprochait, entre autres, d'avoir eu trop de confiance en lui-même et d'avoir déprécié la force de son adversaire.

A ses remords, à ses déchirements, se mêlait, pour les aggraver, la pensée de Cléopâtre. Dans la clarté redoutable qui succède aux catastrophes, elle lui apparaissait telle que, jamais encore, ses yeux éblouis ne l'avaient vue. Toutes les fautes qu'elle lui avait fait commettre se dressaient dans le lointain comme des fantômes. Et, aujourd'hui, sur des ruines, quelle promptitude elle déployait à se relever, à se distraire, à refaire des projets !

Cléopâtre, en effet, n'était pas femme à s'abandonner. De quelque faiblesse qu'elle eût témoignée au moment critique, l'énergie avait en elle des ressources prodigieuses. Lorsqu'on la croyait, lorsqu'elle-même se sentait au fond de l'abîme, des forces inattendues la ramenaient à la surface. Le goût passionné qu'elle avait de la vie l'entraînait, quels qu'eussent été ses déboires, irrésistiblement, du côté de l'avenir.

Dans l'état d'abattement où il était tombé, ces dispositions légères irritaient Antoine. Il ne pouvait les comprendre. Le contraste avec les siennes en vint, bientôt, à l'exaspérer. Ah ! comment avait-il pu se laisser conduire par une telle femme ? Quelle magie plus forte que sa volonté l'avait entraîné à la suivre ? Ne voyant plus en elle que la cause de son malheur, il aurait voulu la fuir. Plusieurs fois, il fit des préparatifs ; mais, toujours, au dernier moment, les beaux bras frais et parfumés l'enlaçaient, et il se retrouvait captif.

Un jour pourtant qu'au cours d'une des scènes où fréquemment ils s'invectivaient, elle lui avait, plus vivement encore que de coutume, reproché son inertie, un regain d'orgueil le souleva. C'en était assez de subir les offenses de celle qui l'avait perdu. Entre elle et lui, puisque sa propre volonté ne suffisait plus, il dresserait des murailles. Une vieille tour pharaonique s'élevait sur le bord du rivage. En souvenir de Timon d'Athènes il l'appela son Timonium et s'y enferma avec l'intention de finir dans 'la retraite les jours qui lui restaient à vivre.

Accoutumée aux sautes brusques d'une humeur qui allait toujours aux extrêmes, Cléopâtre ne s'alarma pas sérieusement. Antoine transformé en philosophe morose ? Allons donc ! fit-elle, avec une jolie moue incrédule. Je ne lui donne pas quinze jours pour être de nouveau à mes pieds.

En attendant, qu'allait-elle entreprendre ? Son imagination fertile et hardie travaillait. Elle songea que si le malheur voulait que le vainqueur d'Actium fût un jour maître de l'Égypte, il fallait être à même de lui échapper. Les Indes, au loin, offraient leur civilisation millénaire. Des voyageurs en avaient rapporté des récits pleins de merveilles. Si elle et Antoine étaient réduits à chercher un refuge, que cela fût, du moins, dans ce pays de lumière et de félicité où de délicieuses visions enchantent l'air, où les fleurs ont des parfums qui endorment, où des constellations plus brillantes qu'Orion, que le Cygne, que Cassiopée se reflètent dans des eaux limpides comme des miroirs. Le moyen de la gagner ? Inutile de songer au grand tour par la Méditerranée et les colonnes d'Hercule où veillaient les sentinelles romaines ; mais la mer Rouge était là plus loin Gidda, puis le Gange. Il ne s'agissait que de faire passer la flotte par-dessus l'isthme de Suez et de s'embarquer avec tous les trésors qu'on aurait pu réunir.

Cette fuite romanesque ne pouvait manquer de séduire un esprit aussi aventureux- que celui de Cléopâtre. Une enjambée de trois cents stades, qu'est cela pour qui se sent menacé de servitude ? Et elle se jette à corps perdu dans l'entreprise. Une armée de travailleurs est dirigée vers Peluse. Des chars énormes sont construits pareils à ceux qui, autrefois, transportaient les pierres des pyramides ; des bœufs y sont attelés.

Les choses allaient bon train. Plusieurs vaisseaux, déjà avaient franchi le désert de sable, et baignaient dans les eaux du golfe Arabique lorsque, — on avait compté sans eux, — les agents d'Octave débarquèrent. La trahison avait fait son œuvre. Tout fut détruit, livré au pillage. Ce qui ne pouvait être emporté alla au fond de la mer.

Cléopâtre reçut de cet échec un coup cruel. Était-ce donc fini d'être cette créature privilégiée devant qui les éléments s'inclinaient comme des sujets ? Elle eut la sensation que, quoi qu'elle entreprît désormais, la mauvaise chance l'avait saisie et ne la lâcherait plus.

Son caractère, cependant, n'était pas de renoncer. Puisque la fuite est impossible, elle organisera la résistance. Multipliant son activité, elle lève de jeunes troupes, équipe des galères neuves et négocie des alliances. Alexandrie est fortifiée. Afin d'exciter les habitants à défendre leur ville, elle fait inscrire Césarion sur les listes de la milice.

Le fils de César venait d'avoir dix-huit ans. Sous l'armure que, pour la première fois, il venait de revêtir, debout sur ses étriers, le jeune homme, fait pour séduire autant que pour commander, rappelait à s'y méprendre ce qu'avait été son père.

D'une voix claire, il s'écria :

— Citoyens, soldats, votre roi futur va combattre au milieu de vous. Ensemble, nous dresserons nos glaives contre l'usurpateur du nom de César.

Des acclamations éclatèrent :

— Octave n'entrera pas ici, glapirent mille voix plus sonores que des cymbales.

Cléopâtre sortit de la litière d'où elle avait assisté à cette scène. Beaucoup de ceux qui avaient acclamé son fils se prosternèrent devant elle, car, belle sous le casque et l'accoutrement viril dont elle avait pris l'habitude dans les camps, autant qu'elle l'était, enveloppée des voiles d'Isis, sa personne en toute circonstance inspirait l'adoration.

Lorsqu'il sut quelles preuves de dévouement la reine rencontrait encore, Antoine eut honte de l'inaction dans laquelle il s'était renfermé. D'ailleurs, il ne pouvait pas plus longtemps se passer d'elle. Quoique le sentiment qu'il ressentait à son égard ressemblât, par moments, plus à la haine qu'à l'amour, elle lui était nécessaire.

Un jour que son cœur, dans sa poitrine, pesait plus lourd encore que de coutume, il se dit : Comment ai-je pu croire que je supporterais d'être privé de sa présence ? Et, repentant, il quitta sa stérile retraite qui ne lui avait pas rendu la paix de l'âme.

Cléopâtre l'attendait. Elle avait la certitude que celui qui, pour elle, pour la suivre, avait abandonné son poste de combat, ne s'obstinerait pas longtemps dans la solitude.

Elle l'accueillit à bras ouverts.

— Viens ! nous n'avons jamais eu plus grand besoin l'un de l'autre.

C'était vrai ; dans le malheur, il n'y a que d'être deux. Mais leur amour était, à jamais, blessé. Ce qu'ils s'étaient coûté mutuellement mettait entre eux une ombre ineffaçable. Emportés par la véhémence de leurs natures, ils reprirent le train des querelles, des récriminations qui les avaient amenés à se séparer.

Antoine, surtout, était inhabile à dissimuler ses rancunes. A chaque instant, c'était de sa part des allusions à la journée d'Actium dont il sentait sur lui le déshonneur, comme une marque au fer rouge. On eût dit, par moments, deux ennemis.

D'autres fois, au contraire, la souffrance endurée en commun rapprochait ces malheureux êtres. Ils se sentaient liés, par elle, indestructiblement. Le souffle chaud des complicités passait sur eux. Ils éprouvaient alors l'irrésistible besoin de se fondre l'un dans l'autre, de n'être plus qu'un même tison vif et douloureux.

Un essai de retour au temps heureux leur fit convoquer les amis d'autrefois. Avec ceux qui avaient été leurs compagnons de plaisir, ils reformèrent une société non moins fastueuse que celle des Inimitables, mais dont le nom fut changé. Celui de Synapothanumènes (inséparables dans la mort) révèle assez l'état d'esprit des deux amants. Ils s'étaient compris. Ils savaient à quelle divinité leurs libations étaient désormais consacrées. Leurs compagnons le savaient aussi. Ces banquets, néanmoins, auxquels présidait l'idée d'une mort prochaine, ne le cédaient en rien aux plus splendides fêtes de jadis. Ne fallait-il pas s'élever au-dessus du vulgaire ? montrer qu'on était de ceux qui, leur parti étant pris de ne pas subir un sort dégradé, savent jouir des jours qui leur restent ?

Le suicide était une des vertus des anciens, l'acte suprême que leur imposait le malheur. Lorsque la vie avait cessé d'être la quenouille où Clotho filait des jours d'or et de soie, ils la supprimaient, simplement, comme une chose inutile. Pour disparaître, Antoine avait le recours du soldat : son épée qui, pas plus que celles de Caton, de Brutus, ne lui faillirait dans la main, à l'instant où il jugerait la partie définitivement perdue.

La mort de Cléopâtre était plus difficile à assurer. Pour qui n'a marché que sur des chemins de fleurs, lorsque la jeunesse vous étreint encore de ses bras ensorcelants, c'est un rude pas à franchir que le dernier. Mourir serait peu ; mais que faire pour que l'harmonie dans laquelle on a vécu n'en soit pas troublée ? Comment éviter que les traits charmants, le corps macéré dans des parfums, la chair accoutumée aux plus fins contacts n'en reçoivent aucun dommage ? En artiste qui, devant les âges, veut conserver une attitude et prétend que sa fin soit une apothéose, Cléopâtre y avait longuement réfléchi. Les poisons, d'ancienne date, préoccupaient son esprit. Pour châtier un conspirateur, pour se débarrasser d'un ministre félon, d'un époux même, prétendait-on, elle avait su y recourir, de préférence à l'acier qui laisse des traces accusatrices. La façon d'agir qu'avaient ces toxiques la laissaient alors indifférente. Qu'importe le nombre des convulsions quand c'est un ennemi qu'on supprime ? Désireuse, à présent, d'approfondir la question, elle fit appeler un de ses médecins, le célèbre Olympus.

Versé dans toutes les branches de son art, ce savant était allé jusqu'en Assyrie étudier l'effet de certaines plantes, telles la jusquiame, la belladone qui, selon les doses, amènent mort ou guérison.

En faisant son confident, la reine lui dit :

— Ta fortune est faite si tu me procures le moyen de quitter la vie sans douleur et sans que la pureté de mes traits soit altérée.

Olympus resta pensif. Ce que demandait la reine dépassait sa compétence. Il essai cependant. Un groupe de physiciens dont les robes, traînantes étaient, comme la sienne, couvertes de signes fatidiques, fut convoqué et, ensemble, ils se mirent à l'ouvrage. De l'officine mystérieuse qui, dans un coin retiré du palais, leur avait été aménagée, montait, le soir, des lueurs rouges, et l'odeur qui s'en échappait était âcre et nauséabonde.

Les expériences, bientôt, commencèrent. Elles se firent sur des criminels qui, d'une manière ou d'une autre, étaient destinés au supplice. Les premières furent terrifiantes. Contraints à boire le liquide mortel, les malheureux se tordaient, leurs membres crispés battaient l'air, leur visage décomposé prenait des teintes verdâtres, un sifflement sortait de leur gorge. Et tout cela se prolongeait, se prolongeait...

De nouvelles combinaisons donnèrent des résultats plus prompts. Les patients éprouvaient encore une sensation de brûlure, mais dévorante, rapide, et ils tombaient comme asphyxiés.

Cherchez, cherchez encore, encourageait la reine. La récompense sera proportionnée à votre réussite.

Olympus, un matin, se présenta. Sous ses sourcils broussailleux, son regard étincelait. Il avait enfin trouvé.

Accompagnée des deux suivantes qui, dévotement, avaient juré de mourir avec elle et do la même mort, Cléopâtre descendit au fond de la geôle où se faisaient les exécutions. De ses yeux, elle voulait juger.

Une porte basse s'ouvrit, et deux colosses Éthiopiens amenèrent, enchaîné, un esclave qui avait frappé son maitre. C'était un homme plein de vigueur. Il fit un essai de résistance ; mais dans sa gorge renversée, un gobelet de corne fit couler, malgré lui, le liquide. L'effet fut presque immédiat : quelques sursauts convulsifs, puis, une défaillance. L'homme s'effondra entre les mas qui le maintenaient : il était mort.

Un frisson glaça le sang de Cléopâtre. Si rapide qu'elle eût été, la scène laissait une horrible épouvante. Iras n'avait pas pu la supporter. On l'emportait évanouie.

— N'as-tu rien trouvé de plus doux ? interrogea Charmion que la peur, elle aussi, blêmissait.

— Dans le règne végétal, non, dit Olympus ; mais il y a le venin des serpents. Vous allez voir.

Au même moment, la porte venait de livrer passage à une femme. Celle-ci était condamnée pour avoir tué son enfant. Elle avait un beau visage que les larmes rendaient touchant. Prosternée aux pieds de la reine, elle suppliait qu'on l'épargnât. Les Éthiopiens l'écartèrent.

— Sois sans crainte, lui dit Olympus, tu n'éprouveras aucun mal.

Mais continuant à demander grâce :

— Vivre ! Je veux vivre, implorait-elle.

Le silence, tout à coup. Sans qu'elle s'en aperçût, la piqûre venait d'être faite. Les paupières se fermaient ; une sorte d'assoupissement gagnait les membres. On eût dit que la jeune femme sommeillait. Son cœur avait cessé de battre. Le visage, peu à peu, se refroidit, mais en gardant toute sa grâce.

Ainsi, sans douleur, comme on s'endort, la vie pouvait n'être plus. Désormais, Cléopâtre était tranquille. Son moyen de délivrance était trouvé. Jamais le vainqueur d'Actium ne s'emparerait d'elle vivante.

La catastrophe, cependant, approchait à grands pas. Péluse était prise et rasée. Les armées octaviennes campaient sous les murs de Parætonium. Que faire en cette extrémité ? Deux cents ans avant qu'il y eût des paladins, Antoine conçut un rêve de paladin : provoquer son ennemi en combat singulier. Ah ! s'il avait pu, en champ clos, terminer cette grande affaire et montrer là devant sa dame, et devant les armées réunies, ce que vaut un héros qui se reprend

Vaine bravade, hélas ! geste chevaleresque qui ne trouvera pas de contrepartie ! Alors que sans rien risquer, Octave est certain de la victoire, comment, le poltron qu'il est, s'exposerait-il à un mauvais coup ?

— Va dire à ton maître, répond-il à l'officier qui a apporté le cartel, qu'Antoine ne manque pas d'autres voies pour trouver la mort.

Avant d'en venir à la lutte qui déciderait du sort de l'Égypte, et quoi qu'il lui en coûtât d'implorer un rival qui venait de riposter avec une telle insolence, Antoine essaya, par un généreux holocauste, de sauver le trône de Cléopâtre. Pourvu qu'elle y fût confirmée, il offrait de vivre auprès d'elle, désarmé, sans titre, comme un simple citoyen.

Octave ne daigna même pas répondre.

Plusieurs points, cependant, le préoccupaient. Les traîtres, les espions, nous l'avons vu, ne manquaient pas à Alexandrie. Par leurs rapports, il savait que la reine expérimentait des poisons, et, qu'avant de mourir, elle avait résolu de mettre le feu à ses immenses richesses. Or, ces richesses, l'imperator les escomptait passionnément. La personne de Cléopâtre, destinée à être le plus éclatant trophée de son triomphe, ne lui était pas moins précieuse. Comment empêcher que ce double trésor ne lui fût soustrait ? En homme habitué à tout calculer, il se dit que les femmes, arrogantes dans le succès, le sont rarement lorsque vient l'adversité, et que, sans doute, la frayeur, ou l'espoir de tirer encore quelque parti de la situation, rendrait sa belle ennemie conciliante. Le tout était de la duper.

Ce fut donc avec elle, mais avec elle seulement, qu'il consentit à négocier. De sa part, un ambassadeur officiel, se présenta au Bruchium, avec mission de se montrer irréductible, en même temps qu'un agent secret, Thyréus, sournoisement, à la façon dont s'opèrent les laides besognes, faisait entendre à la reine que la conciliation n'avait rien d'impossible. Sensible à ses charmes, comme l'avaient été les plus grands Romains, Octave lui faisait dire que, loin de la traiter cruellement, il ne demandait qu'à être galant pour elle.

Il est rare qu'une femme ne prête pas créance à de telles affirmations. Plus qu'une autre, Cléopâtre, dont la vie n'avait été qu'une ascension de déesse et qui, de son trône avait respiré tous les encens, pouvait aisément se croire l'objet d'un culte encore. Peut-être, tout avisée qu'elle fût, se serait-elle laissée prendre à ce mirage, si une condition brutale ne lui en avait enseigné la duperie. Il ne s'agissait, ni plus ni moins, que de livrer Antoine.

En réalité, ce que voulait Octave, c'était de le supprimer. Ce grand rival abattu l'importunait. On n'enchaîne pas un général romain à son char comme un Artavaste ou un Vercingétorix. D'ailleurs, avec le tronçon d'épée qui lui restait en main, l'ardent vaincu pouvait disputer chaque morceau du sol, en retarder la conquête définitive, et le dictateur avait hâte d'en finir, de retourner jouir de son triomphe en Italie.

Infortunée Cléopâtre ! Fallait-il que son ennemi la méprisât pour lui offrir un pareil marché ! Quoique ses sentiments pour Antoine ne fussent plus ce qu'ils avaient été ; quoique le fugitif d'Actium, l'ermite du Timonium eût montré une faiblesse d'âme à laquelle la passion des femmes ne résiste guère, elle frémit indignée à l'idée du crime qu'on attendait d'elle. Trop habile, toutefois, pour ne point se servir des dispositions favorables qui lui étaient témoignées, elle entre, à son tour, dans le jeu des duperies, et, sans décourager le négociateur, demande à réfléchir.

Des espions, nous l'avons dit, encombraient les antichambres du Bruchium. Il s'en trouva — les mêmes, sans doute, qui avaient renseigné Octave — pour dire à Antoine que celui-ci voulait sa mort et que Cléopâtre l'avait promise à Thyréus.

De là un de ces accès sombres qui ressemblent à l'ouragan. Trahi ! Vendu par la femme à qui l'on a tout sacrifié ! Antoine songe à se venger d'elle. S'il la tuait ? Mais autant transpercer son propre cœur. Mourir soi-même ? Non, pas cela ; car le rival est aux aguets. Et la jalousie le mine, le dévore. Comme le grand ancêtre Hercule, il porte la chemise de Nessus. Oh ! tourment sans pareil : Aimer, et voir sa pire ennemie dans la créature qu'on adore !

Les soupçons du malheureux en vinrent au point que, de peur qu'elle l'empoisonnât, il ne touchait plus un mets que Cléopâtre ne l'eût goûté.

Justement irritée d'une si atroce défiance, elle décida d'infliger une leçon à l'ingrat qui la méconnaissait.

C'était à l'issue d'un souper, sur le lit de pourpre où ils étaient étendus côte à côte. Elle avait docilement satisfait aux exigences du nouveau protocole qui voulait qu'elle bût et mangeât la première. Pour une ultime libation, elle vida la moitié d'une coupe où pétillait un vin clair. Une rose s'épanouissait à sa coiffure. Elle l'en détacha, l'effeuilla dans le breuvage, et, s'adressant à Antoine :

— Dans cette coupe, après moi, veux-tu boire à notre amour ?

La proposition acceptée, il portait le breuvage à ses lèvres.

D'un geste précipité, Cléopâtre l'arrêta.

— Reconnais, malheureux, l'inanité de tes soupçons ! Si j'avais l'affreux dessein que tu me prêtes, constate que ce ne sont ni les occasions, ni les moyens de l'exécuter qui me manqueraient. La fleur, dont tu ne t'es pas méfiée, était imprégnée de poison.

Confus, n'osant plus lever les yeux vers elle, Antoine s'effondra aux pieds de sa maîtresse. Qu'elle pardonnât ! Le peu de temps qui lui restait à vivre ne suffirait pas à expier l'offense dont il venait de se rendre coupable.

Il ne croyait pas si bien dire. Une journée, seulement, le séparait de celle où tout serait dit. Pendant cette journée, du moins, il accomplira des prodiges. C'est le réveil du lion. Le rayonnement de ses facultés guerrières va jeter un dernier éclat et montrer ce que, laissé à son propre génie, un tel héros aurait pu être.

L'armée ennemie n'était plus qu'à quelques stades d'Alexandrie. Une population hostile, déjà prête à la trahison, hésitait à se défendre. L'imperator rassemble quelques troupes, celles qui, envers et contre tout, lui sont restées fidèles, et par une surprise dont elle n'a pas eu le temps de revenir, il fond sur la cavalerie d'Octave. Culbutée, poursuivie, celle-ci traverse le Nil en désordre et regagne d'anciens retranchements.

Pour ce jour-là Alexandrie était sauvée.

Ivre d'un bonheur qu'il n'espérait plus, Antoine ne cessait de s'écrier : Victoire ! Victoire ! Oui, comme pour un suprême adieu, la victoire était revenue à lui ; elle avait posé une couronne encore sur le front de ce maître tant de fois acclamé.

Comment Cléopâtre n'aurait-elle pas senti se  rallumer en elle toutes les flammes éteintes ? Intrépide et beau comme aux jours de la jeunesse elle retrouve enfin son Antoine. Dès que, de loin, il apparaît environné d'étendards, elle quitte la fenêtre d'où son regard le cherchait ; elle court au-devant de lui.

Dans un élan pareil, il est descendu de cheval, se précipite à sa rencontre, et ces deux êtres, que l'aigre malheur avait écartés l'un de l'autre, se retrouvent dans la gloire, leur véritable élément. Ils s'y reconnaissent, s'y étreignent, et leurs cœurs, grisés d'illusion, oublient tout ce qu'ils ont souffert.

De grandes réjouissances illuminèrent, ce soir-là encore, le vieux palais des Lagides. Sur les soldats les plus vaillants, s'abattit une pluie d'or. L'un d'eux même reçut, des mains de la reine, une armure où s'éployait l'épervier ptolémaïque. Les sistres, les syrinx résonnèrent. Il y eut des chants nationaux. On se serait cru de retour au temps où l'imperator distribuait des royaumes.

Comme s'ils pressentaient, cependant, que leurs heures étaient comptées, les amants n en voulurent pas abandonner une seule au sommeil. La nuit était douce et limpide, une de ces nuits d'Orient qui oppriment le cœur, parce qu'il se sent débile en face de leur immensité.

De parterre en parterre, il gagnèrent l'extrémité des jardins, cette même place où, pour la première fois, Cléopâtre avait vu s'éloigner Antoine. L'eau palpitait fortement. Accoudés au parapet, ils en écoutèrent le rythme comme si c'était celui de leurs cœurs. A. droite, le phare aux sept étages semblait défier les étoiles. Plus humble, à l'autre horizon, se glissait un croissant de lune dont les reflets argentés laissaient tomber dans la mer toute une jonchée de pétales.

Cette ravissante vision que, tant de fois, ils avaient contemplée ensemble, les transporta dans le passé. Sans qu'ils se fussent rien dit, les instants de leur prodigieux bonheur revécurent. De menus détails, de fugitives paroles, jusqu'aux faits les plus insignifiants revinrent toucher leur mémoire. C'était les premiers jours, ceux de Tarse en particulier, tout embaumés de jeunesse, qu'ils retrouvaient do préférence. Ne croyaient-ils pas, alors, s'embarquer pour une navigation sans orage ?

— Le premier soir, tu te rappelles ?

— Oui, ta robe avait la couleur des algues. Des colombes voltigeaient.

Et le jour où, à Antioche, ils s'étaient enfin retrouvés ! Ce souvenir n'était pas sans nuages ; mais tous deux s'accordaient à reconnaître que les minutes les plus intenses sont celles où l'on a, l'un à l'autre, quelque chose à se pardonner, L'heure présente, en cela, les comblait. Ils étaient comme les êtres qui, pour se retrouver, ont dû franchir de rands espaces. La certitude de s'aimer, désormais, jusqu'à la mort, rejetait dans le lointain les artifices, les rancunes, les soupçons, tout ce qui, aux minutes douloureuses, les avait dressés l'un contre l'autre.

Autour d'eux, les orangers évaporaient leur âme nuptiale. Il leur semblait recommencer une existence toute neuve.

— Je t'aime ! Je t'aime ! disaient-ils alternativement, et ils le redisaient sans se lasser, comme si ce mot eût été le refrain, l'écho infini de leurs âmes.

Un vent s'éleva. Le ciel changea de couleur. Si suave tout à l'heure, il prit une teinte de plomb. On eût dit un grand suaire subitement étendu sur les eaux.

Saisie d'une peur soudaine, Cléopâtre se serra contre la poitrine d'Antoine. Elle était toute tremblante.

— As-tu froid ? lui demanda-t-il.

— Oui ! Non ! Je ne sais. Il me semble que des ténèbres me sont entrées dans le cœur.

Il sourit à l'idée des chimères qu'elle se créait. Plus prompt qu'elle aux découragements, et plus enclin aussi à s'illusionner, il attribuait à l'escarmouche de la veille une importance exagérée.

— Ne crains rien, rassura-t-il. Je me sens fort. La fortune nous est revenue.

A peine ces affirmations proférées, un croassement au-dessus de leurs têtes se fit entendre. Les corbeaux étaient de mauvais présages. Ce fut le tour d'Antoine de pâlir. Il regarda l'horizon. Le jour naissant permettait de distinguer, pareils à un troupeau monstrueux, les navires massés en face de la rade. Il reconnut ces mêmes avisos, ces mêmes liburnes qui étaient devant lui à Actium. Sa main frémissante chercha la main de Cléopâtre.

Serrés ainsi l'un contre l'autre comme font dans la nuit ceux qui ont peur, ils prirent le chemin du retour. Entre la masse sombre des ifs, les escaliers commençaient à dessiner leur blancheur. Ils les gravirent lentement, comme s'ils éprouvaient une lourde fatigue. Sur la dernière terrasse, ils s'arrêtèrent. Jamais l'instant de se quitter ne leur avait paru si grave. Il le fallait, cependant. La journée allait être irrévocable. Leurs bouches se joignirent.

— Adieu ! Adieu ! répétaient-ils, en se retournant à chaque pas.

Et leur accent, s'affaiblissant, alla se perdre dans l'espace.

Mis sur ses gardes par l'échec de la veille, Octave n'avait pas, lui non plus, dormi cette nuit-là Dans un discours véhément, il avait objurgué ses troupes ; leur avait vivement reproché de s'être laissé mettre en déroute par quelques escadrons.

— Et cela, ajouta-t-il, quand vous étiez aux portes d'Alexandrie ; à la minute de mettre la main sur un butin tel, que chacun de vous, avec sa part, aurait eu de quoi s'acheter un domaine.

Il n'en fallait pas plus pour stimuler les courages. En même temps, des émissaires répandus dans le camp d'Antoine y semaient la corruption. Aux soldats qui persistaient dans leur fidélité, il faisait craindre les représailles de Rome ; aux autres, il promettait l'amnistie.

C'est dans de telles conditions que s'engagea le combat.

L'espoir qu'avait reconquis Antoine ne fut pas long à s'effondrer. Dès le premier choc, le vide se fit autour de lui. Pris de panique, les braves d'hier étaient devenus des fuyards. Parmi eux, cruelle ironie ! il reconnaît le héros à l'épaule de qui Cléopâtre avait attaché une armure d'or. Avoir cru qu'on façonnerait le monde à sa mesure et assister à cela !

De désespoir, l'imperator rejette son bouclier. Sa poitrine découverte, il l'offre aux coups. Ah ! si l'un d'eux pouvait le délivrer ! Mais ce n'est pas l'heure encore. Le droit de mourir, on ne l'a que quand l'ultime effort est fait. D'abord, il faut arrêter la débâcle. Et à lui seul il entreprend cette tâche de Titan. Sa présence est partout. A droite, à gauche, on ne voit que ses grands gestes courroucés. Du plat de son glaive, il menace, il frappe. Sa voix rauque injurie :

— Traîtres ! Misérables ! qui sur un signe, changez de maître ! Mais cette vainc imprécation, qui l'entend ? Le désarroi est général. C'est à qui gagnera la ville au plus vite. Octave passe à bride abattue. Toutes les légions le suivent.

Un suprême espoir luit encore : la flotte. Hélas ! là comme sur terre, la trahison a tout pourri. Dans un renoncement têtu, les équipages refusent de combattre. Les rames en l'air, ils accueillent en frères ceux, qu'hier, ils nommaient leurs ennemis.

Ainsi, tout est perdu. L'héroïque effort aura été inutile. Dans l'abîme ouvert, il n'y a plus qu'à descendre. Antoine le sait. Sa tête brûle. Ses artères sont des marteaux qui cognent à l'assourdir. Il va devant lui comme un dément. Sur son passage, ce ne sont que poings levés,

-  malédictions. L'instinct le conduit, cependant. Il est devant le Bruchium. Un inexprimable désordre en encombre les abords. Le cœur étreint, il s'écrie :

— La reine ! Où est la reine ?

Un silence angoissé lui répond. Tous les javelots du pressentiment convergent à la fois vers son cœur.

— Cléopâtre ! appelle-t-il avec force.

Il a été entendu. Un officier sort des appartements royaux. Son visage est sombre. Avant même qu'ils se soient abordés, l'amant à compris.

— Morte ?

— Oui ; en prononçant votre nom.

Au premier moment, le mot terrible n'a pas toute sa signification. Morte ! celle qui emplissait l'univers. Morte ! la clarté du jour. Est-ce que le ciel et la terre peuvent mourir ? Peu à peu, cependant, l'affreuse vérité pénètre. Antoine comprend qu'il ne verra plus Cléopâtre. C'est alors comme un ordre reçu, comme s'il entendait sonner l'heure du rendez-vous, depuis longtemps accepté. Il retourne dans sa tente.

Pendant cette journée de toutes les lâchetés, de toutes les trahisons, Éros n'avait pas quitté son maître. Maintes fois, son bras robuste avait paré les coups destinés à l'imperator. L'ayant vu, par instants, fléchir, il lui avait versé à boire. Dès qu'ils furent seuls, leurs larmes abondantes coulèrent.

Ayant le premier triomphé de son émotion, Antoine dit :

— Allons, Éros, il est temps. La reine m'a donné l'exemple. Tire ton épée. Je sais maintenant comment s'expie le malheur d'une défaite.

L'esclave détourne la tête. Son bras refuse d'obéir.

— Tu me l'avais promis, pourtant !

— Seigneur ! Ne me demandez pas l'impossible ! Vous, dont tout à l'heure, je détournais les flèches ennemies, vous voudriez...

— Préfères-tu donc me voir déchu ? couvert d'opprobres ?

Non ! Éros ne verra pas cela. Fortement, il saisit le pommeau de son épée. Après en avoir fait tournoyer la lame si rapidement j qu'elle des- sine autour de lui une auréole, il se jette sur elle et, les bras ouverts, tombe la face aux pieds de son maître.

Des larmes roulent sur les joues creuses d'Antoine.

— Brave Éros ! Tu m'as enseigné la manière de m'y prendre. Et, l'imitant, il se trappe à son tour. Le coup, hélas ! n'a pas eu la sûreté de celui dont s'était libéré l'esclave. Antoine respire encore. Il appelle.

Les soldats de sa garde accourent.

— Achevez-moi, commande-t-il. Faites cesser le supplice que j'endure.

Mais aucun d'eux ne trouve en lui l'audace de porter la main sur la majesté de ce corps où la gloire avait resplendi.

Cléopâtre, cependant, n'était pas morte. En apprenant que l'armée d'Octave, sans rencontrer de résistance, marchait sur Alexandrie, elle n'avait eu qu'une pensée : se soustraire à l'envahisseur. Le mausolée où étaient amoncelés ses trésors offrait un refuge sûr. C'était là qu'elle avait résolu de mourir.

Dès qu'elle s'y sentit, derrière les herses, séparée du monde vivant, un grand frisson la glaça. Était-ce donc l'instant ? Sans doute. Qu'attendrait-elle ? La dernière partie est jouée, perdue. Du sort, elle ne saurait prévoir que du pire. Servitude, captivité, dressent leurs sombres menaces. Elle hésite, cependant. Qu'est-ce qui la fait hésiter ? L'image d'Antoine est devant elle. Vaincu, accablé, détruit, tel que déjà elle le connaît avec un visage de détresse, désire-t-elle le revoir ? Nullement ! tout, entre eux, a été dit. Leur rendez-vous est ailleurs, dans les champs semés d'asphodèles qui fleurissent au pays des ombres.

Pourquoi, alors, celle qui s'est si vaillamment accoutumée à l'idée de mourir, et dont le cœur, bientôt, n'aura plus une défaillance, se laisse-t-elle tomber en larmes contre l'épaule de Charmion ? Pourquoi murmure-t-elle, en faisant glisser dans sa main la poignée de jade du petit poignard qui, jamais, ne la quitte : Je suis sans force !

Songe-t-elle donc à violer l'engagement pris ? Non ! elle ne survivra pas à Antoine, elle ne veut pas lui survivre. Mais dans la sorte de pacte qu'ils ont fait ensemble, n'entre-t-il pas toujours un peu, pour le premier qui l'exécute, la crainte de n'être pas suivi ? Si, elle expirée, Antoine, au lieu de la rejoindre, allait se rapprocher d'Octavie ? Et son âme jalouse imagine une de ces réconciliations comme celles, qui, plusieurs fois déjà ont étayé la paix du monde et où Octavie reprendrait sa place d'épouse. Eh bien ! elle ne se prêtera pas à cette duperie. S'il faut descendre dans l'Hadès que, du moins, elle emporte la certitude que son amant l'y a précédée. Et elle lui fait tenir la fausse nouvelle.

Depuis une heure, au fond de son mausolée, la reine était en proie à la plus terrible angoisse. Comment, se demandait-elle, Antoine aura-t-il reçu l'assurance de ma mort ?

Un bruit, soudain, retentit. On dirait une foule qui assiège les murailles. Cléopâtre applique son œil à une des étroites ouvertures qui lui servent de fenêtre. Grands dieux ! que voit-elle ? Un corps sanglant que des soldats portent sur une civière. Elle l'a reconnu.

Oui, après le coup qu'il s'est porté, Antoine a appris que sa bien-aimée vivait encore et il a voulu la revoir. Désespérément, ses bras sont tendus vers elle. Comment la rejoindre ? Car, nous l'avons dit, les herses relevées défendent le monument.

Une scène alors se déroule, émouvante et barbare, un de ces actes surhumains qui, vus à travers les siècles, semblent plus fabuleux que réels. Aidée d'Iras et de Charmion dont le dévouement se surpasse, Cléopâtre, du haut de la toiture en terrasse, jette des cordages où se suspend le blessé. Quel fardeau pour de fragiles' bras de femmes ! Mais, serait-il plus pesant encore, elles trouveraient l'énergie de le hisser, car c'est l'amour qui tend leurs muscles.

Voici enfin Antoine sur le cœur de sa maîtresse. Elle l'y reçoit expirant, le couvre de larmes brûlantes.

— Mon amant ! Mon héros dont j'avais douté !

Et lui, malgré le déchirement de sa chair, qu'augmenté le moindre mouvement, se serrant contre elle :

— Cléopâtre ! Beauté du monde ! Je meurs. Une fois encore, donne-moi le goût de tes lèvres.

Bouche contre bouche, ils échangent quelques paroles, des sanglots... Et quand le dernier souffle est bu, devant la forme inanimée qui avait été son orgueil et sa joie, l'amante inconsolable gémit :

— Ô le plus généreux des humains ! Voilà donc où t'a conduit mon amour ? Et elle se déchire la poitrine.

Comme elle l'aimait ! C'est presque une révélation. De quelque passion que deux êtres aient brûlé l'un pour l'autre, peut-être n'est-ce que le grand hymen funéraire qui fait sentir au survivant la force du lien qui l'attachait à l'autre. Un gouffre s'ouvre ; il y roule, il plonge au plus profond de la douleur. Celui qu'il adorait n'est plus... C'est la nuit. C'est l'univers morne et noir. Ah ! pourquoi la nature, d'elle-même, ne supprime-t-elle pas la pauvre chose dépareillée ?

Lorsqu'il connut la fin d'Antoine, Octave ne s'y méprit point. Sa royale proie allait lui échapper. Tout de suite, avant que Cléopâtre eût repris ses sens, eût retrouvé la vigueur nécessaire à l'exécution de ses obscurs projets, il fallait s'emparer d'elle et, fût-ce par un guet-apens, sauver ce qu'elle comptait détruire.

Pénétrer dans le mausolée n'était pas chose facile. Proculeius, le gendre de Mécène, et, comme lui, aveuglément dévoué à Octave, se chargea de l'entreprise. Il était un ancien ami d'Antoine, un de ceux qui, quoique passé dans le camp adverse, semblait lui avoir conservé quelque estime. En mourant, celui-ci l'avait désigné à Cléopâtre comme le seul en qui, pour défendre ses intérêts, pour régler le sort de ses enfants, elle pût avoir confiance.

Lorsque, porteur des condoléances d'Octave et de l'armée romaine, ce même Proculeius fit demander à la reine de le recevoir, comment au-. rait-elle refusé ? Prudente, toutefois, et ferme dans la résolution de n'ouvrir sa porte à quiconque, elle fit l'effort de quitter le lit où la tenaient ses souffrances, et d'aller recevoir le visiteur dans une salle basse qui communiquait avec le dehors par un guichet.

Toute prudence hélas ! était devenue vaine. Pendant qu'à travers les barreaux de fer, le rusé personnage entretenait la reine, qu'il retenait son attention en lui parlant des funérailles magnifiques dont Octave voulait honorer son grand rival, une troupe à lui accomplissait le plus lâche coup de main.

Si sournoisement que les choses fussent menées, le bruit en vint pourtant à Cléopâtre. Depuis un instant, elle ne répondait plus à son interlocuteur. L'oreille inquiète, elle écoutait ce qui se passait au-dessus de sa tête.

Tout à coup, une porte s'ouvre. Charmion paraît avec un visage d'épouvante :

— Horreur ! Trahison ! Nous sommes envahies, s'écrie-t-elle.

En effet, avec des cordes, des échelles, les séides de Proculeius ont escaladé la muraille. Les voici qui font irruption.

— Reine ! vous êtes prise, dit, en s'approchant, Fun d'eux.

— Pas vivante ! riposte fièrement Cléopâtre et, de sa ceinture, elle tire le petit poignard caché où elle avait mis son espoir.

Trop tard ! L'arme a été arrachée de sa main.

Oui, Cléopâtre est captive. Par la herse abaissée qu'elle s'était juré de ne plus jamais franchir, entre des soldats romains, elle est ramenée dans son palais.

Octave était enfin possesseur du trésor depuis si longtemps convoité. Il eut hâte d'en dresser l'inventaire. Précédé d'esclaves qui portaient devant lui des flambeaux, il parcourut les souterrains qui avaient été, par Cléopâtre, destinés à l'incendie. C'était un monde. Des merveilles d'art, des joyaux d'un inestimable prix, des bois rares, des tapis s'entassaient jusques aux voûtes. La quantité de métaux précieux était telle qu'il faudrait de nombreux navires pour les transporter à Ostie. Si impassible que fût le fils de l'usurier, il ne put, devant les lingots, les piles monnayées, dont plusieurs s'écroulèrent sur son passage, retenir un oh ! dont l'émotion venait de ses entrailles. C'en était donc fini des embarras où s'était débattue sa jeunesse besogneuse ! Toutes ses dettes seraient payées. Les légionnaires recevraient, outre l'arriéré de leur solde, de larges gratifications qui les attacheraient pour toujours à sa personne. De sa cassette toujours pleine, coulerait l'or qui fait germer les dévouements les plus sûrs. Ne pouvait-il, dès lors, être certain de poser sur sa tête la couronne impériale que César n'avait fait que soulever ?

La population d'Alexandrie qui avait redouté la dévastation, et qu'épargnait une politique de prudence, accueillit l'envahisseur avec sympathie. Épuisée par cinquante ans de troubles révolutionnaires, elle acceptait volontiers une domination qui assurait l'ordre. Le principe monarchique était, toutefois, si solide chez ces serviteurs de la vieille dynastie Lagide, que le plus sûr moyen d'en obtenir respect et soumission était, à une tête couronnée d'en substituer une autre.

L'imperator ne se fut pas plutôt assis sur le trône de Cléopâtre que de nombreuses bonnes volontés vinrent à lui. Désireux de se les concilier toutes, il flatta le légitime orgueil que chaque Alexandrin nourrissait à l'égard de sa belle cité. Théâtres, palais, musées, temples surtout, — car il savait combien le suffrage des prêtres est important pour qui veut régner, —furent de sa part l'objet d'adroites manifestations. Curieux de tout ce qui pouvait enrichir son esprit et préparer la magnifique ordonnance qu'allait être le règne d'Auguste, il s'intéressa aux écoles, aux gymnases, à la Bibliothèque. Il se fit présenter les savants du fameux Sérapéum, parmi lesquels il eut la satisfaction de retrouver le philosophe Aréus qui avait été son professeur à Athènes, et leur promit de respecter l'indépendance dont ils avaient joui sous les rois.

La visite du Soma, gigantesque mausolée où, dans un cercueil de cristal, reposait le corps d'Alexandre de Macédoine, était destinée entre toutes à retenir l'attention, d'un homme qui n'était sensible qu'à la gloire. César, disait-on, avait, en présence de l'illustre dépouille, prononcé ces paroles : Je pleure, parce qu'à l'âge que j'ai, celui-ci avait déjà conquis le monde. Plus ambitieux que César encore, son neveu examina longuement la royale momie. Il semblait l'interroger, et, comme si cela n'était pas assez de regarder la forme terrestre qui avait conçu et réalisé de si grands desseins, il fit soulever le couvercle qui la recouvrait et, d'une main avide jusqu'à la profanation, en osa palper le crâne.

Cléopâtre, donc avait été ramenée dans ses appartements du Bruchium. Elle y était gardée à vue. Les honneurs ne lui manquaient pas ; mais ces honneurs ne servaient qu'à la convaincre davantage qu'elle était captive, puisqu'ils lui étaient rendus par des fonctionnaires romains. Par crainte du poison, ses vêtements, ses coffres, sa personne même étaient continuellement fouillés. Imagine-t-on rien de plus navrant que la présence, auprès d'elle, d'un certain Épaphrodite, affranchi d'Octave, qui, obéissant aux ordres reçus, joue au courtisan, et, sous des manières obséquieuses, cache son métier de geôlier ?

Si douée d'élasticité que soit une nature, les émotions, les catastrophes, les deuils, à la fin, l'épuisent. Cléopâtre était tombée malade. Les blessures qu'elle s'était faites en labourant sa poitrine s'étaient envenimées. Une fièvre la brûlait. Ses médecins firent entendre que le mal était grave et pourrait mettre fin à ses jours. Un instant, la malheureuse put croire que la nature, parfois pitoyable, lui épargnerait d'exécuter elle-même l'acte de sa délivrance, et elle s'abandonna à la maladie comme à un courant généreux. Loin de la combattre, elle l'aidait, refusait les médicaments, ne consentait à aucune nourriture.

Octave, informé, s'alarma. Il tenait le trésor, il n'en voulait pas moins la femme. Il la veut intacte, nullement endommagée. Dans toute sa beauté, se dit-il, il me la faut à mon triomphe.

Ne se fiant à personne autant qu'à lui-même pour surveiller la santé qui, à un titre si cruel, lui est précieuse, il fait annoncer sa visite. Par cette marque de déférence, il pense éblouir sa captive, l'aveugler d'illusions.

Le calcul, au premier moment, semble n'être pas mauvais. En apprenant que l'imperator se dispose à venir chez elle, Cléopâtre retrouve quelques forces. Sa résolution de mourir est ajournée. Avant d'en venir à l'irréparable, elle veut connaître son ennemi, savoir ce qu'il en faut espérer ou craindre.

Que n'a-t-on pas dit, écrit, sur la rencontre de ces deux grandes figures. qui, à la façon des augures, s'abordaient avec un masque ? D'un côté, nous savons tout, Il n'y a qu'une implacable marche vers le but déterminé. Mais, jusqu'à quel rêve ? quelle tentative (le recommencement, la créature de grâce et de séduction se laissa-t-elle emporter ? Quelle suprême vision s'éclaira en elle ? à quel espoir crut-elle pouvoir rattacher sa vie déclinante ? Secret ! Indéchiffrable secret d'une âme déjà tournée vers la tombe !

L'occasion, toutefois, s'offrait trop tentante aux thuriféraires d'Auguste pour qu'ils aient manqué de flatter le maître en le représentant chaste et grave comme le fils de Thésée, tandis que la courtisane maudite essaye de le séduire.

Qu'en d'autres circonstances, Cléopâtre se fût conduite en courtisane, nul ne songe à en disconvenir ; mais à cette heure de lassitude infinie, avec son sein labouré, ses yeux meurtris, ses pieds qui tremblent d'avoir senti sous eux s'écrouler des trônes ; après avoir mis au sépulcre l'homme qu'elle adorait, et remâché le goût de tous les néants, peut-elle encore jouer un rôle de coquette ? Sa fine et claire intelligence, à défaut de dignité, l'eût préservée de cette erreur. Sans prétendre, toutefois, à enjôler les sens du potentat, sans croire qu'elle allait retrouver en lui un César ou un Antoine, n'était-elle pas en droit de penser qu'avec ce qui restait de charme encore à ses trente-huit ans sculptés par les passions et le malheur, elle aurait pu l'apitoyer ? Quant à y réussir,.. Voyons plutôt les deux antagonistes face à face.

Après s'être incliné courtoisement, Octave occupe le siège, qu'à son chevet, la reine lui a désigné. Puis comme on fait auprès des malades, il s'informe de sa santé.

Un soupir, un léger soulèvement des épaules lui répondent : Vous voyez ! je n'ai plus la force de vivre !

Tout de suite, alors, il aborde le sujet qui lui tient à cœur. Quoi ! ce qu'on lui a rapporté est donc vrai ? Elle cède au désespoir. Plutôt que de se soumettre, d'accepter une domination qui n'a rien de barbare, elle songerait à mourir ?

Pour toute réponse, des sanglots.

Il reprend alors :

— C'est que, sans doute, mon message aura été mal transmis. Thyréus ne vous a-t-il pas fait connaître mes sentiments ?

Si, elle sait. Du maître généreux qu'il est, on lui a affirmé qu'elle pouvait espérer des égards.

— Alors ? Reprenez courage, Reine. Cessez de voir en moi un ennemi.

La voix s'efforce d'être douce, le regard de témoigner une clémence. Mais du premier coup d'œil, Cléopâtre a démêlé le personnage : un rocher vivant. Dans ce visage où la mimique veut être humaine, elle n'aperçoit que l'arête coupante du nez qui, durement, le fait ressembler à un oiseau de proie. Et la sécheresse de la bouche ! Non, jamais de ces lèvres-là ne sortira une parole sincère. Dès lors, elle sait quel parti lui reste à prendre. Et elle entre résolument dans l'escrime où chacun va déployer toute son adresse, et viser aux yeux de l'adversaire. Son attitude change. Elle feint d'être résignée.

Oui, au moment de la mort d'Antoine, sa douleur était si violente qu'elle ne croyait pas possible de survivre.

— Et maintenant ?

— Oh ! maintenant, la pensée de mes enfants me retient. Les chers êtres ! Comment les quitter ? Pas avant, tout au moins, de savoir quel avenir Rome leur réserve.

Ses enfants !... Césarion, Ptolémée, Antyllas, ils sont entre les mains d'Octave. C'est le gage que, tout d'abord, il a saisi. En attendant les holocaustes futurs, ces douces victimes répondent des insoumissions de leur mère.

Hypocritement, le bourreau le fait entendre.

— Ne craignez rien pour eux, madame. Le sort de vos enfants ne dépend que de vous-même. Si vous avez confiance, si vous vous conformez à mes intentions, aucun mal ne leur sera fait.

Elle sait ce que vaut cette assurance et que, comme elle, les infortunés sont destinés au supplice ; mais elle fait semblant de se fier.

— J'ai la parole d'Octave.

— Et vous-même, belle Cléopâtre, jurez- moi qu'en aucune, façon vous ne chercherez à finir vos jours, et que vous ne refuserez pas de m'accompagner.

Dans cette affreuse comédie où, d'un côté, la vanité d'un fourbe se,joue, et où, de l'autre, c'est l'honneur d'une reine, lequel sera le plus fort ?

Cléopâtre jure.

— Vous êtes le maître souverain, fait-elle, en inclinant sa belle tête sur laquelle ondulent les plis transparents d'un voile. En quelque lieu qu'il vous plaise de me conduire, docilement, je vous suivrai.

Et afin de bien montrer jusqu'où va sa soumission, et qu'elle n'est plus, désormais, qu'une vassale, des mains de son intendant elle rend la liste qu'elle a fait dresser des joyaux qu'elle  gardait encore, et, la remettant aux mains d'Octave :

— Il sont à vous. Je n'ai gardé que quelques parures, les plus précieuses, il est vrai, afin de les offrir moi-même à Livie, à Octavie.

Cette fois, il la regarda, étonné. Est-ce que vraiment ?

— Oui ! fait-elle, je voudrais que votre sœur, à présent qu'une même douleur nous unit, me pardonne tout le mal que je lui ai fait.

Si méfiant qu'il fût, si rompu à l'art des ruses, Octave n'aperçoit pas celle que recouvrent ces paroles. Sa duplicité, à lui, n'est qu'à la mesure de celle des hommes.

Pleinement rassuré, maintenant, il se dispose à sortir.

Pas encore. C'est la reine qui le retient. Une faveur lui reste à implorer. Puisqu'il faudra bientôt quitter 1'Égypte, s'arracher à la chère cité où repose son époux, que, du moins, elle soit autorisée à aller pleurer sur sa tombe.

A captive docile, prince généreux. Imitant l'exemple d'Antoine qui, après la victoire de Philippes, avait magnanimement honoré le corps sanglant de Brutus, Octave exauça la prière de la veuve.

Le lendemain donc, et quoiqu'elle pût à peine se soutenir, Cléopâtre se fait conduire au mausolée. Ses geôliers l'accompagnent. Tant mieux : c'est pour eux que va se donner la funèbre représentation. Ce n'est point assez d'avoir convaincu Octave, il faut, qu'autour d'elle, chacun soit, persuadé qu'elle accepte son sort. Ainsi, seulement, elle recouvrera ce qu'il lui faut de liberté pour agir. En présence d'un auditoire qui ne manquera pas de propager ses paroles, ses moindres gestes, elle s'agenouille. Avec des larmes, avec une émotion qui, elles du moins, ne sont pas jouées, elle verse sur la pierre tumulaire l'huile et le vin qui sont l'aliment mystique du défunt. Puis, elle passe aux paroles. Pas une, écoutons-les bien, qui ne soit, par l'habile femme, concertée de manière à tromper son monde : Antoine ! ô mon bien-aimé ! s'écrie-t-elle ; mes mains, lorsqu'elles t'ont déposé ici, étaient les mains d'une créature libre ; aujourd'hui, c'est une esclave qui vient t'offrir des libations. Aie-les pour agréables, puisque ce sont les seuls honneurs que je puisse te rendre, les derniers ! Nous, que rien, pendant la vie, n'avait pu séparer, nous allons être, dans la mort, condamnés à faire échange de patrie. Toi, Romain, tu resteras en ces lieux, tandis que moi, infortunée, c'est en Italie, loin de la terre des aïeux, que je trouverai ma sépulture.

L'effet de ces adieux pathétiques fut tel que l'avait prévu Cléopâtre. Les plus incrédules abandonnèrent leurs doutes. S'exprimer de la sorte, n'était-ce pas accepter la fatalité du départ ?

Épaphrodite, lui-même, émerveillé de la transformation qui s'était opérée chez sa prisonnière, se félicite qu'elle ait renoncé à mettre fin à ses jours. La surveillance, dès lors, se relâche. Les allées et venues du palais sont plus libres. Sans témoins, la reine peut s'entretenir avec ceux qui la viennent visiter.

Une telle héroïne, et à ce degré d'infortune, ne méritait-elle pas de rencontrer un dévouement ? Celui qui vint à elle ne pouvait guère être espéré. L'homme, le Fersen antique qui allait risquer sa tête, non pas pour sauver celle de la reine qui, hélas ! ne pouvait pas être sauvée, mais afin que cette tête fière et charmante ne fût pas courbée sous les humiliations, était un officier romain. Jeune, beau, de l'illustre famille des Cornélius, Dolabella venait de faire vaillamment, dans l'état-major d'Octave, toute la campagne d'Égypte. Heureux d'en avoir fini avec la guerre, il jouissait, sans arrière-pensée, des plaisirs qui, brillamment, se succédaient dans la grande cité conquise.

Un matin, ce fut son tour de commander la garde qui veillait autour des appartements de la reine. C'était le moment où elle était le plus malade. Il la vit pleurer, souffrir, repousser tout soulagement. Il l'entendit implorer la mort comme une divinité clémente. La plupart des hommes, sensibles surtout à la grâce heureuse des femmes, se détournent dès qu'elles n'enchantent plus leurs regards. Quelques-uns, cependant, d'une essence plus rare, se sentent attirés vers celles que le malheur a blessées. Un cœur qui saigne, des yeux que le désespoir amortit, ont sur leur âme un pouvoir qui ne se discute pas. Aussitôt que, dans sa royale misère, Delobella eut contemplé celle à qui les dieux, après avoir tout prodigué, avaient impitoyablement tout repris, il sentit naître en lui une tendre compassion. Avec la sorte de pitié délicate qu'on éprouve devant un beau jardin dévasté, il se demanda : Que faire ? Par quel moyen venir en aide ? Comment relever la divine fleur que l'orage a profanée ?

Sans avoir reçu d'elle aucun encouragement, il s'approche de la malade, il s'offre à la servir :

— Usez de moi, madame, comme d'une chose qui vous appartiendrait.

Pour la créature qui souffre, que tous ont abandonnée, quelle émouvante surprise ! A la première minute cependant, Cléopâtre hésite ; sa main craintive recule. Elle en a tant vu de ceux qui trompent ! qui trahissent ! Si elle allait rencontrer un nouveau Proculeius ! Mais non. Il y a des visages d'hommes en qui la droiture est inscrite, des regards auxquels on peut se fier. L'âme ulcérée se rassure et, tout de suite, avec une foi d'adolescente, elle exprime le seul de ses vœux qui eût chance d'être exaucé : connaître les intentions d'Octave à son sujet ; être avertie du jour où sera fixé son départ.

Le jeune homme avait ses entrées chez l'imperator. Des amis à lui, initiés à tout ce qui s'élaborait dans l'entourage souverain, étaient à même de le renseigner. Sans savoir, peut-être, de quelle fatale exécution il se faisait le complice, sa parole l'engagea. Périlleuse promesse qui pouvait lui coûter la vie. Mais qu'importe à qui l'a exposée maintes fois sur les champs de bataille, cette vie qui n'a de prix que d'être ardente ?

Trois jours plus tard, la captive était informée. Résolu à regagner l'Italie par la Syrie et la Grèce, Octave avait donné des ordres pour que, avec ses plus jeunes enfants, elle fût dirigée, dès le lendemain, sur Rome.

L'heure était venue. Cléopâtre avait la certitude que, plus rien, désormais, ne pouvait modifier le cours du destin. La nécessité de mourir, suspendue sur elle depuis près d'un an, s'abattait pleinement. Elle l'envisagea sans terreur. Peut-être, quand ses lèvres n'avaient bu encore que quelques gorgées d'amertume, s'était-elle cherché des prétextes à reculer l'affreuse échéance. Mais aujourd'hui que la coupe est vide, son parti est irrévocable. Elle communique l'avis reçu aux deux chères compagnes pour lesquelles elle est sans secret, et les charge de faire prévenir Olympus.

De peur d'attirer les soupçons, le manieur de poisons s'était tenu à l'écart ; mais sa sollicitude veillait, et tout se préparait dans l'ombre. A son sujet, la reine était sans inquiétude. Par les relations conservées avec le dehors, elle savait qu'à l'heure dite le moyen de libération serait là. Il n'y avait donc plus qu'à l'attendre et à régler les choses selon le plan longuement médité.

En femme pour qui l'élégance est une loi, Cléopâtre avait résolu de parer sa mort, d'en faire, comme de sa vie, un spectacle rare et somptueux. Sa fierté de reine, elle aussi, exigeait qu'Octave, qu'Agrippa, Mécène, même Proculeius, tous ces Romains qui l'avaient bafouée, admirassent, non seulement la force d'âme qui allait la soustraire à la parade avilissante qu'ils lui destinaient, mais l'enveloppe de cette âme aristocratique.

Dans une exaltation qui la laisse circonspecte, elle vaque, elle-même, aux moindres préparatifs. Comme pour une nuit d'amour, son corps baigne dans une eau tiède et parfumée. Son visage est enduit de nards. L'antimoine ajoute un mystère à la profondeur de ses yeux. Sous l'onction d'un rose ardent, ses lèvres, ses pommettes s'avivent. D'un coffre en bois de cèdre est extraite la blanche simarre, toute luisante d'or et de perles, qui la fit plus que royale aux fêtes du couronnement. Des bijoux achèvent sa toilette. Que de souvenirs se rattachent à ces choses ! L'éblouissant défilé. Tout le peuple en allégresse. Antoine beau comme Apollon, sur son char à deux roues qu'emportent quatre coursiers de neige. Il en descend et, sous un ciel qui brasille, la proclame reine des rois, impératrice, déesse. Et, aujourd'hui, le linceul !

En agrafant la boucle d'améthyste qui termine sa ceinture, les doigts de Cléopâtre tremblent. Mais, stoïque, elle se raidit. Pas de faiblesse ! Sa tâche n'est point terminée encore. Loin qu'autour d'elle les choses aient un air de deuil, tout doit chanter le péan de la délivrance. Et sur les tapis, sur les tables, des roses sont effeuillées. L'encens fume au cœur des cassolettes. La lumière voilée des lampes répand de suaves lueurs.

Quand tout est ainsi disposé, harmonisé pour la grande scène finale, Cléopâtre tire d'un petit meuble à secrets une lettre écrite d'avance où elle recommande ses enfants à la générosité du vainqueur, et implore de lui la grâce de reposer auprès d'Antoine. Après l'avoir relue, elle y inscrit la date (15 Août 30), cette date dont elle ne vivra pas le lendemain, et y appose son sceau royal.

Serait-ce par raillerie qu'elle charge précisément Épaphrodite de porter lui-même cette lettre ? Cela n'est pas impossible, car Cléopâtre avait toujours aimé se jouer des hommes. On peut supposer aussi qu'elle eut simplement l'intention de se débarrasser d'un gêneur. Quoi qu'il en soit, le vilain museau flaire quelque manigance. S'éloigner lui semble imprudent. Il hésite ; mais le message est urgent, et la reine insiste avec un de ses sourires auxquels aucun homme ne peut résister.

Le geôlier se laisse fléchir. Comment, d'ailleurs, suspecter sérieusement une femme dont la journée s'est passée en occupations futiles ? qui, depuis le matin, explore des coffres, en tire des parures, des colifichets ? 0 Épaphrodite Esprit borné, combien votre courte sagesse est éloignée de comprendre les fantaisies d'une Cléopâtre !

Le repas du soir s'achevait selon le cérémonial habituel. Les esclaves, indifférents, allaient et venaient autour de la table. Afin qu'aucun d'eux n'eût l'idée de ce qui se préparait, comme de coutume, la reine avait eu le courage de manger et d'entretenir la conversation.

Soudain, de l'autre côté du rideau, un bruit insolite s'élève. On dirait une dispute. Un des gardes interrogé s'excuse : il ne parvient pas à se débarrasser d'un homme, une sorte de paysan, qui prétend parler à la reine.

— Que veut-il ?

— Offrir lui-même un panier de figues.

— Qu'on le laisse entrer.

Cléopâtre a compris. Son cœur se contracte durement. Il ne faut pas moins de toute sa tragique volonté pour en comprimer les spasmes. Sous le sarreau plébéien, elle vient de reconnaître Olympus. Pâle, mais ferme, elle lui fait signe d'approcher.

Entre eux, pas une parole. L'échange seulement de deux regards où, de part et d'autre, tout se dit. C'est bien. Le présent a, d'avance, été payé. Celle qui le reçoit saura s'en servir.

Et maintenant, la reine est seule avec Iras, avec Charmion, prêtresses passionnées dont le libre culte va jusqu'à l'immolation d'elles-mêmes. A elles trois, ces nobles créatures qui ne sauraient plus vivre, vont consommer le sacrifice. Un mystère sacré les enveloppe. Nul ne sait, nul ne saura jamais quels en furent les rites foudroyants.

L'opinion la plus accréditée est qu'un aspic se cachait parmi les fruits. Le venin de l'animal a été expérimenté. Il tue, nous l'avons vu, selon les conditions exigées par la reine : sans douleur, sens lenteur, sans laisser de laides traces.

Volontiers, on imagine le retour du vieux mythe infiltré à travers les religions : la femme et le serpent en présence. Leurs yeux se reconnaissent, échangent une flamme, se défient. Le serpent hésite, retombe, puis, fasciné par le regard plus fort que le sien, bondit et, dans la chair consentante, enfonce son dard de mort.

Iras succomba la première. Elle était la plus fragile. Dès que le poison eut commencé de circuler dans ses veines, elle se coucha, la tête sur les genoux de sa bien-aimée souveraine, et les tint jusqu'au dernier souffle embrassés.

Cléopâtre, à son tour, sent s'alourdir ses paupières. Une irrésistible langueur l'écrase. Vaguement, son esprit se met à errer. Comme en rêve, elle revoit ses beaux jours. Au son des flûtes et des lyres, Antoine, empressé, vient à elle. Que son pas est vif, joyeux ! On le dirait soulevé par le sable du rivage. Où sont-ils, maintenant ? C'est le soir, dans un jardin parfumé. Un vent délicat les caresse. Autour d'eux il y a comme des écharpes de musique. Peu à peu, les bruits s'éteignent. Tout devient noir. Rien, plus rien, le grand repos pour toujours.

Charmion respirait encore lorsqu'un cliquetis d'armes, au dehors, la tira de sa léthargie. Des coups précipités résonnent.

— Ouvrez ! Ouvrez ! crient des voix impérieuses. C'était une brigade dépêchée par Octave. Lui-même, dans un instant, serait là

Aux premiers mots de la lettre apportée par Épaphrodite, la vérité avait surgi : cette lettre était un testament.

— Qu'on coure ! Qu'on appelle des médecins ! avait commandé l'imperator. Dix talents d'or à qui ranimera la reine. Mais n'arrivera-t-on pas trop tard ?

Si ! car les dieux, quelquefois, veillent sur ceux qui leur ressemblent. Ils ont préservé Cléopâtre. Rien ne saurait la restituer à la haine de ses ennemis.

Les premiers qui pénétrèrent dans sa chambre la trouvèrent sur un lit de pourpre que soutenaient quatre sphynx. Toute blanche, au milieu des fleurs, elle semblait dormir. Son visage avait la sérénité que donne un grand devoir accompli.

Dans un geste pieux, Charmion, titubant, et le regard déjà voilé, lui arrangeait son diadème.

— Voilà qui est beau ! railla méchamment Épaphrodite, furieux que sa surveillance eût été trompée.

— Oui, certes ! Une action superbe, et digne d'une fille de rois, trouve encore la force de répliquer l'Athénienne. Puis elle s'affaisse près de celle que, jusqu'à son dernier soupir, elle avait parée, servie, honorée d'un culte divin.

Pour Octave, le coup était rude. Il en restait frappé comme si, en mourant, Cléopâtre lui avait dérobé l'éclat de sa victoire. Et que dirait Rome ? l'Italie ? toute la meute populaire que l'impatience dévorait et qui n'aspirait qu'à se repaître des humiliations infligées à l'Égyptienne ? Celui qui, demain, sera Auguste, n'avait pas encore désappris la vengeance. Sa captive lui avait échappé, mais les enfants répondaient pour elle. Ni les prières qu'elle lui avait adressées, ni les supplications de ces agneaux bêlants qui n'avaient commis d'autre crime que de naître, n'attendrirent son âme scélérate. Antyllas succomba le premier. La ressemblance qui, en Césarion, faisait revivre le divin Jules aurait dû préserver cet innocent. Raison de plus, au contraire, pour le rendre suspect à l'héritier.

— Il n'y a pas de place, en ce monde, pour deux César, déclara Octave, en donnant l'ordre d'égorger le jeune frère qui s'était mis sous sa sauvegarde.

Quant aux autres enfants que Cléopâtre avait lq eus d'Antoine, menu fretin qui n'avait pas l'âge d'être redouté, ils allaient, dans l'exhibition triomphale, tenir la place de leur mère.

Un seul des vœux qu'avait exprimés la défunte trouva grâce devant le vainqueur. Se contentant de l'effigie, il abandonna le corps de sa victime aux Alexandrins qui le réclamaient. Par leurs soins, sous la même dalle de porphyre où Antoine avait reçu la sépulture, ils déposèrent, parée comme pour des épousailles, celle dont le tumultueux amour lui avait coûté l'empire, mais qui, en échange, assurait l'immortalité à sa mémoire.

De ces durs Romains, en effet, que leur barbare ambition armait les uns contre les autres, lequel, plus que l'amant de Cléopâtre, a été constamment célébré ? Pour avoir sacrifié ses glorieux intérêts, pour avoir tout abdiqué sur le beau sein de l'Égyptienne, quel héros à travers les siècles échappe davantage à l'oubli ?

Et elle, Cléopâtre, cette figure idéale et perverse en qui s'incarne tout ce que la passion a de fatal, qui fut-elle ? Quelle vision nous en reste-t-il ? Comment nous représenter son être d'orgueil et de fragilité ? Au milieu des excès d'idolâtrie et de réprobation que sa personne a inspirés, il est difficile de savoir. Fut-elle l'être adorable de qui Plutarque a écrit : Son charme pénétrait les âmes, ou le Fatale monstrum dont Horace remercie les dieux, d'avoir délivré la terre ?

Ce ne sont pas les gigantesques formes gravées sur les murs croulants du temple de Denderah qui nous permettent de le démêler. Pas davantage les médailles syracusaines où le profil hiératique se fige dans les obscurités du bronze. Sous ces grossières images, qui reconnaîtrait celle qui fut intelligence ? amour ? audace ? flamme ? orage ? Ah ! si quelque chef-d'œuvre de l'art grec nous avait été conservé ! Si nous possédions la statue commandée par César au sculpteur Timomachos ! ou encore celle dont un riche citoyen d'Alexandrie offrit deux mille talents à Octave pour qu'il n'en dépouillât pas sa patrie ! Mais ces portraits ont disparu.

Dans la pénurie où nous sommes, les conjectures seules sont permises. Et voici ce qui nous semble. Belle, il n'est pas certain que Cléopâtre l'ait été, du moins, d'une de ces beautés de chair qui impressionnent les foules et que certains artistes lui ont attribuée ; mais avec sa bouche éclatante, ses prunelles de feu, et ce menu corps que le soleil de sa race avait poli comme un marbre, et doré comme un joyau, quelle créature fut jamais, plus qu'elle, un objet de culte et de plaisir ? Sans quoi, pourquoi ce vers.de celui qui, d'un vers, savait tout peindre ?

Les rois mouraient d'amour en entrant dans sa chambre.

Des grâces physiques, toutefois, ne sauraient expliquer le sortilège d'un César, d'un Antoine, ces pourchasseurs infatigables, abattus à ses pieds, y oubliant devoir, honneur, et jusqu'au souvenir de leur patrie. Il faut chercher ailleurs. Tout d'abord, nous trouvons en elle l'esprit, un esprit aimable et cultivé qui assaisonne son langage, l'orne d'un charme incomparable et chasse au loin l'ennui, ce revers de la grandeur. Mais ce qui met Cléopâtre hors pair, et fait d'elle une créature attirante entre toutes, c'est l'ardeur de sa nature. Qu'elles se nomment Circé, Dalila, Héloïse, Yseult ou Carmen ; qu'elles soient Sirènes ou Walkyries, réelles ou inventées, tenons pour certain que les femmes dont l'apparition jette les hommes dans le délire sont toujours de grandes animatrices. Que leurs yeux soient tendrement azurés ou pareils à des diamants noirs, que leur nez — quoi qu'on en ait dit et notamment de celui qui nous occupe — ait plus ou moins de longueur, que leur bouche fleurisse ou qu'elle se fende à la mesure des larges cris, peu importe. Ces héroïnes se distinguent de la vulgaire humanité par leur cœur plus fort, plus précipité que les autres cœurs, par la torche brûlante qu'elles brandissent à laquelle d'autres torches viennent s'allumer. Si, au-dessus de ces célèbres émules, Cléopâtre poursuit sa migration glorieuse, c'est qu'à un degré supérieur elle a possédé ce don souverain de la vie qui transforme la tiédeur quotidienne, en fait un climat ensoleillé d'émotions. L'histoire nous la montre à la fois profonde politique et frivole, généreuse et capable des pires cruautés, convoitant l'univers et y renonçant plutôt que de perdre un baiser.

Mais, l'histoire ne nous la révèle qu'à demi. Une telle enchanteresse y est trop à l'étroit. C'est à l'imagination et à ses filles ailées, la poésie, la légende, qu'il faut demander de nous la faire connaître ? l'aspic que Shakespeare enroule à son bras contribue davantage à sa renommée que le plan grandiose qu'elle avait conçu d'annuler Horne et de la remplacer par Alexandrie. Le sonnet illustre qui, sur les eaux du Cydnus la montre balancée dans sa trirème d'argent,

Dont le sillage laisse un parfum d'encensoir

Avec des sons de flûte et des frissons de soie,

nous en apprend plus long sur son mode d'existence que des volumes érudits.

Malgré de si magnifiques projections, m'excusera-t-on d'avoir essayé, à mon tour, ne fût-ce que par quelques lueurs, d'éclairer les mouvements secrets de celle qui, une fleur de lotus à la main, dresse sur un monde écroulé sa voluptueuse splendeur ?

 

FIN DE L'OUVRAGE