LA VIE ET LA MORT DE CLÉOPÂTRE

 

VII. — LE MARIAGE D'ANTIOCHE.

 

 

Accoudée au parapet d'où l'on entendait les vagues mourir lentement contre la digue, Cléopâtre avait regardé décroître le navire qui emportait son amour. Après que la plus haute pointe des mâts eut disparu à l'horizon, elle laissa retomber ses bras qui, longtemps, avaient agité un mouchoir. Une affreuse contraction lui serrait la gorge. Ses larmes se mirent à couler. Quoique la mer fût parfaitement calme, et que des nuances vertes et mauves la fissent ressembler à une étoffe de soie, le gouffre immense qui l'allait séparer d'Antoine seul lui en apparaissait. Se tournant vers Charmion, elle exhala sa douleur.

— Que va être ma vie, à présent ? Ne plus voir celui de qui découlait toute ma félicité ! Être privée de son regard ! Ne plus entendre le rire qui égayait toutes mes heures ! Dans quel ennui vais-je languir ?

La meilleure confidente est celle qui s'associe pleinement aux doléances qui lui sont faites : Bien qu'elle eût, dès le début, déploré la liaison de sa chère maîtresse avec Antoine et redouté que le beau guerrier l'entraînât en de fâcheuses aventures, Charmion feignit des regrets. Sa voix se fit l'écho fidèle de ceux qui lui étaient exprimés. Sans doute, l'absence du triumvir allait laisser un grand vicie ; tout, au Bruchium, en serait attristé ; mais cette absence serait courte. N'avait-il pas, une fois encore au moment de lever l'ancre, réitéré la promesse d'être revenu avant la fin de l'année ?

Cléopâtre ne mettait pas en doute ce prompt retour. Son espoir était robuste comme un bel arbre qui possède toutes ses feuilles. Mais l'été commençait à peine. Que ses jours allaient être longs !

Tout en causant, abritées par les palmes emmanchées d'ivoire que deux négrillons élevaient au-dessus de leurs têtes, elles remontaient les terrasses. La reine s'arrêtait fréquemment car, en ces lieux charmants que tant de fois elle avait parcourus an bras d'Antoine, tout lui était souvenir. Elle s'approcha des ibis qui, roses sur les gazons verts, immobiles et familiers, une patte repliée sous le ventre, semblaient perdus en de profondes réflexions. L'odeur des œillets lui arracha un soupir. Chaque soir, avant de rentrer, Antoine choisissait le plus largement épanoui et, après y avoir posé ses lèvres, le lui fixait au corsage. Je te donne mon âme, lui disait-il ; et pendant les heures où ils ne pouvaient échanger des caresses, cette fleur était là sous sa respiration, comme une bouche parfumée.

Rien ne nous fait sentir plus cruellement l'absence d'un être, que la continuité des choses dont il était avec nous le témoin.

— Antoine ! Antoine ! appelait l'amante solitaire.

— Vous l'aimez trop, Madame. Aucun homme n'est digne...

— Comme on voit, Charmion, que rien n'a troublé le lac uni de ton cœur ! Crois-tu donc que l'amour se mesure au mérite de celui qui l'inspire ? En ce cas, qui aurais-je pu aimer autant que César ? Et pourtant, tu le sais, Antoine est le premier qui ait fait vibrer tout mon être.

Elles approchaient de la fontaine dont l'eau lisse et compacte comme un cristal se brisait, devenait écume à la surface du bassin. En écoutant couler cette eau, Cléopâtre eut un redoublement de peine, car elle y voyait l'image du temps qui fuit en emportant notre bonheur. Retrouverait-elle jamais des jours pareils à ceux qui, comme l'eau d'hier, étaient perdus ?

Désireuse de l'enlever à la vue de choses qui, par leur charme même, lui faisaient mal, Charmion, doucement, l'entraînait.

— Venez vous reposer, Madame ; demain, sans doute, vous apportera plus de courage.

Cléopâtre se laissa déshabiller, avala une boisson au népenthès qui passait pour procurer le sommeil, et dit en fermant les yeux :

— Oui, dormir... Ah ! si je pouvais dormir jusqu'au jour où il reviendra !

Il fallait vivre, cependant ; il fallait que passent les quatre, cinq, six mois, plus peut-être, pendant lesquels l'aimé allait être absent. Cléopâtre n'était pas femme à les perdre en de stériles lamentations. Laissant à Didon les cendres et les voiles de deuil, elle continua sa vie somptueuse et le train de ses fonctions royales. Bien des choses même, qui avaient été négligées pendant la période où, toute consacrée à Antoine, à l'éblouir, à le distraire, à le garder, elle ne s'était dépensée que pour lui, appelèrent son attention. Elle se il rendit compte de celles qui périclitaient et, avec la supériorité qu'elle apportait en toute chose, y appliqua des remèdes efficaces. Ceux qui l'avaient jugée frivole eurent la surprise de la voir en remontrer à ses ministres, et mener plus savamment qu'eux les finances de l'État. Elle ne fut pas moins habile à réorganiser l'armée sur le modèle des légions qui lui avaient été laissées, à accroître la marine, à perfectionner l'administration.' En souveraine vraiment, elle améliora le sort de son peuple, le mit, par des irrigations qui portèrent au loin la crue fécondante du Nil, à l'abri de la famine, repoussa les tribus nabathéennes qui menaçaient les frontières d'Arabie, fit sentir enfin que, pour être femme, celle qui gouvernait l'Égypte n'en était pas moins l'égale 'des grands rois..

Comme tous les Lagides, elle avait le goût de la construction. Entourée d'architectes, d'ingénieurs, d'artistes, on la voyait, de ville en ville, veiller à l'entretien des vieux temples. Ceux d'Edfou, d'Hermonthis, de Coptos furent, par ses soins, relevés. Celui de Denderah, qu'elle agrandit, garde encore son image gravée sur la pierre des cartouches. A Alexandrie, elle refit une bibliothèque et commença le Césaréum dont les débris, retrouvés sous terre, révèlent son goût pour l'art hellénique. C'est de son règne encore que date l'érection du dernier obélisque, celui qu'on nomme l'aiguille de Cléopâtre et qui, vingt siècles plus tard, transporté sur les bords de la Tamise, endeuillera ses flancs roses aux suies de la métropole britannique.

Cette activité, cependant, ne taisait pas perdre de vue à Cléopâtre la puissante préoccupation de son cœur. Au milieu des cérémonies, des festins, des voyages, elle s'adressait des questions, toujours les mêmes Que devient Antoine ? Où est-il ? Ne m'a-t-il pas oubliée ?

L'éloignement de ceux qu'on aime ne se peut endurer que si la correspondance nous relie à eux, si des lignes écrites portent, de l'un à l'autre, le souffle encore chaud des paroles. Au début, il n'y eut presque pas de décades où, de Brindes, quelque galère ne descendit, apportant de :longues missives. Tendres d'abord, pleines du désarroi douloureux qui suit les séparations, elles étaient le parfait écho de celles qu'envoyait Cléopâtre. Je me réveille et je m'endors toujours avec ta présence, écrivait Antoine. Partout je te cherche et je te crois auprès de moi.

Les affaires publiques n'étaient pas moins satisfaisantes. Le triumvir annonçait, qu'afin de gagner plus vite le temps du retour, il les confiait aux soins de l'habile Pollion, tandis que lui-même allait en Syrie, en Palestine, rétablir l'autorité que sa longue absence avait quelque peu compromise.

Puisqu'elle ne pouvait l'avoir sous les yeux, aucune résidence, pour son amant, ne pouvait convenir mieux à Cléopâtre que celle de l'Asie Mineure. C'était là qu'ils s'étaient retrouvés. Tout lui semblait, dans ce pays proche du sien par le climat, les mœurs, le vêtement et tant d'échanges qui les reliaient, le rapprocher d'elle. Tout, au contraire, en Italie, lui paraissait redoutable.

Par un de ces instincts féminins qui ne trompent guère, elle pressentait que, de Rome, pouvait tout à coup surgir une circonstance, un danger, on ne sait quelle influence dont elle aurait à souffrir. Octave qu'elle ne connaissait pas, mais qui s'était posé en héritier de César était, de ce fait même, le rival et l'ennemi de son petit Césarion. Tout ce qui viendrait de ce côté devait donc être tenu pour suspect. Ah ! pourvu qu'Antoine, porté à la sympathie, et crédule comme il l'était, n'oubliât jamais de se méfier !

L'activité de Cléopâtre fut, un moment, interrompue par la naissance de deux jumeaux auxquels elle donna les noms éclatants d'Hélios et de Séléné. L'occasion lui parut bonne de rappeler à Antoine le projet de mariage qu'ils avaient élaboré ensemble et qui assurerait l'avenir de ces petites créatures.

Il répondit par de grands compliments joyeux, en se disant impatient de légitimer au plus tôt sa paternité. Comme preuve de ce qu'il assurait, un messager remit à la jeune mère un coffret d'or ciselé qui contenait deux perles de la plus parfaite rondeur. Mes lèvres les ont couvertes de baisers, écrivait Antoine, comme elles aimeraient en couvrir tes beaux seins moulés à leur ressemblance.

De tels témoignages entretenaient l'esprit de Cléopâtre dans une douce quiétude. Elle aimait ; elle était aimée. Cette double assurance suffisait à sa joie présente, et l'avenir était devant elle comme un flambeau allumé.

Les lettres, cependant, commençaient à être plus rares. Mais, quoi d'étonnant à cela ? Le triumvir avait quitté le littoral ; il était en pleine campagne, repris par cette vie militaire qui laisse peu de loisirs pour la correspondance. D'ailleurs, loin des villes, séparé ainsi qu'il l'était des centres de débauche, qu'aurait pu craindre de sa part le cœur le plus prompt à prendre l'alarme ?

Vers le milieu de l'automne, une galère romaine venue de l'Asie allait affirmer cette confiance. Elle n'apportait, cette fois, ni le rouleau scellé, aux deux extrémités, du cachet rouge que la reine distinguait de loin entre les mains du porteur, ni présent ; mais, de la part de Marc Antoine, un courrier demandait à lui parler. Elle eut au cœur l'étreinte des fortes émotions. Ses yeux allaient voir un regard qui, récemment, s'était croisé avec celui de son amant.

— Combien de jours depuis que tu as quitté l'imperator ? interroge-t-elle.

— Vingt.

— Où était-il ?

— A Samosate, sur les limites de la Comagène.

Et les questions se précipitent :

— Comment était son visage ? Triste ? Gai ? Que a-t-il dit ? De quel message t'a-t-il chargé pour moi ?

Ménécrate était un affranchi que la confiance d'Antoine avait depuis longtemps façonné à l'art de lui être agréable. Chaque circonstance le trouvait dans la disposition d'esprit exacte où l'homme mobile qu'était son maître souhaitait qu'il fût pour lui servir d'interprète.

Voici ce que cet homme raconta :

— A l'instant où, pour recevoir ses ordres, je fus en présence de l'imperator, il n'était ni triste, ni gai. Sa physionomie n'exprimait que la divine énergie qu'on voit au visage du dieu Mars. Le pays, au loin, offrait le spectacle de la guerre. Ce n'était partout que chars, mulets, soldats en marche, aciers reluisants au soleil. D'une main, lui, maintenait par la bride le coursier fougueux qu'il allait monter, de l'autre il avait saisi le pommeau de sa selle. Par les oies sacrées dont le vol s'élève au-dessus du Capitole, me dit-il, va, et rapporte ce que tu as vu : Marc Antoine s'élançant à la conquête des royaumes que bientôt il mettra aux pieds de la reine d'Égypte.

Une fois encore, Cléopâtre était pleinement rassurée. Son amant combattait pour elle, il préparait leur avenir ; des victoires en sillonnaient partout le passage. Bientôt il lui reviendrait si glorieux, si puissant, que rien, ni personne, ne pourrait s'opposer à l'exécution de leurs magnifiques projets.

Les brumes hivernales, cependant, s'étaient répandues sur la mer. La navigation avait cessé. On était depuis plus de trois lunes sans nouvelles. Si solide qu'elle soit, la confiance est une trame qui a perpétuellement besoin d'être renouvelée. Cléopâtre' s'attristait. Une mélancolie inquiète commençait à l'envahir. Elle songeait : Dans quelques jours, la date ultime sera atteinte. S'il allait ne pas être là !...

Ne pouvant comprendre les causes du silence persistant, elle excelle à en Inventer qui la martyrisent ; flèches empoisonnées, accidents, naufrages emplissent son esprit de lugubres visions. A aucun moment, elle ne peut demeurer seule. La présence de Charmion ou celle d'Iras lui sont indispensables. Sans cesse, elle les interroge, leur exprime son tourment.

— La fin de l'année approche. Pourquoi, Charmion ? pourquoi n'annonce-t-il pas son retour ?

— Sans doute, Madame, il veut vous en faire la surprise.

Et c'étaient des heures pendant lesquelles, assise à ses pieds, levant sur elle ses beaux yeux couleur de violettes, l'Athénienne essayait de la rassurer.

Mais, plus les jours s'ajoutaient aux jours, plus la reine était difficile à convaincre. Une menace obscure lui semblait venir de loin, à laquelle, d'abord, elle ne s'était pas arrêtée. S'il avait cessé de m'aimer ? fit-elle un jour en- saisissant la main d'Iras comme dans une peur subite. Si une autre femme avait pris ma place auprès de lui ? — Après avoir connu Cléopâtre, répondit la Persane avec assurance, quelle autre femme pourrait occuper le cœur de Marc Antoine ?

Ces craintes vagues, cependant, allaient bientôt devenir la plus cruelle certitude. Par des voyageurs arrivés de Rome, on sut que l'imperator y était de retour, et que sa paix avec Octave était faite. On sut aussi quel en avait été le gage.

La scène tragique où Cléopâtre apprend le mariage de son amant a été, par Shakespeare, retracée de telle sorte que personne, après lui, après que son génie de violence et de larmes en a fait revivre toutes les phases, ne saurait rien y ajouter. Au silence, à l'impressionnant silence qui s'est figé autour d'elle, la reine a fini par comprendre qu'un malheur est arrivé. On le lui cache. Personne n'a le courage de parler. Ce que l'on aurait à dire est donc bien terrible ? Et, aussitôt, son imagination bondit au pire.

— Mort ? La mort aurait-elle glacé le plus chaleureux des humains ?

— Non, Madame, rassure Charmion, Antoine vit ; il se porte bien.

La reine respire. Mais, aussitôt,, son esprit conçoit un autre désastre. Antoine l'aurait-il abandonnée ? Ses yeux égarés interrogent.

Personne ne répond. Les regards se dérobent. Charmion, elle-même, balbutie des mots sans suite. Elle ignore...

— Et toi, Iras ?

— On ne sait rien de précis.

— Je veux savoir ! commande Cléopâtre, d'un ton auquel on ne résiste pas.

Celui qui avait apporté la nouvelle est recherché. C'est un commerçant venu à Alexandrie pour affaires. Il a bavardé comme font ceux qui arrivent de loin. Il ne comprend rien à ce qu'on lui veut au palais.

— Que sais-tu ? Parle !

L'aspect de la reine est, à cet instant, redoutable. Ne se sentant, toutefois, aucune responsabilité, l'homme croit pouvoir raconter ce qui, à Rome, fait l'objet de toutes les conversations.

Éperdue, haletante, la reine, après lui, répète :

— Tu dis qu'Antoine est marié ?

Et, sur l'assurance que oui, que le mariage avec Octavie a été célébré en grande pompe, elle entre dans une sorte de délire. Sa dignité, son orgueil, tout sombre. Elle ne se connaît plus. Ses yeux cherchent autour d'elle sur qui se venger, à qui faire expier l'horrible mal qu'elle éprouve. Ceux qui la connaissent se sont reculés. C'est le pauvre diable dont le seul crime est d'être véridique qui portera, tout le poids de cette fureur. II est invectivé, accablé de coups, de menaces. On a là comme une représentation plastique de ce que peut une nature incontinente, accoutumée à tout régir, lorsque, pour la première fois, elle se trouve en face de la fatalité. Quoi ? Elle souffre et ne peut pas faire que sa torture ne soit pas. Les lois de l'univers seraient-elles changées ?

Les premiers instants furent affreux. A la crise de nerfs obligatoire, succédèrent les pleurs, l'évanouissement. Les servantes courent et remplissent le palais de leurs gémissements. Les docteurs s'empressent comme auprès d'une grande blessée.

— De grâce, Reine, implore Charmion, ne donnez pas à vos ennemis la joie de vous voir succomber. Qu'ils ignorent la profondeur de votre mal.

Avec des gestes délicats, Iras, elle aussi, l'entoure.

— Madame ! Madame ! Revenez à vous ! Ayant versé quelques gouttes d'une essence, elle la lui fait respirer.

Peu à peu, Cléopâtre se calme. Sa douleur n'est pas moins vive, mais elle parvient à la maîtriser. A l'emportement frénétique succède la stupeur de quelqu'un qui, devant soi, a vu s'ouvrir un abîme.

— Lui !... Lui !... ne cesse-t-elle de répéter. Lui ! en qui j'avais mis toute ma foi ! Lui qui me disait : Bien-aimée, tu es la vie de ma vie !

Puis, sa pensée se tourne vers celle qui lui a volé son bonheur. La sœur d'Octave ! Octavie ! Quelle est cette femme ? Le besoin de connaître la vérité dans tous ses détails surgit en elle, avec la même violence qui, tout à l'heure, la portait à en étouffer les paroles maudites.

Le voyageur a disparu. Profitant du désordre causé par l'évanouissement de la reine, il s'est échappé. A force de perquisitions, on finit par le découvrir au fond d'une cale. Réfugié là il comptait, renonçant aux affaires qui l'avaient amené à Alexandrie, et, heureux de s'en tirer avec la vie sauve, reprendre la mer sans avoir été aperçu. Sa terreur est grande quand il voit qu'on le recherche. Il faut bien des protestations pour le persuader qu'on ne lui veut aucun mal. La peur, du moins, a fait de lui un homme prudent. Il a appris qu'on doit dire aux grands, non la vérité, mais ce qu'ils veulent qu'on leur dise. Un second interrogatoire va le montrer, cette fois, averti autant qu'un vieux courtisan.

La reine, elle aussi, a subi une transformation. Une intense, une douloureuse curiosité domine en elle tout autre sentiment. Elle est comme quelqu'un qui, dans l'obscurité, cherche sa route.

— Parle-moi d'Octavie, fait-elle avec une douceur voulue sous laquelle on devine l'injonction de l'autocrate. Puisque tu l'as vue, dis-moi si elle est belle ? si son regard a de l'éclat ? quelle est la couleur de son teint ? celle surtout de ses cheveux ?

Mais elle pouvait poser autant de questions qu'il lui plairait, jamais plus, de l'interlocuteur qui avait encore dans l'oreille le son des injures proférées, sur les membres, la cuisson des coups reçus, jamais elle n'obtiendrait un renseignement sincère. Selon lui, selon ses paroles, du moins, Octavie était laide, elle avait les yeux éteints, les cheveux maigres, et austèrement départagés en bandeaux couleur de cendre.

— Et son âge ? reprit Cléopâtre, au pinacle de l'anxiété, car, si séduisante que soit la maîtresse qu'on abandonne, l'épouvantail suprême est pour elle le visage à peine éclos d'une vierge, l'intacte jeunesse que l'époux cueille au jardin parfumé du bonheur.

Sur ce point, du moins, le réel n'avait rien qui la pût irriter davantage. Lorsqu'elle sut qu'Octavie était une veuve qui avait déjà deux enfants, lorsqu'elle crut s'être bien assurée que cette rivale ne possédait aucune beauté, aucun charme, rien de ce qui inspire l'attachement voluptueux, elle eut un instant de répit. La colère, certes, ne l'avait pas abandonnée, ni l'amère rancune contre celui qui l'avait mystifiée, trahie ; mais elle commençait à comprendre quels intérêts avaient présidé à ce mariage et qu'il n'était qu'un acte politique.

Malgré cette persuasion qu'elle essayait de faire pénétrer en elle, les assauts de sa douleur furent, pendant les premiers temps si cruels, qu'elle pensa y succomber. La jalousie dont elle avait pu se croire indemne en jugeant indigne l'objet qui l'aurait pu susciter, envahit peu à peu tout son cœur. Est-il bien vrai, se demandait-elle, qu'Octavie soit un laideron dépourvu de toute grâce ? Est-il certain que sa personne épaisse et morne ne puisse inspirer le désir ? L'assurance qu'elle en avait, venue d'un simple passant, ne pouvait lui donner le repos. Et d'ailleurs, sait-on jamais ? Antoine avait bien eu un sentiment pour la monstrueuse Fulvie ; pourquoi ne s'éprendrait-il pas de cette nouvelle épouse que, tout au moins, on déclarait douce et vertueuse ? Et, chaque jour, le poison s'insinuait davantage.

A la fin, il lui causa de si insupportables tourments qu'elle jura de s'en délivrer. Par de grands efforts, elle en vint à se convaincre qu'elle n'aimait plus Antoine, qu'elle ne l'avait jamais aimé, et qu'elle était, en conséquence, parfaitement indifférente à ce qu'il fût l'épouse d'une autre. Afin de se bien prouver à elle-même ce détachement, et d'en fournir aux autres une éclatante démonstration, elle renouvela, en compagnie de jeunes hommes qui l'entouraient, les excès de la Vie Inimitable. N'étant plus retenue par les liens brûlants de la passion, elle passa d'un plaisir à l'autre avec un inconcevable cynisme. Chacun lui apportait une dégradation nouvelle, l'enivrait d'une mauvaise ivresse ; mais, dans aucun, elle ne trouva l'apaisement que cherchait son âme enfiévrée.

Quoiqu'elle fit pour l'écarter, le souiller, le piétiner comme les débris d'une idole en qui on a cessé de croire, l'amour d'Antoine persistait en elle. Avec une ténacité inlassable, il la poursuivait jusque dans les bras de ses plus fervents adorateurs et ne lui permettait d'éprouver sous leurs caresses qu'ennui glacial et dégoût. Parfois, aussi, l'image chère apparaissait à l'improviste et lui adressait de tendres reproches : Que fais-tu ? Tu te conduis comme si tout, entre nous, était fini. Peux-tu le croire, cependant ? Ne sais-tu pas que nos êtres, malgré la séparation apparente, restent liés l'un à l'autre, et que, comme les flots que la tempête a écartés, ils se rejoindront ?

Des pleurs, alors, inondaient son charmant visage, et elle-même cherchait des excuses à l'infidèle. Sûrement, il n'avait pas agi de son plein gré. Des agents avaient dû s'emparer de lui, le jeter dans cette noce ainsi que dans un guet-apens. Car enfin, qui en profitait ? Qui avait intérêt à cette alliance, sinon Octave ? En lui faisant épouser sa sœur, c'était une sentinelle que le rusé personnage plaçait ainsi auprès de son collègue, une auxiliaire par laquelle il serait au courant de tout et pourrait, sans qu'elle-même, peut-être, se doutât du rôle qu'on lui faisait jouer, diriger les agissements d'Antoine au gré de ses intérêts. Ah ! le misérable ! Puis, avec une irritation encore, mais à laquelle se mêlait, à son insu, une renaissante tendresse, elle s'adressait à l'absent : Naïf Antoine ! Toi qui avais le droit de parler en maître ! Toi qui pouvais choisir ta compagne et l'imposer à l'univers, t'être laissé jouer ainsi ! avoir obéi, ni plus ni moins qu'un enfant ! Quelle pitié !

En même temps, un espoir se faisait jour en elle. Cette même faiblesse qui lui avait fait perdre son amant offrait des chances de le lui rendre. Son amant ! Les baisers dont elle l'avait marqué n'étaient-ils pas indélébiles ? Leur souvenir, feu mal éteint, ne pouvait-il se remettre à flamber ? Et dans un de ces élans qui, elle-même, la faisait pareille à une torche qu'aurait touchée une étincelle : Je le reprendrai ! se jura-t-elle, oui ! L'heure viendra où je l'enlèverai à Rome, à sa femme, à Octave, à tous ceux qui se sont crus plus forts que moi.

Ne se fiant pas, toutefois, uniquement au fil que, nouvelle Ariane, elle avait laissé entre les mains de son Thésée, elle mit, pour réussir, tout une machination en œuvre. Octave avait sa police, elle aurait la sienne. Des espions furent dépêchés, avec ordre d'approcher la personne d'Antoine le plus près possible, de pénétrer dans sa maison et, par tous les moyens, de surprendre des renseignements sur l'intimité du ménage.

Les comptes rendus, d'abord, n'apportèrent à Cléopâtre qu'un surcroît de désolation. Le jeune couple était heureux ; une parfaite entente régnait à la table familiale.

Elle ne se découragea pas, cependant. Dussé-je dépeupler mon royaume, se dit-elle, j'aurai des regards partout et il n'est pas possible, qu'à la fin, n'apparaisse une fissure.

Lorsque les premiers symptômes de mésintelligence entre les deux beaux-frères, et, notamment, ce qui s'était produit au sujet des combats de coqs lui furent rapportés, son cœur connut à nouveau la douceur de respirer. Enfin ! Enfin ! elle l'apercevait cette fissure par laquelle l'édifice funeste ne pouvait manquer de s'écrouler ! Elle connaissait trop bien Antoine pour croire qu'il supporterait longtemps l'ombre sur lui d'un rival. L'amener à quitter Rome devint aussitôt le but auquel furent voués tous ses efforts. Avec une persévérance que, seule, la passion peut soutenir, elle organisa une société secrète de courtisans, d'affranchis, de serviteurs chargés, par une parole dite à propos, en mettant sous les yeux d'Antoine certains objets familiers, en faisant brûler autour de lui des parfums envoyés du Bruchium, d'entretenir, toujours vivant, son souvenir. Les marchands d'oracles, eux aussi, eurent leur mission : amener le triumvir à les consulter, et, tous d'accord, comme si la nature entière n'avait qu'une voix par leurs bouches, rappeler le fameux horoscope : L'étoile de ta fortune brille au zénith, mais celle d'Octave cherche à l'obscurcir. Ton génie redoute le sien et s'amoindrit dès que les deux astres sont en présence.

Des dévouements plus haut placés travaillaient également pour Cléopâtre. Si certains des amis d'Antoine, comme Pollion ou Ænobarbus, s'étaient faits les instigateurs de son mariage, et ne manquaient pas une occasion de railler le passé et de s'étonner qu'un homme de sa valeur eût subi si longtemps le joug de l'Égyptienne, d'autres, plus perspicaces, ne doutaient pas qu'un jour ou l'autre, elle reprendrait son empire. Parmi eux ; il y avait Quintus Dellius, celui qui avait ménagé l'entrevue de Tarse et qui, mieux que tout autre, connaissant cette passionnée, la savait capable de tout pour rentrer en possession de son amant. Il y avait Fonteius Capito, observateur subtil qui écrivait avant la fin de la première année : Oui, le mariage d'Antoine a toutes les apparences du bonheur ; mais l'ennui le ronge, cela est pour tous évident. Ceux-là jugeaient prudent de ménager l'avenir et entretenaient avec la reine une correspondance où ils l'informaient de tout ce qui pouvait l'intéresser. Non seulement elle était tenue au courant de détails intimes, mais n'ignorait rien des complications au milieu desquelles les triumvirs avaient pour lors à lutter : incursions toujours plus audacieuses des Parthes, pillage des côtes par les bandes de Sextus Pompée, émeutes provoquées par la disette, refus par une notable majorité de payer l'impôt. Toutes ces tribulations romaines comblaient son cœur d'espérances. La joie même y fit sa rentrée le jour où elle apprit que, laissant sa femme aux devoirs maternels qui a réclamaient, Antoine s'était embarqué pour Athènes.

La partie était loin d'être gagnée ; mais pour un temps, du moins, l'amante échappait au supplice de l'imagination qui, pendant qu'elle était à se morfondre, lui représentait Octavie heureuse sous les caresses d'Antoine. Ils étaient enfin séparés l'un de l'autre ! L'épouse, aussi bien qu'elle-même, souffrait, languissait dans l'isolement. Si cette pensée ne la consolait pas, elle l'aidait à rendre son mal en patience.

Bien des alternatives, cependant, allaient la secouer encore, lui faire éprouver, tantôt que tout était perdu pour elle, tantôt qu'elle touchait au terme de son épreuve. Le plus cruel instant fut celui où elle connut la réconciliation de Tarente. Avoir suivi avec une excitation démoniaque toutes les étapes de la brouille, en avoir savouré les conséquences, s'être dit : de ces alliances brisées, c'est moi qui recueillerai les morceaux, et, tout à coup, voir l'union se refaire ; quel déboire !

La leçon était sévère et aurait découragé toute autre que Cléopâtre ; mais son énergie était du métal le plus résistant. Surtout, elle était douée d'une clairvoyance à qui l'on n'en faisait pas longtemps accroire. Quoique le pacte qui renouvelait l'accord entre les beaux-frères fût solennel, quoiqu'il eût été scellé par des offrandes aux dieux, des libations, des festins, et, mieux que tout cela, par des fiançailles d'enfants qui redoublaient ou triplaient les liens déjà nombreux entre les familles Julius et Antonius, il était évident que le rapprochement serait de courte durée.

Du côté d'Antoine, l'exécution des clauses avait été immédiate : cent trirèmes aux proues d'airain, vingt avisos, autant de liburnes avaient déjà dans le port de Tarente, passé sous le pavillon d'Octave. En échange que recevait-il ? Des promesses. La livraison de seize légions et d'un nombreux matériel de guerre avait été stipulée dans le traité ; mais rien de tout cela n'était prêt. Il fallait donc se fier entièrement à la bonne foi d'Octave. Pour qui le connaissait, il n'y avait guère de chances que ses engagements fussent tenus.

Antoine y comptait cependant. La loyauté de son caractère le destinait à être souvent dupé. Comment, cette fois-ci, en particulier, aurait-il été en défiance, quand il avait pour intermédiaire Octavie, dont la sincérité ne pouvait être mise en doute ? Tranquille donc, persuadé que d'ici peu il recevrait les renforts promis, ne songeant plus, d'ailleurs, qu'à ses grandioses projets, il quitta l'Italie et reprit le chemin d'Antioche. Plus tendrement éprise que jamais, et fière des services qu'elle venait de rendre, sa femme l'accompagna jusqu'à Corcyre. Là il fallut se dire adieu. Lui, allait préparer son expédition ; elle, regagner Rome où elle veillerait à ce que les conditions du pacte fussent exécutées le plus promptement possible.

Les préparatifs d'Antoine consistaient surtout à se procurer de l'argent. Depuis le temps que les imperators, inlassablement, pressuraient les villes et les campagnes, violaient les temples, rançonnaient les populations, cette denrée indispensable à la guerre était devenue rare. L'exiger de l'Italie, il n'y fallait pas songer. La Grèce avait été exploitée déjà au delà de toutes limites. Restaient les provinces d'Asie, riches toujours, grâce à une science agronomique avancée qui faisait rendre à la terre le maximum. Mais les propriétaires étaient excédés de travailler pour le seul profit de Rome. Par violence ou par fraude, beaucoup se dérobaient à l'impôt. Plusieurs eurent la tête tranchée pour s'être opposés à ce qu'on les dépouillât. De tels procédés ne pouvaient donner que des résultats déplorables. Antoine, en somme, tait dans un grand embarras.

Déclarer que la pénurie seule ramena sa pensée du côté de Cléopâtre, serait méconnaître la complexité des sentiments humains. Certes, aux heures difficiles, où les censeurs venaient, les mains vides, lui rendre compte de leurs échecs, il devait penser souvent au trésor infini des Laides, à toutes ces richesses entassées qui occupaient des souterrains dont on ignorait la profondeur. S'il n'avait pas abandonné l'Égypte, ces trésors seraient à lui ; il en pourrait disposer, entretenir largement l'armée qui allait, croyait-il, lui donner l'empire du monde. Mais à quoi bon revenir sur ce qui n'était plus ? ne pouvait plus être ? Sa pensée, toutefois, demeurait rêveuse. Elle errait dans les parterres du Bruchium, revoyait l'hôtesse chérie, ses grands yeux sombres et chauds, son sourire un peu railleur, la teinte dorée de sa chair... Sa chair ! rien que d'y penser, c'était comme une fièvre qui l'assaillait brusquement. Il portait la main à son front. La sueur y ruisselait. Qu'avait donc cette femme, pour qu'après trois années de séparation, la vision qu'il avait d'elle fût encore aussi impérieuse ? Pendant son séjour à Rome, il lui était arrivé Souvent ainsi de la revoir en imagination, de s'en rappeler les caresses. Entre les bras même d'Octavie, il avait senti plus d'une fois la chère absente se substituer à celle qu'il étreignait ; l'inoubliable fantôme prendre la place de l'être réel. Ces sortes d'hallucinations le jetaient alors dans un grand trouble. L'époux vertueux qu'il était momentanément devenu luttait contre elles, les repoussait honnêtement, ne leur permettait pas de s'imposer ; mais aujourd'hui, sur cette terre de mollesse et de parfums qui lui rappelait les jours de Tarse, il leur était complètement soumis ; elles . emplissaient son cerveau d'images dangereuses et coulaient du feu dans ses veines. Plus rien ne le défendait contre le souvenir obsédant de sa maîtresse. Il en revoyait chacune des attitudes, l'élégance féline de son corps, l'art exquis avec lequel elle se mouvait, le goût raffiné quelle apportait à sa toilette. Il entendait l'harmonie suave de cette voix qui modulait les idiomes comme d'idéales musiques, et toutes ces évocations réveillaient en lui une implacable convoitise.

Aurait-elle suffi, cependant ? Le désir d'étreindre à nouveau la forme chérie aurait-il, à lui seul, triomphé des forces sociales ? des intérêts ? des sentiments ? de tout ce qui attachait le triumvir à la tradition romaine ? Nul ne pourrait l'affirmer. Quoi qu'il en fût, une sorte de complicité sembla s'établir pour le libérer des scrupules qu'il aurait pu avoir. Les renforts proposés par Octave n'arrivaient pas ; des gens bien renseignés prétendaient même qu'ils n'arriveraient jamais. L'embarras où se trouvait Antoine amoncelait de mauvais ferments dans son âme. Non seulement il nourrissait une rancune haineuse contre le collègue dont la déloyauté risquait de compromettre ses plans, mais il en venait à l'injustice envers tout ce qui tenait à la personne .de son beau-frère. Si bonne, si serviable qu'elle eût été, Octavie, elle-même, était en voie de lui devenir suspecte. N'était-ce pas un tort impardonnable que d'être la sœur du plus perfide des hommes ? Elle avait, en outre, la malheureuse ! celui, étant éloignée, de ne pouvoir se défendre. Si l'absence est un mirage qui fait rayonner certaines figures, d'autres, il faut en convenir, et souvent les plus délicates, y disparaissent comme au milieu d'un brouillard. C'est ainsi que chaque jour effaçait un peu les contours suaves de l'épouse et grandissait, jusqu'au prodige, la maîtresse irrésistible.

Fonteius Capito, qui lisait clairement dans l'esprit anxieux de son maître, y porta le coup décisif. Un jour que celui-ci venait d'éprouver une nouvelle déception en voyant, réduite au quart, la somme qu'il attendait des confiscations ordonnées au Péloponnèse, il lui dit ces simples mots

— Tout l'argent dont tu as besoin, Cléopâtre ne demande qu'à te le prêter.

Antoine chancela comme quelqu'un qui reçoit un choc à l'improviste.

— Comment le sais-tu ?

— Elle m'a chargé de te le dire.

Quoi ? Elle pensait encore à lui ? Après l'offense qu'il lui avait faite, elle ne lui voulait que du bien ! Il croyait rêver. Ses regards interrogeaient Capito comme s'il avait peur que celui-ci ne rétractât les paroles qu'il venait de prononcer. Mais non ; les explications suivirent et Antoine acquit la certitude que Cléopâtre n'avait jamais cessé de s'intéresser à lui, de l'aimer. Ô miracle de l'amour qui, après avoir été poignardé, bafoué, piétiné, souillé, ressuscite, ou plutôt montre qu'il n'a jamais cessé d'être vivant ! En une seconde, les forces abattues se redressent. C'est la surprise extasiée d'un homme qui sort d'une longue maladie, d'un convalescent qui rentre dans l'existence et s'étonne de la trouver plus belle qu'il n'en avait le souvenir.

Envoyé à Alexandrie, Fonteius Capito n'eut pas à déployer la diplomatie qu'il avait autrefois fallu à Quintus Dellius pour décider Cléopâtre à le suivre. Elle était prête. Le temps des coquetteries était passé. Il ne s'agissait plus pour elle que de reprendre son amant, de s'en assurer la possession définitive et d'entamer contre sa rivale une lutte où la plus habile, la plus patiente, la moins scrupuleuse aurait le dessus. Une correspondance l'avait éclairée sur les difficultés où se débattait Antoine. A la veille d'entrer en campagne, elle le savait sans argent, avec des troupes insuffisantes. Un secours lui était indispensable. Elle serait ce secours, cette bienfaisante intervention qui, aux heures suprêmes, fait tourner la chance.

Des navires furent chargés ; les uns portaient des lingots d'or, d'autres des bêtes de somme, des machines, du blé en abondance, tout ce qui fait la force des armées. Lorsqu'ils furent pleins jusqu'au bastingage, les voiles pourpres de la galère royale furent hissées. Les nègres du pays de Kouch reprirent leurs rames aux poignées d'argent, et sous les flots complaisants qui se courbaient sous son passage comme des échines humaines, l'amante courut à son but.

C'est à Antioche, cette fois-ci, qu'Antoine attendait Cléopâtre, cette même Antioche où, cinq ans plus tôt, parmi les palmiers et les cèdres, il avait commencé à rêver d'elle. Le soir où, dans l'embrasement du ciel, sous le pavillon soyeux, elle apparut debout, toute portée en avant comme si elle avait voulu entraîner le navire, en précipiter la marche, il crut que l'émotion allait le faire défaillir. Sa vue se troubla, ses oreilles bourdonnèrent. II lui sembla que toute la mer se précipitait contre son cœur. Au milieu (les acclamations, des fanfares, il conduisit la voyageuse au vieux palais des Séleucides que, pour la recevoir, il avait fait préparer avec un luxe dont Alexandrie lui avait donné le modèle.

Seuls, maintenant, face à face, ils se regardaient sans prononcer une parole. Tant de jours, tant de sensations avaient passé sur eux qu'ils hésitaient à se reconnaître. Ce front soucieux était-il celui du fils de Bacchus ? Quant à elle, toute juvénile qu'elle fût encore, et plus belle sans doute qu'elle n'avait jamais été, on voyait que Cléopâtre avait souffert. Quoique la grenade entr'ouverte ne fût pas plus vive, pas plus ardente que sa bouche, un pli amer en modifiait l'expression. Son regard n'avait plus la sérénité des premiers jours. Des orages l'avaient troublé. Elle avait heurté son front au rocher dur des passions. Son cœur, son royal petit cœur qui ne rêvait qu'asservir, avait connu l'humble loi du désir et des pleurs. A cette minute même où elle était si près de triompher, on la sentait en proie à des mouvements contradictoires. Tout en subissant l'invincible fascination, elle semblait s'adresser ce reproche : Est-ce qu'on aime encore un homme qui vous a préféré une autre femme ?

— Que penses-tu ? lui demanda Antoine d'une voix rauque, qui révélait la crainte de ce qu'elle allait répondre.

— Je pense que tu ne m'aimes plus, que tu ne m'as jamais aimée.

— Ne dis pas cela 1

Mais elle était décidée, ne fût-ce que pour déployer ensuite la magnanimité du pardon, à rappeler combien il avait été coupable.

— Si tu m'avais aimée vraiment, aurais-tu eu le cœur de m'abandonner ? Après tant de promesses, de me trahir ? de me laisser seule, humiliée, endolorie ?

Agenouillé devant elle, dans l'attitude du plus profond repentir, Antoine essaya de se disculper. Il l'aimait, il l'avait toujours aimée. Pas un instant il ne s'était dégagé du lien qui les unissait.

Et comme elle l'écoutait avec. un air d'ironie :

— Que sais-tu, reprit-il, des événements ? des nécessités politiques auxquels j'ai obéi ? De ma souffrance, que sais-tu ?

Mais elle s'obstinait :

— Si tu m'avais aimée vraiment...

Il ne la laissa pas achever. Remis debout par un élan de tout son être, il cherchait à l'enlacer. Ses lèvres frémissantes imploraient les belles lèvres dont il avait conservé la saveur.

— Pardonne-moi ! Dis-moi que tu me pardonnes !

Cléopâtre faiblissait ; mais, par un effort encore, elle se détourna, laissant croire au suppliant qu'elle était toujours inflexible.

— Malheureux que je suis ! s'écria-t-il. Le désir que j'ai de toi n'a jamais été aussi intense qu'en cette minute où tu es, je le reconnais, en droit de me détester, de me maudire !

A l'ombre de ses beaux cils, elle le regardait. Un léger tremblement de la gorge révélait l'émotion qui faisait d'elle, autant que de lui-même, une proie d'amour.

— Oui ! je t'ai maudit, avoua-t-elle ; mais, te détester, comment l'aurais-je pu ?

Ils s'étreignirent enfin ! s'enlacèrent éperdument comme si, entre eux, ils voulaient écraser le souvenir de ce qui les avait séparés. Et, en effet, dans cette première minute, ils oublièrent les lâchetés, les trahisons, les rancunes. Tout ce qui n'était pas le bonheur, l'immense bonheur de se revoir, de se reprendre, disparut, fut comme si cela n'avait jamais existé. Ils se sentaient revenus à cette ardeur qui était leur véritable climat, et hors duquel ils ne pouvaient que languir. Le temps qu'ils avaient été désunis était comme un grand espace vide où les choses se perdaient. Ils retrouvaient les voies secrètes du destin qui, une première fois, les avait conduits l'un vers l'autre et les y ramenait, cette fois, pour toujours. Quoi qu'il arrive désormais, amants idolâtres, sans autre possibilité, sans autre rêve que de s'accaparer mutuellement, ils iront, la main dans la main, traverseront ensemble les champs du triomphe puis ceux de l'adversité, et maîtres jusqu'au bout de la vie, — puisqu'ils sauront la quitter à l'heure fixée par eux-mêmes, — ils entreront dans la légende.

Antoine avait beaucoup à se faire pardonner. Pénétré des torts qu'il avait eus vis-à-vis de sa maîtresse, il s'en était fait l'esclave et s'employait à contenter ses moindres désirs. Jamais amant ne fut plus magnifique. Elle avait le goût des belles lettres, il enrichit de deux cent mille papyrus enlevés de Pergame la bibliothèque qu'elle venait de reconstruire. Elle aimait les arts, plusieurs sanctuaires furent dépouillés et leurs richesses, transportées à Alexandrie. Offrir des royaumes lui était aussi facile qu'à d'autres hommes de couvrir de joyaux les femmes qu'ils aiment et de mettre des fortunes à leurs pieds. Investi du pouvoir souverain, il disposa des provinces romaines comme si elles avaient été son propre patrimoine. Après la riche Phénicie, jadis accordée pour prix d'une gageure, les royaumes de Cilicie, de Chalcide, l'Arabie nabathéenne furent annexés à l'Égypte. La reine convoitait également la Judée, pays des aromes et des palmes, avec sa Jérusalem où affluait l'or drainé par les Juifs aux quatre points du monde ; mais le roi Hérode, qui l'avait reconquise de haute lutte, était difficile à déloger. Antoine concéda le trône à cet allié dont il allait avoir besoin, sous condition qu'il abandonnerait à Cléopâtre le revenu des plus beaux domaines, en sorte que les palmes de Samarie, les roses de Jéricho n'allaient plus fleurir que pour elle.

Quelques personnages austères de l'entourage d'Antoine, et à leur tète Ænobarbus qui ne craignait jamais d'exprimer tout haut ce que les autres murmuraient, se récrièrent contre le libre usage de la propriété romaine. Mais, fou d'orgueil, autant que d'amour, Antoine leur fit cette réponse : Hommes à courte vue, ne comprenez-vous donc point que la grandeur de Rome apparaît moins dans ses conquêtes et l'étendue de ses possessions, que dans les générosités que ses richesses lui permettent ?

Et dans le fait, était-ce d'une si mauvaise politique de fortifier, d'enrichir celle qui aspirait à devenir mieux encore que son alliée, sa femme ? Car Cléopâtre n'avait nullement renoncé à l'ancien projet. Instruite même, par l'expérience, lasse des bonheurs qui échappent, des couronnes qu'on croit tenir et qui ne sont que fumées, elle était résolue à le mettre tout de suite à exécution. Au moment où Antoine s'apprête à puiser dans le trésor de l'Égypte, n'est-il pas juste qu'elle ait sa part de bénéfices ? De même qu'elle l'aide à la conquête de cette Perse qui le fera sans égal, elle prétend devenir sa compagne, être là de moitié, le jour où, triomphant, il montera au Capitole.

Une entente si parfaite de ses intérêts a amené certains esprits à ne voir en Cléopâtre qu'une calculatrice qui aurait froidement tout envisagé, tout pesé, et ne se serait servi d'Antoine que comme d'un docile instrument. Nier, qu'elle eût des plans et que, convaincue de la faiblesse du triumvir, elle ait décidé de régner par lui, d'en diriger les actions dans le sens le plus avantageux pour elle, serait fermer les yeux à l'évidence. Mais où a-t-on vu que l'amour et les intérêts fussent inconciliables ? Serait-ce parce que, à son côté, elle avait rêvé de devenir souveraine du monde que Cléopâtre aurait moins aimé Antoine ? Allons donc ! Loin que dans une mise en commun l'amour et l'ambition ne se nuisent, ne les voyons-nous pas, au contraire, si souvent mêlés l'un à l'autre qu'on ne les saurait distinguer ? si étroitement confondus que, de leur alliage, naissent ces chaînes d'airain contre lesquelles, vainement, heurtent les coups de la destinée ? Donc, épouser Antoine, unir son Sort à celui de l'homme aimable et séduisant autant que du puissant imperator, le posséder définitivement comme une chose à elle qui ne pourra plus lui échapper, voilà ce que veut cette femme à l'esprit clair et aux, sens exigeants. Voilà ce qu'avec l'audace d'une nature qui ne reconnaît ni loi, ni dieux, elle va tenter d'exécuter.

Des obstacles sérieux, cependant, se dressaient, dont le premier, cela va de soi, était le mariage contracté avec Octavie. Le divorce, assurément, n'était point rare à Rome, ni difficile à obtenir. Si, au début, dans la société qui se basait sur la foi religieuse et le respect du foyer, l'adultère en avait été la condition essentielle, il était accordé, à l'heure présente, pour des délits beaucoup moins graves. L'incompatibilité d'humeur, pourvu qu'elle fut réciproquement invoquée, était une cause de rupture accueillie devant le prétoire, et même, depuis peu, le relâchement des mœurs était tel, qu'on en était venu à répudier la mère de ses enfants sans un motif sérieux, sans seulement faire valoir un prétexte, par la seule raison qu'elle avait cessé de plaire, ou qu'une autre lui était préférée. Mais cette injure, comment l'infliger à une femme que sa naissance et le rang qu'elle occupait avaient placée près de l'Olympe ? Et quel grief invoquer contre la toute pure, la très vénérée sœur d'Octave ? Ce n'était pas tout. Une loi, une vieille loi inscrite sur les Douze Tables prohibait tout mariage entre les fonctionnaires romains et des étrangères. Cette loi avait toujours été d'une application rigoureuse, et l'on pouvait imaginer l'effet désastreux qu'aurait sa transgression par le premier citoyen de la République.

Tout en la cajolant, Antoine essayait de faire comprendre à la chère imprudente les dangers de l'acte cruel et déraisonnable à la fois qu'elle exigeait de lui. Il lui montrait la plèbe houleuse, toujours prête à renverser ses idoles, à en changer, prenant le parti d'Octave ; le Sénat s'indignant et, contre elle, tous les boucliers levés.

Mais, obstinée dans sa résolution, décidée à avoir sur Antoine une revanche, elle évoquait le souvenir de César :

— Quoique marié à Calpurnie, et en butte à ces mêmes obstacles qui te paraissent insurmontables, lui n'aurait pas hésiter à partager avec moi le gâteau de farine (confereatis) qui consacre les épousailles, et à me déclarer sa femme devant l'univers.

— Oui, à son retour de Perse, fit observer Antoine. Après que la voix de la victoire se serait élevée assez haut pour étouffer toutes les récriminations. Moi, de même, après que j'aurai conquis...

Cléopâtre avait trop cruellement expérimenta ce qui peut survenir au cours d'une séparation ; elle ne voulait plus attendre. Le mariage devint la condition expresse d'un pardon qu'elle avait accordé dans l'émoi d'un premier moment, mais dont, chaque jour, maintenant, son humeur ombrageuse reprenait quelques parcelles. Des crises de jalousie, des reproches, de dures railleries au sujet de l'épouse légitime rappelaient sans cesse au beau-frère d'Octave Ses torts et la nécessité de les réparer.

L'homme qui avait vécu à l'école de Fulvie savait trop ce que parfois il faut endurer des femmes pour se révolter. Les coups de griffe de la belle tigresse, loin d'user sa passion, l'attisaient. Il se sentait enchaîné à elle pour la vie. Après cet art qu'elle avait de décupler l'existence, de la rendre palpitante et fiévreuse ; après ses gentillesses féroces, ses scènes de rupture terminées en pâmoison, tout cet appareil passionné qui était le train ordinaire de leur vie, comment aurait-il pu retourner à la fadeur d'un sentiment honnête ? réintégrer la routine conjugale ? Il fallut donc consentir. Le mariage serait célébré aux premiers jours du printemps, avant que l'armée se mît en campagne.

Lorsqu'ils connurent l'extravagant projet, les amis du triumvir levèrent les bras au ciel. Si, dans la crainte de lui déplaire, ceux qui, tels que Quintus Dellius, Fonteius Capito, Planons, qui ne vivaient que de ses faveurs, s'imposèrent silence, d'autres, plus indépendants, ne se firent pas faute d'exprimer leur opinion. Ce mariage serait un acte révolutionnaire très grave, un scandale sans précédent qui pouvait bouleverser la politique romaine. L'opinion publique, tout entière, s'élèverait contre ce mépris des plus anciennes traditions. Le patriciat, offensé en sa personne, prendrait fait et cause pour Octavie et, quant à la colère qu'Octave ne manquerait pas de ressentir lorsque lui serait connu l'affront fait à sa sœur, qui en pouvait calculer les conséquences ?

N'ignorant point la justesse de ces avertissements, Antoine hésitait, atermoyait. De quelque côté qu'il se tournât, des orages planaient sur sa tête. A force d'effrayer Cléopâtre, de lui démontrer le péril d'un scandale quand on n'est pas de force à l'imposer, il obtint que, pour le moment, on s'en tiendrait à un moyen terme. Le mariage serait, comme il l'avait promis, conclu, l'acte officiel en serait inscrit sur les registres de l'État civil à Antioche, aussi bien qu'à Alexandrie ; mais jusqu'à ce que la guerre fût terminée, aucune notification officielle n'en serait faite au Sénat. De la sorte, en même temps qu'il devenait le mari de la riche Égyptienne, il restait celui de la femme qui, en justes noces (justum matrimonium), il avait épousée selon les rites de la monogamie latine.

Cela n'avait pas le sens commun et ne se pouvait concilier. Il était impossible qu'un même homme portât à la fois le titre de roi d'Égypte et celui d'imperator ; qu'un proconsul s'arrogeât, comme un satrape, le droit de posséder plusieurs femmes légitimes. Mais l'amant de Cléopâtre avait, pour lors, le cerveau oblitéré. La fortune qui, depuis ses jeunes années, lui .avait constamment souri, le désordre accoutumé de ses mœurs, lui faisaient admettre l'absurde, confondre la sagesse avec l'aberration. Sans se résoudre à choisir, il prétendait, ayant besoin de tous ses avantages, les conserver intégralement. Ce n'était pas au moment où leur concours lui était nécessaire qu'il allait renoncer au plus prestigieux de tous qui était de se présenter devant ses alliés avec l'autorité de triumvir. Pas plus qu'il n'avait le courage de repousser la main royale qui s'offrait à lui, pleine d'amour et de trésors, pas plus il ne consentait à se détacher de l'autre petite main féminine à laquelle étaient attachés les honneurs romains. A cette époque enivrée, où aucun revers encore ne lui avait enseigné la modération, cette nature frénétique demandait à la vie tous les apogées. Il n'acceptait ni mesure, ni restriction. Le monde entier était devant lui comme un vaste champ dont la moisson entière lui était due.

Pour cadeau de noce, il ajouta, aux dons que déjà il avait faits à Cléopâtre, celui de la Crète dont les forêts profondes fournissaient les plus rares essences de bois, depuis l'érable au clair satin, le santal et l'ébène, jusqu'au somptueux mélèze qui laisse traîner ses branches, en attendant qu'il aille grossir la futaie de mâts dans les ports.

Quoiqu'elle en appréciât la valeur, ces munificences ne suffisaient pas à Cléopâtre. En déesse qu'elle était, son culte comportait des holocaustes. Celui qu'elle allait exiger serait la condition même, le prix dont Antoine aurait à payer l'or d'Égypte. Puisqu'il n'avait pas consenti à répudier Octavie que, du moins, il s'engageât à ne la jamais revoir.

L'homme qui veut la paix chez lui, assure un antique proverbe, ne regarde pas aux promesses. Et d'ailleurs, détourné comme il l'était en ce moment de Borne, fasciné par l'Orient, que lui importait la gardienne de ses pénates ? celle qu'il croyait absorbée uniquement par le soin de ses enfante Antoine se, trompait. Médiocre psychologue, il n'avait pas, sous les dehors pudiques de la noble femme que les Athéniens comparaient à leur Minerve, deviné le bouillonnement intérieur ; dans l'épouse bonne et dévouée, l'amante qui voulait sa part de bonheur.

En réalité, depuis qu'a Corcyre ils s'étaient dit adieu, Octavie ne pensait qu'à son -mari. Ne pouvant plus lui prodiguer les caresses dont son cœur était débordant, elle s'était dit : Je lui serai bienfaisante. De loin, comme 'de près, il sentira constamment les effets de mon amour. Et aussitôt, elle s'était occupée de réunir argent ; vivres, équipements, tout ce que peut souhaiter un général en campagne. Mieux encore, n'ayant pu obtenir d'Octave les effectifs promis elle avait, à force de persuasion, levé deux mille hommes d'élite, les avait équipés de ses propres deniers et, heureuse de penser que ces beaux volontaires, courageux et armés magnifiquement, formeraient autour de l'imperator une invincible cohorte, elle les avait embarqués et faisait route avec eux vers la Grèce.

Lorsqu'il sut avec quel précieux chargement Octavie était arrivée au Pirée, Antoine éprouva un grand trouble. Il n'était pas de ces natures

[endurcies qui font le mal par préférence, ni même tout à fait inconsciemment. La faiblesse était, nous l'avons vu, son plus grave défaut. Il agissait dans un emportement et ensuite, avec une légèreté d'enfant, se détournait des con- séquences de son acte. L'heure présente était tout pour lui, elle éclipsait l'avenir. En épousant Cléopâtre, en lui jurant de ne plus revoir Octavie, il avait compté avec le temps et la distance qui atténuent toute chose, sans doute aussi sur on ne sait quel secours des dieux qui ne lui avait jamais manqué. Et voilà que, tout à coup, il se trouvait en face du fait accompli, aux prises avec un dilemme dont les deux alternatives le conduisaient également à l'inacceptable. Refuser les utiles renforts qu'Octavie lui apportait, il n'y fallait pas songer ; et quant à recevoir ce don généreux sans en prendre livraison lui-même, sans même payer d'un baiser la providentielle messagère, cela lui paraissait si laid que son cœur en était tout honteux. Que faire cependant ? Car Cléopâtre était là ensorceleuse et volontaire, jalouse de ses droits, décidée à n'en abdiquer aucun. De vives explications éclatèrent :

— Déjà ! reprochait la nouvelle épouse, tu songes à violer tes engagements !

Ces mots avaient de quoi rendre Antoine rêveur. Au fond de lui-même il les écoutait avec une singulière perplexité. Ses engagements ! auxquels fallait-il entendre ? Les plus récents ne sont jamais les moins forts, et surtout, pour les fortifier, il y avait autour de son cou des bras frais comme des ruisseaux, sur sa bouche, une bouche de miel, et des regards !... des regards d'où coulait tantôt une douceur infinie, tantôt une menace d'orage plus terrifiante, pour qui aime comme il aimait, que les éclairs et la foudre.

Mais l'image d'Octavie avait aussi son pouvoir. En se rapprochant, on eût dit que la douce femme reprenait sur l'âme d'Antoine un peu de cet empire qu'elle avait exercé pendant trois ans. Sans qu'il eût besoin de la relire, il croyait toujours entendre la plainte qu'elle lui avait adressée : Pourquoi ne viens-tu pas ? lui disait une lettre écrite par elle d'Athènes. T'ai-je mécontenté en quelque chose ? J'avais cru bien faire en amenant moi-même les hommes et les armements que tu m'avais chargée de réunir. Me serais-je trompée ? On me dit que tu es à la veille de ta grande expédition. Avant que tu partes, ne pourrais-j e pas t'embrasser ? Si tu m'y autorises, je traverserai les flots qui nous séparent. Si non, c'est moi qui t'attendrai. Certes, je n'existe que pour te servir et t'attendre ! Si, cependant, tu repoussais mes services, et que mon attente fût vaine, que deviendrais-je ?

Tant de soumission tendre et dévouée remuait les fibres du transfuge. Il aurait souhaité d'y répondre, non par l'amour, — la courte flamme qu'avait allumée en lui les charmes vertueux de la Romaine s'était éteinte ; — mais, nous l'avons signalé, la conscience ne lui faisait pas complètement défaut. On est même surpris, parfois, d'en apercevoir mieux que des clignotements dans cette âme enténébrée d'épicurisme ; de le voir, en même temps qu'il commet le mal, en souffrir, chercher à le réparer. Plusieurs de ses contemporains affirment qu'il pleura la mort de Fulvie dont il avait, par tant d'ingratitude, payé l'affreux dévouement. Aujourd'hui, c'est au tour' d'Octavie de l'émouvoir. Avec cette sorte de sensibilité pateline, de pitié à fleur de peau, qu'en dépit des torts qu'ils se donnent, les hommes conservent envers les femmes qu'ils ont aimées, il intercéda :

— Je ne m'absenterai que trois jours. Trois jours ! Qu'est cela pour qui a, devant soi, la vie entière ?

Mais il ne pouvait échapper aux regards soupçonneux de Cléopâtre. Elle avait trop cruellement appris à se méfier pour avoir la moindre complaisance. Posséder ce qu'elle aime, le garder jalousement, le défendre contre toute entreprise du dehors, voilà quelle sera désormais sa tactique. Le reste ne la regarde pas. Que lui importent les larmes de celle qui l'a dépouillée ? les scrupules de celui qui n'en a pas eu vis-à-vis d'elle ? Non, non ; elle ne cédera pas. Antoine ne reverra plus Octavie.

Les préparatifs militaires avançaient. Antioche n'était qu'une vaste place d'armes. Tout le jour, par la porte Daphnéenne, on voyait défiler les cohortes. Elles marchaient d'un pas hardi, faisant, sous leurs cothurnes, résonner le pavé des rues. Une étincelante cavalerie montrait au milieu des lances d'énergiques et jeunes visages. Pêle-mêle avec des Grecs, les Gaulois s'avançaient précédés de leurs étendards. Puis, c'était la cohue des bagages : mulets dont l'échine pliait sous le fardeau des pierres, des haches ; chameaux chargés comme des navires ; chars dont le passage emplissait de bruit les vieilles demeures silencieuses. Et quand ceux-là avaient passé, d'autres soulevaient la poussière, et puis d'autres encore, car l'armée était nombreuse et bien approvisionnée.

Donc, Antoine allait partir, s'enfoncer dans ces plaines de Mésopotamie dont, au loin s'embrumait l'horizon bleuâtre. La pensée de cette nouvelle séparation qui ne pouvait manquer d'être longue et comportait de grands risques, —car les Parthes, entre les ennemis, passaient pour les plus traîtres et perfides, — alarmait certes Cléopâtre. Elle ne songeait pas sans douleur à l'évanouissement des délices qui faisaient brèves ses nuits et les journées ineffables. Un souci plus intense primait cependant celui-là Assurément, Antoine n'avait pas contrevenu à sa promesse ; il n'avait pas franchi le bras de mer qui le séparait de la Grèce ; mais Octavie était là toujours, à l'attendre, à l'espérer, à lui envoyer des messages, et visiblement, il en était préoccupé. Malgré l'esclavage amoureux dont il ne cessait de lui donner des preuves, Cléopâtre redoutait une échappée subreptice, un subterfuge qui, ne fût-ce que pour une heure, le rendrait à sa rivale. Avant qu'elle-même eût regagné l'Égypte, elle entendait qu'Octavie reprît le chemin de Rome. Là du moins, elle aurait l'amère satisfaction de la sentir, plus qu'elle-même encore, éloignée de leur commun époux.

Plusieurs fois, déjà Cléopâtre avait insisté pour que les choses s'exécutassent ainsi qu'elle les avait combinées ; mais, toujours, elle s'était heurtée de la part d'Antoine, sinon à de la résistance, à une mollesse du moins,' à des atermoiements qui équivalaient au refus de lui obéir. Une colère âpre et sourde grondait au fond de son cœur. Ses beaux sourcils contractés lui faisaient un regard obscur.

Elle s'était, ce matin-là montrée plus sombre encore que de coutume. Au moment de la quitter pour aller, comme chaque jour, au camp, passer la revue de ses troupes, Antoine lui demanda tendrement :

— Tu es triste ? Quelle préoccupation te tourmente ?

Sans se dérider, elle répondit :

— Tu le sais, je ne puis souffrir si près de fous la présence 'Octavie.

Il affecta l'indifférence.

— En quoi est-elle gênante, puisque nous ne la voyons pas ?

Mais Cléopâtre reprit :

— Elle est venue pour me braver.

Sans essayer une plaidoirie dont il connaissait l'inutilité, Antoine murmura simplement :

— La pauvre femme ! et partit rejoindre son escorte qui, toute piaffante, l'attendait sous les fenêtres.

Restée seule, Cléopâtre se sentit, se crut profondément malheureuse. Avec cette faculté aiguë qu'ont les êtres passionnés de se déchirer le cœur dès qu'un de leurs désirs n'est pas assouvi, elle imagina un Antoine dissimulé, tergiversant, prêt de nouveau à la trahir. L'exclamation qu'il avait eue lui offensait encore le tympan : La pauvre femme ! Ah ! comme il avait dit cela ! Que de pitié dans l'intonation ! Et quelle assurance aussi que l'inculpée fût incapable de ce dont on l'accusait ! L'aimerait-il encore ?... Rien d'impossible, après tout, à ce que cette intrigante eût conservé quelque influence sur le cœur faible dont elle avait su s'emparer. En tout cas, il la ménageait, cela était évident. Une telle certitude ne pouvait que torturer l'âme qui, à son profit, aurait voulu confisquer l'univers. Cléopâtre n'aurait plus de repos qu'Octavie ne fût au loin. Dans une ruée de tout l'être, elle se jura d'obtenir, ce jour-là même, l'éloignement qui, croyait-elle, apaiserait son désir jaloux.

Lorsque, le soir, l'imperator rentra avec le sentiment confiant des hommes qui, leur journée de travail finie, songent à l'insigne récompense, il eut la surprise discordante d'un accueil sans tendresse. Cléopâtre était décidée à ne lui rendre son sourire que contre un 'acte décisif. Elle se plaignit.

— Tu sacrifies notre bonheur à une femme qui ne devrait plus t'être rien.

— Elle ne m'est rien, en effet, qui te puisse déplaire, puisque je n'aime que toi.

— Tu la ménages cependant.

Tant de fois, déjà il s'était défendu sur ce sujet, il avait expliqué ses motifs, que l'inutilité des paroles lui apparut clairement.

— Comme tu la hais ! fit-il seulement, sur le ton dont il aurait dit : que tu es injuste !

Ce reproche acheva d'exaspérer Cléopâtre. Dans un transport elle jeta :

— Et toi ! Qui me dit que tu as cessé de l'aimer ?

Les baisers, seuls, en amour ont un pouvoir de persuasion et on les lui refusait. Dénué, frustré, comme un homme à qui on retire le principe même de sa vie, il s'enquit tristement :

— Que veux-tu ? Quelle preuve exiges-tu de moi ?

Sur la table, une feuille de papyrus était préparée.

— Écris, fit la chère despote. Envoie l'ordre à Octavie de regagner Rome au plus vite.

L'acte ingrat qui était exigé de lui répugnait aux habitudes courtoises d'Antoine. Avec aucune femme, jamais, il n'avait eu de procédés vils. Fallait-il qu'il se conduisit en goujat, précisément avec celle qui était en droit d'attendre de lui le plus d'égards et de reconnaissance ? Il hésitait. Sa main restait inerte sur son genou.

— Et tu prétends m'aimer ! murmura près de lui une bouche dont le souffle l'effleurait.

Il sentit que s'il résistait, jamais plus ce souffle adoré ne se mêlerait au sien, qu'il faudrait partir, s'éloigner, combattre, sans avoir eu l'étreinte qui infuse aux hommes le courage et les promet à la gloire. Privé de ce puissant réconfort, il lui sembla que rien ne vaudrait plus un effort, que sa grande entreprise guerrière demeurerait vaine, que tout serait leurre et néant.

D'un geste pressant, Cléopâtre lui avait glissé le stylet entre les doigts.

— Écris, lui dit-elle, écris.

Lentement, lourdement, comme lorsqu'on ne trouve pas les formules, il rédigea une lettre.

— Signe, maintenant.

Et il mit son nom au bas des lignes.

Tout avait été préparé. La feuille fut enroulée autour du bâton. Sous l'apposition du sceau, la cire grésilla comme une chair saignante. Un officier attendait les ordres. Le message lui fut remis avec ordre, sans perdre une minute, de le porter à Octavie.

Un instant plus tard, on l'entendit, sur le pavé, qui, bride abattue, galopait dans la direction de Séleucie. Là il trouverait une galère qui, en quelques heures, le transporterait au Pirée.

Sans savoir à quoi attribuer le silence d'Antoine, la tendre épouse comptait les jours. Une lune, bientôt, depuis qu'elle était arrivée, depuis qu'elle attendait des réponses à ses lettres. Quelques phrases équivoques prononcées dans son entourage auraient pu la mettre sur la voie de la vérité. Elle savait que la reine d'Égypte avait débarqué en Asie, que cette femme captieuse avait mis son or à la disposition de l'imperator. On parlait entre eux d'alliance politique. Le mot, même, de mariage secret avait été prononcé. Mais, dans une âme aussi honnête que celle d'Octavie et que rien n'y avait préparée, la terrible certitude ne pouvait pénétrer si aisément. Pour qu'elle s'affirmât, devînt réelle et manifeste, il fallait autre chose que des on-dit. Il ne fallait rien moins que la chose qui, hélas ! était en route : l'affirmation d'Antoine. Encore, ne révélait-il pas tout à la pauvre femme. Sous le prétexte seulement d'une nécessité survenue de quitter Antioche plus tôt qu'il ne l'avait projeté, il lui exprimait froidement le regret de ne pouvoir aller la remercier, et lui intimait l'ordre de reprendre aussitôt la mer et de retourner vivre à Rome.

En lisant ces pages vides d'amour et où elle ne retrouvait de son cher mari, que la signature, Octavie se sentit glacée. Que se passait-il ? En un instant, tous les soupçons jaillirent de sa douleur. Devant ses yeux dessillés, une clarté sans ménagements apparut. Affreuse minute que celle où s'impose cette évidence : Je ne suis plus celle qu'il aime ! Si ennemie qu'elle soit du mensonge, une femme y regrette l'heure précédente où, du moins, son malheur lui était inconnu. Maintenant, rien ne pourra la rassurer, la duper. Il faudra, jusqu'à la dernière goutte, boire le bol amer du savoir.

Dès le lendemain, soumise à la volonté de celui qu'elle reconnaissait toujours pour le maître de ses actions, Octavie repassa l'Ilisos. Sous les voiles qui cachaient son visage en pleurs, les Athéniens la virent s'éloigner, quitter la belle cité des cantates et des jeux où, l'associant à Dionysos, ils l'avaient couronnée de myrtes. Ils la virent prendre la route solitaire qu'Agar, que Pénélope, qu'Ariane, que tant d'autres, avant elle, avaient suivie et que, jusqu'à la fin des siècles, l'inconstance des hommes encombrera de leurs sœurs pareillement délaissées.

Cléopâtre triomphait. Elle avait, à pleines mains, ressaisi le char de sa course victorieuse. Reprise de passion pour Antoine, comme elle le sera chaque fois qu'elle l'aura senti ployer sous sa force despotique, elle le couvrait de caresses. Elle aurait voulu ne pas le quitter. L'heure était venue, cependant. Nouveau Jason, il allait s'enfoncer dans de profonds territoires d'où il croyait rapporter une Toison d'or. Elle l'accompagna jusqu'à la frontière de l'Euphrate. Tantôt à cheval, galopant avec la grâce d'une Thalestris (reine des Amazones), tantôt couchée au fond d'une litière, elle était à ses côtés. Cette litière, ornée aux quatre angles d'un bouquet de plumes d'autruche et fermée par des chaînes de cristal, s'avançait sur les épaules de douze Nubiens. Des courtines soyeuses l'enveloppaient et, lorsque le vent venait à les soulever, on apercevait deux visages étroitement unis l'un à l'autre. A l'étape du soir, une tente était dressée. Avec sa toiture d'or, ses murs d'étoffe écarlate et les fanaux de résine qui en marquaient le contour, elle faisait, au milieu du camp, l'effet d'un vaste feu de joie.

C'était là que les voyageurs, au moment de se quitter, échafaudaient de beaux songes. Au retour, retour prochain, leur union serait proclamée. lis ceindraient la double couronne que chacun aurait apportée à l'autre. Le monde leur appartiendrait, il serait le palais de leurs enchantements, le jardin sans fin de leur gloire ; car, toujours, en eux, les idées de grandeur se mélangeaient à l'amour, le leur faisait concevoir triomphant, environné de trophées.

Le matin des adieux, au moment de se séparer, leurs mains, une fois encore, s'étreignirent. Ils se contemplèrent longuement. Sans rien dire, avec cette insistance du regard qui veut imprimer en soi la forme chérie avant qu'elle ait cessé d'être présente, Cléopâtre soupira :

— Demain ! Tout à l'heure, mes yeux ne te verront plus !

— Les miens te verront toujours, reprit Antoine, car tu resteras pour moi plus présente que la lumière du soleil pendant le jour, et, la nuit, que les étoiles.

Afin de l'apercevoir plus longtemps, elle gravit un monticule qui dominait le paysage. Contrariée à cet endroit par des rochers, l'eau du fleuve déployait la force d'un torrent et se précipitait en écume pour reprendre ensuite son cours, toute frémissante et sonore.

Lorsque Antoine fut sur l'autre bord, il se retourna, et saluant Cléopâtre une dernière fois, il décrivit avec son glaive un large cercle éblouissant. Devant lui, s'ouvrait une vallée profonde. Tout n'était que lumière, transparence, verdure inclinée des moissons. La grande ombre d'Alexandre semblait montrer le chemin. Impétueux, il s'élança. Son cheval dévorait l'espace. Un large manteau de pourpre flottait derrière ses épaules.