En se quittant, ils avaient pris rendez-vous pour l'hiver. Antoine mit à liquider les affaires d'Asie Mineure une diligence qu'on ne lui connaissait pas. Dès le matin, il était à la besogne, et s'y attardait jusqu'au soir. Plusieurs fois, on le vit recevoir des délégués et donner des signatures à l'heure où son souper l'attendait. A ce train, il eut vite fait de régler le différend que des questions de frontières avaient élevé entre Hérode et ses voisins, d'assigner à chaque légion la garnison qu'elle devait occuper, de nommer des procurateurs, de mettre partout, en un mot, l'ordre qui permet au maître de s'absenter. Son départ fut fixé à un des derniers jours de novembre. Le ciel roulait de gros nuages, la mer était grise et houleuse. Mais qu'importe ? le vent souffle du nord et pousse droit sur Alexandrie. La présence du triumvir y était attendue avec des sentiments divers. Ceux qui croyaient encore à la vitalité de l'Égypte, à la possibilité pour elle de se gouverner sans le secours étranger, déploraient l'arrivée du Romain, car on pressentait en lui un nouvel amant de la reine, un maître sans doute moins conciliant que César et, disait-on, plus avide. D'autres, se souvenant de la promesse du dieu, voyaient dans le vainqueur de Philippes un allié plutôt, un collaborateur par qui serait reconstituée la grandeur ancienne du royaume. Quand on sut qu'il allait débarquer simplement, sans escadre, sans troupes, à la façon d'un seigneur qui rend à une grande dame la visite qu'il a reçue, les divisions cessèrent. Tous furent d'accord que cette visite n'avait rien que de flatteur et qu'il la fallait accueillir avec courtoisie. Les ordres de la reine, d'ailleurs, étaient formels. Elle n'avait pas oublié les leçons de Dellius. Le faible échantillon de splendeur qu'elle avait pu montrer à Tarse avait été trou apprécié pour qu'elle n'eût point hâte d'en déployer toute l'étoffe. Résolue à ce qu'Antoine trouvât chez elle une réception par laquelle fussent effacées celles d'Éphèse et d'Antioche, elle répandit l'or à profusion et promit des récompenses à ceux qui inventeraient quelque décoration nouvelle, quelque spectacle que, nulle part, on n'eût admiré. Si brillamment pavoisé néanmoins qu'eût été le port où des oriflammes couraient d'un bout à l'autre comme des feux de joie, si magnifiques que fussent les cortèges, et nombreux les pylônes, tapis, arcs de triomphe dont les rues se paraient pour son passage, Antoine y prêta peu d'attention, ou plutôt, ces signes extérieurs lui paraissaient l'accompagnement naturel du bonheur qui était en lui. Les voix mêmes qui l'acclamaient n'étaient à son oreille que l'écho de sa propre exaltation. En réalité, une pensée unique occupait son esprit. Il allait la revoir, elle, la créature qui, depuis qu'ils s'étaient quittés, ne lui laissait plus de repos. Il allait la revoir. Il la tiendrait entre ses bras. C'était à travers son image qu'il contemplait toute chose. Le désir qu'il avait d'elle était devenu le rythme et la coloration de l'univers. A travers la Voie Royale, le galop de quatre chevaux l'emportait. Le Bruchium, au-dessus des terrasses, dressait sa façade toute rose. Il approchait ! Il approchait ! Dans un instant, il serait en face de Cléopâtre. La posséderai-je enfin ? se demandait-il. Elle avait juré d'être à lui. C'était sur cet engagement qu'ils s'étaient fait leurs adieux. Mais avec les femmes, avec celle-là en particulier, si singulière et mobile, sait-on jamais ? L'énigme se dressa tumultueusement dans son cœur. Les chevaux, sans ralentir, gravissaient la dernière pente. Antoine se trouva devant l'entrée du palais. En haut, sur la première marche, entourée de prêtres à la mitre blanche qui agitaient des encensoirs, et d'officiers en riches costumes, Cléopâtre l'attendait. Avec l'intention évidente de rappeler les jours de Tarse, elle avait une de ces robes glauques qui la faisaient ressembler à une Néréide. Des colliers de chrysoprase s'enroulaient comme une eau à sa poitrine, et sur sa ceinture, fermée par une turquoise couleur de mer, des caractères mystérieux étaient gravés. Dès qu'Antoine parut, elle lui jeta une branche de laurier et descendit à sa rencontre. Les genoux pliés, les bas tendus, il la salua dans un geste d'adoration. Ils se prirent les mains et causèrent un instant tout bas. Quand ils remontèrent ensemble les marches du grand escalier, ils ne parlaient plus ; ils souriaient. L'expression de leur physionomie était celle d'un parfait, d'un délicieux accord. A dater de ce jour, une pleine félicité les enveloppa. Il n'y eut plus en elle ni calcul, ni coquetterie ; il n'y eut plus en lui l'anxiété que donne parfois aux hommes la longue pratique du libertinage, où ils en viennent à se demander : Serai-je encore heureux demain ? Pourrai-je l'être ? il n'y eut plus que le vrai, l'absolu, le suprême amour. Certains esprits, en réaction contre l'interprétation romantique, n'ont vu, n'ont voulu voir dans cette célèbre aventure qu'un calcul, en Cléopâtre qu'une courtisane ambitieuse. S'il faut convenir que les persécutions de son adolescence lui avaient fait considérer l'amour comme un moyen, et César comme un protecteur de qui elle pouvait attendre la restitution de son patrimoine d'abord, et, plus tard, si la mort en avait laissé le temps, une couronne d'impératrice, il n'en alla pas de même avec Antoine. Au début, sans doute, lorsqu'elle était encore dans les glaces de la solitude, elle avait pu tirer des plans, ambitionner, combiner. Privée du grand homme sur lequel elle avait édifié sa fortune, il n'est pas improbable qu'elle ait rêvé de le remplacer et de renouer avec celui qui en pouvait passer pour le successeur les liens si fatalement tranchés par le poignard de Brutus. Mais, c'était compter sans la chaleur qui s'allume lorsque deux êtres jeunes, beaux, ardents, sont en présence. Si le voyage de Tarse fut un piège, Cléopâtre fut prise à son propre piège. Elle l'entreprenait en conquérante, certaine d'imposer sa loi ; l'amour l'y attendait et l'allait captiver à son tour. Quelque éclatants que fussent les titres dont Antoine était revêtu, la séduction de sa personne l'emportait sur eux de beaucoup. Tous les dons par lesquels on se fait aimer, il les possédait à un degré rare ; et l'on peut affirmer qu'en dépit des préméditations, des exigences, des intrigues qui sans cesse se mêlèrent au sentiment qu'elle eut pour lui, Cléopâtre y apporta un cœur sincère. Pour en être assuré, que faut-il de plus que la tragédie finale ? Quand une liaison se termine par la mort volontaire des deux amants, lorsqu'ils se tuent plutôt que de survivre l'un à l'autre, que comptent les défaillances qui ont précédé cette heure-là ? C'est elle qui, au cadran de l'histoire, doit s'inscrire et compter pour la véritable. Pour le moment, qui songe à périr ? Dans une course effrénée, les amants poursuivent une vie de jour en jour plus libre, plus large, adonnée à des satisfactions plus intenses. Chaque instant qu'ils passent ensemble engendre de nouveaux rêves aussitôt réalisés ; chaque désir apaisé fait naître un désir nouveau. On eût dit, en eux, une inépuisable source à laquelle ils se délectaient sans jamais être désaltérés. Un amour n'est complet que si la tendresse alterne avec les excès sensuels, si le cœur mélange à la chair son parfum de poésie. Pour Cléopâtre, qui n'avait jamais aimé, cette poésie fleurissait tout naturellement ; elle sortait de son cœur juvénile comme un bouquet printanier ; elle en avait la fantaisie, la grâce fraîche et légère. Chez Antoine, c'était une surprise qui le plongeait en d'indicibles ravissements. Après les abus qu'il avait faits, son âme aurait pu recevoir une atteinte mortelle et perdre la faculté d'idéaliser des sensations. Il n'en était rien. La passion l'avait renouvelé. Pareille à la flamme qui défie toute corruption, celle que lui inspirait Cléopâtre s'élevait au-dessus du passé fangeux. Le bonheur qu'ils éprouvaient à être ensemble débordant d'eux-mêmes se répandait sur les choses environnantes. Nous avons vu quel incomparable musée de l'art et de la nature était à la fois le Bruchium. La reine se faisait un délicat plaisir d'en montrer, et, pour ainsi dire, d'en faire partager à son amant toutes les merveilles. Cueillait-elle une rose ? la lui faisait-elle respirer ? c'était comme un peu de sa chair encore qu'elle lui offrait, une chair spiritualisée dont le parfum ressemblait à celui de son haleine. Vantait-elle devant lui la beauté de certains objets préférés ? une figure de marbre à laquelle le ciseau de Praxitèle avait infusé sa grâce ? l'Hercule en bronze que Ptolémée VII avait rapporté de Corinthe ? un bas-relief où s'inscrivaient des épisodes de l'Iliade ? Lui faisait-elle entendre de douces musiques, ou quelque page des grands dramaturges grecs, un contact s établissait entre eux, immatériel, mais aussi étroit que celui de leurs êtres physiques ; on eût dit que leurs âmes se touchaient. L'influence était réciproque. Si Antoine consentait ainsi, par moments, à se laisser affiner, édulcorer comme un Lagide, la rusticité naturelle à son tempérament, par d'autres, reprenait le dessus et exigeait des revanches. Que n'a-t-on pas raconté sur les orgies du Bruchium ? A vrai dire, la modération de nos existences modernes, nos rangs uniformément nivelés, nos fortunes mesquines, nos vices sans ampleur et contenus par le réseau des lois chrétiennes, ne nous permettent guère de juger les extravagances antiques. La mesure, en rien, n'est la même. Que sont nos fêtes bourgeoises et toutes enveloppées de. pruderies, en regard des saturnales où se ruaient les anciens ? Nos repas ordonnés par l'hygiène, à côté des engloutissements d'un Balthazar ? Nos monuments ? Nos lieux de réunion ? de plaisir ? Misère, si on les compare aux colossales bâtisses qu'un Ramsès ou un Darius employaient trente ans de leurs règnes à construire, et qui devaient leur survivre autant de siècles. Les plus riches de nos palais que sont-ils si on songe aux quartiers de montagnes dont étaient faits ceux des vieux rois ? aux rampes colossales par où l'on y accédait ; aux avenues d'obélisques, aux forêts de colonnes dont ils étaient environnés ? La plus magnifique cour d'Europe semble chétive si l'on dose son train à celui d'un satrape ou seulement d'un proconsul romain. Le monde n'appartenait alors qu'à quelques privilégiés, qui, seuls, employaient les forces vivantes, les accaparaient à leur profit. Le reste de l'humanité se contentait de les regarder vivre. Les premiers occupants de notre planète nous font l'effet de surhommes. Leur effort dépasse notre imagination. Disposant à l'infini de l'or, du granit, de l'airain, ils purent réaliser des rêves gigantesques. La proportion de leur existence nous échappe. Ils connurent des voluptés auxquelles succomberaient nos organismes appauvris. Les soleils qui éclairaient leurs joies sans ombre sont éteints. Une tristesse, aujourd'hui pèse sur nos esprits travaillés par le virus de l'idéal. Un Antoine, une Cléopâtre eurent la chance d'arriver à temps pour connaître la sensation de laisser la vie rouler comme un beau torrent. La sève printanière du monde bouillonnait encore en eux toute pure, sans l'alliage du péché. Être heureux était leur seule sagesse. Il ne s'agissait pour ces disciples d'Épicure que d'embellir l'heure présente, de l'adapter au désir que la nature avait fait naître. Dans le merveilleux décor d'une ville qui semblait n'avoir été composée que pour leur apothéose, ils vécurent des jours indicibles, des jours où rien ne leur parut ni trop haut, ni trop bas pour l'extension de leurs jouissances. Hardis à les concevoir autant qu'à les mettre en action, ils purent, en toute vérité, s'intituler : les Inimitables. Quelques détails donneront un aperçu de la magnificence avec laquelle Cléopâtre traitait son hôte. Désireuse de l'éblouir autant que de le charmer, elle avait redoublé le faste habituel de sa cour et donné l'ordre que tout y fût parfait et à profusion. Un certain Philotas, venu d'Amphisse pour terminer ses études au Sérapéum, raconte qu'ayant fait la connaissance d'un intendant, celui-ci lui proposa de visiter les cuisines du palais. Devant un brasier formidable, huit sangliers embrochés attendaient leur tour, de rôtir. Philotas se récrie : — Quel dîner ! La reine attend donc beaucoup de monde ? Quelle ne fut pas sa surprise d'apprendre que la table royale, ce soir-là était réduite à l'ordinaire : une douzaine do convives tout au plus. — Quoi ? huit sangliers pour douze estomacs — Ne sais-tu pas, Philotas, instruisit l'intendant, que le rôti n'est délectable que cuit à point ? Or, ici, l'instant des repas est impossible à prévoir. Au moment de se mettre à table, que le triumvir ait la fantaisie d'une partie d'échecs ou d'un galop sur la r6ute de Canope, il n'y a plus qu'à renverser les feux et à attendre. D'autres fois, au contraire, il se déclare affamé et veut être servi avant l'heure. Ce n'est donc pas un sanglier qu'il faut tenir prêt, ni un quartier de bœuf, ni quelques oies, quelques pintades : le nombre en est illimité. Cette anecdote nous est un exemple, entre beaucoup, non seulement de prodigalité, mais du sans-gêne heureux au milieu duquel évoluait ce grand enfant gâté d'Antoine. Pour substituer ainsi son bon plaisir aux convenances, pour agir en toute chose selon une fantaisie déréglée, fallait-il que l'indulgence plénière lui fût acquise ! En vérité, Cléopâtre n'existait plus que pour lui. Appuyée à sa poitrine de héros, elle ne percevait qu'à travers ce qu'il éprouvait, les palpitations de la vie. En fermant les yeux, par moment, en se taisant, il lui semblait qu'ils ne formassent plus qu'un seul être, et que l'échange des caresses suffit à leur entière félicité. Par d'autres, au contraire, elle ne savait qu'inventer pour se distraire et distraire son amant. Cette recherche toujours plus exigeante allait enfiévrer son cerveau en même temps que ses sens et la conduire à toutes sortes de folies. L'une, entre autres, est restée célèbre. C'était au cours d'un festin. Mais racontons d'abord ceux qui l'avaient précédé. La salle, vaste à recevoir une foule, avait l'harmonie qui dissimule les véritables proportions. Des arcades en faisaient le tour. Entre chacune d'elles, un sphinx de porphyre érigeait sur ses fortes pattes un visage de femme coiffé à l'Égyptienne. Jamais, sans doute, ces figures n'avaient vu tant de lumière. Il en jaillissait de partout, de torches portées par des bras d'airain, de hauts candélabres épanouis comme des gerbes, des trépieds d'argent d'où s'élançaient de grandes flammes qui avaient l'air de s'envoler. Debout, autour de la table couverte d'orfèvreries, une centaine de convives émerveillés attendaient. Quand parut le couple souverain, des musiques entonnèrent un chant nouvellement composé où les louanges d'Antoine alternaient avec celles de Cléopâtre. Tandis qu'on les regardait tous deux, lui, superbe, olympien, dans sa tunique constellée d'étoiles, elle, faisant jouer avec grâce ses écharpes, et les anneaux passés à ses bras, comment tous les esprits ne se seraient-ils pas associés aux strophes dithyrambiques ? Un sofa porté par quatre griffons accroupis, occupait l'extrémité de la table ; ils y prirent place côte à côte et firent signe aux invités de s'étendre à leur tour sur ceux dont était formé l'hémicycle. S'il est délicieux de se laisser vivre dans les raffinements du luxe, d'en respirer les rares essences, de ne goûter qu'à des mets délicats, de boire des vins qui semblent, lorsqu'on les verse, un or liquide et vous emplissent la bouche de chaleur aromatisée, rien n'est plus fastidieux que d'en parler longuement. L'âme, seule, anime les récits, et s'il est un lieu d'où l'âme soit absente, c'est bien d'une salle de festin. Cléopâtre sentait trop le néant de ces jouissances bornées pour ne point tenter toujours d'y mêler quelque attrait artistique, quelque rare délicatesse qui en corrigeât la lourdeur. Le divertissement, ce soir-là consista en danses, ou plutôt en figures emblématiques dont l'invention était due à Clitias, le célèbre mime sicilien. Un groupe de vingt-quatre danseuses qui représentaient les heures, les unes noires comme la nuit, les autres couleur d'aurore, de plein jour ou de nuances crépusculaires, firent leur apparition. Chacune d'elles, ou lente ou précipitée, évoquait l'image des plaisirs qui peuvent être éprouvés sur terre, pendant que s'accomplit l'éternelle rotation. Son temps fini, tandis que l'autre lui succédait, l'heure échue venait, d'un baiser, effleurer le pied de la reine. Quoique ces charmants ébats eussent obtenu un extraordinaire succès, et qu'Antoine y eût pris tant de plaisir qu'il le fallut recommencer deux, trois fois, Cléopâtre demeurait songeuse ; ses sourcils restaient rapprochés. Déjà elle se demandait quelle nouveauté occuperait le prochain soir. Ne fallait-il pas que chacun apportât à l'hôte aimé quelque spectacle qu'il n'ait pas encore applaudi ? Un éclair, soudain, illumina son regard. Une fois encore, elle avait trouvé. — Je t'invite, fit-elle, à une fête qui surpassera tout ce que tes yeux ont jamais vu. Et comme Antoine, avec son large rire, niait que la chose fût possible, péremptoire, elle répliqua : — Le souper, à lui seul, coûtera dix millions de sesterces. Antoine continuait à railler. Cela n'était pas la première fois que sa chérie tenait des propos excessifs. — Parions ! fit-elle. Il accepta. — Si je perds, que faudra-t-il te donner ? Elle n'eut pas longtemps à réfléchir. Le mot était sur ses lèvres comme ceux que l'on a souvent formulés. — Un royaume. Les libations avaient-elles troublé le cerveau d'Antoine ? En était-il déjà à ne plus considérer les provinces romaines que comme l'enjeu de ses plaisirs ? Il proposa la Phénicie. La Phénicie ! Ce que le littoral possédait de plus enviable : Tyr, Gebel, Sidon, Béryte, toutes ces villes industrieuses, avec leur pourpre, leurs tapis, les meubles de prix taillés dans le cèdre du Liban, tant d'autres richesses ! Au premier moment, Cléopâtre n'en revenait pas. Elle avait cru d'abord à une parole dite en l'air. Mais la physionomie d'Antoine était sérieuse. Elle comprit que l'offre l'était aussi. Leurs doigts se touchèrent en signe d'acquiescement. La nouvelle de cette gageure s'était partout répandue. Il n'était bruit par la ville que du projet mystérieux de ce soir étrange où le Bruchium verrait toutes ses splendeurs dépassées. Les gens sensés haussaient les épaules : Dix millions de sesterces pour un seul repas ! Cela était-il possible ? Les autres s'abordaient en se demandant : Quelle extravagance la reine va-t-elle inventer qui grèvera les finances de l'État ? La date venue, les convives, ceux-là mêmes qui avaient été témoins du festin précédent, se rendirent dans la vaste salle aux arcades. Ils étaient curieux. Leurs esprits excités s'attendaient à un déploiement inaccoutumé. A quoi allaient-ils assister ? A quel spectacle qui justifiât l'énorme dépense annoncée ? Dès l'entrée, la surprise fut extrême, car rien ne modifiait l'aspect ordinaire des choses. Même ruissellement de clarté, même somptueux décor de fleurs et d'orfèvrerie, exquisité du menu, tout était pareil à ce qu'on était accoutumé à voir dans un endroit où la perfection et la profusion étaient telles que les porter plus haut ne semblait pas, en effet, possible. Avec le cérémonial habituel, les souverains firent leur entrée. La reine était assez simplement habillée pour que ses bijoux seuls attirassent l'attention. On sait qu'elle les adorait et que le trésor des Lagides, qui en possédait d'innombrables, avait constamment été enrichi par elle. Partout où elle avait passé, son choix s'était porté sur ce qui existait de plus rare. Pendant son séjour à Rome, les ouvriers d'Étrurie n'avaient travaillé que pour elle, sur des dessins combinés à son intention. Sa préférence, toutefois, allait aux perles. Du golfe persique, de Ceylan, de la Malaisie, elle en avait fait venir, et, chaque fois encore qu'un armateur se dirigeait vers les Indes, elle recommandait qu'il lui rapportât, quel qu'en fût le prix, ce qu'il trouverait d'exceptionnel. C'est ainsi qu'à son cou, autour de ses bras, accrochées à ses ceintures, on avait pu admirer toutes les formes, toutes les teintes de la perle. Ce soir-là elle n'en portait que deux. Mais lesquelles ! Leur grosseur, aussi bien que la pureté de leur galbe, défiait toute comparaison. Suspendues par une invisible chaînette, elles se jouaient à ses oreilles comme sur le bord des pétales, les gouttes d'une idéale rosée. Le prodige, surtout, était que la nature eût produit identiques ces perfections et que, par deux fois, la main de l'homme les eût rencontrées. D'ailleurs, il avait, pour cela, fallu des siècles, car la première avait été envoyée d'Ophir à sa mère Olympias, par Alexandre, et l'autre venait tout récemment d'être trouvée sur les côtes malaises au prix des plus coûteuses recherches. Étaient-ce les miroitements de l'éclairage ? ou le voisinage des roses dont son jeune front était ceint ? Ne serait-ce pas plutôt que, comme certains le prétendent, les perles restent des créatures vivantes qui s'émeuvent lorsque leur destin est en jeu ? Jamais les joyaux suspendus aux oreilles de Cléopâtre n'avaient paru plus divinement irisés. Le repas suivait son cours, plantureux, mais un peu morne, comme lorsque on a compté sur quelque divertissement qui fait défaut. On arrivait au dessert, et rien encore n'avait répondu à l'attente des assistants. Beaucoup montraient un visage déçu. Antoine, seul, était joyeux. Il se considérait déjà comme le lauréat de la gageure et s'amusait fort du prix dont il se ferait payer. Ses plaisanteries devenaient triviales : — Par Bacchus, ton souper ne vaut pas les dix millions de sesterces que tu avais promis ! Et se penchant vers Cléopâtre, enlaçant sa taille souple, dont, à travers l'étoffe, s'exhalait la douce tiédeur, il lui exprimait cyniquement son impatience. — Pas si vite ! fit-elle. Tu n'as pas encore gagné. Appelant enfin l'échanson qui s'était constamment tenu à ses ordres, elle lui fit signe de remplir la coupe posée devant elle. Cette coupe d'or, une véritable merveille, passait pour avoir appartenu à Périclès. En tout cas, elle avait été ciselée par un des meilleurs artistes de son époque. Une troupe de sagittaires en animait le contour, et le corps de la chimère qui lui servait d'anse, mettait dans la main du buveur la plus noble forme féminine qu'il fût possible d'imaginer. A cette minute, les regards devinrent attentifs. On sentait que le moment était venu, que la coupe célèbre allait servir à quelque étrange démonstration. Chacun des mouvements de Cléopâtre étaient anxieusement épiés. Qu'allait-elle accomplir ? quelle magie ? car, de sa part, on pouvait toujours s'attendre à quelque acte prodigieux. Tournée du côté d'Antoine et levant la coupe au bord de ses lèvres, avec une expression moitié plaisante, moitié solennelle : — Regarde bien, dit-elle. Dès que j'aurai bu ceci, mon pari sera gagné. Et, en même temps, sa main détachait une des deux perles et la laissait tomber au fond de la coupe fumante où elle allait se dissoudre. Un ensemble d'exclamations retentit, comme en provoque, une irréparable catastrophe. Après avoir vidé la coupe, Cléopâtre s'apprêtait à un second holocauste. Antoine lui saisit le poignet. — Épargne tes bijoux, fit-il ; je me reconnais vaincu. La reine était hésitante. Il ajouta : — La Phénicie est à toi. A quoi bon, dès lors, redoubler le sacrifice ? On raconte qu'en souvenir de celte soirée, Cléopâtre eut
toujours entre les seins la perle dépareillée. Après sa mort, en tout cas,
Octave l'y recueillit. Elle avait la forme d'une larme, une larme énorme
comme si, en elle, s'étaient condensées toutes celles qui avaient ruisselé
des beaux yeux éteints. Jugeant qu'aucune femme, même Livie, n'était digne
d'un tel joyau, ou craignant qu'il lui portât malheur, le vainqueur d'Actium
l'emporta et en fit l'offrande à Vénus. Ainsi,
conclut mélancoliquement Pline, un jour que dans le
temple il songeait, la moitié d'un des soupers d'Alexandrie fait aujourd'hui
la parure d'une déesse. Antoine avait-il oublié qu'il était triumvir ? Ne se souvenait-il plus que la vie de tout homme et celle en particulier d'un cher d'État, est une lutte âpre et constante ? Pas précisément ; mais sans se demander si le moment était propice, sans prêter l'oreille aux nouvelles qui, loin d'être rassurantes, annonçaient des troubles en Italie et, sous la conduite du traître Labienus, des incursions de Parthes en Asie Mineure, il s'accordait un répit. Qu'un jour ou l'autre, là nécessité l'obligerait à reprendre la tête de ses troupes, il n'en doutait pas, il n'en pouvait pas douter. Est-ce que la vie d'un conquérant s'écoulé dans les bras d'une femme ? En attendant ; étreint, enlacé comme une proie ; il était bel et bien captif et les liens auxquels il s'abandonnait étaient trop délicieux pour qu'il tentât contre eux le moindre effort. Réveillé par instants, il lui suffisait de se dire : Je saurai bien m'évader quand il faudra ! Afin de se donner pourtant l'illusion d'une tâche qui justifiât sa présence prolongée à Alexandrie, il s'y livra à divers actes de gouvernement dont le principal fut la révision du traité d'alliance qui existait entre la République et Cléopâtre. Toutes les clauses en furent réglées selon la volonté de celle-ci et, sur ses instances, il lé scella en reconnaissant Césarion fils légitime de César, héritier présomptif du trône d'Égypte. L'entente des deux pays étant complète, il fit venir des légions, les meilleures, les mieux équipées, et en échelonna les cantonnements le long du Nil. Ce déploiement militaire ne tarda pas à imposer partout l'ordre. On savait maintenant que la reine était puissamment soutenue et qu'il n'y avait plus qu'à obéir. Afin, d'ailleurs, de bien affirmer son autorité sur ces troupes, et qu'elle en pouvait disposer comme si elles avaient été siennes, l'épervier des Lagides fut gravé sur leurs boucliers à côté des aigles romaines. Et, sur le champ de Mars, casque en tête et les seins bombés sous la cuirasse, Cléopâtre les passait en terne, cavalcadant aux côtés d'Antoine. Tranquillisée maintenant sur l'affermissement de son trône, n'ayant plus d'autre crainte que de voir s'éloigner l'amant qui lui était devenu indispensable, elle mit tout en œuvre pour écarter de lui les soucis du dehors. Présente à toute heure, surveillant qui l'approchait, elle régla le programme de leurs journées, de façon à n'en pas laisser une inactive. Leur vie devint un véritable tourbillon. Emportés au loin sur les routes sablonneuses, ils entreprirent des courses folles d'où leurs chevaux revenaient fourbus et où l'espace les enivrait. Ils se plurent également à chasser l'élan, la gazelle, et à risquer leur vie dans des expéditions contre la faune sauvage. Le danger les exaltait et leur faisait, à sa suite, trouver plus exquises encore les heures passées dans les chambres. Mais, peu à peu, ainsi qu'il arrive à ceux qui cherchent leur bonheur hors d'eux-mêmes, hors du paradis secret qui ne fleurit qu'ail fond de soi, leurs sensations s'émoussèrent. Le besoin qu'ils s'étaient créé d'en ressentir toujours de nouvelles, et de plus vives, les poussa vers des expériences où ils allaient se dégrader. Furtifs d'abord, quitta plus tard à être reconnus, ces assoiffés de plaisir se mêlaient aux bandes joyeuses qui, la nuit venue, envahissaient les jardins du Céramique. Maintes déesses avaient, à Alexandrie, leur temple, mais aucun ne recevait un culte plus fervent, plus assidu, que la charmante Aphrodite. Sous les noms d'Uranie, d'Astarté, d'Acidalie, de Callypige, de Cypris, chaque citoyen, chaque jeune femme reconnaissait son pouvoir, et lui apportait des offrandes. Au milieu d'un bois de sycomores, devant la célèbre muraille sur laquelle ouvertement, sans aucune des hypocrisies dont la civilisation a maquillé nos mœurs, se trafiquait l'offre et la demande des baisers, plus de quinze cents courtisanes avaient leurs demeures, sans compter l'école où, sous la direction de matrones expertes qui les initiaient aux mille façons d'être agréables à la déesse, cent fillettes achevaient leur éducation. Enlevées à leurs parents de gré ou contre espèces sonnantes, ces jeunes filles arrivaient parfois des contrées les plus lointaines, car la variété des types féminins qu'on y rencontrait était un des principaux attraits du Céramique. Les unes étaient blanches de peau, avec des yeux clairs et des chevelures soyeuses, d'autres sombres ou colorées. Elles n'étaient pas également belles, selon le canon, du moins, que l'art grec a répandu dans le monde, mais toutes avaient les bras ronds et une poitrine inflexible, toutes savaient qu'on doit sourire et avoir le corps parfumé. Qu'est-ce crue ces amants souverains, ces êtres qui étaient les premiers par le rang, qui, sans sortir de chez eux, pouvaient satisfaire tous leurs caprices les plus nobles, les plus coûteux, qu'est-ce que ces égarés allaient chercher sous l'ombre indécise des branches, parmi l'impudique troupeau ? Ignorons-le. Soyons décidés à l'ignorer. Puisqu'ils prennent soin de dissimuler leurs visages, ne les reconnaissons pas et, s'il nous arrive de les rencontrer sur le seuil de quelque maison qu'éclairent deux lanternes rouges, soyons-leur indulgents. Ces désordres, malheureusement, ne devaient pas rester inconnus. Quoique Antoine mît un masque, et que Cléopâtre s'enveloppât, de la tête aux pieds, dans un voile sombre, plus d'un passant, ne fût-ce qu'à cause du grand et bel Éros, ce séide d'Antoine dont ils se faisaient accompagner, avait soupçonné leur présence là où ils n'auraient pas dû être. Elle ne fut plus un mystère pour personne, à la suite d'une bagarre où ils se trouvèrent déplorablement mêlés. C'était dans le quartier de Rhakotis, ce bouge énorme, ce coupe-gorges, où la basse débauche, librement se donnait cours. Les mauvais lieux y abondaient ; les ruelles retentissaient de musiques barbares au son desquelles, dans des cabarets fétides, se déroulaient d'ignobles scènes. C'était là oui, c'était là que le représentant de Rome et la fille de vingt rois aimaient à passer leurs nuits. Ses façons à lui devenaient brutales et grossières. Elle, se mettait au diapason. Plaisantant en termes cyniques, ils se querellaient, s'injuriaient à l'imitation de leur entourage, et rien ne plaisait tant à Antoine que de voir la reine d'Égypte, attablée jusqu'au matin devant des cratères écumants, d'entendre cette ravissante petite bouche, faite pour la musique des dieux, chanter des couplets obscènes, réciter des priapées et proférer les mots entendus par lui jadis dans les corps de garde de la porte Esquiline, ou dans les ruelles de Suburre. Or, il arriva qu'une nuit, à propos d'une des filles qui s'exhibait sur l'estrade, une querelle éclata entre matelots. En un instant, il y eut un tapage effroyable, Ce furent des cris, des injures. Des coups violents s'échangèrent ; la lame des couteaux raya l'espace. Cléopâtre se sentit s'évanouir. Là gorge sèche, une sueur glacée aux tempes, aurait-elle la force, de regagner la sortie ? Ems n'eut que le temps de la saisir, et sur ses bras solides de l'emporter au grand air. Elle se ranima, mais, par malchance, dans le trajet, son voile s'était déplacé, et pâle, décomposé par la peur, apparut le jeune visage, qu'à d'autres heures, op avait vu couronné du Pschent. Triste antithèse ! Chute inévitable de ceux qui ne savent pas se limiter ! Leçon où l'on apprend que, sans intermittence, le plaisir aboutit aux mêmes écroulements que le malheur ! Quoi de plus significatif que le Cas de ces amants comblés par la destinée ? Aux régions de la fortune, tous les soin, mets sont atteints ; OS pourraient planer, regarder à leurs pieds la laideur du monde, et se dire ; Nous sommes à l'abri. Mais non, ils sont insatiables. Ayant fout le beau, leur avidité veut le pire aussi. Il faut que la roue des sensations tourne, tourne continuellement. Au moindre arrêt, ils la remettent en mouvement, et elle les entraîne dans des bas-fonds d'où ils remontent irrémédiablement salis. Ce scandale, cependant, ne devait pas avoir de conséquences graves, du moins pour le mo, ment, L'heure de Némésis n'avait pas encore sonné. Satisfaits du gouvernement que la reine avait affermi, de la prospérité revenue, les Alexandrins n'attachaient pas d'importance à ce qu'ils nommaient de joyeuses incartades. Dépravés ainsi qu'eux-mêmes l'étaient, au nom de quelle morale d'ailleurs ? de quelles lois auraient-ils blâmé la conduite de Cléopâtre ? Une sympathie, une sorte d'accord entre elle et son peuple semble plutôt en résulter. Puisque celle qu'on jugeait inaccessible était descendue au rang d'une fille de joie, quel exaucement ne pouvait-- on pas attendre de sa part ? ou même quel hasard heureux ? Chez quelques-uns des hommes qui, depuis longtemps, l'adoraient de loin, la convoitise des rapprochements, tout à coup, s'est allumée. Une autre femme, écrit l'un de ses admirateurs, lasse à la fin le désir. Rien de pareil avec Cléopâtre. Plus on la voit, plus sa grâce, à nouveau l'inspire. Vice, débauche, cruauté, tout, par elle, se transforme, tout revêt un charme indicible. Au milieu de ses débordements, les prêtres eux-mêmes ne savent que la bénir. Quant à Antoine, les habitants d'Alexandrie l'avaient aussitôt adopté. Autant la personne aristocratique de César, son front grave, la fermeté de son esprit les intimidaient, autant leur frivolité proverbiale se sentait à l'aise avec le jovial triumvir. Tandis que l'un, toujours distant, à cheval ou en litière, ne s'était jamais mêlé à eux, l'autre, qu'amusait le spectacle de la rue, allait partout, s'arrêtait aux étalages, achetait parfois lui-même un objet qu'il payait grassement et rapportait à Cléopâtre. De simples citoyens, il se faisait l'interlocuteur, ne craignait pas de plaisanter avec eux, voire même de vider, en leur compagnie, des amphores. Il avait eu surtout l'habileté de renoncer à paraitre en public dans l'appareil guerrier qui évoquait la puissance romaine, si universellement haïe. Aux licteurs, une garde égyptienne s'était substituée. La cotte de mailles, le casque surmonté du cimier d'argent avaient fait place aux robes soyeuses, aux coiffures à l'orientale. Cette flatterie envers une grand e partie de la population lui ralliait beaucoup de suffrages. Il garde pour Rome ses allures de tragédie, avait-on coutume de dire en se souvenant du rôle qu'il y avait joué au moment des proscriptions ; mais, pour nous, son visage est toujours aimable. Les familiers qui, sans scrupule, partageaient son existence déréglée, pensaient moins encore que les Alexandrins à lui en faire un grief. Comme Antoine lui-même, ils étaient sous le charme ensorcelant de Cléopâtre. Ils l'aimaient, l'admiraient et, en échange de ses faveurs, supportaient de bonne grâce, les sarcasmes que parfois leur infligeait son humeur railleuse. Pour un sourire d'elle, que n'auraient-ils pas enduré ? Afin de lui plaire, de la divertir, quelques-uns en vinrent à perdre toute dignité. Paterculus raconte qu'un soir de fête, Munatius Plancus, ancien consul, et plusieurs personnages de la suite d'Antoine, couronnés de roseaux, et des queues de poisson attachées à leurs reins nus, mimèrent la danse de Glaukos. Ne dut-on pas, ce soir-là se demander si les maîtres du monde, ces fiers Romains qui l'avaient tant méprisée, n'étaient pas devenus les esclaves de la reine d'Égypte. |