LA VIE ET LA MORT DE CLÉOPÂTRE

 

IV. — CLÉOPÂTRE.

 

 

Le jour commençait à peine. Entre ses murs striés de nacre, la chambre était tiède et ombreuse. Des treillis de roseaux devant les fenêtres n'y laissaient pénétrer qu'une clarté atténuée. Tout au fond, sur un lit d'ivoire, dont les quatre pieds imitaient ceux d'un léopard, Cléopâtre était couchée. Quoique immobile dans une pose qui, sur l'oreiller, élevait ses deux bras au-dessus de sa tête, comme les montants d'une lyre, quoique ses paupières fussent closes, elle ne dormait plus. Toute alanguie encore, elle étendait ses membres souples, et poursuivait, réveillée, les songes qui, tout à l'heure, enchantaient son jeune sommeil. Depuis qu'elle avait reçu la première lettre d'Antoine, depuis, qu'entre les lignes, son intuition de femme avait pu distinguer un appel qui n'était pas seulement celui du triumvir à la tributaire de Rome, elle ne rêvait plus que de lui. Ainsi, il ne l'avait pas oubliée. Ce grand coureur d'aventures, ce triomphateur que partout on accueillait comme un dieu, attachait à la revoir, disait-il, un inestimable prix. Ne fût-ce que pur son orgueil, cette assurance était grandement flatteuse ; elle servait également ses intérêts de reine qui, battue en brèche par une opposition tumultueuse, avait grand besoin de renfort. Mais, était-ce tout ? Pour le croire, il faudrait oublier que Cléopâtre était dans toute l'anxiété de la jeunesse et que son riche sang avait l'énergie des sèves tropicales. Or, on le sait, les grandes ardeurs engendrent les ennuis profonds. Que faire de ce bouillonnement qu'on porte en soi plus violent que la tempête ? Il y faudrait des luttes tendres, de chaudes délices, le sauvage héroïsme des passions qui blessent et ravissent le cœur, et c'est le vide épuisant, la monotonie des jours solitaires, où l'on voit la vie couler goutte à goutte, se perdre, comme l'eau qui tombe d'une vasque. Si elle n'avait écouté que l'impatience d'une nature agile et vigoureuse qui avait hâte de gravir l'échelon suprême, elle se serait, dès la première invitation d'Antoine, jetée dans l'aventure qui s'offrait ; mais la réflexion lui avait conseillé d'attendre. Plus sa présence était désirée, plus infaillible serait le stimulant d'un retard. Le calcul, nous l'avons vu, était bon ; il faillit cependant tout perdre en inspirant à Antoine le ton de l'autorité. Se soumettre était le dernier mouvement dont Cléopâtre fût capable. A peine eut-elle senti le frein, qu'en créature de race qu'elle-était, tout son être se cabra. Parce qu'il avait réduit à la vassalité une clique de princes abâtardis, le maître de l'Orient s'imaginait-il qu'elle aussi, soumise et frissonnante, allait comparaître à son tribunal ? Non ! non ! Ce n'était pas ainsi qu'elle comptait faire son apparition.

Un pas pressé sur le tapis vint interrompre ces demi-rêves. C'était Charmion, la dame d'honneur, la confidente, l'amie qui, à toute heure, avait accès chez la reine. Amenée auprès de Cléopâtre lorsque celle-ci était encore une enfant, elle avait été choisie par Ptolémée Aulète entre toutes les familles nobles d'Athènes, afin que sa fille bien-aimée eût toujours auprès d'elle une compagne agréable, instruite, qui lui parlât la langue des dieux. Charmion, en outre, était chargée d'apprendre à la jeune princesse l'art de marcher légèrement, de se vêtir avec goût, d'enrouler autour d'elle ces voiles de lin dont les femmes de Tanagra perpétuaient l'élégant usage. L'élève n'avait pas tardé à surpasser son initiatrice ; mais les rôles intervertis entre elles n'amoindrirent pas l'intimité. Il en résulta de la part de l'une cette admiration totale, cet aveugle dévouement qui devait aller jusqu'à la mort, et de l'autre, une confiance sans secrets.

Si Charmion était, ce matin là en avance sur l'heure habituelle, si elle arrivait en hâte, c'est qu'un événement considérable venait de se produire. A l'aube, une galère romaine était entrée dans le port, amenant Quintus Dellius, l'envoyé de Marc Antoine.

Cléopâtre reçut cette nouvelle avec une grande émotion. On pense aux choses, on les attend, et lorsque l'heure est venue, l'on s'aperçoit que rien en nous n'était préparé à en recevoir le choc. Pour qu'Antoine se fût décidé à dépêcher un ambassadeur, c'est qu'il avait à faire entendre des choses auxquelles les lettres ne suffisaient pas. Quelles pouvaient être ces choses ? Le renouvellement, peut-être, de la fameuse invitation. Mais, sur quel mode ? Il fallait s'attendre tout au moins à des reproches. L'apparent dédain de l'invitée ne les méritait-il pas ? A cette idée cependant, un sourire vint errer sur ses jolies lèvres railleuses, car elle y savait de quoi faire fleurir toutes les excuses. Hélas ! il y avait une autre hypothèse, et celle-là ne laissait pas de l'inquiéter. Que répondre si l'envoyé était un magistrat ? s.il venait avec mandat d'interroger et de demander des comptes ? En tant qu'alliée de Rome, elle était sujette à caution. Comment expliquer que, malgré les demandes pressantes qui lui en avaient été faites et réitérées, elle n'avait apporté aucun concours à la guerre ?

Sans se tourmenter davantage, Charmion fut d'avis que la reine n'aurait qu'à paraître devant Antoine, comme elle avait paru devant César, pour que tout s'arrangea. Ne possédait-elle pas ce don suprême de séduction qui fait vaciller l'esprit des hommes et ne leur permet plus de rien voir sous l'angle de l'impartialité ?

Au fond d'elle-même, Cléopâtre n'était pas loin d'acquiescer à cette opinion, du moins en ce qui concernait Antoine. Elle le connaissait, elle savait quel pouvoir avait sur lui le magnétisme d'un regard féminin. Mais, quel messager avait-il choisi ? Et sur celui-là de quels moyens d'action disposerait-elle ? Ces réflexions la laissèrent un instant perplexe, puis, bientôt, elle en sortit résolue à agir avec le représentant d'Antoine, ainsi qu'elle agirait avec lui-même si, en personne, il avait été là Et tout d'abord, se faire belle, très belle ; choisir entre toutes les toilettes celle qui, le plus irrésistiblement, ferait valoir ses charmes physiques. Pour les autres, il serait temps de s'y fier tout à l'heure, au cours des conversations.

Trois coups frappés sur une plaque d'airain firent accourir les servantes. Tandis que les stores relevés laissaient pénétrer du dehors la délicieuse clarté matinale, et que, d'un bout à l'autre des appartements, chacune, comme en une ruche d'abeilles, accomplissait sa besogne journalière, Cléopâtre avait quitté le lit où s'épanouissait sa nudité. Dans une piscine de marbre, un bain tiède était préparé. Elle descendit les six marches qui avaient juste la hauteur de sa taille jusqu'au-dessus des épaules, et ainsi que chaque matin, ressentit le salubre bienfait de cette eau qui glissait le long d'elle comme une caresse. Une nubienne l'attendait à la sortie qui, d'une friction vigoureuse, fit rougir sa peau transparente et l'enduisit d'un nard récemment fabriqué à Sidon. D'autres femmes vinrent, tour à tour, contribuer aux soins de ce corps divinisé. Avec une lotion d'hysope, l'une blanchit les fines mains, l'autre en polit les ongles roses ; une autre, accroupie sur ses talons, colore d'un peu de carmin l'extrémité des pieds menus, puis les chausse de sandales moelleuses comme des nids.

La coiffeuse, entre toutes, jouissait d'une grande faveur. De nombreux privilèges étaient accordés à la pratique de son art, dont les moindres n'étaient pas d'approcher la reine de plus près et plus longuement que quiconque, de causer parfois avec elle, d'en être consultée, et surtout, par l'adresse à poser dans ses cheveux une plume, une fleur, un diadème, d'acquérir des chances à sa gratitude. Celle qui, depuis trois années déjà exerçait ces fonctions délicates, était la persane Iras. La légèreté de ses doigts et la pureté de son haleine avaient fait sa réputation. Les ayant entendues vanter lorsque la jeune fille était au service de Mariamne, l'épouse d'Hérode, dont la chevelure rousse descendait, disait-on, jusqu'aux genoux, Cléopâtre l'avait fait enlever. C'était là un coup double qui, en même temps qu'il lui procurait une artiste de talent, — et nous savons qu'elle les voulait toutes à ses gages, — en privait une femme dont elle était agacée d'entendre louer les mérites.

Donc, Iras avait été amenée à la cour d'Égypte par des marchands d'aromates qui, sous prétexte de lui en faire respirer d'inconnus, l'avaient endormie et emportée sans résistance. Quoique cette cour éclipsât celle de Judée, autant que la lune est surpassée par le soleil, Iras était tout en larmes. Comment, lui dirent les compagnes qui enviaient sa fortune, tu pleures au moment où tes mains vont avoir la faveur insigne de parer la divine Cléopâtre ? Mais Iras était un cœur tendre. L'éclat de sa nouvelle situation ne la pouvait éblouir, car elle aimait la reine Mariamne et rien ne lui semblait enviable après le malheur d'en avoir été séparée. C'est ainsi, du moins, qu'elle parlait les premiers jours, tandis que, novice encore, elle assistait de loin aux cérémonies de la toilette royale.

Un jour vint où Cléopâtre, ayant remarqué sa jolie figure pâle, lui adressa la parole. De cette voix qui était une incomparable musique, elle s'enquit de ce qui attristait la jeune fille : Était-ce le regret de sa famille ? de quelque amoureux ? de son pays ? Non, Iras avait vu mourir sa mère et n'avait laissé sur les rives de l'Araxe personne qui lui fût cher. Ce dont elle ne pouvait se consoler, c'était d'avoir quitté Jérusalem, le palais d'Hérode, où la reine lui témoignait tant de bonté.

Si infimes que fussent les sentiments d'une esclave aux yeux de celle qui devait en inspirer de si fameux, Cléopâtre fut frappée de l'ardeur sincère avec laquelle Iras s'exprimait. C'était l'époque où elle revenait de Rome, triste et assez solitaire en somme ; elle eut envie de s'attacher cette fleur d'exil. Rien ne lui était plus aisé. De bonnes paroles, quelques cadeaux gentiment offerts, ont si vite fait de rouvrir un pauvre petit cœur que le chagrin a fermé L'affranchissement, plus tard, devait compléter la conquête et allumer, là encore, un de ces foyers d'adoration tel qu'aucune divinité n'en eut jamais de plus fervent, un foyer toujours prêt, pour la reine, à flamber, à se consumer, prêt aussi, le jour où celle-ci cesserait de rayonner, à s'éteindre.

— Vite, Iras, lui dit-elle ce matin-là ce matin, où plus encore que de coutume, elle avait résolu d'être belle, dénoue ma résille de nuit, et tâche d'exécuter un de tes meilleurs chefs-d'œuvre.

Assise devant une table surchargée d'objets : peignes de toutes les grandeurs, fioles en verre irisé, petits pots remplis d'onguents, éponges, fines houppettes trempées dans l'iris et la céruse, tortues d'or dont la carapace trouée portait de longues épingles, la reine abandonne sa tête et, tandis que deux négresses, immobiles comme des bronzes, inclinent le miroir d'argent bruni où se reflète son image, Iras enfonce l'écaille couleur du blé dans la profonde chevelure.

Nulle n'était plus habile que la jeune persane à manier cette masse fluide. On eût dit pour elle un jeu que de l'étendre comme une nappe, puis de la saisir, de la tordre, de la relever, de la disposer chaque jour d'une manière différente autour du front de sa maîtresse. Ces variations de coiffures étaient entre elles deux un sujet de causerie intarissable ; elles en discutaient, les jugeaient plus ou moins seyantes, y ajoutaient des ornements imprévus, les déclaraient propres à telle ou telle circonstance. Mais aujourd'hui, laquelle choisir ? On n'avait pas le temps de s'attarder à des essais. Il fallait tout de suite décider sous lequel de ses multiples visages, Cléopâtre aborderait le messager de Marc Antoine. Un instant de réflexion lui fit rejeter la couronne, le pschent, le diadème, tout ce qui était imposant, tout ce qui aurait eu un caractère solennel ; c'était femme, seulement, qu'il s'agissait de se montrer, rien que jolie femme. Et la mode athénienne fut adoptée : une simple torsade attachée d'un ruban au-dessus de la nuque et, appuyées à l'épaisseur des ondes brunes, trois bandelettes dessinant la petitesse de la tête.

Iras n'était pas moins experte dans le secret des fards et des parfums. D'un séjour en Phénicie, elle avait rapporté la recette du rhodium, composé d'essences de roses, du lilium où il n'entre que la pulpe des lys, du cyprium dont on croit qu'il était fait avec la fleur du troène. Préparées par elle, les huiles d'œsipon et de marjolaine n'avaient point leurs pareilles pour l'assouplissement des membres, et elle était unique à savoir donner à la chair le poli du marbre en la frottant d'une poudre faite avec de la nacre pilée. Aussi, Cléopâtre ne voulait qu'elle, ne confiait qu'à sa chère Iras le soin d'exciter le rose de ses joues, d'accentuer l'arc élevé de ses magnifiques sourcils, et, avec la douce plume du cygne, de passer sous ses cils la liqueur de sibium qui ajoutait son ombre à leur ombre naturelle.

Quand elle fut ainsi chaussée, coiffée, des pieds à la tête imprégnée d'essences, les habilleuses survinrent. Elles apportaient de grands coffres où les robe .étaient couchées, sans un pli, sans rien qui pût ternir, ou altérer leur fraîcheur. Ayant soulevé les couvercles, elles en étalèrent deux, trois, quatre, jusqu'à cc que la reine eût filé son choix. Il tomba sur une longue tunique soyeuse, d'un jaune safran, au travers de laquelle étaient brodées des fleurs pâles de narcisses. Attachée aux épaules par deux agrafes d'électrum, cette tunique, laissait la poitrine et les bras découverts. Au-dessus, on disposa une draperie transparente, faite de l'étoffe que tissaient les femmes de Cos avec, disait la légende, les vapeurs condensées qui traversent l'air par les belles matinées de printemps, et qu'aujourd'hui nous nommons fils de la Vierge.

Cléopâtre pressait son monde, trouvait qu'on mettait trop de temps à fixer un pli, à ajuster une ceinture, à ces mille détails frivoles qui, habituellement, l'amusaient. Elle avait hâte d'en finir, de se trouver en face de l'homme contre qui elle allait livrer la bataille palpitante. Après qu'un collier de perles eut été suspendu à son cou, après que ses poignets, ses doigts, eurent épousé des anneaux de pierreries, après un dernier regard au miroir qui lui renvoya une parfaite et délicieuse image, elle quitta sa chambre.

L'ambassadeur qu'avait élu Marc Antoine était le Quintus Dellius des Odes d'Horace, un des hommes les plus aimables et les plus avisés de l'époque. Bel esprit, historien, poète même à ses heures, il avait le caractère souple autant que l'intelligence et, de même qu'il était toujours prêt à tourner une épigramme, on le trouvait, pour peu qu'elles lui fussent avantageuses, disposé à' toutes les complaisances. La. méthode qui lui avait toujours réussi était de s'attacher à la personne d'un homme puissant, de mettre toutes ses capacités à en servir les intérêts, quitte, le jour où la fortune se détournait de l'un, à l'abandonner pour un autre. C'est ainsi qu'avant la bataille de Philippes, il avait été l'ami de Cassius et, qu'après celle d'Actium, il deviendra l'inséparable d'Octave. Pour le moment, jugeant qu'Antoine avait toutes les chances, et persuadé qu'il n'était pas homme à les laisser perdre, son dévouement envers lui ne faisait pas de doute. Nul n'était donc mieux qualifié que cet entremetteur habile, grand connaisseur de femmes, en outre, pour mener à bien la mission qui l'amenait à Alexandrie.

Lorsque la reine, entourée de sa garde, eut ravi les marches du trône qui s'élevait devant une tenture peinte de feuillages et d'oiseaux, on le fit entrer. C'était un Romain de petite taille, aux traits fins, au regard vif et rieur, dont la démarche élégante dénotait aussitôt l'aristocrate. Il salua, dès le seuil, avec la pointe abaissée de son glaive et en portant la main gauche à son épaule. Au lieu d'avancer tout de suite, il demeura un instant immobile en regardant Cléopâtre, comme si l'admiration anéantissait en lui toutes les autres facultés. Puis, se décidant à parler :

— Avant toute chose, grande Reine, mon maître Marc Antoine, par ma voix te salue, te souhaite gloire, bonheur et longue prospérité.

— Tu lui transmettras également mes vœux, répondit-elle avec un sourire aimable, et aussitôt elle ajouta : La victoire, d'ailleurs, les a déjà pleinement réalisés.

Il reprit :

— Détrompe-toi, Divine ; le bonheur d'Antoine ne sera complet, il ne se sentira véritablement grand que le jour où tu l'auras honoré de ta visite.

Ce début était de bon augure ; mais, comment se fier à ce qui n'était peut-être que des formules liminatoires. Il tardait à Cléopâtre de savoir si l'envoyé n'avait pas quelque autre communication à lui faire, à lui remettre quelque message où percerait le mécontentement d'Antoine.

Sur son ordre, on les laissa seuls et aussitôt, comme si en s'éloignant, les gens de cour avaient purifié l'air, emporté tout ce qui rendait la réception oppressante, les deux interlocuteurs se sentirent à l'aise, pleins de désir d'être agréables l'un à l'autre.

— Qu'est-ce qui t'amène auprès de moi ? demanda la reine sur un ton de franchise enjouée qui engageait à en user de même à son égard. Dis-le ; ne me cache rien. J'ai besoin de savoir dans quel but le triumvir sollicite ma présence ; quelles sont, envers moi, ses intentions. Et l'air de sa physionomie ajoutait : Si tu m'obéis, si tes paroles sont sincères, tu n'auras pas à t'en repentir.

Lorsqu'elle sut que, positivement, Antoine ne lui avait adressé une ambassade que dans l'impatience où il était de la voir, de renouer avec elle des relations d'amitié, le souci qui lui restait s'allégea. Elle eut la sensation de respirer plus largement, comme lorsqu'on ouvre une fenêtre. Ainsi, son calcul ne l'avait pas trompée. En différant sa visite, elle avait aiguisé le désir qu'Antoine en avait, elle l'avait poussé à l'extrême. Mais n'était-il pas homme à lui faire expier son jeu de coquetterie ? Ne méditait-il pas quelque vengeance ?

Elle excusa son retard avec des prétextes dont Dellius ne fut pas dupe. Il le fut moins encore lorsque, se posant en personne timorée, elle prétendit avoir été détournée de partir par des bruits qui lui étaient parvenus sur la réception que certaines princesses avaient trouvée à Tarse.

Jugeant bon, toutefois, de la rassurer, il protesta : Quoi ? des Glaphyra 1 des Eutrope ! Quémandeuses détrônées ou craignant de l'être ! Vassales accourues aux pieds du vainqueur avec les intentions les plus louches ! Comment pouvait-elle comparer ? Puis, adoptant le langage d'un prêtre qui se serait adressé à une idole :

— Toi, bien-aimée d'Osiris ! Reine auguste dont le sceptre s'étend sur la terre et les eaux ! Femme, au-dessus de toutes les femmes ! Sache que ta présence est attendue avec autant de respect que d'ardeur. Dès que tu auras mis les pieds sur le territoire romain, des actions de grâces seront célébrées, les populations entières te prodigueront leurs hommages.

Mais ce n'était pas de tout cela que se souciait Cléopâtre. Un mot sur les sentiments intimes d'Antoine l'eût intéressée davantage. Comment les connaître' ? Comment savoir s'il la convoquait en souveraine avec qui une alliance était à renouveler ? en vassale qui doit des comptes ? ou si, tout simplement, dans son cœur d'homme, persistaient les souvenirs ?

Tout en l'observant, tout en causant avec elle, Dellius commençait à comprendre devant quelle créature exceptionnelle il se trouvait, et pourquoi son maitre attachait un si haut prix à ce qu'il la décidât à l'aller trouver. Ce n'était pas sa beauté seulement qui en faisait un être unique. A mesure qu'on la regardait, on devenait pensif ; .on sentait naître en soi un trouble, une inquiétude indéfinissables. Si sa vivacité, à certains instants, était comme un frémissement de vie qui ne se peut contenir, sa chaude langueur promettait, à d'autres, des joies jamais encore éprouvées. Une divination qui prouve combien il avait l'esprit pénétrant, lui fit pressentir la place primordiale qu'une telle femme devait occuper dans l'existence de l'imperator. Antoine approchait de la quarantaine, l'âge fatal aux natures voluptueuses. Il était évident que les aventures galantes dont sa jeunesse s'était repue ne lui suffisaient plus, qu'il était parvenu à ce moment où un besoin sentimental naît au cœur des hommes qui, sans aimer, se sont beaucoup dépensés en semblants d'amour. Un grand, un véritable amour, s'il se présentait, serait accueilli de lui comme une salvation. Il s'y donnerait tout entier, et pour peu que celle qui l'inspirerait le méritât, elle ne manquerait pas de prendre un ascendant dont il était impossible de prévoir la mesure. Certain, tout à coup, que Cléopâtre serait cette femme, cette régente de la destinée d'Antoine, il conçut le plan, non seulement, fidèle à sa mission, de ne rien négliger pour l'amener à Tarse, mais de se faire d'elle une protectrice, une amie. Plus tard, quand elle serait l'Égérie d'Antoine, peut-être se souviendrait-elle, l'aiderait-elle à atteindre son but qui était le consulat.

Dès lors, l'habile homme se fit l'interprète des sentiments de son maitre. Il le dépeignit amoureux comme certes Antoine était prêt à le devenir, mais comme il ne l'était pas encore. Le souvenir de Cléopâtre l'obsédait, prétendait-il ; pendant des journées entières, il se dévorait à l'attendre. A l'embouchure du Cydnus, on apercevait sa silhouette battue par le vent, qui guettait l'arrivée des navires. Prolonger cette anxiété serait cruel. D'un mot, elle pouvait la faire cesser. Qu'elle prononçât ce mot de promesse, et Antoine serait plus heureux que d'avoir conquis des royaumes.

— Est-il possible, d'ailleurs, ajouta Dellius, comme se parlant à lui-même, est-il possible d'avoir approché la divine Cléopâtre sans garder d'elle, en la quittant, un regret que le revoir seul peut guérir ?

Un indicible trouble agitait l'âme de la reine. Elle avait la sensation d'approcher cette minuta unique et formidable où le destin va se fixer. Tout son être frémissait. Une impatiente ardeur la poussait vers les joies futures. Elle aurait voulu s'élancer. Elle aurait voulu crier : Je pars ! Je serai en route demain ! Mais, l'attitude qu'elle avait adoptée depuis le commencement de cette affaire la tenait captive. Jusqu'au bout, maintenant, il fallait jouer son rôle, se montrer hésitante, difficile à obtenir, et surtout qu'on ne soupçonnât pas le désir qu'elle avait d'être contrainte.

— Puisqu'il le faut, accorda-t-elle, puisque le triumvir l'exige, j'irai lui porter mes hommages.

Ce n'était pas ainsi que Dellius l'entendait. La bonne foi des femmes lui était trop suspecte pour qu'il se fiât à une promesse basée sur l'accomplissement d'un devoir, et vague par surcroît. Il la voulait formelle, et n'y sentir aucune réticence. Ses protestations recommencèrent. Ce n'était pas en maître qu'Antoine attendait la reine d'Égypte. Il implorait sa présence, il la recevrait avec le respect ému d'un homme qui voit venir à lui une déesse.

De telles paroles ne pouvaient manquer d'emporter le consentement déjà donné du fond du cœur. L'orgueil de Cléopâtre était sauf ; elle s'était fait suffisamment prier. Maintenant, toute souriante, elle déclarait que oui, qu'elle s'embarquerait pour Tarse avant que la longueur des jours eût décliné.

Tout pressé qu'il fût de repartir, d'annoncer la bonne nouvelle, Dellius accepta l'invitation de passer quelques jours à Alexandrie. Ce délai ne lui semblait pas inutile car, si la mission qu'il avait reçue était accomplie, il ne considérait pas comme terminée celle qu'il s'était donnée à lui-même. En attirant Cléopâtre à Tarse, n'avait-il pas, en même temps que la persuasion qu'elle y serait la maîtresse d'Antoine, l'arrière-pensée de se créer aussi des titres à leur double reconnaissance ? Poursuivant, chacun sans le dévoiler, un plan qui concordait ainsi avec celui de l'interlocuteur, ils se plaisaient ensemble à de longues conversations dont, le plus souvent, Antoine était l'objet. Dellius, adroitement, cherchait à éclairer la jeune femme, à lui former sur le triumvir, sur ses goûts, sur son caractère, un jugement précis, dont elle saurait, à l'occasion, se servir. Sans doute, Antoine avait toujours aimé le faste, mais, enivré comme il l'était depuis que les encens de l'Asie avaient fumé sous ses pas, il était devenu extraordinairement sensible aux dehors : rien n'était assez somptueux pour ses regards, aucun festin ne lui semblait assez beau.

— Combien Rome, aujourd'hui, disait Dellius ; lui paraîtrait sombre et sévère ! Quel serait, au contraire, son ravissement, s'il pouvait apercevoir les magnificences qui partout ici ruissellent !

En dire davantage eût été inutile. Cléopâtre avait compris. Un dessein s'était aussitôt imposé à son imagination. Elle savait déjà sous quel aspect, dans quelle prodigieuse fantasmagorie elle ferait son apparition aux yeux du grand amateur de spectacles qu'était devenu Antoine. Dès le lendemain, ses préparatifs commencèrent. Quoiqu'elle les pressât, car la hâte qu'elle avait de partir était maintenant sincère, ils allaient durer près d'une lune. En fallait-il moins pour mettre en œuvre le prodigieux équi7 page dans lequel, nouvelle reine de Saba, elle allait se mettre en route ?

Le soleil s'était levé dans une lumière idéale, C'était une de ces journées d'été où les choses plongées dans une irradiation qui en estompe les contours, semblent participer à quelque charmant mystère. Assis devant son Tribunal, sous le bouquet de sycomores dont s'ombrageait la place publique de Tarse, Antoine exerçait ses fonctions de proconsul. Assisté de dynastes, de mages, de prêteurs, il distribuait tant bien que mal, selon sa conscience un peu rudimentaire, les arrêts de la justice romaine. Une foule l'entourait, car beaucoup avaient à obtenir de lui des grâces, des faveurs, et chacun, à son tour, était autorisé à exposer sa requête.

Une agitation soudaine vint à troubler le silence dans lequel on écoutait le discours d'un avocat. Des gens, accourus des rives du Cydnus racontaient d'étranges choses. De groupe en groupe, des bavardages circulaient. Le nom d'Aphrodite était sur toutes les lèvres. Soigneusement entretenues par les prêtres, les croyances religieuses avaient accoutumé les esprits à la proximité des dieux, à la possibilité de leur intervention parmi les hommes. Ce que la rumeur publique, cependant, était en train de colporter dépassait les plus étonnantes fables. La fille de Zeus, disait-on, sur une galère dorée toute résonnante de musiques, remontait les eaux du fleuve. On la reconnaissait, non seulement à sa beauté qui avait un éclat surhumain, mais aux attributs avec lesquels peintres et sculpteurs avaient coutume de la représenter. Couchée dans un énorme coquillage, elle semblait sortir de l'onde. Des voiles bleuâtres l'enveloppaient. Suspendues dans les cordages, une troupe de Néréides agitaient des éventails et des petits Éros à ses pieds effeuillaient d'odorants pétales. A chaque instant, de nouveaux, venus apportant de nouveaux détails, renchérissaient sur les précédents. Les voiles de la galère, disaient-ils, étaient de soie ; la pourpre en décorait le pavillon ; les rames aux poignées d'argent, que maniaient cinquante noirs du pays de Kousch, battaient le flot en cadence ; des fumées légères s'échappaient du navire et portaient au loin le parfum de l'encens et du cinnamone.

La curiosité, peu à peu, avait dépeuplé l'agora. Ceux qui, un Instant auparavant, disputaient jalousement leur place autour du Tribunal, s'étaient prestement éclipsés. C'était sur les bords du Cydnus que maintenant se pressait la multitude grossissante. On y entendait des vivats, dos cris d'admiration. La ville de Tarse, tout entière, eut bientôt envahie les quais, et dans un délire d'enthousiasme, acclamait la déesse et remerciait Zeus de la lui avoir envoyée.

Ayant appris ce qui se passait, Antoine fut saisi d'un vertige. Il porta la main devant ses yeux. La respiration lui manquait. Pas un doute, c'était elle ! La déesse que depuis tant de jours son cœur impatient attendait ! Elle arrivait à l'improviste !

Comme il ne pouvait, décemment, se mêler à la cohue et courir, lui aussi, au-devant d'elle, il fit appeler Dellius.

— Va, lui dit-il, recevoir Cléopâtre avec honneur. Mets à sa disposition tout ce qui pourra lui convenir, et invite-la, pour ce soir, à souper dans mon palais.

La séance du Tribunal interrompue, Antoine n'avait plus le calme nécessaire pour la reprendre. Que lui importaient, d'ailleurs, les intérêts de chacun, et même ceux de la République, à côté de l'événement colossal qui, pour lui, venait de s'accomplir ? Assesseurs, greffiers, témoins furent congédiés, et comme son cerveau éclatait, comme il éprouvait le besoin de faire rejaillir sur d'autres la joie dont il était étouffé, il accorda, en bloc, toutes les grâces que les solliciteurs étaient venus, ce jour-là lui demander.

Dellius rapportait la réponse. Cléopâtre s'était montrée fort sensible à l'invitation que le triumvir avait bien voulu lui adresser ; mais, pour ce premier soir, c'était elle qui prétendait l'avoir pour hôte. A l'heure du souper, elle l'attendrait sur sa galère.

C'était donc vrai ! C'était elle ! Elle était venue ! Elle avait franchi la mer pour arriver jusqu'à lui ! Dans un instant, il la verrait, il serait assis à la même table qu'elle. Comment l'aborderait-il ? Quelles paroles lui dirai-je ? se demandait-il ; car ce ne sont jamais celles qu'on est le plus pressé de prononcer qui se présentent à l'esprit. Il essaya d'imaginer la scène. Son attitude serait galante, certes ! Comment aurait-elle pu ne pas l'être ? Mais, avant tout, il était décidé à se montrer majestueux. Le titre de triumvir le plaçait au-dessus de tous les souverains. Ne fût-ce que vis-à-vis de ses collègues, il était tenu à n'en point abdiquer le prestige. En tant qu'alliée de Rome, Cléopâtre avait manqué à ses engagements, il devait l'interroger. Avec tous les ménagements possibles, mais non sans fermeté, il lui demanderait : Qu'as-tu fait pendant la guerre ? Pourquoi t'es-tu dérobée ?

En attendant, il alla, pour se présenter devant elle, revêtir sa belle cuirasse d'argent, celle où avait été gravée, par un artiste athénien, l'image d'Achille plongé dans le Styx par sa mère. Il inonda de parfums ses cheveux et son visage, et superbe, martial, le front haut et le torse tendu comme s'il allait à un combat, il descendit l'avenue qui aboutissait au fleuve. L'heure tardive avait épaissi l'ombre des platanes. Entre les troncs alignés, vers la droite, on apercevait encore les rougeurs cuivrées du couchant. Lorsqu'il arriva sur la berge, ces clartés s'étaient éteintes, mais, devant lui, resplendissait la merveilleuse galère. Depuis le haut des mâts jusqu'à la ligne de flottaison, elle n'était que draperies, que torches. On ne les distinguait pas toutes ; mais l'ensemble formait un brasier dont on aurait dit qu'il allait rejoindre le ciel.

Le merveilleux souper de Tarse, cette rencontre nocturne des deux êtres qui allaient ébranler le monde et laisser à travers les siècles un si prodigieux sillage, est certainement l'un des moments les plus fascinants de l'histoire. Même en laissant de côté les splendeurs de la réception, les prodigalités d'un festin où la fille des Lagides s'était promis d'éblouir le plus puissant des Romains, de lui montrer que le faste au milieu duquel il vivait n'était que rusticité auprès de ses manières, de ses habitudes à elle, on ne peut échapper à l'émotion de se dire : Les voilà en présence l'un de l'autre. Cléopâtre, son plan est établi de longue date : par tous les moyens de la grâce et de l'intelligence, s'emparer de l'esprit d'Antoine, le séduire, l'emprisonner, de sorte qu'il ne puisse plus sortir du cercle de ses enchantements. Elle dispose, pour cela, de toute l'aisance d'une grande dame et d'un cœur que l'amour n'a pas encore troublé. Dans ce tête-à-tête, si habilement ménagé, lui est plus gauche, il se sent gêné. Il a certes l'habitude des femmes et de leur parler librement ; mais celle-là avec ses savants artifices, avec les complications de sa toilette et ce sourire indéfinissable dont on ne sait s'il raille ou s'il invite à s'agenouiller, l'intimide.

— Toi ! enfin !... fait-il en entrant, et c'est tout le reproche qu'il osera lui adresser.

Ce cri de son être vers elle contient tant d'impatience exaucée, tant de joie, que Cléopâtre le sent déjà sous son empire. Gentiment, elle s'excuse de n'avoir pu venir plus tôt. Maintes obligations l'ont retenue. L'Égypte lui cause tant de soucis ! Depuis deux années, le blé manque et la population s'irrite. Il faut pourvoir aux approvisionnements. Longtemps, elle a cru qu'elle ne pourrait pas s'échapper.

Sans répondre, sans même s'apercevoir de l'imprécision des motifs allégués, sans se dire qu'aucun d'eux n'aurait eu de force sur une volonté résolue, Antoine regardait Cléopâtre avec des yeux extasiés. Il murmura :

— Tu es plus belle encore qu'autrefois !

— Crois-tu ? fit-elle. Et son rire fusa comme celui d'une jeune fille.

Puis, prenant son hôte par la main, elle le conduisit à l'arrière du navire converti en un bosquet. Deux lits de pourpre étaient allongés de chaque côté de la table ; ils s'étendirent. Tout en dégustant un menu d'une rare délicatesse, tout en vidant des coupes exquises et eu écoutant les musiques qui les enveloppaient de volupté, ils causaient familièrement. Leurs pensées les ramenaient aux souvenirs de jadis, du temps où déjà autour d'une table brillamment servie, dans des salles illuminées, Antoine contemplait Cléopâtre, était prêt à lui déclarer son amour, et se sentait retenu par la force des choses qui, si souvent, s'oppose à notre volonté. L'impossibilité venait ce soir, non plus d'une présence étrangère, mais de leur situation réciproque. Il y avait entre eux cette explication qu'ils devaient avoir, qu'il fallait qu'ils eussent, afin que les nuages politiques, qui les enveloppaient, se dissipassent.

Ce fut Cléopâtre, qui en prit l'initiative. Attendre d'être mise en accusation,. avoir à se défendre, ne convenait pas à son caractère. Que risquait-elle d'ailleurs ? Si fautive qu'elle fût, n'avait-elle pas la certitude d'être devant un juge indulgent ? Quelque arme qu'elle saisît, l'offensive ou la défensive, sa petite main ne se sentait-elle pas de force à vaincre ? Mais elle préférait attaquer. Prenant donc les devants, elle se plaignit des tribulations que, pour soutenir la bonne cause, elle avait eu à subir de la part de Cassius. Par trois fois, il l'avait sommée. de lui envoyer du renfort, et, à chaque refus, un déluge de menaces s'était abattu sur elle.

— Le misérable ! gronda Antoine.

Non sans précipitation, elle reprit :

— Et toi aussi, Antoine, tu comptais sur moi ; tu attendais le secours de ma flotte. Combien tu avais raison de l'attendre ! Mes intentions, tu ne pouvais les mettre en doute ; j'étais ton alliée la plus sûre. Tous mes vœux, comment n'auraient-ils pas été avec toi ? toi, le vengeur de mon cher César !

L'atmosphère était changée. Le colloque se déroulait tout autrement qu'Antoine ne l'avait prévu. Déjà il n'osait plus avouer sa déception. Lui qui était arrivé en homme résolu à interroger, à obtenir une justification ou des excuses, .en était à ne plus écouter que le son de la voix enchanteresse.

Lorsque, câline, elle reprocha : Tu as été fâché contre moi ? il eut une dénégation.

— Je ne t'en ai jamais voulu.

— Si ! Je le sais. C'était à Laocidée. Tu t'es plaint de m'avoir vainement attendue.

Mais l'excuse était toute prête. Cléopâtre raconta comment les dieux, dont on ne saurait pénétrer les desseins, s'étaient opposés à l'exécution des siens. A peine son escadre avait-elle Pris la mer qu'une tempête se déchaînait. Plusieurs galères avaient péri. Elle-même, épouvantée, malade, n'avait dû son salut qu'à un hasard. Difficilement, sur une embarcation qui faisait eau, elle avait regagné le port d'Alexandrie. Et quand le désastre avait été réparé, il était trop tard : les alliés venaient de vaincre à Philippes.

Présentée ainsi, la conduite qu'avait tenue l'alliée de Rome, non seulement était sans reproches, mais méritait des éloges. Antoine ne les lui ménagea pas. Il marqua une vive émotion à la pensée des dangers qu'elle avait courus. Il la déclara sublime, héroïque. Pour un peu, il lui aurait adressé des excuses. N'était-ce pas lui qui, comme un fou, s'était obstiné à l'attendre ? Mais aussi, être sans elle, cela n'avait-il pas été sa misère, son tourment de tous les jours depuis que le sort les avait séparés ? Partout, à chaque instant, il la cherchait, espérait la voir apparaître. Où elle n'était pas, il n'éprouvait que chagrin. Il l'aimait, il l'avait toujours aimée. Se distraire d'elle lui était impossible. Et maintenant qu'elle était là il sentait toute sa passion s'enflammer. C'était en lui une ardeur qui jamais ne pourrait s'éteindre, une espérance qui voulait être encouragée.

Cléopâtre écoutait gravement, sans répondre. Ces paroles lui causaient un tremblement intérieur, l'émoi immense de se dire : le maître du monde m'appartient. Sans doute, aussi, était-elle sensible à l'accent passionné du héros, au vertige qui était en lui et se communiquait à son insu. Elle sentait combien il eût été doux de s'abandonner, de se laisser prendre par ce merveilleux tourbillon. Mais du temps avait passé depuis que, dès la première entrevue, elle avait cédé au désir de César. L'ingénue qu'elle était alors avait pris de l'expérience. Les années, les événements, le séjour à Rome lui avaient enseigné bien des choses. Elle connaissait le prix de ses faveurs. Toute décidée qu'elle fût à les accorder, à s'emparer d'Antoine, à unir leurs destinées, à recommencer avec lui la partie une première fois perdue, elle entendait choisir son heure.

Le souper avait pris fin. Appuyée à ses coussins dans une pose juvénile qui faisait émaner d'elle l'image même de la volupté, Cléopâtre regardait Antoine.

— Je t'aime, murmura-t-il.

— Tais-toi, fit-elle avec une expression de douceur, comme on en a pour gronder un enfant très cher ; ne me parle pas ainsi.

Mais un tel élan était en lui, qu'avant qu'elle ait le temps de reculer, il avait quitté sa place et qu'approchant son visage du délicieux petit visage il y imprima ses lèvres avec force.

Non, il ne se tairait pas. Il avait trop attendu cette minute, trop souffert qu'elle eût tardé. Toute possibilité de bonheur abolie pour lui, il en était venu au dégoût de vivre. Et maintenant qu'elle était là elle, l'idole adorée de son cœur, il faudrait se taire ? ne pas proclamer cet amour qui était devenu sa vie ?

La jeune femme était debout. Les flambeaux et les torches qui achevaient de brûler faisaient d'elle une délicieuse statuette d'or, une de ces divinités autour desquelles on entretient le culte palpitant du feu. Elle regardait Antoine. Préoccupée, elle se demandait si, malgré toute sa décision, elle pourrait contenir longtemps un amoureux de cette sorte.

— Écoute, lui dit-elle, il est tard ; j'éprouve une grande fatigue. Laisse-moi reposer ce soir.

Antoine ne bougeait pas. Retombé sur le divan, le coude appuyé aux genoux et le menton dans la main, il regardait éperdument la belle créature. Il aurait voulu rester là toujours, sous les étoiles qui, d'heure en heure, à mesure que faiblissaient les torches, devenaient plus brillantes, semblaient se rapprocher, s'intéresser à son bonheur.

— Allons ; fit-elle, il faut nous dire adieu. Les yeux tendres, il l'implora :

— Ne me laisse pas partir sans une promesse. Avec son indéfinissable sourire, elle répondit :

— Demain, c'est moi qui irai souper chez toi.

— Demain ! soupira Antoine. Et, frémissant, déçu, l'âme assaillie par les images d'une félicité qu'il avait crue prochaine et qui, pour l'instant, se dérobait, il regagna le rivage.

Le lendemain et les jours suivants, ils se virent ; ou plutôt ils ne se quittèrent plus. C'était entre eux l'apprentissage de cette passion qui allait, l'un et l'autre, les envahir, les envelopper comme un feu. Mais si Antoine avait, dès le premier soir, perdu toute lucidité, Cléopâtre conservait la sienne. Sa vision intellectuelle dominait ses sensations. Adroite et forte, elle envisageait l'avenir. Son esprit voyait renaître les anciens rêves, les projets jadis caressés. Si Antoine, comme homme d'État, était loin de valoir César, les pouvoirs dont il disposait n'étaient pas moindres ; et ce caractère plus faible, cet esprit sans envergure n'avaient-ils pas l'avantage de lui assurer, à elle, la suprématie ? ne lui promettaient-ils pas le plaisir de gouverner selon ses propres convenances ?

Tout de suite, elle en voulut faire l'essai. Une grosse rancune, une rancune inextinguible lui était restée dans l'âme contre la sœur qui s'était déclarée sa rivale au trône et avait failli la supplanter. Échappée à sa vengeance , cette sœur, Arsinoé, s'était réfugiée dans le temple de Diane, à Éphèse, et sous le patronage du grand prêtre Mégabyse, s'y faisait traiter de Majesté. Cette offense à Cléopâtre tombait directement sous la juridiction du triumvir. Lui seul pouvait la faire cesser. Elle lui demanda que la princesse fût mise à mort et, avec elle, le ministre Sérapion qui en avait favorisé la rébellion, la fuite.

Ces exécutions n'étaient nullement du goût d'Antoine. Les souvenirs de joyeux vivant qu'il avait laissés à Éphèse lui valaient de vives sympathies. Allait-il, pour un caprice de femme, les compromettre ? perdre sa réputation de proconsul débonnaire ? De plus, en violant les privilèges sacerdotaux, il risquait de se faire de nombreux ennemis. Il essaya de plaider, non en faveur des coupables, mais pour lui-même dont on s'étonnerait, qu'ayant usé de clémence envers les vaincus de sa propre patrie, il se montrât impitoyable pour des personnes à qui, en tant que Romain, il n'avait rien à reprocher.

La discussion ne fut pas admise. Il y avait dans le caractère de Cléopâtre quelque chose, non pas tant de cruel, comme on l'a dit, que de dominateur, qui ne souffrait pas de résistance. Arsinoé avait attenté à son autorité ; tant qu'Arsinoé respirerait, elle ne pourrait pas être heureuse. N'avait-elle pas toujours à redouter de la part de cette rebelle quelque nouvelle entreprise contre sa couronne ?

Antoine proposa la prison.

Non, c'était la tête d'Arsinoé que l'on exigeait de lui. Il ne réussit à sauver que celle de Mégabyse, et encore grâce à l'intervention des Éphésiens qui menaçaient de mettre la ville en état de siège, plutôt que de laisser toucher à leur vénéré grand prêtre.

Ainsi commençait la série de ces petites escarmouches où, constamment victorieuse, Cléopâtre allait, peu à peu, substituer sa force secrète à la force apparente de l'homme, sa volonté bien trempée au vouloir que l'amour faisait fléchir. En échange de ce premier triomphe que donna-telle ? La méthode des atermoiements lui avait trop bien réussi pour qu'elle y renonçât tout de suite. Avant d'apaiser la soif que l'imperator avait d'elle, son ambitieuse coquetterie le voulait amener au point où la vie entière ne serait pas de trop pour qu'il s'en pût désaltérer. La prudence lui suggérait, en outre, tout en accordant des bribes, de réserver le plein bonheur jusqu'à ce qu'ils fussent à Alexandrie. N'était-ce pas, tout d'abord, le plus sûr moyen d'y attirer celui dont elle avait besoin pour consolider son trône ? Et quant à l'y retenir, n'était-ce pas là dans l'enclos enchanté du Bruchium, environnée par le prestige de ses palais et de ses fêtes, sur le lit de roses où César s'était attardé, qu'elle avait la certitude, mieux que partout ailleurs, de se montrer l'Ensorceleuse à laquelle on n'échappe plus ?