LA VIE ET LA MORT DE CLÉOPÂTRE

 

I. — JULES CÉSAR.

 

 

C'était vers la septième heure. Sur les quais encombrés d'Alexandrie, les matelots achevaient de décharger leurs marchandises. Rapidement, comme des oiseaux attardés, les bateaux de pèche rejoignaient les vieux bassins du port d'Eunoste. La nuit était presque complète lorsqu'une dernière embarcation se glissa furtive. Un homme en descendit, large d'épaules, enveloppé d'un manteau sombre et le bonnet des voyageurs enfoncé jusqu'aux oreilles. Avec d'infinies précautions, il aida au débarquement d'une femme si jeune, si agile, qu'on l'eût prise pour une enfant.

Quoiqu'elle eût à peine dix-sept ans, peut-on dire, cependant, que Cléopâtre en fût une ? Mariée depuis deux ans déjà au frère qu'une loi dynastique lui avait imposé à la mort de leur père, rejetée par cet associé déloyal, envoyée en exil et, de retour ce soir sous la protection d'Apollodore, elle possédait, en tout cas, un bagage d'expérience qui n'est point ordinaire à cet âge. On peut même se demander quelles impressions analogues à celles qui forment généralement l'enfance avait pu recueillir, au milieu d'une cour dépravée et sans hypocrisie, la fille de Ptolémée Aulète, cet étonnant roi dilettante qui, aux désordres de la révolution et de l'invasion étrangère, ne savait opposer que les sons obstinés de sa flûte. Quoi qu'il en fût, issue d'une race cultivée à l'excès, toute nourrie elle-même d'art et de littérature, pénétrée de fortes études, il est certain que l'adolescente abordait la vie avec une rare précocité. A l'heure où d'autres, fraîchement écloses au gynécée, aiment encore la vertu ou rêvent de plaisirs frivoles, elle avait déjà le goût de séduire et de dominer. Libéré de tout préjugé, son esprit osait regarder les choses en face ; elle n'ignorait pas ce que valent les hommes et apportait, soit à se servir d'eux, soit à leur plaire, une aine intelligente, vive et renseignée.

Dès qu'au fond de la Thébaïde, où sur les conseils de l'agitateur Photin, le roi l'avait reléguée, elle apprit que Jules César était entré dans Alexandrie, par une de ces intuitions comme en ont parfois les êtres ultra sensibles, elle comprit qu'un bonheur inespéré lui arrivait. Mais, comment joindre le grand homme ? Par quels moyens obtenir de sa toute-puissance le secours qui, de captive, la ferait reine ? Le savant grec Apollodore qui avait été son professeur de rhétorique et lui demeurait fidèlement attaché, entama des négociations. César s'étant, dès le premier entretien, montré favorable à la jeune femme persécutée, plutôt qu'au Ptolémée et à son fourbe ministre, elle n'hésita pas. Si étroitement qu'elle fût surveillée, si peu sûres que fussent les routes, infestées pour lors de bandes pillardes et meurtrières, accompagnée seulement de deux esclaves, elle s'échappa et, par le Nil, remonta jusqu'à Canope où Apollodore l'attendait. Appuyée sur ce dévouement solide, elle avait la certitude d'atteindre son but. La traversée, cependant, n'avait pas été sans risques. Choisie parmi les plus modestes, à dessein, pour ne pas attirer l'attention, la méchante barque de pêcheur avait failli les engloutir. Aussi, quelle allégresse, quelle réjouissance de bien retrouvé, lorsque, sous ses petits pieds trépidants, la jeune Lagide sentit le sol de sa capitale, de la chère Alexandrie que, par droit de naissance, elle considérait comme son domaine.

Il s'agissait maintenant de gagner le palais, et cela n'était pas le plus aisé. Malgré l'occupation romaine, des soldats, des agents du roi égyptien avaient l'œil partout. Reconnue, Cléopâtre retombait au pouvoir de son frère.

Apollodore, heureusement, ne manquait ni d'astuce ni de robustesse. Avec les soins dus à un si précieux objet, il enveloppa la fugitive, en fit disparaître la forme dans un rouleau de couvertures et, comme un simple colis, la hissa sur ses épaules. En voyant cheminer le long des quais ce débardeur chargé, en apparence, comme beaucoup d'autres, qui aurait pu soupçonner le mystère de son fardeau ? Au Bruchium, on le connaissait. Lorsqu'il déclara qu'obéissant au vœu de César, il venait lui apporter des tapis, les gardes le laissèrent entrer.

Jules César n'était plus alors un jeune homme. Tout ce que la vie peut donner de gloire, d'autorité, de plaisirs, il l'avait obtenu d'elle, et son organisme nerveux en semblait, par moment, épuisé. Le front prématurément dégarni, le masque labouré de rides accusaient cette fatigue ; mais, à la moindre émotion, l'éclat fulgurant du regard était prompt à la démentir. On n'abordait pas le divin Jules sans subir aussitôt son ascendant, sans éprouver ce quelque chose d'auguste et de si charmeur à la fois que, pour l'expliquer, on faisait remonter ses ancêtres, par Énée, jusqu'à Vénus. S'il parlait, son geste affable, l'accent harmonieux de sa voix lui attiraient, au moins autant que ses propos, la sympathie de l'interlocuteur. Se taisait-il ? son silence était éloquent, car on songeait aux discours, aux mots mémorables qui, jaillis de sa bouche sinueuse, avaient eu le monde entier pour écho. Où qu'il fût, le prestige de ses exploits l'environnait. Non seulement on l'imaginait à la tète de ses légions, les entraînant d'une extrémité à l'autre de cette Gaule que la victoire avait faite sienne ; non seulement on le voyait par les défilés alpestres redescendre sur l'Italie, d'un bond décisif franchir le mince Rubicon et fondre sur Rome en révolte qui, aussitôt ce dompteur paru, se couchait soumise à ses pieds ; mais la légende s'était emparée de lui. On représentait comme des géants au regard fatal les Germains qu'il avait vaincus ; on racontait que la Bretagne, où, le premier, il avait osé s'aventurer, était dans la nuit trois mois durant, que des fantômes l'habitaient, et toutes ces chimères ajoutées aux victoires réelles les faisaient paraître plus merveilleuses encore.

En s'adressant à un tel homme, en venant lui demander aide et assistance, Cléopâtre comptait sans cloute sur son bon droit, mais elle n'avait pas la naïveté de croire que la meilleure chance qu'ont les femmes de se faire rendre justice soit toujours d'avoir raison. Aussitôt sortie du sac où, depuis une heure, ses charmes avaient été emprisonnés, elle eut des bonds de jeune animal qui recouvre sa liberté, puis, avec un empressement tout féminin, elle saisit le petit miroir d'argent bruni qu'une chaînette suspendait à sa ceinture. Que de dégâts elle constate ! Sa fine tunique de lin est complètement chiffonnée ; son chignon défait laisse rouler sur son cou les ondes brunes de sa chevelure ; d'antimoine autour de ses yeux, de fard à sa bouche, à ses joues, il ne reste plus un atome. Mais, toute simple ainsi, parée de sa seule jeunesse, en est-elle moins fraîche ? moins expressive ? moins troublante, la délicieuse plaignante qui, clans un instant, va se trouver devant son juge ? Elle s'inquiète cependant, elle se demande comment va l'accueillir l'homme accoutumé aux artifices des romaines, le potentat à qui, toutes, les plus vertueuses comme les plus corrompues, se sont efforcées de plaire. Car la réputation de César a passé les mers. On sait qu'autant que grand capitaine, écrivain, juriste, orateur, il est libertin. Outre les débauches communes à tous les jeunes gens, qu'il a largement pratiquées dans les milieux de galanterie, on sait que ses incartades ont porté le trouble dans de nombreux ménages, sans en excepter ceux de ses meilleurs amis ; et ce n'est pas en bonne part qu'on accole à son nom cette épithète : omnium mulierum vir, le mari de toutes les femmes.

Cléopâtre, cependant, avait tort de s'alarmer. Sur une âme avide de neuf, d'original, de singulier, sur des nerfs blasés comme étaient ceux de l'imperator, quelle vision pouvait se graver plus au vif que celle de sa royale adolescence ? Dès le premier moment, dès qu'il eut contemplé les grâces rythmées et pour ainsi dire musicales de son corps, son petit front qui rejoignait la racine du nez par une ligne presque droite, ses prunelles où nageait de l'or, ses narines fines comme des ailes, ses lèvres entr'ouvertes toutes gonflées de sensualité, sa chair surtout, cette chair lumineuse, couleur d'ambre, qui faisait songer à quelque beau fruit de soleil, un indicible frémissement le parcourut. Jamais, non jamais, l'Occident, Rome même, avec ses ardentes vierges, ses matrones savoureuses et expertes, n'avait rien offert d'aussi délectable à son désir. Et prêt à tout accorder, afin de tout obtenir, il s'informa :

— Que veux-tu ? Lequel de tes souhaits m'est-il possible de satisfaire ?

Par une flatterie charmante, la jeune femme répondit en latin, qu'elle parlait avec autant de facilité que le grec, l'égyptien, le syriaque et plusieurs autres dialectes. Elle exposa l'abus de pouvoir dont elle avait été victime, cette iniquité qui faisait d'elle une pauvre petite princesse errante et, avec un air de se confier qui la rendait irrésistible, avoua qu'elle comptait sur la toute-puissance de César pour lui restituer sa couronne.

Sa voix était douce, insinuante ; les choses qu'elle disait, ses revendications contre son usurpateur de frère devenaient, aussitôt qu'elle les avait exprimées, des vérités incontestables. Comment, du moins, ne seraient-elles pas apparues ainsi au juge galant sur qui, comme des rayons d'astres, posaient ses admirables yeux noirs ?

Il conçut aussitôt la tendre envie de l'exaucer. Mais des difficultés se présentaient. Ayant abordé l'Égypte en ami, il n'y disposait que de peu de troupes. Celles de Ptolémée, au contraire, étaient nombreuses et résolues à défendre leur roi. La sagesse ordonnait de ne rien brusquer. Cela n'était point l'affaire de celle dont la hâte à saisir le pouvoir avait l'impétuosité des eaux printanières. Déployant une verve, un esprit de polémique inattendu chez un si jeune être, Cléopâtre entreprit de communiquer son ardeur à César. S'il ne pouvait tout de suite entrer pour elle en campagne, que le plus rapidement possible, il convoquât ses légions et, en attendant leur arrivée, qu'il la proclamât seule et unique souveraine.

Pendant qu'elle parlait, le regard de l'imperator ne la quittait pas ; il suivait chacun de ses mouvements qui étaient comme des ondulations et la courbe exquise de ses lèvres. Quelle adorable maîtresse elle sera ! se disait-il en respirant le parfum de sa chevelure.

Et, le devinant conquis, prêt à tous les acquiescements, Cléopâtre sentait pénétrer en elle cette délicieuse certitude : Avant peu, je serai reine.

En apprenant que la sœur dont il se croyait débarrassé était revenue à Alexandrie, que César avait juré de la rétablir sur le trône, Ptolémée XIV eut une de ces colères démentes auxquelles était sujet ce rejeton d'une race dégénérée. La traîtresse ! s'écria-t-il en piétinant un vase murrhin de la plus grande beauté ; elle s'est jouée de moi ! L'arbitrage qu'elle a eu l'impudence d'évoquer n'est qu'une abominable félonie ! Et plaçant Achillas à la tête de ses troupes, il fit massacrer la garde romaine.

Ce fut le début d'une guerre qui allait durer deux années. Ayant derrière lui toutes les forces de la République il était évident que César devait l'emporter ; mais les débuts, faits de rixes et d'émeutes à la répression desquelles ses soldats n'étaient point accoutumés, furent difficiles. Plutôt que de s'exposer davantage à des combats de rue où il n'avait pas toujours l'avantage, le défenseur de .Cléopâtre jugea prudent de s'enfermer avec sa garnison entre les murs du Bruchium qui pouvait, à la rigueur, servir de citadelle et, en attendant les légions promises, d'y soutenir un siège.

Être captive avec l'homme qu'elle s'était promis d'ensorceler jusqu'à ce qu'il n'eût plus d'autres intérêts que les siens, quelles conditions plus favorables aurait pu rêver la jeune femme ? Commencé sous l'œil d'Alexandre et agrandi successivement par chacun de ses successeurs qui, — comme les Pharaons, mais avec un goût plus -affiné, — avaient la passion de bâtir, le Bruchium n'était pas seulement un palais. Sur la hauteur, à l'endroit où les collines qui ont longé le littoral s'abaissent vers la mer, ses multiples constructions formaient une sorte de ville à part, un immense enclos royal d'une variété, d'un luxe inouï, où des spécimens de la massive architecture égyptienne se mêlaient aux gracieux entablements de l'art grec. La partie qu'habitait Cléopâtre avait été aménagée spécialement par Ptolémée Aulète, désireux à assurer à sa fille de prédilection un décor digne d'elle. Amateur de tout ce qui était rare et beau, ce musicien, non moins sensible à la pureté des lignes qu'à celle des sons, s'était plu à l'enrichir de ce que la main des hommes avait créé de plus parfait. On n'y pouvait faire un pas sans rencontrer des -œuvres précieuses de Myron, de Praxitèle, de Phidias, des candélabres finement ciselés, des sièges d'un galbe élégant, des coffrets d'ivoire lourds d'incrustations, des trépieds d'orfèvrerie où se consumaient de rares parfums, et partout, à profusion, des tapis aux dessins enchevêtrés comme des songes. Il n'y avait pas une pièce de la somptueuse demeure qui ne réservât aux yeux une joie de couleur et de forme, où l'on ne sentit, toutes choses Combinées pour l'agrément noble de la vie.

Mais la véritable merveille, Celle qui dépassait tout, et qu'on n'aurait pu rencontrer sous un autre ciel que celui de l'Égypte, c'étaient les jardins. Ouverts aux brises marines, on y respirait délicieusement. Les terrasses succédaient aux terrasses, rejointes entre elles par de larges escaliers de marbre, et coupées de fontaines où coulait une eau de cristal. Sous l'influence de ces eaux, amenées du Nil par un aqueduc, la végétation atteignait des dimensions prodigieuses, aussi bien les verdures transportées, à grands frais de régions plus tempérées, que les figuiers et les palmes qui vivent dans l'incandescence. Les fleurs, partout, foisonnaient ; les rosiers, particulièrement, venus de Perse en telle profusion que les parterres même d'Ecbatane auraient semblé pauvres à côté de ceux qui embaumaient sous les fenêtres de la reine.

Comment le fils de Vénus, que les nécessités politiques avaient si souvent entraîné dans le froid des contrées barbares, n'aurait-il pas ressenti jusqu'à l'enivrement la nouveauté d'un tel séjour ? Tout semblait y avoir été mis en œuvre pour concourir à quelque exceptionnelle félicité, et plus que tout, la créature de grâce et de jeunesse qui en était la fleur suprême. Il l'aima dès le premier soir, d'une de ces passions ardentes ; absolues, qui sont comme les embrasements du ciel quand l'été touche à sa fin et que les arbres, en quelques jours, deviennent plus éclatants, plus riches qu'ils n'ont été de toute la saison.

Elle, se laissa aimer. Le dépouillement, l'exil, la peur des pires traitements l'avaient préparée à bien des complaisances. Sans interroger la nature du sentiment qui la jetait dans les bras de César, sans même apercevoir la part de calcul qui s'y mêlait, elle était tout à la joie de sa réussite. Et que de fois, à la réflexion, elle dut se féliciter, n'ayant cherché en lui qu'un protecteur, d'avoir, par surcroît, rencontré le plus épris, le plus délicat des amants ! En sécurité sur le vaisseau de haut bord où il l'avait hissée à ses côtés, elle s'abandonnait à sa puissante sauvegarde, s'y livrait comme à une force dont on ne distingue pas de quels éléments elle est composée. S'il n'agitait pas les sources secrètes de son être, l'amour du grand homme la comblait de tant d'orgueil, éveillait en elle de si magnifiques espérances que son cœur en oubliait le manque de réciprocité. Rêveuse de bel avenir, elle jouissait de se sentir emportée vers des destinées inconnues, mais qui, avec un pilote tel que César, ne pouvaient manquer d'être glorieuses.

Quoique troublés par le bruit des catapultes et par la chute des engins dont les assaillants criblaient l'enceinte du Bruchium, les jours que les amants y vécurent prisonniers, furent exquis. Ne voyant qu'eux-mêmes, ayant pour principal souci, pour occupation continuelle de se plaire l'un à l'autre, de se prodiguer des caresses, ils réalisaient pleinement le rêve de solitude à deux que tant de couples libres poursuivent en vain.

Les renforts cependant que César avaient appelés, commençaient à répondre. Ciliciens, Rhodiens dirigeaient sur Alexandrie des navires chargés d'approvisionnements que la passe, restée au pouvoir des captifs, laissait parvenir jusqu'à eux ; des fantassins bien exercés étaient fournis par la Gaule ; Rome envoyait l'armement, et, sous le commandement de Calvinus, la cavalerie enfin compléta les effectifs. Le siège qui avait duré plus de six lunes fut alors levé, et la  guerre se transporta en rase campagne. L'armée commandée par Achillas n'était pas aussi négligeable qu'on aurait pu le supposer. Plusieurs fois, d'habiles manœuvres réussirent à mettre César en mauvaise posture. Ce qui devait arriver néanmoins, — car il avait avec lui le nombre et la valeur romaines, — se produisit le jour où, dans les plaines du Delta, il put déployer ses cohortes. Une bataille décisive fut livrée et, battues, culbutées, précipitées dans le Nil, les bandes Ptoléméennes s'anéantirent. Le roi lui-même, au moment où, sur un barrage improvisé, il cherchait à franchir le fleuve, y trouva la mort. Plus pitoyable que le destin, César fit grâce de la vie à Achillas qu'on lui amenait chargé de chaînes. Il se contenta den exiger une reddition en règle, et reprit, au galop, la route d'Alexandrie.

Au septième étage de la tour, Cléopâtre attendait. Dès qu'au milieu d'un nuage poussiéreux, elle aperçut l'étincellement des aigles, son cœur redoubla de vitesse. N'en pouvant contenir l'heureuse impatience, elle commanda sa litière :

— Et courez ! ordonna-t-elle aux porteurs, douze éthiopiens dont les jambes de bronze rayèrent aussitôt la route.

A l'épervier d'or qui planait sur son toit, aux rideaux de pourpre dont elle était enveloppée, la litière royale se reconnaissait de loin. Aussitôt que son approche fut signalée, César descendit de cheval, et, avec un tendre respect qui était la manière de sa galanterie, il salua sa bien-aimée. Il ne l'avait pas vue depuis plusieurs jours et brûlait de lui exprimer son amour.

— L'Égypte est à toi, lui dit-il ; je ne l'ai conquise que pour la mettre à tes pieds. La voici. Et, en même temps, il lui offrit les clés de la capitale qu'en faisant sa soumission, Achillas avait du abandonner.

Connaissant désormais le poids de la volonté romaine, les rebelles jugèrent la folie où Photin les avait entraînés. Autant ils s'étaient monté la tête, autant ils l'avaient basse aujourd'hui. lis s'attendaient à des représailles, il n'y eut que-des amnisties. Qui aurait discuté la reine qu'un vainqueur si généreux imposait ? Elle fut, à sa première apparition en public, acclamée comme si sa présence comblait le vœu de tous les cœurs.

Grâce donc à cette guerre qui avait été faite pour elle, pour l'amour d'elle, Cléopâtre retrouvait la couronne de ses ancêtres. Afin, toutefois, d'achever la conquête de l'opinion, elle se soumit, pour la seconde fois, au vieil usage dynastique qui voulait que les enfants d'un même père partageassent la souveraineté, et accepta pour époux son frère cadet Ptolémée XV.

Toutes choses étant ainsi réglées pour le mieux, César n'avait qu'à quitter l'Égypte, qu'à regagner Borne où son parti le réclamait. Mais César ne s'appartient plus. Possédé entièrement par la passion qui, jusqu'à la fin de sa vie va inspirer tous ses actes, primer devoirs, ambitions, intérêts même et contribuer à sa perte, il ajourne son départ. Fermant l'oreille aux avertissements que chaque courrier lui apporte, il n'écoute que la chère enjôleuse qui, à tous les charmants sortilèges dont elle s'est servie déjà pour le retenir, ajoute -la proposition d'un voyage.

A cette époque, comme aujourd'hui, la navigation le long des rives du Nil où s'échelonnaient, où s'échelonnent encore les vestiges de l'antiquité pharaonique, était un plaisir fort goûté. Beaucoup de riches patriciens, de princes orientaux, d'artistes venus d'Asie Mineure, de Grèce, après avoir épuisé les délices d'Alexandrie, s'embarquaient sur un de ces bateaux de plaisance que l'on appelait cange ou thalamège et, pendant des semaines, sous un ciel toujours limpide, coulaient des jours d'une suavité reposante.

La cange sur laquelle Cléopâtre invitait César, : était un véritable palais flottant. Les appartements luxueux du Bruchium y étaient reproduits en miniature et de nombreuses thalamèges à sa suite permettaient d'emmener tout un personnel, non seulement de serviteurs, mais de danseurs, de musiciens, de poètes destinés à charmer les loisirs.

C'était au début de l'hiver, de la saison qui, ailleurs, plonge les" humains dans un frimas désolé, où les Prairies sont en deuil, où les pauvres arbres frileux agitent des bras en détresse. Rien de pareil sur la route indolente et bleue que suivent nos voyageurs. Emportés par l'effort régulier de cinquante nubiens pesant sur des avirons d'ébène, ils vont, ivres de liberté, de plaisir et d'espace, vers une sorte de Terre Promise qui, à chaque étape, leur apporte un plus large tribut de soleil.

Subitement, après la magie verdoyante .des premiers jours, la végétation se fit rare. La cange filait entre des rives dénudées. L'étendue, sableuse jusqu'à l'horizon, n'était plus qu'une suite de petits monticules arides, sortes de volutes d'argent qui se perdaient dans la brume. A peine, çà et là, rencontrait-on quelques touffes d'aloès brandissant leurs glaives acérés, ou les panaches des dattiers qui, dans la sécheresse de l'air, semblaient des torches géantes sur le point de s'enflammer. A mesure qu'on approchait de Memphis, les constructions devinrent plus nombreuses : temples aux colonnes trapues, palais éclatants de blancheur, pylônes puissants comme des montagnes, venaient se mirer dans le fleuve. En face des pyramides, les voyageurs s'arrêtèrent. L'extravagant labeur qui avait édifié ces tombeaux confondait la raison de César. Lui qui, en disciple de Platon, attachait peu d'importance au corps, et croyait, pour atteindre l'immortalité, n'avoir à compter que sur la beauté qui rayonne de l'intelligence, de l'amour et des hautes actions de l'âme, se demandait quelles pensées, devant la mort, avaient hanté le cerveau d'un Kéops, d'un Képhrem ? L'avaient-ils considérée comme la vie véritable et celle-ci comme un passage ? Lui avaient-ils élevé des temples ? ou, indignés de ses destructions, était-ce par défi que leur orgueil avait dressé contre elle ces formidables triangles ?

Parmi tant de figures étranges dont sont peuplées les plaines de Memphis, le grand sphinx de Giseh attirait dès lors la curiosité. Cléopâtre l'avait entrevu, de loin, pendant sa fuite aventureuse, et trouva plaisant d'y mesurer, devant César, sa grâce et sa petitesse. A l'heure où ils s'en approchèrent, le soleil achevait sa course derrière les collines libyques. Sur son lit de sable, le monstre semblait émerger d'on ne sait quelle plage infinie, de quel océan figé. Tandis que tourné vers l'est, son visage énigmatique était déjà recouvert par l'ombre, il recueillait sur son échine fauve les derniers rayons de clarté qui la faisaient comme vivante. Se souvenant alors de cet autre sphinx, qu'inquiet de sa destinée, œdipe avait un jour interrogé, le dictateur devant qui l'avenir était trouble aussi, eut-il l'idée de poser à celui-ci quelque question ? En obtint-il une réponse ? Mystère ! Mais, frémissant ainsi qu'il l'était au contact de la jeune chair à son côté, regardant la lune vermeille, respirant l'âme troublante de la nuit, si quelque sage conseil lui fut soufflé, il n'était guère en état de l'entendre. L'amour en lui parlait trop fortement.

Au trentième jour de leur navigation, les amants arrivèrent devant Philae. Cette perle enchâssée dans le double azur de l'atmosphère et de l'eau, si purs tous les deux, si transparents, que l'on se demande lequel est le miroir de l'autre, avait inspiré de tous temps les poètes. Ceux qui, une fois, avaient abordé son seuil rose comme un coquillage, ne se lassaient plus d'en célébrer la douceur paradisiaque. S'arrêter là, y planter sa tente, oublier, dans le culte de la beauté, tout ce qui ailleurs l'offense ou la ternit, devenait aussitôt le rêve des imaginations d'artistes ; mais peu le réalisaient. Depuis la plus haute antiquité, le territoire restreint de l'île appartenait aux prêtres d'Isis qui n'y faisaient pas volontiers place aux profanes. Gardiens du temple que la piété des fidèles avait fait le plus opulent de l'Égypte, ces serviteurs de la bonne déesse ne voulaient être troublés dans aucun de leurs privilèges ; ils entendaient surtout ne partager qu'entre eux une prébende qui n'avait pas sa pareille.

Ainsi qu'il arrive dans la plupart des sanctuaires où la préoccupation du divin ne fait pas dédaigner les biens de ce monde, l'arrivée des souverains fut accueillie comme une aubaine. Des barques chargées de musiciens descendirent plusieurs stades à leur rencontre et, sur la rive, un cortège de prêtres les attendaient avec des chants. Il fallut se rendre au temple, écouter des discours, recevoir des députations, des offrandes. En signe d'actions de grâces, des chèvres furent immolées, le sang des colombes coula.

Après cette réception d'un caractère officiel qu'il n'avait pas été possible d'éviter, Cléopâtre exprima le souhait qu'elle et César fussent laissés seuls, libres de toute solennité, ainsi que cela était pour le moment leur fantaisie. Durant les heures chaudes, ils demeuraient à l'intérieur des portiques où des jets d'eau entretenaient un peu de fraîcheur, soit à deviser en regardant s'épanouir les calices bleus, blancs, roses du lotus, soit engourdis dans une douce quiétude où soucis, projets, ambitions, tout semblait oublié. La jeune reine cependant ne perdait pas de vue le but secret de ce voyage qui était, par d'inoubliables impressions, de s'attacher le grand protecteur, et de lui rendre l'Égypte chère. Le soir, quand ensemble ils respiraient au bord des allées les violettes tropicales qui exhalent une odeur de miel, ou que s'enfonçant sous des fourrés dont les branches recourbées sur leurs têtes laissaient tomber une poudre d'or, elle répondait sur un ton d'enfantine crainte aux compliments qu'il lui adressait : Oui, sans doute, mon pays est le plus beau du monde, mais si difficile à gouverner ! Et lui, ému de la sentir à son bras toute frêle, s'empressait de promettre le constant, le puissant secours de sa patrie.

Cette trêve à la vie publique ne se pouvant prolonger,- les amants voulurent du moins en perpétuer l'heureux souvenir. Le, plan d'un temple fut dessiné, et avant de quitter l'île, dans un enclos de lauriers-roses où se jouaient des oiseaux brillants comme des étincelles, ils en posèrent la première pierre. Vingt siècles se sont écoulés, et les pèlerins qui toujours se succèdent au paradis de Philae admirent encore, fine et légère en son pur style corinthien, une élégante colonnade de marbre. Le nom d'aucune divinité ne s'inscrit à son fronton, mais chacun devine à laquelle ce voluptueux bijou est dédié.

Une délégation attendait César à Alexandrie. Lorsque Rome avait appris que le vainqueur de Pharsale, le héros sur qui s'étaient ralliées de si nombreuses espérances s'attardait auprès d'une nouvelle Circé, la consternation avait été générale. S'imaginait-il donc être à l'abri des revirements de la fortune ? Ce que sa chance et son génie avaient fait, sa négligence le pouvait défaire. Qu'adviendrait-il si les partisans de Pompée, sachant leur ennemi engagé dans une aventure galante, mobilisaient de nouvelles troupes ? Déjà les plus audacieux relevaient la tête, et la menace était partout.

Si doux oreiller que soit une poitrine de femme, un homme de la trempe de César se réveille quand des amis lui font entendre : Ton honneur est en péril. Oui, à la voix de ceux qui étaient venus le chercher, l'amoureux eut un sursaut. Il comprit que tous les grands gestes dont il avait été l'exécuteur seraient néant, s'il ne répondait pas à l'appel qu'on lui adressait aujourd'hui. La nécessité du départ s'imposa. Il partirait ; mais que le temps lui fût accordé de préparer à la séparation celle qui, elle aussi, avait mis en lui sa confiance.

Avec toutes les précautions d'une tendresse qui s'alarme, il avertit Cléopâtre.

— Quoi ! gémit-elle ; tu veux dénouer les bras que j'avais enlacés à ton cou ? Et d'une étreinte chaleureuse, elle cherche à le retenir.

Fort contre tout l'univers, César se sent faible contre ce qu'il aime. Il est sur le point de céder. A sa mémoire, heureusement, se rappelle la maxime qui a été la règle de sa vie : Partout, toujours le premier. Et son courage se raidit. Il n'est d'ailleurs pas de ces voluptueux invétérés chez qui l'instinct parle seul. Sa nature transcendante réclame l'action ; les émois de la .vie publique lui sont devenus un besoin. Je me suis accoutumé, se dit-il, à considérer les hommes comme un vil troupeau ; vais-je, par une lâche inertie, m'égaler à ceux-là que je méprise ?

La reine, cependant, se désolait à la pensée de le perdre. Lorsqu'il serait loin, que deviendrait-elle ? Qui la protégerait ? la défendrait ? l'aiderait à mater un peuple turbulent et fourbe ?

Elle allait être mère. Comptant sur le lien nouveau qui entre elle et son amant était en train de se former, elle obtint qu'il ne la quitterait pas avant la naissance de l'enfant.

En réalité, César n'était pas indifférent à cette naissance. Les pensées qu'il exprimait à ce sujet étaient même de nature à susciter les plus grandes -espérances dans l'esprit de Cléopâtre. C'était tantôt le regret qu'aucune des trois épouses qu'il avait eues ne lui eût donné de fils, plus cuisant encore celui d'avoir perdu sa fille Julie, et tantôt le souci de' son héritage. A qui iraient ses richesses ? les terres immenses qu'il possédait en Ombrie ? Qui perpétuerait la race divine des Jules ? Assurément, sa sœur Atia avait un fils : Octave ; mais ce neveu était de santé délicate, et le caractère incertain, timide, dont il témoignait, ne faisait nullement présager une destinée brillante. Qui sait si le petit bâtard que lui préparait Cléopâtre ne serait pas mieux doué pour la gloire ?

Celui-ci vint au monde, la veille précisément du jour où, las d'attendre, les amis de César avaient obtenu qu'il lèverait enfin l'ancre. C'était un fils. Chance prodigieuse, sur les traits à peine formés du petit être, la ressemblance indéniable du père éclatait. Attendri, comme le sont aisément les cœurs qui commencent à vieillir, l'imperator décida que l'enfant s'appellerait Césarion et promit de l'adopter. Ce ne fut pas tout. A l'heure émue des adieux, dans un entretien plein de regrets, d'effusions, Cléopâtre exprima le souhait qui occupait toute son âme : Être ta femme, ô César ! Oui, sous son petit front réaccoutumé à la couronne, les ambitions s'étaient peu à peu élargies. Il ne lui suffisait plus de régner sur le domaine de ses aïeux, — diminué d'ailleurs, réduit à n'être plus guère qu'une puissance commerciale, — ce qu'elle rêvait, c'était d'unir son sort à celui du maître de Rome.

Cette perspective, au premier moment, effara quelque peu César. Sur l'Aventin, où s'élevait son palais, Calpurnia, l'épouse légitime, n'attendait-elle pas son retour ? Cléopâtre elle-même n'était-elle pas mariée, captive d'un usage dynastique ? Mais que Sont de tels obstacles devant la jeune héroïne qui a mesuré le monde et ne Fa pas trouvé trop vaste pour ses desseins ? Elle fait valoir tout ce qu'à eux deux, forts du pacte qui mettrait en commun les richesses illimitées de rune et le génie guerrier de l'autre, ils pourraient réaliser. Le projet était grandiose et avait de quoi séduire César. Il en vit aussitôt les avantages si parfaitement d'accord avec son amour. Mais Rome le lui laisserait-elle exécuter ? Une loi, une de celles dont le Sénat restait encore strict gardien, interdisait aux patriciens d'épouser des étrangères. N'es-tu pas au-dessus des lois ? insinua la chère voix tentatrice. Quel homme résiste à s'entendre placer sur le rang des dieux ?

C'était l'instant du départ. Bouleversé, César eut une dernière étreinte. Il ne prit point d'engagement formel, mais, à son, adieu d'amant, Cléopâtre sentit que s'ajoutait une solennité de fiançailles.

Dans la solitude, son imagination s'exalta ; de glorieuses fantasmagories l'occupèrent. Il lui semblait voir une Borne humiliée, soumise aux volontés d'Alexandrie ; des vassaux, à ses pieds, venant déposer leurs armes et les clés de leurs capitales. D'innombrables peuples défilaient et, parmi des acclamations, elle croyait entendre son nom mêlé à celui de César. Avec de tels mirages, le désert des séparations se transforme ; il cesse de n'être qu'une désolante plaine aride ; les étapes se rapprochent, et le but envisagé paraît plus réel que la morne réalité.

Aussitôt échappé au sortilège dont l'enveloppaient les grands yeux veloutés de l'Égyptienne, César se retrouva lui-même : pénétrant, lucide, prompt aux habiles décisions. Son œil embrassa l'ensemble des choses. Elles étaient loin de ce que sa valeur les avait faites au lendemain de Pharsale. Ne le sentant plus redoutable, l'armée pompéienne avait eu le temps de se réorganiser. Elle menaçait de toutes parts. C'est en Orient que le danger sembla le plus imminent. Avant donc de regagner l'Italie, l'imperator fit voile vers l'Asie Mineure et commença par se débarrasser de la flotte ennemie qui encombrait l'embouchure du Cydnus ; puis, avec un corps de vétérans éprouvés à qui l'on pouvait demander des prodiges, il bat Caïus Cassius à Éphèse, Pharnace à Zéla, se retourne vers l'Afrique et y gagne la bataille de Thapsus ; puis, après s'être-fait, en échange des royaumes qu'il leur concède, verser les grosses sommes dont il a besoin par les dynastes terrifiés, il rentre à nome, riche d'un butin qui va calmer les mécontents.

Le triomphe attendait César, un triomphe tel que jamais la Voie Sacrée n'en avait porté de pareil. En le voyant ceint de lauriers, suivi d'un cortège de rois qui étaient ses captifs, et plus grand qu'eux tous, de l'illustre Vercingétorix en qui se personnifiait la résistance des Gaules, le peuple oublia ses griefs. La longue absence fut pardonnée. Autour du char où s'inscrivait en lettres d'or le fameux veni, vidi, vici, ce fut un enthousiasme d'enfants qui retrouvent leur père. Les hautes classes avant montré plus de réserve, c'est sur le peuple que le dictateur va s'appuyer ; c'est à en améliorer le sort que travailleront ses premières réformes. Mais il tonnait trop cette masse mouvante et les prompts revirements auxquels sa versatilité l'expose, pour se borner aux actes sages et méritoires. Amuser la plèbe a toujours été le moyen le plus sûr de l'avoir avec soi. En conséquence, le triomphateur ordonne fêtes et festins. Dans tous les quartiers de la ville, le blé roule, l'huile et le vin sont mis à la portée des bouches. Des représentations s'organisent ; le cirque s'emplit d'une foule à qui le sang des bêtes et des gladiateurs est prodigué. Pendant les quarante jours que dura l'orgie, il n'y eut qu'une opinion. César était l'Illustre, l'Invincible, le Père aimé de la patrie. Tous les titres, tous les honneurs viennent à lui. Il est consul, dictateur pour dix années, reçoit les insignes de grand pontife ; son siège curule s'élève au-dessus des autres sièges, et sur la statue qu'on lui dresse dans le temple de Jupiter, le mot Deus s'inscrit.

A Alexandrie, les choses n'allaient pas aussi bien. En dépit des légions que, pour maintenir l'ordre, César y avait laissées sous le commandement de Calvinus, des mouvements séditieux s'étaient formés. Plus ou moins ouvertement, on accusait la reine d'avoir attiré l'étranger, de s'être donné pour maître un Romain, et de compromettre l'honneur de la dynastie en l'avouant pour père de son enfant. Prétendrait-elle imposer aux Égyptiens un futur roi qui ne serait pas de leur race ? Les accusations comptent peu pour qui se sent de force à passer outre. Mais Cléopâtre n'était pas encore l'intrépide qui, plus tard, osera braver l'opinion et conduire elle-même des armées à la bataille. Ses vingt ans sont fragiles et tremblent d'avoir senti passer sur eux le souffle des révolutions. Privée du protecteur qui lui a rendu son trône et l'y faisait respecter, elle se sent vacillante. Pourra-t-elle toujours tenir contre les embûches ? les récriminations, les émeutes ? Jusqu'ici, le prestige de César, même absent, a suffi à la défendre. Si les agitateurs cependant pouvaient la croire abandonnée, réduite à ses seules forces, de quelle tentative ne seraient-ils pas capables ? Or, de mauvais bruits se sont répandus. Ne raconte-t-on pas que pendant l'expédition africaine, l'imperator s est distrait avec la reine Eunoé. Se pouvait-il ? si vite ! A peine sorti du lit où il lui jurait une fidélité sans fin ! Ah ! qu'une femme se sent désarmée, quand la distance rend vain le cercle dénoué de ses bras !

Mais cette distance, elle n'est pas infranchissable. Si réellement, comme il l'écrit, César l'aime toujours et souffre d'être retenu loin d'elle, pourquoi n'irait-elle pas le rejoindre ? Au désir de resserrer, pour . peu qu'il se fût relâché, le lien qui les unit, se mêle la curiosité de Rome. Rome, c'est l'ennemie héréditaire, la rivale dont il faut toujours se méfier. Vue de près, une rivale fait moins peur. On apprend les moyens de la combattre. Et Cléopâtre propose sa visite.

Après une année d'éloignement, il était exact, ainsi que le protestaient ses lettres, que les sentiments de César n'avaient pas changé. S'il s'était montré galant avec la reine de Numidie, c'était l'erreur d'un instant, ou plutôt, le besoin, par une distraction, d'échapper au souvenir qui tenait en lui trop de place. Un homme, chargé comme il l'était de soucis graves, a-t-il le droit de se laisser absorber par des images amoureuses ? Et dans le fait, il revoyait, parfois même avec une intensité dont son esprit n'était pas maitre, les scènes lascives du Bruchium, ou les heures qu'avait bercées l'eau nonchalante du Nil. Il n'accepta pas, cependant, tout de suite, la proposition du voyage. Faire venir la reine d'Égypte à Rome était une grosse affaire. Il n'en voulait courir l'aventure qu'après que toutes les. difficultés auraient été aplanies. La première et la plus-malaisée à vaincre était cette sorte d'antipathie qu'éprouvait la population romaine pour tout ce qui portait une couronne. On eût dit, tant ce sentiment était enraciné en elle, que la seule approche d'un souverain la menaçât de monarchie. Or, plus que tout autre, Cléopâtre était suspecte. On la savait ambitieuse et personne n'ignorait de quelle séduction elle avait enveloppé César. Le mécontentement qu'on avait éprouvé un moment contre lui s'était reporté sur elle. Afin de disculper l'un, on accusait l'autre, on la chargeait des responsabilités. Ne fallait-il pas qu'une femme disposât de ressources bien étranges pour avoir retenu l'imperator si longtemps loin de sa patrie ? Loin des siens qui le réclamaient ?

Jusqu'à quel degré était-il prudent d'amener sa maîtresse au milieu d'une opinion si jalouse ? César se le demandait. Il n'osait l'exposer à un accueil hostile et moins encore, abandonner, pour l'aller voir, des ennemis qu'il sentait prêts à user contre lui de la moindre absence. Et les jours passaient. Et Cléopâtre se lamentait.

Ce fut d'elle, à la fin, que vint l'idée qui allait les tirer d'embarras. Sous prétexte que les conditions de son alliance avec Borne n'avaient jamais été réglées, elle offrit de venir elle-même débattre plusieurs clauses litigieuses. Pour obtenir le titre de socius republicæ, point n'était nécessaire que la reine se dérangeât ; des ambassadeurs, de part et d'autre, auraient suffi ; mais le Sénat fut flatté qu'elle préférât traiter directement avec lui, et répondit par une invitation. Le tour était joué. Il n'y avait plus qu'à se mettre en route. La destinée de Cléopâtre n'était-elle pas d'amener les hommes à subir sa volonté ?

Le soleil de juin resplendissait. Avec son Forum. remuant, ses fenêtres encombrées, la foule en haie le long des rues principales, Rome semblait en fête. La défiance cependant, plutôt que la sympathie, présidait à cette agitation. Tant d'histoires étranges circulaient sur la voyageuse attendue ! Pour les uns, elle était une sorte de courtisane toute ruisselante de perles et d'or ; pour d'autres, une sorcière dont les maléfices faisaient perdre la raison à ceux qui s'approchaient d'elle. Pour le plus grand nombre, Cléopâtre était simplement l'étrangère, la femme d'Orient, c'est-à-dire ce que le peuple romain méprisait le plus au monde. Quand commença le défilé d'esclaves noirs portant des anneaux aux oreilles, d'eunuques vêtus de longues robes comme des femmes, de ministres avec leurs épaisses perruques, de soldats à demi-nus, dont les têtes, coiffées d'antennes, ressemblaient à de gros insectes, il n'y eut que des éclats de rire. Vinrent les sarcasmes à l'apparition des astronomes dont les bonnets à pointes menaçaient le ciel, des prêtres affublés-de peaux de panthères ; ils redoublèrent à la vue des étendards où étaient peintes les images sacrées. Quoi ! des chacals ! des éperviers ! des vaches ! cela des dieux ? Et le bon sens latin s'insurgeait contre une religion abaissée à de tels. emblèmes.

Mais voici qu'au milieu d'un éclat de lances, de boucliers, la litière royale s'avance. Un silence se fait ; et tous les yeux sont fixés sur le groupe que forme Cléopâtre avec son enfant dans les bras. Cet enfant dont Alexandrie lui faisait un grief, c'est sur son gentil sourire, sur sa prodigieuse ressemblance avec César qu'elle avait compté pour le bon accueil des Romains. Le calcul n'était pas mauvais. César était. à cette époque, l'idole de Rome. Tous ses actes étaient approuvés et si, tout bas, il arrivait qu'on raillât, qu'on échangeât quelques critiques, personne n'aurait osé se déclarer ouvertement contre ceux qu'il avait invités. Toute belle cependant qu'elle était, la reine d'Égypte ne pouvait plaire à une population entichée d'elle-même, et qui se considérait comme étant d'une race supérieure aux autres. Avec sa peau dorée, ses yeux allongés à l'antimoine, qui rejoignaient presque les tempes, sa bouche peinte violemment, l'étrangeté de sa coiffure où s'enroulait un serpent d'or, sa tunique transparente laissant les seins à découvert, la personne de Cléopâtre choquait, faisait scandale. Mais, puisqu'être aimable était la consigne, on ne vit, on affecta de ne regarder que le petit Césarion de qui le teint clair, le regard vif et profond affirmaient la divine origine.

Afin de bien marquer, d'ailleurs, le cas qui devait être fait de ce couple à lui, César l'installa dans le palais qu'il venait de se faire construire sur la rive gauche du Tibre et y ajouta la jouissance des magnifiques jardins étendus sur le flanc du mont Janicule, ces jardins attribués par son testament au peuple et dont le don généreux devait, au lendemain de sa mort, agenouiller le peuple en pleurs devant sa toge ensanglantée.

De se voir enfin l'hôte de Rome, Cléopâtre éprouvait le grand plaisir apaisé qui succède aux luttes dans lesquelles on a vaincu. En dépit des obstacles, elle avait conduit à, bien la première partie de son entreprise. Il s'agissait maintenant de pourvoir au plus difficile, d'amener son amant à la fin tant désirée du mariage qui la ferait deux fois souveraine. Pour une femme douée comme elle l'était, et habile à mettre en œuvre toutes ses séductions, on n'aurait pu rêver une scène mieux appropriée que celle où le sort l'amenait. Rome, au moment de son arrivée, n'était plus la cité austère où, entre ses Lares et sa famille, chaque citoyen se vouait au culte des vieilles institutions. Ces institutions qui avaient fait la force, la grandeur de la République, mais aussi sa barbarie, commençaient à se perdre. La religion déclinait. Officiellement pratiquée, elle rencontrait, dans les classes élevées, notamment, un grand nombre d'incrédules. Si le peuple gardait encore l'effroi des dieux, il ne se faisait faute ni d'en transgresser les lois, ni de dépouiller à l'occasion les sanctuaires, tel ce soldat cynique qui se vantait d'avoir, en Arménie, dérobé la statue de Diane Anaïtide et, sur cette rapine, d'avoir édifié sa fortune. L'indissolubilité du mariage n'existait plus. Tous les jours on voyait des sénateurs, des consuls, sans même un prétexte honnête, répudier leurs épouses. Cicéron lui-même, le meilleur, le plus doux des hommes, après trente ans de mariage, ne venait-il pas de dire à Terentia la parole cruelle du divorce : Va dehors, et reprends ce qui est à toi, pour mettre à sa place une toute jeune fille ? Le désordre des mœurs partout répandu confondait, dans le plaisir, les rangs de la société. Scandale sans précédent : à un des derniers jeux du cirque, on avait vu des chevaliers descendre dans l'arène et y mesurer leurs lances à celles des gladiateurs. Les fortunes excessives qui s'étaient faites de la guerre, insultaient aux habitudes simples d'autrefois. L'or, partout, imposait sa royauté. Des temples, où il était primitivement employé à la décoration, à la pompe, son usage était passé dans les maisons particulières : ameublements, voûtes, murailles, tout brillait, tout était doré. Pour protester contre le luxe de ses contemporains, Caton avait beau se promener pieds nus et avec une tunique déchirée, son exemple restait 'sans effet. On riait de lui et le train des équipages continuait à rouler. Débarrassées de la loi oppia, les femmes -ne connaissaient plus de bornes au luxe des toilettes. Autour des bras, mêlées à leurs cheveux, jusque sur leurs chaussures, on pouvait admirer les délicatesses de la bijouterie étrusque, et L'était, à leur cou, un ruissellement de pierreries qu'à grands frais les navigateurs allaient chercher au fond des cavernes de l'Inde. Servis sur la table des riches patriciens, les repas annonçaient ceux de Lucullus ; la vaisselle d'argent, les vases aux ciselures profondes, les lits recouverts de pourpre, pouvaient rivaliser avec ceux des rois orientaux. La sobriété, en un mut, aussi bien que l'économie, l'endurance, ces rudes vertus qui avaient marqué la figure des anciens Romains, étaient en train de passer à l'état de légende.

Si-cependant l'antique société sombrait, faisait place à une ère nouvelle qui, certainement, ne vaudrait pas celle qui l'avait précédée, il faut avouer que l'agrément de vivre y gagnait singulièrement. Jamais la culture de l'esprit, jamais le goût des arts n'avaient été aussi répandus. Avec ses philosophes, ses statues, sa langue même, que- les gens distingués se flattaient de bien parler, la Grèce renaissait à Rome. Il n'y avait point de jeune homme bien né qui ne terminât son éducation par un séjour à Rhodes, à Apollonie, surtout à Athènes. Les idées qu'ils en rapportaient devinrent à la mode. Au lieu que la connaissance des chefs-d'œuvre de la littérature restât le privilège presque exclusif d'affranchis que le métier de scribes amenait à les copier, elle gagea les hautes classes. Il devint de bon ton qu'on fréquentât les intellectuels. Beaucoup de demeures patriciennes tinrent à honneur d'héberger qui un savant, qui un philosophe, et c'était une primeur recherchée que de faire entendre chez soi les suaves pastorales qui coulaient des lèvres du jeune Virgile récemment arrivé, de Mantoue, ou les premiers vers qu'a vingt ans, Horace commençait à forger sur l'enclume d'airain où si longuement, si lointainement, ils allaient retentir. Partout enfin, en quelque lieu, de quelque source qu'il jaillit, le talent était estimé et ne manquait point de prôneurs.

Cléopâtre comprit tout de suite le rôle que, dans une société ouverte ainsi à ce qui était neuf, original et séduisant, sa personne pouvait jouer. Seule, peut7,être, entre toutes les femmes, elle était située de façon à amener chez elle les hommes supérieurs, de quelque côté qu'ils vinssent, et à entretenir avec eux un commerce libre et aimable. En exerçant les charmes d'un- esprit dont on n'eût trouvé l'équivalent ni chez les matrones occupées aux soins du foyer, ni chez les courtisanes dont la conversation était le plus souvent frivole et obscène, n'avait-elle pas toutes les chances de réussir ? Au milieu donc du vaste atrium auquel son goût personnel avait ajouté le luxe chanci des divans, des tapis, des tentures vivement colorées, elle commença par inviter les familiers de César. Heureux d'avoir retrouvé celle qui était le dernier sourire de sa vie, l'imperator venait chaque soir se délasser auprès d'elle des tracas de la politique et, en attendant l'heure où, souple et parfumée, elle s'abattait contre son cœur, 'il aimait à retrouver ses amis, à converser avec eux. Les plus assidus furent tout de suite Trébonius, Lépide, Sulpicius Rufus, Curion et autres sénateurs avec qui il était en communion d'idées. Ensemble, on agitait les questions du jour : moyen d'exécuter les promesses faites aux soldats, abolition des dettes, remise des loyers au-dessous de deux mille sesterces, et, sur ces graves questions, on s'étonnait d'entendre la jeune femme qui semblait n'être là que pour illuminer l'atmosphère de ses yeux brillants, que pour l'enchanter du bruit des anneaux qui s'enchaînaient à ses bras, donner des avis judicieux et montrer, en toute chose, un jugement pénétrant et sagace. La surprise ne fut pas moindre lorsqu'on l'entendit deviser avec l'historien Salluste, dont elle avait lu les œuvres et appréciait la psychologie acerbe, les remarques toutes hérissées de vérité ; avec l'orateur Asinius Pollion, qui se plaisait à lui soumettre ses discours aussi bien que les ironiques petits poèmes où, par la bouche de bergers, il raillait les ridicules de ses concitoyens ; avec Atticus, l'archéologue, aux trouvailles de qui elle s'intéressait, soit qu'il déroulât devant elle les feuilles délicatement coloriées d'une imagerie persane, qu'il lui fît admirer un ivoire poli par la main patiente de quelque Chinois, ou les fragments d'un bas-relief tombé d'un temple à Éphèse. Et comment n'aurait-on pas été ému de la voir, penchée sur la carte céleste où un congrès de savants travaillait à la réforme du calendrier, suivre attentivement l'évolution de la Grande Ourse, de Cassiopée, d'Orion, autour de l'étoile polaire ? Véritablement, en toute chose, elle était une créature exceptionnelle, un de ces êtres que les déesses semblent avoir élus pour les représenter sur terre.

C'est alors que fut introduit auprès d'elle le jeune, le beau, le célèbre Marc Antoine. Tout couvert des lauriers de Munda, et ses chars remplis de butin, il arrivait d'Espagne. Une réputation d'incomparable bravoure mettait une étoile à son front. Avec son torse d'athlète, le rire dionysiaque dont il égayait les soupers, la prodigalité de ses dépenses, il réalisait une figure de héros, de ce légendaire Hercule dont il prétendait descendre. Quoique épris, à cette époque, de la courtisane Cythéris, le jeune homme fut vivement impressionné par la troublante beauté de Cléopâtre, et il ne fallut rien moins que l'amitié très sincère qui l'unissait à César pour arrêter sur ses lèvres les mots d'amour qui s'y pressaient. Du moins, il ne devait jamais oublier la grâce souveraine avec laquelle l'enchanteresse lui offrit à baiser sa petite main, ni la toilette qu'elle portait ce soir-là, ni la subite angoisse qu'il ressentit en l'écoutant parler, ni aucune des particularités de cette première entrevue.

Tandis cependant que, dans le sanctuaire d'art et de littérature qu'était la villa des bords du Tibre, de passionnés admirateurs célébraient la nouvelle Aspasie, une meute grondait au dehors. Elle était composée de gens vertueux, ou prétendant l'être, qui s'indignaient contre la liaison avouée, acceptée, honorée du dictateur. Avec ceux-là étaient toutes les femmes de la haute société. Ayant, pour la plupart, à déplorer des disgrâces conjugales, ces épouses aigries s'étaient liguées et poursuivaient d'une haine jalouse l'Orientale aux mœurs libres dont la maison regorgeait des hommes par qui elles étaient délaissées. Mais les pires ennemis de Cléopâtre étaient des ennemis politiques. Attachés aux traditions séculaires, les conservateurs n'étaient pas sans s'inquiéter des nouveaux errements qui tendaient de plus en plus à empiéter sur l'esprit ancien. Quoique depuis longtemps, ils eussent pu constater la disposition qui entraînait personnellement le dictateur vers le pouvoir souverain, et la pompe dont il aimait à s'entourer, c'était sur sa royale maîtresse qu'ils en faisaient retomber la responsabilité. Se détournait-il des- pieux usages, du respect des lois, de tout ce dont ils s'étaient constitués les gardiens ? ils accusaient l'Égyptienne.

Sans peut-être qu'elle y fût étrangère, il est certain que César s'écartait chaque jour davantage de la forme républicaine. Sans motif, puisque les guerres étaient terminées, il venait de faire prolonger sa dictature. Arbitre absolu maintenant, il décrétait de toutes les choses de l'État, nommait seul lei fonctionnaires, attribuait à qui lui plaisait les terres confisquées. Où s'arrêterait son pouvoir ? Le titre même de roi n'y aurait rien ajouté et cependant chacun avait le sentiment que ce titre il le convoitait, et saisirait la première occasion de se l'attribuer. Loin de prendre avec ses collègues les ménagements auxquels pouvaient légitimement prétendre d'anciens consuls, des pontifes, des sénateurs, on eût dit qu'il se plaisait à les braver, et à montrer publiquement ce que leurs opinions avaient de suranné. Par une sorte d'impertinence qui sentait son grand seigneur, un grand seigneur affranchi des préjugés de sa caste, il se plaisait à railler la morale de Caton, à tout mettre en doute, même les dieux. N'avait-il pas été jusqu'à prononcer en plein Sénat, entre autres paroles imprudentes, celles-ci dont beaucoup avaient été outrés : La République est désormais un mot vide de sens.

Parmi les gens sincèrement alarmés, à leur tête il y avait Cicéron. Le grand orateur, à cette époque, pouvait passer, après César, pour le premier citoyen de Rome. Il en était, dans tous les cas., le plus honnête et l'un des plus admirés. Ses goûts libéraux l'avaient jadis attaché au parti de Pompée et, depuis la défaite de celui-ci, il s'était retiré dans sa villa de Tusculum et y vivait à l'écart, en contempteur. C'était pour César un regret très vif que d'avoir perdu l'amitié de cet homme de cœur, de cet esprit distingué entre tous, et qui lui aurait été un collaborateur précieux. L'abstention d'un homme si considérable n'était pas moins sensible à l'orgueil de Cléopâtre. L'amener chez elle, le compter au nombre de ses courtisans, s'en faire un allié pour le jour où il faudrait transgresser la loi en sa faveur, devint pour son charmant despotisme une véritable obsession.

Elle s'en ouvrit à Atticus, qu'une étroite intimité unissait à Cicéron. Très attaché à la reine dont il goûtait la fastueuse hospitalité, cet aimable épicurien se chargea de décider son ami. Nul mieux que lui n'était qualifié pour les fonctions d'ambassadeur. Rapprocher, unir, persuader, convenait à son caractère conciliant. Sans doute aussi, fut-il aidé dans sa mission par l'ennui où se morfondait Cicéron. Pour qui a connu les enivrements du pouvoir, pour qui s'est entendu acclamer jusqu'à faire trembler des colonnes, c'est un dur régime que celui de la retraite. A force d'entendre vanter l'agrément du milieu où l'on voulait le conduire, les hommages qui l'y attendaient et surtout, — car il adorait les livres, — la magnificence de ceux que Cléopâtre possédait et qui seraient à sa disposition, l'homme de lettres se laissa tenter. Lorsqu'il parut sur le seuil orné de mosaïques qui représentaient Orphée jouant de la flûte, majestueusement drapé dans la toge dont personne mieux que lui ne savait disposer les plis sur l'épaule, César s'empressa à sa rencontre.

Rayonnante comme elle l'était, chaque fois qu'un de ses caprices avait vaincu, Cléopâtre accueillit son hôte de la façon la plus flatteuse. Dès le premier soir, elle lui mit sous les yeux tout ce qui pouvait, dans son opulente demeure, charmer un goût délicat. Sur une table, avaient été préparés d'antiques parchemins où, enrichie de curieuses images, s'inscrivait l'histoire des Pharaons. L'orateur, de ses fines mains, déroulait les feuilles jaunies et, tandis qu'il se récriait à la singularité des figures qui composent l'écriture égyptienne, de sa voix musicale et savante, la reine lui en expliquait le sens. Le voyant attentif, charmé, elle crut l'avoir définitivement conquis et promit que le lendemain, les précieux volumes seraient transportés à Tusculum.

Une conscience, cependant, de la qualité qu'était celle de Cicéron, ne devait pas se laisser aussi aisément séduire. Si, d'après quelques gages donnés au parti conservateur, il avait pu croire un instant que César reviendrait à des idées libérales, la recrudescence, depuis quelque temps, des procédés arbitraires, ne lui laissait plus d'illusion. A n'en pas douter, la chute de la République se précipitait ; et nulle part le grand patriote ne respirait une atmosphère plus contraire à ce qui avait été la passion de sa vie que dans l'atrium du Transtevère. Peu à peu, il cessa d'y fréquenter. Plus à l'aise, dès lors, pour émettre un jugement, faisant allusion sans doute aux hôtes de toutes sortes, énergiques mais souvent vulgaires, que par le soin de sa popularité César y avait parfois introduits, il répondit à Atticus qui s'informait des causes de son éloignement : Je ne saurais me plaire dans un lieu sans politesse.

Cette défection et quelques autres qui se produisirent dans son entourage, ne laissaient pas de préoccuper César. Il sentit non pas la nécessité des concessions, ainsi qu'elle se fût imposée à un esprit moins hardi que le sien ; mais celle d'affirmer son autorité par quelque action éclatante. Pour atteindre la cime qu'il visait, les anciennes armes étaient périmées ; il fallait des exploits nouveaux, des guerres encore, quelque chose de prodigieux qui dépassât tout ce qui avait été accompli.

Ce qui, pour lors, sollicitait son génie d'entreprise, l'emplissait des plus attirantes visions, c'était la Perse, cette Perse sur laquelle avaient passé les chevauchées d'Alexandre. Avec ses territoires sans fin, ses hauts plateaux que paissait un bétail tranquille, ses vallées baignées par les flots légendaires du Tigre, de l'Euphrate ; avec ses jardins suspendus, ses palais de porphyre, ses temples soutenus par des colonnes androcéphales ; avec ses tapis merveilleux, ses roses, ses faïences, ce chimérique royaume lui faisait signe, l'appelait d'un irrésistible appel. Quelle différence avec la Gaule pauvre, barbare ! S'il parvenait à y imposer ses aigles, c'était non seulement la gloire, une gloire qui l'égalerait au grand conquérant macédonien, mais d'inépuisables richesses.

Plus que lui encore, Cléopâtre était ardente à la poursuite du beau rêve. Sans illusion sur les sentiments dont elle . était l'objet, elle savait n'avoir à compter, pour s'imposer à la dure aristocratie romaine, que sur la puissance de César. Augmenter donc cette puissance, la pousser du côté de l'Orient où elle rejoindrait la sienne, s'en faire un piédestal si haut que, de là, son front rayonnerait aux yeux de tout l'univers, telle était la tactique de la jeune dominatrice. Aussi, quoi qu'il lui en coûtât de quitter le palais où elle avait imperturbablement joué son rôle de grande dame romaine et d'aller rejoindre en Égypte le comparse qu'on lui avait donné comme époux, elle se disposait à partir.

Cela n'était un secret pour personne, qu'au retour de la lointaine campagne, l'imperator l'épouserait et adopterait le fils qu'il avait eu d'elle. Certains prétendaient même qu'au suprême pouvoir qui déjà l'assimilait à un monarque, il ajouterait alors le sceptre, et que son dessein était de fonder un empire immense dont le siège serait Alexandrie. Ces allégations irritaient le peuple, l'atteignaient dans ce qu'il avait de plus cher : la suprématie de sa Ville. Le menacer d'un partage, d'une déchéance, c'était soulever en lui le vent des pires colères. Comme toujours, la responsabilité de ces projets retomba sur Cléopâtre. La haine contre elle redoubla. Afin de l'attiser, ses ennemis inventèrent et allèrent partout colporter qu'elle appuyait ses serments de cette formule : Aussi vrai que je régnerai un jour au Capitole. Les esprits alors ne se continrent plus. De timides qu'elles avaient été, les injures devinrent publiques. Sa litière ne traversait plus une rue sans que les gens s'écartassent. On ne parlait de rien moins que d'expulser l'Égyptienne, de l'obliger à regagner son pays de crocodiles.

Ces mauvais propos arrivèrent aux oreilles de César. Il s'en montra plus offensé que de ceux qui s'élevaient sur son propre compte. Toucher à celle qu'il avait élue ! Proférer à son sujet des paroles irrévérentes ! Il ne le tolérerait pas. Et faisant allusion à un groupe qu'on lui avait particulièrement dénoncé : On verra la leçon que j'infligerai à ces diffamateurs gras, bien frisés.

Séance tenante, il fit venir Timomachos qui depuis un mois travaillait à une statue chryséléphantine de la reine.

— Combien de temps te faut-il pour avoir achevé ton œuvre ?

Le sculpteur réfléchit, supputa que les incrustations dont elle devait être enrichie, n'étaient pas encore commencées, et timide répondit :

— Deux décades, pour le moins.

— Je t'accorde trois jours, déclara le dictateur. Dans trois jours, je veux que sur sa stèle, la statue soit déposée dans le temple de Vénus Génitrix.

On connaissait trop l'autocratisme de César, dont les accès d'ailleurs correspondaient aux troubles d'un système nerveux fragile et surmené, pour y opposer la moindre résistance. La cérémonie d'inauguration eut lieu au jour dit, en grande pompe et, avec la rage au cœur, prêtres, aristocrates, fonctionnaires de tout rang durent s'incliner devant la nouvelle déesse qui était venue envahir leur temple.

Peu de temps après, comme s'il était décidé à savoir jusqu'où l'on peut braver l'opinion, le dictateur imagina une nouvelle expérience. C'était aux jours des Lupercales, sorte de carnaval pendant lequel de jeunes patriciens couraient à demi-nus en frappant, par badinage, les passants avec des lanières de cuir fourrées, sous prétexte de leur porter bonheur. En qualité de grand pontife, César présidait. Assis dans une tribune, sur une chaise curule en or, il avait Cléopâtre à son côté. Après que le sol eût été arrosé avec le sang de chèvre et de chien qu'exigeaient les rites de la fête, il allait se retirer, lorsque Antoine, fendant la foule, lui tendit hardiment un diadème. A ce geste, une rumeur s'éleva comme celle de la mer lorsqu'une tempête se prépare. César sentit que l'instant était inopportun et se détourna. Mais, encouragé par la reine qui, peut-être même, avait été l'instigatrice de cette comédie, Antoine avec insistance fit miroiter la couronne. La rumeur avait augmenté, c'était maintenant comme si le vent se fût engouffré dans les vagues. L'heure n'était décidément pas venue. D'un geste plus ferme encore que le premier, un geste qui ne pouvait cette fois laisser aucun doute, César rejeta la tête en arrière et repoussa le joyau tentateur. Tout le monde en était témoin, il refusait d'être roi.

Beaucoup, parmi les spectateurs, dupes de la scène qui venait de se jouer, acclamèrent frénétiquement. D'autres, plus perspicaces, ayant surpris des regards de connivence, se disaient les uns aux autres : Oui, sans doute, il refuse aujourd'hui, mais c'est afin de mieux accepter lorsqu'il reviendra chargé d'étendards victorieux.

Et dans l'ombre se forma le parti des conjurés.

On était dans le milieu du mois consacré au dieu de la guerre. Le printemps était proche. Poussés par des souffles rapides, des petits nuages gris parcouraient un azur délicat. Les arbres frémissants se gonflaient et la pente des sept collines commençait à verdoyer. A leurs pieds, la Ville s'éteignait dans un crépuscule pâle. La vie des rues ralentie ramenait partout le silence. C'était l'heure où, chacun, ses occupations terminées, rejoignait sa demeure ; c'était celle où César, absorbé tout le jour par ses préparatifs militaires, se hâtait vers la joie de retrouver sa belle maîtresse.

Accoudée à la fenêtre d'où elle le verra rentrer, Cléopâtre songe. Quelques jours encore, et ils seront séparés. Pendant que lui poursuivra, par delà les portes Caspiennes les conquêtes qui sont la loi des grands chefs, elle aura regagné le Nil. Cette séparation l'inquiète, la met en face d'un isolement redoutable et d'obscures difficultés. Elle s'y résigne cependant car elle la sait inévitable. La gloire n'est-elle pas nécessaire aux souverains comme le pain à la plèbe ? Vainqueur des Perses, César sera le maitre indiscuté. Rien, aucune force humaine ne pourra plus s'opposer à l'exécution de leurs plans. Il l'assiéra sur les trônes de Ninive, de Babylone, la proclamera son épouse. Ensemble, ils graviront le Capitole et cette même Rome, qu'elle a entendu rugir sur son passage comme une mauvaise louve, sera contrainte de l'acclamer.

C'est sur ces vues prodigieuses, sur ce rêve de Sémiramis que vint s'abattre, atrocement, le coup de foudre des Ides de Mars. La matinée commençait. Il y avait une heure à peine que César, en la quittant, avait serré sur son cœur celle dont il n'aurait voulu ne jamais se séparer. Par un de ces mystérieux avertissements qui parfois se font entendre aux minutes décisives et qu'il faudrait toujours écouter, elle avait essayé de le retenir. — Pourquoi te lever si tôt ? Tu te plaignais d'un malaise. Reste à te reposer. Mais il était attendu. De crainte même qu'il ne s'attardât, Brutus avait envoyé Cassius au-devant de lui et, sans que bronchât son visage de traître, celui-ci expliquait qu'il fallait se hâter, que les affaires étaient nombreuses ce matin-là au Sénat.

C'est là que le crime va s'accomplir. Un bruit soudain frappe les murs. Les passants s'arrêtent, s'interrogent. Que se passe-t-il ? Bientôt, on voit le portique s'emplir de visages blêmes. Une nouvelle terrifiante éclate : César vient d'être assassiné. De tous côtés des lamentations s'élèvent : ; mais elles sont couvertes par la clameur des meurtriers qui, le poignard à la main, surgissent en criant : Nous avons vengé la République.

Épouvanté, ne sachant que croire, le peuple se disperse avec la rapidité d'un fleuve qui a rompu ses digues, il se répand d'un bout à l'autre de la Ville. L'affreuse nouvelle, en un instant, atteint les quartiers les plus éloignés. Elle y porte le désordre, la consternation. Les boutiques partout se ferment ; chacun cache son alarme derrière les auvents de sa maison. On sent qu'un :immense malheur s'est abattu sur Rome et que d'autres, beaucoup d'autres vont, à sa suite, se précipiter.

Pour Cléopâtre, c'est l'écroulement. Devant ses yeux, vient de s'ouvrir un de ces abîmes où il semble que tout sombre, tout s'engloutit. L'univers est devenu vide. Elle lève les bras au ciel, implore, se désespère. Un tel désastre se peut-il ? Personne, rien ne lui répond. Aux heures de détresse, hélas ! il n'y a que le silence.

Cependant des bandes armées parcourent les rives du Tibre, brandissant au bout d'un bâton le piléum, symbole de liberté. Sous les fenêtres royales, elles s'arrêtent. Des cris injurieux offensent la matinée de printemps. A bas l'Égyptienne ! A mort ! à mort ! hurlent des voix, ces voix, toutes les mêmes, à quelque époque, en quelque dialecte qu'elles s'expriment, qu'on entend aux jours de révolution. Quelques serviteurs entourent la reine et sont prêts à la défendre ; mais leur affolement est tel, qu'en réalité, on ne peut attendre d'eux aucun secours.

Seul, Apollodore, dont la fermeté ne fait jamais défaut dans -les instants difficiles, parle -avec autorité :

— Il faut partir, quitter immédiatement cette ville ensanglantée.

Le caractère de Cléopâtre n'est point de céder à des menaces. Elle s'insurge. Son avis est de faire tête. Tout n'est peut-être pas perdu. César aura des vengeurs. Un parti, vient-on d'annoncer, s'organise, dont Antoine est le promoteur. Celui-là, aimait le défunt ; son amitié ne peut manquer d'en respecter les volontés, de reconnaître Césarion pour le fils, l'héritier...

Illusion ! Illusion qui, en s'obstinant pourrait devenir funeste. Dans le tumulte qui règne, la vie de l'enfant, pas plus que celle de la mère, ne sont en sûreté. Les huées redoublent. Il n'y a plus qu'à écouter le conseil d'Apollodore. Son ingénieux dévouement a tout préparé pour la fuite. Par les jardins, sous des voiles épais, entourée d'embûches comme elle l'était quatre ans plus tôt, lorsque sa jeunesse persécutée venait s'offrir à César, Cléopâtre quitte Rome. Par instants, le long de la route, elle croit succomber à l'angoisse. H lui semble que le sol se dérobe sous ses pas. Horreur ! désolation ! Oh ! se sentir seule quand, pour compagnon, on avait le maître du monde ! Cette pensée la fait défaillir. Cependant, contre son cœur, repose la petite tête où s'ébauchent les traits du grand homme. Elle la serre plus fortement, y appuie ses lèvres. Non ! Tout n'est pas perdu. Les espérances peuvent renaître.