GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME V. — LA RÉPUBLIQUE D'AUGUSTE

CHAPITRE VII. — LES GRANDES LOIS SOCIALES DE L'AN 18 AVANT JÉSUS-CHRIST.

 

 

Peu de temps auparavant, le 21 septembre[1], Virgile était mort à Brindes, où il venait de débarquer, après avoir fait un testament d'après lequel il laissait à son demi-frère la moitié de sa fortune, qui lui venait de ses amis, et qui s'élevait à 10 millions de sesterces, un quart à Auguste, un douzième à Mécène et le reste à deux hommes de lettres de ses amis, Lucius Varius et Plotius Tucca[2]. C'est ainsi qu'à cinquante-deux ans le doux poète des Géorgiques et des Églogues avait posé pour toujours sa tète sur son œuvre inachevée, ne laissant qu'un assemblage imparfait d'admirables morceaux encore mal reliés les uns aux autres. Il n'avait pas pu fondre ensemble les matières si nombreuses et si diverses dont il s'était servi pour composer son poème : l'élément dramatique et l'élément symbolique, l'archéologie latine et la mythologie grecque, la philosophie et la légende, l'histoire et la poésie. Les personnages secondaires du poème, comme Didon et Turnus, sont vivants et humains ; mais Énée est un pieux automate dont les fils sont entre les mains des dieux, ces dieux qui ne sont plus les êtres humains qui vivent et qui s'agitent dans l'Olympe d'Homère, et qui ne sont pas encore les symboles abstraits des religions métaphysiques. La description de l'incendie de Troie est une merveille de mouvement et de couleur, mais le poème manque de souffle épique, parce que tout y est préétabli : Énée, ce pieux fantoche, sera vainqueur sans avoir rien fait que de prononcer d'ennuyeux discours, et Turnus, malgré son courage, sa valeur et sa fougue, sera vaincu, parce que cela est nécessaire aux destinées de l'Italie. Nous rentrons dans l'humanité avec l'histoire de Didon et d'Énée ; mais cette histoire aussi est brusquement tronquée, comme l'exigent les nécessités philosophiques du poème, qui font partir Énée comme elles l'ont fait arriver, comme elles l'ont fait s'éprendre de la reine, automatiquement et pour justifier les guerres futures entre Rome et Carthage. Il y a dans la description du Latium primitif une fraîcheur et une douceur presque musicales ; mais cette description se trouve dans un mauvais cadre, enserrée dans l'épaisse structure d'un poème guerrier, où l'on sent trop l'imitation de l'Iliade, et qui est plein de batailles dont le récit trop sommaire manque de netteté. On sent que Virgile. n'en a jamais vu, qu'il reproduit des descriptions faites par d'autres, prenant çà et là des détails pittoresques, mais sans savoir en faire un tout vraiment vivant. Le plan du poème était gigantesque ; il était plus grand que celui de l'Iliade ; de même, dans la civilisation et la politique, les œuvres de Rome furent toutes gigantesques et dépassèrent celles de la Grèce. L'Énéide n'est plus un simple drame humain comme la querelle d'Agamemnon et d'Achille ; Virgile voudrait y exposer d'une façon dramatique toute la philosophie de la longue histoire d'un grand peuple, faire passer dans la vision crépusculaire de la cité sainte qui domine le monde, un souffle épique, recueillir et faire revivre dans un récit plein de vie toutes les traditions de l'ancienne religion mourante. Si l'exécution avait répondu à la grandeur de l'idée, Virgile aurait composé là le chef-d'œuvre de la littérature universelle ; il aurait dépassé Homère, et Dante n'aurait pu l'égaler. Malheureusement, comme toutes les œuvres de Rome, celle-ci encore, dont le plan était si grandiose, demeura à l'état d'ébauche. Virgile, du reste, fut le premier à le reconnaître ; et en mourant il donna à Varius et à Tucca l'ordre de brûler son manuscrit. Il ne prévoyait guère ce que son œuvre allait devenir avec les siècles dans l'imagination des hommes, et que le monde, devenu chrétien, verrait une clarté prophétique dans cette vision crépusculaire de Rome, comme ville sainte, qu'il avait eue en regardant le passé. Les 10 millions de sesterces donnés au poète par l'aristocratie politique de Rome étaient perdus ; l'Italie n'aurait pas le grand poème national si longtemps et si impatiemment attendu ; Varius et Tucca allaient, brûler le précieux manuscrit, en obéissant aux ordres du mourant...

Poète digne d'envie, malgré tout, Virgile mourait en pleine faveur populaire, sous le regard attendri de l'Italie qui s'était éprise de lui, et qui attendait de lui depuis trop longtemps et avec trop de confiance un chef-d'œuvre, pour ne pas trouver plein de beautés sublimes, quel qu'il fût, le poème qu'il laissait. S'il présentait des défauts, on les imputerait à la destinée qui n'avait pas laissé à l'artiste le temps de mettre à son œuvre la dernière main. Horace au contraire, mécontent et découragé par le froid accueil fait aux Odes, inquiet aussi des reproches qu'on lui adressait dans le parti puritain, s'était mis à étudier la philosophie morale, et il cherchait à prendre place dans le groupe de ceux qui voulaient corriger les mœurs du temps ; il était revenu au genre satirique, mais avec un esprit plus mûr et plus pondéré, avec une ironie plus fine et plus profonde ; et il s'était mis à composer des épîtres où, parlant toujours de quelque événement survenu naguère, il se promenait avec sa lanterne de philosophe parmi les vices, les mensonges et les contradictions de son époque. Mais il allait le plus souvent un peu au hasard et suivait les caprices de ses impressions, de son imagination, et de ses lectures, sans jamais s'astreindre à un itinéraire imposé par une doctrine quelconque.

Ac ne forte roges, quo me duce, quo Lare tuter :

Nullius addictus jurare in verba magistri

Quo me cumque rapit tempestas, deferor hospes[3].

Mais bien que ces épîtres morales fussent écrites probablement dans le but de regagner les faveurs du public romain, le naturel, chez Horace, était plus fort que les intentions, si bien que, même dans ces divagations satiriques et philosophiques, comme dans les divagations lyriques des années précédentes, il lui arrivait continuellement de contrarier les inclinations populaires. L'époque était si bizarre que les choses n'aboutissaient plus jamais aux résultats que l'on aurait pu prévoir. Auguste avait eu l'idée de sortir de Rome et d'aller conclure un accord avec les Parthes pour échapper aux difficultés intérieures ; et voici que l'accord qu'il avait conclu le ramenait plus que jamais dans ces difficultés. Le sénat, que son entrée furtive dans Rome n'avait nullement découragé, s'était empressé de lui exprimer d'une façon encore plus significative l'impatience avec laquelle l'Italie l'avait attendu, en déclarant jour férié le 12 octobre, date de son retour, en instituant pour ce jour la nouvelle solennité des Augustalia, en décidant qu'on élèverait un autel à la Fortune du retour à la porte Capène, près du temple de l'Honneur et de la Valeur, et en ordonnant enfin aux pontifes et aux vestales de faire tous les ans, au 12 octobre, un sacrifice sur cet autel[4]. Par ces honneurs, le sénat ne dépassait pas les sentiments du public qui depuis longtemps était impatient de montrer à Auguste son admiration pour les hauts faits qu'il avait accomplis en Orient, et qui voulait le charger d'une mission encore plus grave : la réforme des mœurs. Les derniers scandales avaient ému à un tel point les puritains et les traditionalistes, que tous désormais, bien que pour des motifs différents, réclamaient une réforme sociale sérieuse et efficace. Irrité par la longue lutte à laquelle avait donné lieu la candidature d'Egnatius Rufus, enhardi par la faveur publique et par le triomphe final, le parti de la noblesse osait enfin demander ouvertement ce qu'il avait, durant de si longues années, désiré en secret : l'épuration du sénat, l'expulsion des intrus de la révolution, le retour à une constitution, sinon tout à fait aristocratique, du moins timocratique, c'est-à-dire basée sur le privilège du cens, l'exclusion des magistratures de ceux qui n'avaient pas une certaine fortune. Les classes moyennes, les meilleurs d'entre les chevaliers, les intellectuels de plus en plus mécontents et aspirant à d'impossibles perfections voulaient aussi, bien que pour d'autres motifs, cette épuration ; et sans prendre garde qu'ils allaient eux-mêmes barrer la route par laquelle ils auraient pu entrer au sénat, ils disaient bien haut qu'il fallait avoir un petit sénat composé d'hommes de valeur, et non un sénat énorme, comme celui d'alors qui comprenait de huit à neuf cents membres, mais ils réclamaient aussi, et cette fois sur un ton plus impérieux, des lois qui obligeraient les riches à mener la même vie modeste et vertueuse, à laquelle ils étaient eux-mêmes astreints par leur pauvreté ; des lois qui réprimeraient les désordres les plus scandaleux de la vie privée. Un homme sage et fort, un homme épris du bien public, qui saurait ramener à Rome la Pudeur chassée par tant d'horreurs : voilà ce qu'on réclamait partout en Italie. Et qui pourrait être cet homme, sinon Auguste ? Aussi, dès qu'il fut rentré, se vit-il assiégé par une foule empressée d'admirateurs qui voulaient l'obliger d'une façon ou d'une autre à être, malgré lui, le sauveur de Rome, de l'Italie, de l'empire et du monde ; avant la fin de l'année on proposa de le nommer præfectus morum, avec les pouvoirs d'un censeur[5] ; des députations affluaient continuellement, pour lui répéter que Rome et l'Italie étaient lasses du désordre, pour le supplier de corriger à sa guise tous les abus, de proposer autant de lois qu'il le jugerait bon, d'agir enfin et de nettoyer l'abominable sentine du monde[6]. Cette grave question occupait tellement l'esprit public que Tite-Live, arrivé dans l'histoire qu'il composait à l'année 195, où fut abolie la loi Oppia contre le luxe des femmes, crut devoir exposer longuement les discussions qui avaient eu lieu à cette époque, le discours de Caton et la réponse de ses adversaires, et il y introduisit probablement bon nombre des arguments que l'on invoquait alors pour ou contre les lois sur les mœurs[7]. Le courant populaire était maintenant si fort que personne n'osait plus s'y opposer ; seul, Horace, condamné désormais à penser sur tous les points autrement que ses concitoyens, répandait à pleines mains dans ses épîtres des réfutations ironiques de ce mouvement puritain qui prétendait régénérer le monde par des lois écrites sur le papier, alors que le vice et la vertu sont des choses intérieures, des attitudes du sentiment et de la pensée. Si les hommes n'apprennent pas dès leur enfance à distinguer le bien du mal et à réfréner leurs passions vicieuses, s'ils se laissent emporter par le désir trop violent des honneurs, des plaisirs, des richesses, s'ils écoutent ce que dit Janus summus ab imo — le cours de la Bourse, ainsi que nous dirions aujourd'hui...

O cives, cives, quærenda pecunia primumst ;

Virtus post nummos[8] ;

s'ils prennent pour mesure de la dignité le cens nécessaire pour remplir les charges publiques, la vertu ne sera jamais qu'une inutile chimère. Voulez-vous savoir, dit-il, pourquoi je ne suis d'accord sur aucun point avec mes concitoyens ? Mais avec qui pourrais-je être d'accord ? Les uns ne songent qu'à s'enrichir, les autres qu'à mettre de beaux vêtements et à se passer tous leurs caprices de villas, de festins, et de voyage[9]... L'essence de la morale est l'éducation vigoureuse de l'esprit et du cœur, l'examen assidu que chacun doit faire de ses pensées et de ses sentiments[10]. L'Iliade et l'Odyssée semblent à Horace un merveilleux manuel de morale pratique, car les hautes classes qui prétendent corriger les défauts des autres peuvent y découvrir sans cesse leurs propres défauts. Dans un vers merveilleux, Horace condense toute la philosophie de la politique :

Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi[11].

Les rois font des sottises, et c'est le peuple qui les paie. A la tendance universelle au luxe et au plaisir, Horace aimait à opposer sa vie simple, son amour pour la campagne, son indépendance, en répondant ainsi à tous ses adversaires et critiques du parti puritain que ses actions valaient mieux que leurs paroles. Je préfère manger du pain rassis et être libre, que de me bourrer de gâteaux de miel au service des prêtres[12]. Que celui qui veut vivre selon la nature construise sa maison à la campagne et non en ville[13]. L'eau qui va faire éclater les conduits des aqueducs est-elle plus pure que celle qui murmure dans les ruisseaux au penchant des collines ?[14] Et nous le voyons se quereller avec son fermier qui veut aller servir à Rome où l'attirent les tavernes toujours ouvertes et les mauvais lieux[15]. Comment peut-on espérer ramener les citoyens libres affranchis à la campagne, alors qu'on a tant de peine à y retenir les esclaves ? Il est donc évident qu'Horace aimait peu le puritanisme artificiel alors à la mode, qu'il se plaisait à montrer à ses contemporains, sur leur personne, les signes, qu'ils ne voulaient pas voir, de toutes les maladies des civilisations corrompues : le violent et universel désir de gagner de l'argent[16], l'orgueil effréné[17], l'amour du luxe et du plaisir, cette agitation sans résultat, qui dans toutes les civilisations est l'effet d'une richesse et d'une sécurité excessives, cette surexcitation nerveuse qu'Horace appelle strenua inertia[18]. Pourquoi les riches ne sont-ils jamais contents, pourquoi veulent-ils tantôt une chose et tantôt une autre ; et pourquoi après avoir désiré très vivement une chose, en sont-ils rebutés dès qu'ils la possèdent ? Chose plus grave, les pauvres ne commencent-ils pas à être atteints de la même maladie que les riches ?

Quid pauper ? Ride : mutat cenacula, lectos,

Balnea, tonsores, conducto navigio æque

Nauseat ac locuples, quem ducit priva triremis[19].

La conclusion de cette philosophie est bien simple. Le bonheur ou le malheur découlent des sources mêmes de l'âme et non point des causes extérieures ; c'est très sottement que les hommes qui ne la connaissent pas, s'imaginent pouvoir atteindre la fortune en la poursuivant dans un vaisseau à voiles déployées ou dans un char traîné par des chevaux au galop[20]. Horace a enfin l'audace de dire à tout ce monde qui du matin au soir réclamait le respect des lois, que c'est une bien misérable chose que cette vertu qui consiste seulement à respecter les sénatus-consultes, les lois et le droit civil. Que de mauvaises actions, dit-il, on peut commettre même en respectant les lois ! Le public considère comme un honnête homme celui qui sacrifie, comme il le doit, aux dieux le porc ou le bœuf, même si ensuite il demande tout bas à Laverna, la déesse des voleurs, de pouvoir faire impunément, et tout en passant pour un saint homme, des fraudes et des larcins. C'était dire bien nettement que le puritanisme de son temps ne lui paraissait être qu'une forme plus raffinée de la fourberie.

Mais Horace était un poète solitaire à qui ses rentes suffisaient pour vivre, tandis qu'Auguste était le maitre du monde. Le premier pouvait penser et écrire tout ce qu'il voulait, l'autre, au contraire, était le serviteur de la foule. Les contradictions auxquelles l'esprit critique du poète se plaisait à faire la guerre du fond de son cabinet de travail, et sur lesquelles il voulait remporter la victoire stérile de la pensée critique, s'imposaient au contraire au chef de l'empire comme des forces qui dépassaient infiniment les siennes. Qu'elles fussent ou non chimériques, les aspirations puritaines étaient devenues si intenses et si universelles, qu'il était bien difficile de n'en pas tenir compte, d'autant plus que si Auguste avait beaucoup fait pour la plèbe de Rome et pour l'aristocratie, il n'avait donné aux classes moyennes qui réclamaient ces lois, que la satisfaction platonique de l'accord avec les Parthes et la réparation, qui se faisait très lentement, des routes de la péninsule. Enfin Auguste ne pouvait pas considérer ces aspirations avec le scepticisme d'Horace. Assurément elles étaient alimentées par de vieilles haines et des considérations intéressées ; mais elles provenaient aussi d'une compréhension saine de la vie et correspondaient à une longue tradition nationale. De nombreuses lois, semblables à celles que l'on réclamait alors, avaient été proposées et appliquées dans le cours des siècles précédents. C'était là évidemment, une preuve que plusieurs générations les avaient jugées efficaces pour ralentir au moins les progrès de la corruption. Pourquoi ces lois n'auraient-elles pas, dans le présent aussi, conservé leur force ? L'exemple des anciens devait donner du courage à un admirateur aussi fervent de la tradition que l'était Auguste. En effet si Auguste, sans la refuser d'ailleurs[21], n'usa pas de la puissance de censeur et de la cura morum aussi vite et aussi largement que le réclamait l'impatience du public, il se résolut du moins à reprendre avec plus d'attention l'étude des lois de réforme commencées depuis si longtemps ; et il chargea une commission de sénateurs[22] de préparer avant tout une loi contre le célibat. Mais il ne voulait pas de décisions précipitées dans une chose aussi grave ; il voulait seulement, par ces études préparatoires, donner une première satisfaction au public et tout régler avec soin à l'avance, de façon à ce que la réforme fût plus facile et présentât moins de danger, quand il ne serait plus possible de la différer. Une occasion favorable allait se présenter. Le 15 décembre on inaugura l'autel de la Fortune du retour ; l'an 19 s'achevait ; l'an 18 commençait, le dernier de la présidence d'Auguste. Les pouvoirs du princeps allaient expirer à la fin de cette année-là Mais personne ne voulait admettre, ni même supposer qu'Auguste se retirerait. Une année ne pouvait suffire pour mener à bien un travail aussi grand que la réforme des mœurs ; tout le monde voulait donc Auguste à la tète de l'État, pour qu'il proposât ces lois, comme dix ans, auparavant on l'avait voulu pour rétablir la paix. Et Auguste, soit qu'il y consentit volontiers, soit qu'il ne pût faire autrement, soit pour l'un et l'autre motif, était disposé à accepter un renouvellement de ses pouvoirs. Mais il ne voulait pas cependant se charger de nouveau et à lui tout seul de ce fardeau si lourd et que les exigences du public aggravaient tous les ans ; il méditait donc une nouvelle organisation, la troisième en dix ans, de l'autorité suprême. Il aurait un collègue, Agrippa, et partagerait avec lui les honneurs et les soucis, les privilèges et les responsabilités de la charge. Il l'avait donc invité à revenir de Gaule où il venait d'accomplir certains actes importants dont nous parlerons bientôt ; et tandis qu'il l'attendait à Rome et qu'il discutait avec la commission -des sénateurs les différentes propositions qui avaient été faites, il sauvait le poème de Virgile et conservait ainsi à l'Italie l'œuvre où toutes les aspirations nationales avaient été traduites en vers mélodieux. Grâce à son intervention auprès de Varius et de Tucca, les exécuteurs testamentaires de Virgile osèrent désobéir au mort, et au lieu de brûler l'Énéide, ils travaillèrent à en rétablir le manuscrit. Singulière ironie des choses : au moment même où l'Italie tout entière réclamait le retour à l'autorité sacro-sainte des lois, Auguste annulait, d'une façon révolutionnaire et aux applaudissements de tous, la volonté suprême d'un mort qui, pour les anciens Romains, avait la force d'une loi inviolable. lin chef-d'œuvre littéraire valait bien, pour cette génération, un sacrilège. C'était là une noble hardiesse pour un État d'une culture haute et raffinée, mais un mauvais début pour un pays qui prétendait vouloir revenir à la discipline d'un gouvernement militaire. Mais Tite-Live avait dit : Nec vitia nostra nec remedia pati possumus. A mesure que la commission s'efforçait de préciser dans ses détails la loi sur le célibat, on se rendait compte que toute réforme de ce genre ne pourrait échapper à une antinomie insoluble. Faire une loi contre le célibat, cela signifiait décréter, d'une façon plus ou moins claire, l'obligation pour tous les citoyens de se marier, comme cela avait été proposé un siècle auparavant, quand le mal ne faisait que commencer, par Quintus Metellus Macedonicus dans son fameux discours De prole augenda. Mais il était évident que pour faire comme jadis du mariage un devoir auquel il ne serait pas permis de se soustraire, il faudrait rendre au père les droits qui autrefois correspondaient à ce devoir : les droits sur sa femme, sur ses enfants, sur ses propriétés ; il faudrait restreindre toutes les libertés qui avaient peu à peu détruit l'ancien despotisme du père de famille ; il faudrait surtout faire disparaître le féminisme, cette émancipation progressive de la femme, qui approchait maintenant d'une liberté entière. Tout le monde était en effet d'accord pour reconnaître que cette liberté était la cause principale de la dissolution de l'ancienne famille. Mais bien qu'Auguste fût, comme nous dirions aujourd'hui, un adversaire du féminisme, il ne voulait pas mener la réforme par des chemins trop difficiles, ni chercher à porter atteinte à aucune de ces libertés qui avaient détruit l'ancienne famille. Il y avait trop longtemps que les hautes classes usaient et abusaient de ces libertés ; elles couvraient maintenant trop d'intérêts et trop d'habitudes invétérées. On retombait dans une nouvelle contradiction : c'était l'État, que la dissolution de la famille avait si fortement ébranlé, qui devait entreprendre de réorganiser la famille. Auguste préférait voir si, au moyen d'un système artificiel de prix et de peines, on ne pourrait pas amener les citoyens égoïstes à se marier, tout en conservant ce régime de dangereuse liberté. Mais l'entreprise n'était pas facile, et les mois passaient, sans qu'on pût parvenir à une conclusion. Par bonheur, Agrippa rentra enfin à Rome ; et quand Auguste eut auprès de lui son énergique ami, le gouvernement retrouva un peu d'activité. On commença par régler dans ses détails la nouvelle organisation du pouvoir suprême. Tous les pouvoirs d'Auguste, avec la cura morula, seraient prolongés pour cinq ans ; on lui donnerait pour collègue Agrippa avec des pouvoirs égaux aux siens, c'est-à-dire la puissance tribunitienne, la haute surveillance sur les provinces, le droit de rendre des édits, et peut-être aussi la cura morum. Les historiens modernes, hypnotisés par l'idée préconçue qu'Auguste voulait fonder une monarchie, n'ont compris ni l'importance ni la signification de cet acte par lequel Auguste, après avoir été seul pendant dix ans à la tète du gouvernement, introduisait de nouveau dans cette fonction suprême encore si incertaine, un des principes les plus anciens et les plus universels des magistratures républicaines, le collegium, au risque de rompre de nouveau l'unité de l'État qui s'était trouvée reconstituée par l'autorité d'un princeps. On voit par là combien peu il songeait à fonder une monarchie et une dynastie. La république, qui pendant tant de siècles avait eu à sa tète deux consuls annuels, aurait maintenant, au-dessus des consuls, deux principes choisis pour cinq ans[23]. Et alors enfin, quand le sénat ut le peuple eurent approuvé cette nouvelle organisation du pouvoir suprême et conservé à Auguste, pour -cinq nouvelles années, la cura morum, il se décida à tenter, avec l'appui d'Agrippa, l'épuration du sénat. Mais il y apporta toute sa prudence. Il jugeait que pour purifier le sénat, il serait nécessaire de réduire à trois cents[24] au plus le nombre des sénateurs. Pour ne pas faire trop de mécontents, il décida d'accueillir dans le nouveau sénat au moins six cents membres. Cette concession faite aux droits acquis des sénateurs, il ne voulut même pas encourir la haine des exclusions nécessaires, et il imagina pour le choix des sénateurs un mode singulier que l'on pourrait appeler la cooptation roulante ou le crible automatique et grâce auquel les deux ou trois cents d'entre eux qui devaient être exclus se trouveraient un beau matin mis à la porte du sénat, pour ainsi dire, sans s'en être aperçus, et surtout sans pouvoir imputer leur disgrâce à personne. Après avoir prêté solennellement serment que dans cette affaire il n'avait pas autre chose en vue que le bien public, Auguste choisirait pour faire partie du sénat, les trente citoyens qu'il jugerait les plus dignes ; ceux-ci, après avoir prêté le même serment, présenteraient chacun une liste de cinq citoyens, les plus dignes à leur avis de devenir sénateurs ; et sur chacune de ces listes, on tirerait un nom au sort. Les trente citoyens indiqués ainsi par leurs collègues et par le sort, iraient rejoindre au sénat les trente sénateurs désignés par Auguste, et ils auraient à leur tour à composer chacun une liste de cinq citoyens parmi lesquels un sénateur serait choisi par le sort, comme précédemment. Et on recommencerait ainsi vingt fois, pour arriver au nombre des six cents sénateurs. De cette façon personne ne serait exclu par personne, et les sénateurs évincés ne pourraient s'insurger que contre le sort. Parmi tant d'idées ingénieuses de cet habile politicien, aucune peut-être ne fut plus ingénieuse. En réalité elle était par trop ingénieuse, et, comme il arrive souvent en pareil cas, elle ne réussit pas. Tous ceux qui avaient quelques raisons de croire qu'ils ne passeraient pas par les trous du crible, se remuèrent aussitôt. Dès qu'Auguste eut annoncé de quelle façon il procéderait au choix des sénateurs, les hommes les plus éminents se virent en butte aux prières et aux supplications de leurs collègues plus obscurs ; fatigués par ces demandes, beaucoup d'entre eux firent ce qu'Auguste avait coutume de faire dans les conjonctures difficiles, et ils s'éloignèrent de Rome ; il arriva ainsi que, à peine commencés, les scrutins furent ralentis par une première difficulté : un certain nombre des sénateurs choisis n'étant plus à Rome, ils ne pouvaient pas composer leur liste. On chercha à y remédier en tirant au sort, pour remplacer les absents, des sénateurs parmi ceux qui étaient déjà choisis ; les opérations purent continuer grâce à cet expédient, plus lentement, il est vrai, qu'on ne l'avait pensé tout d'abord, alors qu'il s'agissait de faire passer au crible les noms les plus illustres, qu'on ne pouvait exclure ; mais les difficultés, les obstacles, les lenteurs redoublèrent, quand on en arriva à la foule des gens obscurs parmi lesquels il était à la fois nécessaire et très difficile de choisir. Des cabales sans fin furent ourdies par les soldats obscurs de la révolution, qui se voyaient dépouillés de l'honneur si longtemps convoité, et auquel ils étaient arrivés au péril de leur vie. On en vint enfin à donner des yeux au sort aveugle, grâce à des intrigues et à des faux. Auguste, irrité et rebuté, songea un instant à restreindre le nombre des sénateurs aux trois cents premiers qui avaient été désignés et qui étaient certainement les meilleurs. Puis, craignant que cette mesure ne tilt trop radicale, il compléta lui-même le nombre des six cents sénateurs en choisissant ceux qui lui paraissaient les meilleurs ou les moins indignes[25].

Mais Auguste ne se trompait pas en pensant que l'épuration du sénat serait pour lui l'occasion d'ennuis sans fin. Presque tous ceux qui avaient été exclus vinrent protester auprès de lui, réclamer et supplier, et chacun lui demandait de vouloir bien examiner son cas qui, bien entendu, était différent de celui de tous les autres ; et chacun d'eux aussi avait un ami influent qui défendait sa cause. Bien que tous fussent en théorie partisans d'une sérieuse épuration, quand on passait des discours à l'action, chacun voulait venir en aide à ses amis, et tous apportaient des raisons pour prouver que bon nombre de ceux qui avaient été admis au sénat ne valaient pas mieux que ceux qui en avaient été exclus. Auguste était là entre Charybde et Scylla. S'il se refusait à entendre tant de prières, il causerait trop de mécontentements ; s'il accordait tout ce qu'on lui demandait, il irriterait le parti aristocratique qui voulait voir rentrer à la Curie sans bruit, et les uns après les autres, les sénateurs qui en avaient été chassés en masse et à grands cris. Auguste commença par réparer quelques injustices trop évidentes ; puis il s'efforça de consoler les sénateurs exclus, en les exhortant à la patience[26]. Le temps arrangerait les choses. Mais ce premier essai n'était pas fait pour encourager Auguste à tenter d'autres réformes. Bientôt de toute part on lui dénonça des conjurations qui auraient été tramées pour le mettre à mort ; et des procès furent engagés[27]. Sérieuses ou imaginaires, ces accusations invitaient Auguste à se tenir sur ses gardes[28] ; il pourrait se trouver quelqu'un qui, pour le récompenser de ses travaux, l'enverrait avant son heure rejoindre César dans son séjour de félicité et par le même chemin. Cependant, quand il eut réalisé cette épuration du sénat, Auguste entreprit de donner une satisfaction plus grande au parti puritain et à tous ceux qui étaient ou prétendaient être fidèles à la tradition : il présenta aux comices, comme tribun du peuple, la loi élaborée avec tant de soin contre le célibat, et qui fut la lex Julia de maritandis ordinibus[29]. Cette loi était un moyen terme ingénieux mais très artificiel entre les traditions historiques et les nécessités présentes, entre l'ancien idéal de la famille et les vices, l'égoïsme, les intérêts des contemporains. Sa méthode était donc une série continuelle de contradictions : elle détruisait d'un côté ce qu'elle avait fait de l'autre, et elle avait sans cesse recours, pour rétablir la tradition, à des moyens qui devaient en précipiter la ruine définitive. Après avoir établi l'obligation du mariage pour tous les citoyens[30] qui n'avaient pas dépassé, les hommes, soixante ans, et les femmes, cinquante ans[31], la loi tranchait d'une façon hardie et révolutionnaire la grave question des unions entre les hommes libres et les femmes affranchies. Ces concubinages étaient fréquents à Rome et en Italie, surtout dans la classe moyenne, pour les raisons que nous avons déjà données, et aussi parce que, à Rome, il y avait dans la classe libre beaucoup plus d'hommes que de femmes ; tous ne pouvaient donc pas, même si t'eût été leur désir, épouser une personne de condition libre[32]. Auguste, qui désirait voir augmenter le nombre des mariages, devait être porté à reconnaitre et à encourager ces unions que beaucoup de citoyens trouvaient plus commodes que les justæ nuptiæ, lorsque dans ces unions ils avaient des enfants ; mais les puritains et les traditionalistes les avaient en horreur : elles répugnaient à l'orgueil aristocratique, et en outre ceux qui avaient des filles à marier étaient désolés de voir que des plébéiens, des chevaliers et même des sénateurs, vivaient ainsi en concubinage avec des affranchies, alors que tant d'honnêtes citoyens étaient obligés de garder leurs filles auprès d'eux, sans pouvoir les marier, parce qu'ils n'avaient pas à leur donner la grosse dot sans laquelle personne ne se souciait plus d'entrer en ménage. Entre la tradition et la nécessité, Auguste imagina ce moyen terme : il défendit d'épouser des affranchies, c'est-à-dire d'en avoir des enfants légitimes, aux sénateurs seulement, à leurs enfants, à leurs petits-fils et arrières-petits-fils en ligne masculine[33] ; il le permit au contraire à tous les autres citoyens[34]. Il ne fallait pas qu'un homme qui au sénat personnifierait la puissance de Rome, qui l'exercerait dans les provinces, qui aurait le commandement des légions, pût avoir pour mère une jolie danseuse syriaque ou une gracieuse servante juive ; il fallait qu'il fût fils d'une matrone romaine de pure race libre et latine, afin de conserver dans toute son intégrité et toute sa force le sens de la tradition ; chez les autres au contraire, on tolérait par nécessité ces mélanges des races grâce auxquels, dans les siècles suivants, il ne restera plus rien de la pureté du vieux sang romain. C'était instituer dans le monde féminin deux ordres dont les droits pour le mariage seraient différents : les ingenuæ honestæ, l'aristocratie du mariage, qui. possédant une dignité morale complète, ne pouvaient être que femmes légitimes ; et les libertæ, la classe moyenne du mariage, dont on pouvait faire à son gré des femmes légitimes ou des concubines. A ces deux ordres, en donnant un sens précis à de vieilles coutumes, et en réalisant cette haute conception romaine qui faisait dépendre la légitimité du mariage, non pas de certaines formalités légales plus ou moins symboliques, mais d'une certaine condition de dignité morale des femmes et du libre consentement des époux, Auguste proposait d'adjoindre un troisième ordre, qui serait la plèbe du mariage, et composé des femmes qui, ne possédant pas la dignité morale, ne pouvaient pas être des femmes légitimes, mais seulement des concubines : telles étaient les prostituées, les entremetteuses, les affranchies des entremetteuses, les femmes adultères et les actrices[35]. Après avoir ainsi réparti en trois ordres le sexe féminin, la loi abordait une difficulté plus grande ; elle recherchait les moyens pour obliger les hommes et les femmes à se marier. Nous avons déjà dit qu'Auguste ne songeait pas à restreindre la liberté et l'autonomie de la famille. Il avait donc imaginé un ingénieux système de récompenses et de peines à appliquer à l'égoïsme des célibataires : il y aurait des récompenses pour les responsabilités et les soucis inséparables du mariage ; et il y aurait aussi des peines pour obvier aux trop grandes commodités du célibat. Mais que de contorsions étranges Auguste avait dû faire subir à sa loi, que de contradictions il avait été obligé d'y faire entrer ! Il y avait entre les buts et les moyens de sa politique une contradiction insoluble et qui consistait à vouloir imposer aux Romains l'idéal civique d'une aristocratie militaire, en combinant artificiellement les égoïsmes d'une époque entraînée, comme par une force invincible, vers l'égalité démocratique et l'utilitarisme mercantile et pacifique. Mais Auguste devait subir cette contradiction. Il n'hésita donc pas à fouler aux pieds des traditions antiques et vénérées, comme celle qui voulait qu'un second mariage fût toujours mal vu à Rome et considéré comme une sorte d'adultère posthume. La nouvelle loi obligeait brutalement les veuves et les femmes divorcées à se remarier : les veuves avaient un délai d'un an ; les femmes divorcées un délai de six mois seulement[36]. Il semble qu'Auguste proposa ensuite de diminuer des empêchements au mariage qui provenaient de la parenté, et qu'il interdit seulement les mariages entre des personnes remariées et les enfants d'un premier lit, entre un beau-père et sa bru, une belle-mère et son gendre, c'est-à dire dans les cas où le rapport de parenté semblait porter atteinte à la dignité paternelle[37]. Auguste avec plus de hardiesse encore fit intervenir la loi dans les testaments et dans les rapports de famille, c'est-à-dire dans un domaine dont la loi jusque-là avait respecté les limites avec un scrupule presque religieux ; il proposa que tout héritier ou légataire fût affranchi de l'obligation du célibat ou du veuvage, quand cette obligation était une condition imposée par le testateur[38] ; que, si un père ou un tuteur refusaient leur consentement au mariage ou la dot, le fils ou la fille, le pupille ou la pupille, auraient le droit d'avoir recours au préteur, qui examinerait les motifs du refus et qui, s'il trouvait ces motifs injustes ; obligerait le père ou le tuteur à donner leur consentement ou la dot[39]. Les avantages offerts à ceux qui se mariaient n'apportaient pas moins de trouble que ces dispositions dans l'ancien droit public ou privé. Ils étaient nombreux, et, comme il est naturel, différents pour les deux sexes et pour les diverses classes de la société. En faveur des sénateurs qui avaient femme et enfants, la loi établissait certains privilèges dont trois nous sont connus : des deux consuls, celui qui avait le premier droit aux faisceaux, serait celui qui aurait le plus d'enfants, ou celui qui avait des enfants ou qui était marié, si l'autre était orbus (marié sans enfants) ou célibataire[40] ; les citoyens mariés et les pères de famille auraient certains avantages, qu'il nous est difficile de préciser, dans la subrogation des magistrats morts dans l'exercice de leurs fonctions[41], et dans la répartition des provinces[42] ; tout citoyen pourrait briguer les magistratures en anticipant sur l'âge légal d'autant d'années qu'il aurait d'enfants[43]. Cette disposition aurait donc pour effet à la fois d'encourager le mariage et de faire entrer dans l'État des éléments plus jeunes. Dans le domaine du droit privé la lex Julia parait la maternité trois fois féconde d'une sorte de décoration, en donnant le droit de porter la stola ; elle lui conférait l'égalité civile, et délivrait la femme des derniers restes de tutelle[44] : c'était là une belle réforme qui hâtait l'émancipation complète de la femme, mais qui, si elle donnait aux femmes un plus grand désir d'être mères, devait rendre la paternité encore plus redoutable pour les maris qui, du jour où elle leur aurait donné trois enfants, n'auraient plus aucun pouvoir légal sur leur compagne. Enfin, en faveur des affranchis, la loi sanctionnait des privilèges qui affaiblissaient singulièrement cette autorité du patron qu'Auguste, par l'exemple même qu'il donnait, cherchait à rétablir dans les mœurs. Elle autorisait à se marier[45] les affranchis des deux sexes, qui n'avaient reçu la liberté qu'à la condition de ne pas contracter de mariage (les patrons mettaient souvent cette condition pour hériter de leurs affranchis) ; elle exemptait les affranchis qui avaient deux ou plus de deux enfants, de l'obligation des operæ, des dona, et des munera[46], ou ceux qui avaient eu deux enfants à l'époque où ils étaient sous la dépendance du patron, ou qui même n'en avaient qu'un seul déjà âgé de cinq ans, de l'obligation des operæ, et annulait ainsi les droits économiques les plus importants du patronat. Elle excluait cependant de ce privilège les affranchis qui étaient comédiens ou gladiateurs[47]. La femme affranchie était exemptée de l'obligation des operæ, quand elle se mariait avec le consentement de son patron[48]. La loi enlevait enfin à la femme de l'affranchi la faculté de divorcer sans le consentement de son mari[49]. Mais la loi, si favorable à ceux qui accomplissaient leur devoir envers l'espèce, venait tourmenter les vieux garçons dans leur solitude trop paisible, et les menaçait de peines nombreuses : nous en connaissons deux d'une façon précise. La première, qui était grave à une époque où les divertissements et les spectacles étaient un service de l'État, excluait les célibataires des fêtes et des spectacles publics[50]. Puisqu'ils fuyaient, en égoïstes, des tourments nécessaires pour la prospérité de l'État, l'État se refusait à les divertir. La loi en outre enlevait aux célibataires le droit de recueillir l'héritage que leur laisseraient par disposition testamentaire des personnes qui ne leur seraient pas apparentées au moins au sixième degré[51], les autres articles du testament demeurant valables : c'était là une proposition grave qui renversait un des principes fondamentaux de l'ancien droit, puisque la loi, pour des raisons d'intérêt public, ne respectait plus la volonté des morts. En frustrant les célibataires des héritages qui pouvaient leur venir des amis, la loi enlevait aux classes riches un moyen très employé pour accroitre le patrimoine et atténuer la disparition des fortunes.

Cette loi violait tant de principes du droit traditionnel qu'elle ne pouvait manquer d'être l'objet d'âpres critiques de la part des juristes les plus fidèles à la tradition. Le sénat romain n'était pas encore une cour d'esclaves, et Antistius Labéon, le plus illustre représentant du traditionalisme en matière de droit, blâma hautement l'esprit révolutionnaire d'une législation qui, sous prétexte de rétablir la tradition, venait s'entremettre si brutalement entre le patron et l'affranchi, le testateur et l'héritier, le père et le fils[52]. Mais si ces arguments purement juridiques avaient peu de prise sur le public qui désirait ces lois, le parti puritain y fit des objections plus graves ; la loi, prétendait-il, au lieu de guérir le mal dans sa racine, employait des remèdes dangereux qui risquaient de l'aggraver ; telles étaient, par exemple, les dispositions qui émancipaient complètement la femme. Les hommes donnaient comme excuse à leur goût pour le célibat l'indépendance croissante de la femme, qui rendait son caractère plus impérieux, ses désirs plus extravagants et son égoïsme plus frivole. Et voici que la loi, au lieu de refréner cette liberté, la rendait encore plus grande. Auguste cependant n'eut pas de difficulté à faire approuver la loi, d'abord par le sénat, comme cela se faisait au bon temps de l'aristocratie, et ensuite par le peuple[53]. Les esprits étaient trop entichés de cette loi et croyaient trop à sa merveilleuse efficacité, pour que quelqu'un osât s'y opposer avec vigueur. D'ailleurs si la loi menaçait d'apporter plus tard des embarras nombreux, elle promettait aussi à bien des gens des avantages immédiats : elle légitimait les liaisons avec les affranchies ; elle améliorait la condition de bon nombre d'esclaves mis en liberté ; elle attribuait des privilèges et donnait des espérances à tous ceux qui avaient déjà des enfants ; elle avait enfin pour elle tous les hommes mariés et tous les pères de famille. Le moment se trouvant favorable, ceux-ci furent plus forts que les célibataires. Il n'y eut donc pas d'opposition sérieuse, mais au contraire presque tout le monde fut d'avis que cette loi ne suffisait pas ; on en voulait d'autres, plus énergiques encore et qui arracheraient la racine du mal. Encouragé par l'approbation facile de cette loi, le parti traditionaliste s'agita aussitôt pour réclamer une loi qui rétablirait l'ordre dans la famille. A quoi bon créer avec la lex de maritandis ordinibus tant de familles, si chacune d'elles devait devenir un nid d'adultères, de débauches, de discordes et d'infamies ? Quel homme sérieux et honnête consentirait à fonder une famille, s'il ne pouvait obliger ses fils à lui obéir, ni arrêter la folle prodigalité, le- luxe capricieux et les mœurs légères d'une femme qui, pour ne pas paraître une femme vulgaire, se croirait obligée de désobéir à son mari ? Les femmes, en effet ; se trouvaient maintenant portées à tous ces vices par le mariage libre, la mauvaise éducation, les amis, la littérature et la dot[54]. Et puisque la famille n'avait plus en elle-même la force de maintenir l'ordre, il fallait que les bons maris fussent aidés par les lois. On réclamait des lois pour refréner le luxe, pour réprimer les mœurs dissolues des jeunes gens, pour faire de l'adultère un crime puni par le code. La question fut traitée au sénat par les sénateurs, qui engagèrent à ce sujet de vives discussions, puis s'en rapportèrent directement à Auguste, après avoir émis différentes propositions[55]. Mais Auguste n'était nullement porté à accéder à cette nouvelle demande[56], cela pour différents motifs, dont quelques-uns sans doute étaient des motifs personnels. Comme magistrat suprême de la république, il lui aurait fallu donner l'exemple et observer ces lois, sous peine de s'attirer le blâme du public toujours sévère pour les grands. Auguste n'avait rien à redouter lui-même de sa loi de maritandis ordinibus. Il était marié et avait une fille ; celle-ci en était déjà à son second mari ; elle avait eu d'Agrippa, en l'an 20, un fils, Caïus, qui avait alors trois ans ; elle était sur le point d'en avoir un second, Lucius ; Tibère avait déjà épousé Agrippine, fille d'Agrippa et de sa première femme qui était fille d'Atticus[57] ; il allait bientôt marier Drusus, le second fils de Livie, qui avait alors vingt ans. Au contraire, une nouvelle loi contre le luxe pouvait lui causer quelque ennui. Il vivait, quant à lui, à la mode antique, très simplement ; au milieu des richesses immenses qui passaient tous les ans comme un fleuve d'or dans sa grande demeure, pour se répandre ensuite, en mille ruisseaux, dans Rome, l'Italie et l'empire, il conservait les mœurs de la bourgeoisie italienne dont il était sorti ; il ne portait que des toges faites à la maison par ses servantes, sous la surveillance de Livie[58] ; il aimait à se montrer dans la boutique du marchand de pourpre où il marchandait les pièces qui devaient lui servir pour ses costumes de cérémonie[59] ; son palais était vaste, mais n'était pas somptueux, et sa chambre était meublée avec une simplicité archaïque qui devait un jour devenir proverbiale[60] ; dans les repas qu'il donnait, il y avait toujours cette courtoisie et cet air de noblesse qui ne se sépare jamais de la simplicité : trois couverts ordinairement, et six seulement dans les occasions très solennelles. Tibère, lui aussi, se montrait sur ce point un fervent traditionaliste. Mais Julie, au contraire, avait des goûts bien différents. Belle, intelligente, cultivée, gracieuse, pleine de jeunesse, — elle avait vingt-deux ans, — elle semblait née pour être plutôt une princesse d'Asie qu'une matrone romaine : elle aimait la littérature, les arts, l'élégance, le luxe, les grandes villas, les beaux palais, les robes de soie, les réunions choisies, les fêtes[61] : et on la voyait se soustraire tous les ans davantage à l'autorité de son père et de son mari. Il eût été téméraire d'espérer qu'elle obéirait facilement à une nouvelle loi somptuaire. Mais une loi sur les mœurs et sur l'adultère paraissait plus dangereuse encore. Répandre des millions, travailler du matin au soir à tant d'œuvres différentes, sourire à tout le monde et jouer tantôt un personnage et tantôt un autre, Auguste le pouvait. Mais prendre encore la charge de gardien de la pudeur, avec son passé, il ne le pouvait guère. La chose devait lui paraître trop difficile. Et ce n'était pas son passé seulement, mais le présent aussi qui pouvait l'épouvanter. En effet, cette belle façade archaïque de pudeur et d'honneur que sa famille faisait voir au public, était en partie trompeuse et postiche. Que la chose fût vraie ou non, on prétendait à Rome qu'Auguste était trop intime avec Térentia, la très jolie femme de Mécène[62]. Agrippa voyageait beaucoup pour des affaires d'État, et pendant ses absences, Julie avait des relations un peu trop libres avec les beaux jeunes gens de l'aristocratie, si bien qu'à diverses reprises, Auguste avait dû lui faire des remontrances[63] ; elle commençait peut-être déjà à voir trop souvent et avec un trop vif plaisir un jeune homme de grande famille, Sempronius Gracchus, descendant des fameux tribuns[64]. Tibère et Agrippine formaient seuls un couple exemplaire qui s'aimait, vivait à l'écart, et dont les mauvaises langues elles-mêmes ne pouvaient dire aucun mal[65].

Auguste résista d'abord ; il prononça des discours au sénat pour défendre contre le bizarre puritanisme révolutionnaire de son époque, la grande tradition romaine, pour démontrer que le mari et le père devaient maintenir l'ordre dans la famille comme jadis par leur propre autorité et leur sagesse. Il alla un jour jusqu'à se donner lui-même en exemple. Les puritains essayèrent alors de l'embarrasser, en profitant des désordres qui troublaient sa famille ; et un jour ils l'invitèrent à exposer au sénat la façon dont il gouvernait sa famille. Il le fit, et dans un long discours il développa ses idées vraiment traditionnelles sur la famille, en faisant de sa maison une description imaginaire que personne naturellement n'osa déclarer fausse. On eut alors recours à d'autres moyens pour lui faire peur : comme il était censeur, on lui dénonça un jeune homme qui, pendant les guerres civiles, avait épousé une femme dont il avait d'abord été l'amant, c'est-à-dire exactement ce qui était arrivé à Auguste avec Livie ; on semblait ainsi le menacer de fouiller de nouveau son terrible passé, s'il se refusait à donner satisfaction au parti de la sévérité et de la pudeur[66]. Et ainsi, en travaillant l'opinion publique et le sénat, et en agissant par de sourdes menaces sur Auguste lui-même, le parti puritain l'emporta encore sur ce point. Auguste se décida à faire préparer, et sans doute par des commissions composées d'ardents puritains, deux nouvelles lois : une loi somptuaire et la fameuse lex Julia de pudicitia et de cœrcendis adulteriis[67]. On devine facilement l'esprit de la première, mais nous n'en connaissons que quelques dispositions : nous savons qu'elle cherchait à refréner le luxe des constructions, qu'Horace déplore maintes fois dans ses Odes[68] ; nous pouvons conjecturer que dans ses dispositions sur la toilette féminine, cette loi modérait l'usage de la soie, ce tissu lascif qui, au dire des puritains, déshabillait les femmes sous prétexte de les vêtir[69] ; nous savons enfin que cette loi contenait des dispositions sur les dépenses que l'on pouvait faire dans les banquets. Dans un banquet donné aux jours ordinaires on ne devait pas dépenser plus de 200 sesterces (50 fr.) ; et pas plus de 300 (75 fr.) si c'était aux calendes aux ides, et aux nones ou d'autres jours de fête ; enfin pas plus de 4.000 (250 fr.) pour les cérémonies nuptiales[70]. Cette loi devait plaire à la majorité : elle retirait sous les yeux de Rome, et d'une façon expéditive, les plats des somptueux festins que donnaient les Crésus de la métropole, et auprès desquels faisaient 'trop pauvre figure les modestes dîners des sénateurs, des chevaliers, des plébéiens peu fortunés ; elle dépouillait les riches matrones des costumes et des bijoux dont les femmes plus pauvres étaient si jalouses ; elle tâchait de ramener les énormes et somptueux palais, œuvres des architectes et des artistes d'Alexandrie, aux humbles proportions des pauvres maisons latines habitées par la multitude. Les naïfs espéraient aussi que l'argent épargné par cette loi servirait à élever des enfants. La lex de adulteriis[71] avait pour but, d'autre part, non seulement de punir l'adultère, mais de purifier la famille de toutes les turpitudes qui l'avaient souillée pendant les deux siècles précédents, et c'était encore un considérable empiétement de l'État sur l'autorité absolue du chef de famille. La loi conservait au pater familias romain, comme dernier vestige de son ancienne autorité, le droit de tuer la fille adultère et son complice, aussitôt la faute découverte[72]. Il conservait au mari le droit de tuer l'amant de sa femme, quand il le surprenait chez lui et qu'il était ou comédien, ou chanteur, ou danseur, quand il avait une condamnation, ou qu'il était un affranchi de la famille[73], mais jamais sa femme, à moins qu'elle ne fût surprise dans sa maison. Quand l'adultère était découvert, il était accordé soixante jours au mari, et si le mari n'agissait pas, au père, quand ils étaient citoyens romains, pour traduire la femme adultère, citoyenne romaine, devant le préteur et la quæstio[74] ou jury qui fut probablement institué en même temps que la loi. Si le mari ou le père ne se portaient pas comme accusateurs, pendant quatre mois encore après ces soixante jours, n'importe qui pouvait porter plainte, car les procès pour adultère étaient rangés parmi les judicia publica, exactement comme les parricides et les faux[75]. Les peines étaient terribles : pour l'homme adultère, c'était la relégation à vie et la confiscation de la moitié des biens ; pour la femme adultère la relégation à vie, la perte de la moitié de sa dot, d'un tiers de sa fortune, la défense de se remarier, qui faisait qu'elle ne pouvait plus vivre avec un homme que comme concubine[76]. Si l'on favorisait l'adultère en prêtant sa maison aux amants pour leurs rendez-vous, ou si un mari tirait profit de la vie impudique de sa femme, ou la conservait chez lui après avoir découvert l'adultère, tous ces faits constituaient le délit de lenocinium et étaient punis comme l'adultère[77]. Enfin la loi interdisait et punissait des mêmes peines que l'adultère et le lenocinium, les stupra : on entendait par là simplement les relations qui ne pouvaient pas être légitimés par la maritalis affectio, et qui ne pouvaient pas être considérées comme licites, à cause de la façon même dont elles avaient lieu, avec une femme libre, d'honnête famille, de renommée respectable, veuve ou d'âge nubile[78]. La femme, au contraire, ne pouvait pas accuser d'adultère son mari[79], qui pouvait avoir impunément commerce avec des femmes, à la condition qu'elles ne fussent pas mariées ou ingenuæ honestæ ; s'il avait commerce avec celles-ci, il pouvait être condamné non pour avoir été infidèle à sa femme mais pour avoir commis le stuprum ou l'adultère avec la femme d'un autre.

C'était donc le régime de la terreur que l'on établissait dans le royaume d'Aphrodite. Cette loi déchaînait l'esprit de délation et de calomnie, la jalousie des richesses, les ambitions cruelles des avocats, la soif de la vengeance, les plus basses passions, comme une bande d'affreuses harpies dans les voluptueux jardins de Cythère. En réalité c'était une loi d'exception et de persécution très dangereuse pour les hautes classes. Promulguée pour les citoyens romains seulement, la loi sur l'adultère ne visait en réalité que les sénateurs et les chevaliers dont les richesses et le renom pouvaient tenter les accusateurs qui n'auraient pas à courir de risques en accusant[80] ; elle allait donc être pour l'aristocratie romaine un privilège à rebours. Tandis que les affranchis ou les étrangers, même à Rome, même s'ils étaient riches, pourraient, hommes et femmes, pratiquer impunément l'adultère autant qu'il leur plairait, par amour ou par lucre, les citoyens romains et surtout les sénateurs et les chevaliers, seraient exposés, s'ils sortaient du domaine de l'amour permis, aux rigueurs terribles de la lex Julia ; mais pour cela aussi il faut considérer la lex de adulteriis, avec la lex sumptuaria et la lex de maritandis ordinibus, comme une grande et sérieuse tentative de restauration aristocratique. Ceux qui s'imaginent Auguste travaillant par des moyens prudents et rusés à fonder la monarchie, n'ont pas compris l'esprit de ces lois, qui furent une des bases de toute son œuvre. Par la lex sumptuaria, la lex de maritandis ordinibus et la lex de adulteriis, Auguste ne cherchait pas seulement à augmenter la population de l'Italie, qui n'était peut-être pas en décroissance dans toutes les régions ; il voulait surtout réorganiser économiquement et moralement la famille aristocratique, l'ancienne pépinière de la république qui avait fini par devenir stérile, l'ancienne école, maintenant tombée, des généraux et des diplomates qui avaient conquis l'empire. Si Auguste avait voulu fonder une monarchie, il aurait dû. au lieu de chercher à les refréner, encourager dans l'aristocratie le luxe, la dissolution et le célibat ; car la monarchie ne pouvait s'élever que sur les ruines d'une aristocratie qui, comme cela s'est vu à l'époque de Louis XIV, abaissée par le besoin d'argent et par les plaisirs, ne serait plus devenue qu'une troupe servile de courtisans. Mais Auguste, qui ne pouvait choisir ses collaborateurs que dans les familles aristocratiques, avait besoin d'une aristocratie vigoureuse ; son intention véritable était donc de reconstituer à Rome une grande aristocratie, et il cherchait à imposer à la noblesse, par ces lois, certains devoirs graves et spéciaux, sans lesquels ses privilèges auraient été d'une injustice intolérable. Ce fut là assurément une tentative vaine, au moins en partie ; car la dissolution de l'aristocratie romaine continua, mais il serait cependant présomptueux de dire que la tentative n'était pas sérieuse. Auguste d'ailleurs fit approuver ces lois en même temps que d'autres qui en éclairent singulièrement le but et le caractère. Dans la lex de adulteriis il réforma aussi, pour consolider les fondements économiques de la famille dans les classes riches[81], le régime de la dot, en interdisant au mari qui jusque-là avait eu le droit d'en faire ce qu'il voulait, de la vendre et de l'engager. En outre, après avoir établi par ces lois sévères tant d'obligations spéciales pour l'aristocratie. il renforça aussi, comme compensation, son privilège véritable et essentiel, en proposant une loi qui réservait le droit de se porter candidat, aux citoyens qui avaient un cens d'au moins 400.000 sesterces. L'État fermait ainsi aux citoyens pauvres ses portes ouvertes depuis un siècle ; l'antique constitution timocratique et aristocratique était rétablie ; les charges de la république que, pendant la génération précédente, avait pu briguer un pauvre muletier tel que Ventidius, étaient par la loi même déclarées le privilège des classes censitaires ; le gouvernement retombait au pouvoir d'une aristocratie divisée, déchue et paresseuse, mais fermée et légalement privilégiée. Et cependant cette décision qui mettait fin à un siècle de luttes terribles, qui pouvait commencer un nouvel ordre de choses, fut prise dans le calme et aussi dans l'indifférence universelle, si bien qu'elle n'est parvenue à notre connaissance qu'au milieu de petits faits, dans deux lignes écrites beaucoup plus tard par un historien qui n'y attacha pas d'importance[82]. Mais le parti démocratique, le grand parti de Caïus Gracchus et de Caïus César, était bien mort. En proposant cette loi, Auguste ne tuait pas un moribond, il mettait au tombeau un cadavre. Bonne, après de longs troubles, revenait à ses origines d'État aristocratique ; elle refaisait, de la main d'Auguste, un code de devoirs et de privilèges pour la noblesse, avec lequel elle pensait gouverner pendant des siècles l'empire qu'elle avait conquis. Mais en serait-elle capable ? Voilà le grand problème que l'avenir devait résoudre. Il est probable qu'en même temps que cette loi, Auguste en proposa une autre, la lex de ambitu, sur la corruption électorale, d'après laquelle quiconque avait acheté des suffrages était exclu pour cinq ans des charges publiques[83]. Enfin il fut permis aux préteurs de dépenser, s'ils le voulaient, jusqu'à trois fois la somme qui leur était assignée pour les jeux sur le trésor public. Si la loi somptuaire défendait aux riches de festoyer chez eux, le public, au contraire, avait le droit de s'amuser dans les rues et au théâtre. C'était là le nouvel esprit démocratique qui se faisait sentir à Rome après la restauration du régime aristocratique et censitaire, et Auguste savait le satisfaire.

 

 

 



[1] DONATIUS, Vita, p. 62 et suiv. R. — SAINT JÉRÔME, Ad an., 2000. Il y a une erreur dans SERVIUS, Vita, p. 2 L.

[2] DONATIUS, Vita, p. 63 R ; PROBUS, p. 1 K ; SERVIUS, Proœm. Æn., p. 2.

[3] HORACE, Épîtres, I, I, 13 et suiv.

[4] MON. ANC., II, XXVII, 33 (lat.) ; VI, 7-14. C. I. L., I2, p. 332 ; DION, LIV, 10 ; COHEN, p. 78-79 ; 138 ; Auguste, CII, 107-108.

[5] MON. ANC., III, 11-12. Voy. la note.

[6] DION, LIV, 10.

[7] TITE-LIVE, XXXIV, 2-8.

[8] Ép., I, I, 53 et suiv.

[9] Ép., I, I, 70 et suiv.

[10] Par exemple dans l'Ép., I, II, 32 et suiv.

[11] Ép., I, II, 14.

[12] Ép., I, X, 10.

[13] Ép., I, X, 12, 15.

[14] Ép., I, X, 20.

[15] Ép., I, XIV, 21.

[16] Ép., I, I, 43 et suiv. ; II, VI, 29 et suiv.

[17] Ép., I, VI, 49.

[18] Ép., I, II, 28.

[19] Ép., I, I, 91.

[20] Ép., I, II, 28.

[21] Les historiens modernes ne veulent pas s'en rapporter à DION, LIV, 10, et à SUÉTONE (Auguste, 27) qui, en donnant, il est vrai, des détails différents, disent qu'Auguste eut la cura morum et que par conséquent il l'accepta. Ils accueillent au contraire l'affirmation opposée du MON. ANC. (Gr.) III, 11-21. Et cependant Auguste n'a pas pu faire la lectio senatus de l'année suivante en usant de la puissance tribunitienne, comme il le dit dans le MON. ANC. où il fait allusion évidemment à la proposition des leges Juliæ. Cette lectio dut être faite en vertu des pouvoirs de censeur qui lui avaient été conférés en même temps que la cura morum. Il convient d'ajouter que DION rapporte (LIV, 16) une autre mesure prise par Auguste en vertu de ses pouvoirs de censeur, et que nous en aurons encore d'autres à citer dans la suite qui ne peuvent s'expliquer que par les pouvoirs que lui conférait la cura morum. Toutes ces considérations me portent à croire que Dion et Suétone sont moins loin de la vérité qu'il ne semble, et que le MON. ANC. n'est pas entièrement dans le vrai. Auguste ne fit que très rarement usage des pouvoirs de censeur et des autres pouvoirs qui lui avaient été conférés avec la cura morum ; ce n'est pas en usant de ces pouvoirs, mais en proposant comme tribun, des lois dans les comices qu'il travailla à la réforme des mœurs. Mais il est inexact de dire qu'il n'ait jamais eu recours à ces pouvoirs, et que par conséquent il ne les ait pas acceptés. Dans le MON. ANC., Auguste, arrivé au terme de sa vie, a pu dire ce qu'il a dit simplement par amplification, et prétendre n'avoir jamais eu recours à des pouvoirs dont il n'avait en réalité usé que très rarement, et dans des cas très particuliers. Dion et Suétone n'ont donc pas tout à fait tort. Mais DION (LIV, 10) fait une confusion quand il dit qu'en l'an 19 la cura morues fut donnée à Auguste pour cinq ans. Auguste dans le MON. ANC. (Gr.) III, 11-12, nous dit que la cura morum lui fut offerte en l'an 19 et en l'an 18. Pourquoi deux fois et à un an de distance ? L'explication la plus vraisemblable est qu'en l'an 19, elle lui ait été donnée pour jusqu'à la fin de l'an 18, c'est-à-dire pour jusqu'à la fin de son decennium de présidence ; et qu'en l'an 18 elle lui ait, au contraire, été donnée pour le quinquennium 17, 12, c'est-à-dire pour le quinquennium dont on prolongeait ses autres pouvoirs. Dion aurait donc confondu la première et la seconde attribution. Il serait en effet étrange qu'en l'an 19 on lui eût donné la cura morum pour cinq ans, alors qu'on ne savait pas s'il accepterait la prolongation de ses autres pouvoirs. Et ainsi on s'explique qu'Auguste dise qu'en l'an 11 on lui ait offert de nouveau la cura morues. Nous verrons comment on peut alors comprendre le regimen perpetuum dont parle Suétone.

[22] C'est ainsi qu'Auguste, selon DION (LIII, 21), avait coutume de procéder pour toutes les lois de quelque importance, et ce fut ainsi qu'il dut mettre à l'étude ces lois sociales si graves et si dangereuses, et qui s'attaquaient à tant d'intérêts. Dion lui-même, d'ailleurs (LIV, 16), nous donne à entendre que ces lois furent précédées de longs pourparlers avec le sénat et les groupes les plus influents.

[23] DION, LIV, 12 : La phrase vague dans laquelle il est question de cette prolongation du pouvoir, αύτός... προσέθετο, ne saurait nous amener à croire qu'Auguste ait décidé de lui-même cette prolongation qui dut au contraire être approuvée par le sénat, et peut-être aussi par le peuple. Dion fait souvent des .erreurs de ce genre. Mais le passage où il dit : τώ Άγρίππα άλλα τε έξ ΐσου πη έαυτώ καί τήν έξουσίαν τήν δημαρχικήν... έδωκε semble indiquer qu'Agrippa avait les mêmes pouvoirs qu'Auguste, et par conséquent aussi la cura morue : c'est ce que semble prouver aussi ce fait qu'Agrippa, vers la fin de son quinquennium, prit part, comme nous le verrons, à une lectio senatus.

[24] DION, LIV, 14.

[25] DION, LIV, 13 ; SUÉTONE, Auguste, 35 (... vir virum legit).

[26] DION, LIV, 14.

[27] DION, LIV, 15.

[28] SUÉTONE, Auguste, 35.

[29] C'est le titre que lui donnent SUÉTONE, Auguste, 34, et le Digeste. L'ordre dans lequel ces lois ont été présentées est très douteux : on peut affirmer seulement, comme nous le dirons plus loin, que la lex de maritandis ordinibus a certainement précédé la lex de adulteriis et peut-être aussi la lex sumptudria. Si l'on suit l'ordre de DION (LIV, 16), la première loi aurait été la lex de ambitu. J'ai traité plus loin cette question à fond, en la joignant à une autre loi.

[30] TERTULLIEN, Apologétique, 4.

[31] ULPIEN, XVI, 3.

[32] DION, LIV, 16. Le fait même qu'Auguste se décida à légitimer ces unions, nous prouve qu'elles devaient être très nombreuses. Voy. BOUCHÉ-LECLERCQ, les Lois démographiques d'Auguste, dans la Revue historique, vol. LVII, p. 258.

[33] DION, LIV, 16 ; Digeste, XXIII, II, 44 ; ULPIEN, XIII, 1.

[34] Digeste, XXV, VII, 4 (Paolo) : Concubinam ex sola anirni destinatione æstimari oportet. Il n'est pas douteux que l'on pouvait faire à son gré d'une affranchie sa concubine ou sa femme : il suffirait pour le prouver des passages d'Ulpien qui sont dans le Digeste, XXV, VII, 4 prœm. et § 3. Mais avait-on le même droit s'il s'agissait d'une femme ingenua et honesta ? Le passage de Marcien (Digeste, XXV, VII, 3, prœm.) le donne à penser in concubinatu potest esse et aliena liberta et ingenua : et maxime ea quæ obscuro loco nata est, vel quæstum corpore fecit. Il semblerait donc que la femme libre et honnête, surtout si elle était d'origine obscure et femme du peuple, pouvait être considérée comme concubine. Mais il est évident que c'était là un point très discuté, parce que, au même endroit (Digeste, XXV, VII, 1) Ulpien dit qu'il est d'accord avec Atilicinus : puto solas eas in concubinatu haberi posse sine metu criminis, in quas stuprum non committitur, ce qui exclut les ingenuæ honestæ. Le principe romain devait être au début l'exclusion rigoureuse du concubinage des ingenuæ honestæ ; mais avec le temps et le relâchement des mœurs, le principe rigide fut adouci, grâce surtout aux jurisconsultes et à leurs discussions.

[35] ULPIEN, Frag., XIII, 2 ; voy. Digeste, XXIII, II, 43.

[36] ULPIEN, Frag., 14.

[37] Voy. HEINECCH, Ad legem Juliam et Papiam Poppæam, Genevæ, 1747, p. 308 et suiv.

[38] Digeste, XXXV, I, 72, § 4 ; 79, § 9. Comme on peut voir dans le Digeste (XXXVII, XIV, 6, § 4), que la nullité d'une condition analogue imposée à la libération de l'esclave était consacrée par la lex Julia de maritandis ordinibus, il me parait vraisemblable que cette disposition ait été également dans la lex Julia et non dans la lex Papia Poppæa.

[39] Voy. Digeste, XXIII, II, 19 ; GAIUS, I, 178 ; ULPIEN, II, 20 le magistrat chargé de cela à Rome ne pouvait être que le préteur.

[40] AULU-GELLE, II, 15.

[41] Voy. la vague allusion à ce fait dans TACITE, Annales, II, 51.

[42] Voy. DION, LIII, 13 ; il a tort sans aucun doute d'attribuer à l'an 28 avant J.-C. des dispositions contenues dans la lex Julia de maritandis ordinibus, ainsi qu'Aulu-Gelle nous le donne à entendre dans le passage indiqué plus haut. Ce passage nous prouve en effet qu'il y avait dans la lex Julia des privilèges de droit public.

[43] Digeste, IV, IV, 2. Ge qui me fait croire que cette disposition était contenue dans la lex Julia ou dans la lex Papia Poppæa, c'est que, comme nous le verrons, le jus trium liberorum nous aide à expliquer la carrière de Tibère et de Drusus.

[44] Voy. GAIUS, I, 145. Le jus trium liberorum dut certainement être établi ou par la lex Julia ou par la lex Papia Poppæa ; or, si c'était par cette dernière, on ne comprendrait pas comment le sénat en 745 l'aurait accordé à Livie (Dion, LV, 2) ; il faut donc que ce soit par la lex Julia. Voy. JÖRS, Ueber des Verhältniss der Lex Julia de maritandis ordinibus zur Lex Papia Poppæa, Bonn, 1882, p. 25.

[45] Digeste, XXXVII, XIV, 14, 6, § 4.

[46] Digeste, XXXVIII, I, 37. On peut voir par ce qui est dit dans le Cod. Just. VI, III, 6, 2 4, que cette disposition était dans la lex Julia de maritandis ordinibus et non dans la lex Papia Poppæa.

[47] Digeste, XXXVIII, I, 37.

[48] Digeste, XXXVIII, I, 14.

[49] Digeste, XXXVIII, II, leg. un., § 1.

[50] Cette disposition nous est révélée par les Acta ludorum secularium, découverts il y a quelques années : Ephem. Epigr., VIII, p. 229, v. 54 et suiv. Elle nous est confirmée par DION, LIV, 30.

[51] SOZOM., Hist. Eccl., I, 9 ; GAIUS (II, 111 ; II, 144 ; II, 286). Le passage de GAIUS (II, a) dit d'une façon trop précise que la lex Julia, frappait d'incapacité le cælebs, et la lex Papia Poppæa, l'orbus (l'homme marié qui n'avait pas d'enfants), pour que, en l'absence de témoignages contraires, on puisse douter qu'il en fût ainsi. D'ailleurs la chose est vraisemblable en elle-même : la disposition concernant les cælibes était déjà assez sévère à elle seule, et il n'est pas étonnant qu'Auguste se soit d'abord borné à elle.

[52] Je crois en trouver la preuve dans le fragment très important d'Atéius Capiton, qu'AULU-GELLE (XIII, XII, 1) nous a conservé. Agitabat hominem (Antistium Labeonem) libertas quædam nimia atque vecors, tanquam eorum (sc. legum atque morum p. r.), Augusto jam principe et remp obtinente, ratum tamen pensumque nihit haberet, nisi quod justum sanctumque esse in romanis antiquitatibus legisset. Que l'on ajoute à cela ce que disent PORPHYRE, Ad Hor., S. I, III, 82, et TACITE, Annales, III, 75, touchant l'aversion d'Antistius pour Auguste et sur la condescendance d'Atéius, et l'on verra qu'il est très probable qu'un des motifs de désaccord entre les deux juristes ait été cette législation révolutionnaire d'Auguste. A quelle autre chose en effet Atéius Capiton pouvait-il faire allusion quand il disait qu'Antistius ne voulait considérer comme juste et sacré que ce qui était dans les antiquités romaines ? Ce n'était certainement pas à un esprit trop étroit et trop traditionaliste dans l'interprétation et l'application des principes. Pomponius (Digeste, I, II, 47) nous dit que Labéon plurima innovare instituit et qu'au contraire Atéius Capiton était en cela plus conservateur que Labéon. La discorde devait naître non pas au sujet de la méthode d'interprétation, mais sur des questions de principe, et par suite spécialement au sujet de la législation d'Auguste qui bouleversa ces principes sur tant de points : c'est ainsi que se concilient les deux affirmations contradictoires de Capiton et de Pomponius, et cela nous explique les accusations de servilité politique que les aristocrates dirigeaient contre Capiton.

[53] Il y a eu sur ce point de longues discussions, et dernièrement une très savante étude de M. Bouché-Leclercq dans l'article déjà cité de la Revue historique. Mais il ne me parait pas possible de nier que la lex Julia de maritandis ordinibus fut approuvée en l'an 18. Dans les Acta ludorum secularium (Eph. Epigr., vol. 8, p. 229), il est en effet question de gens qui tenentur lege de maritandis ordinibus. D'autre part, pour que le sénat en l'an 745 (Dion, LV, 2) donnât à Livie le jus trium liberorum, il fallait que la lex Julia fût déjà approuvée. On ne peut pas rapporter à cette loi et à l'an 18 ce que dit Suétone (Auguste, 31), à savoir que præ tumultu recusantium per ferre non potuit. Suétone dit expressément qu'il s'agit d'adjonctions et de corrections à la lex Julia de maritandis ordinibus, et non de la loi elle-même qui devait déjà avoir été approuvée, puisqu'on y faisait des corrections. Dans le discours que Dion fait prononcer par Auguste (LVI, 7), il est question de deux lois sur le mariage qui précédèrent la lex Papia Poppæa. Ne faut-il pas voir dans la seconde ces adjonctions et ces corrections dont parle Suétone ? Ainsi donc, en l'an 18 avant J.-C., la lex Julia de maritandis ordinibus fut approuvée par les comices, et plus tard (nous tâcherons bientôt d'en fixer l'année) Auguste présenta des modifications et des adjonctions qui soulevèrent de vives oppositions. On ne peut donner comme argument contre ceci les vers du Carmen sæculare : patrum... decreta super jugandis feminis, car Horace ajoute aussitôt : prolisque novæ feraci lege marita. Ces deux vers signifient autre chose : Horace cite les decreta patrum et la lex pour faire savoir que le sénat et le peuple ont pris part l'un et l'autre à la législation nouvelle, le premier en donnant la première approbation, le second en donnant l'approbation définitive.

[54] Tout bref qu'il est, le chapitre XVI du livre LIV de Dion est très important ; il nous fait comprendre en effet que la lex de adulteriis et probablement aussi la lex sumptuaria furent, grâce à la présence d'un parti, ou à un courant d'opinions, une suite donnée à la lex de maritandis ordinibus. J'ai dit dans le texte comment ces deux lois étaient sorties de la première : on ne pouvait contraindre les hommes à se marier, si on ne leur donnait pas le moyen de gouverner leur famille. L'attitude d'Auguste nous prouve qu'il était opposé à cette législation complémentaire. Ce qui me parait prouver que la lex sumptuaria fut approuvée dans ces conditions et pour ces raisons, c'est que dans les discussions dont nous parle Dion, Auguste s'occupa de l'habillement et du κόσμος des femmes. D'autre part, SUÉTONE (Auguste, 34), cite la lex sumptuaria parmi les autres lois qui furent approuvées cette année-là : nous sommes donc conduits à l'attribuer à la même époque.

[55] DION, LIV, 16.

[56] Si on lit Dion (LIV, 16) sans idée préconçue, il me semble que l'on voit très manifestement qu'Auguste chercha d'abord à temporiser, ce qui montre qu'il n'était guère favorable à ces lois. Dion cite textuellement cette phrase d'Auguste : C'est à vous à donner à vos femmes les ordres et les conseils qu'il vous plaît, comme je le fais moi-même. Ce qui veut dire : A vous, et non pas aux lois que vous me demandez.

[57] SUÉTONE, Tibère, 7. La date du mariage n'est du reste pas certaine.

[58] SUÉTONE, Auguste, 73.

[59] SUÉTONE, Auguste, 72 et 73.

[60] SUÉTONE, Auguste, 74.

[61] MACROBE, Sat., II, V, 1 : Sed indulgentia tam fortunæ quam nabis abutebatur : cum aloqui literarum amor multaque eruditio, quod in illa domu facile erat, præterea mitis humanitas minimeque sævus animus ingentem fœminæ gratiam conciliarent : mirantibus qui vitia noscebant tantam pariter diversitatem : Macrobe dit donc clairement que l'on attribuait à Julie des qualités excellentes que l'on ne savait comment concilier avec les vices qu'on lui attribuait aussi. Ce fait doit nous mettre en défiance contre les récits des historiens qui lui ont prêté des vices monstrueux ; c'est une forte présomption pour que ces récits soient exagérés. Nous verrons en effet, à mesure que se déroulera l'histoire de Julie, qu'il en est ainsi. Au contraire il n'est pas douteux que Julie aimait le luxe, comme elle aimait l'art et la littérature. MACROBE (Satire, II, V, 1) rappelle les profusos cultos perspicuosque comitatus qu'Auguste lui reprochait ; et dans le même chapitre il cite plusieurs faits du même genre.

[62] DION, LIV, 19.

[63] SUÉTONE, Auguste, 64. L'anecdote concernant Vinicius pourrait se rapporter à cette époque-là.

[64] TACITE, Ann., I, 53 ... Sempronium Gracchum qui familia nobili, solers ingenio et prave facundus, eamdem Juliam in matrimonio temeraverat... C'est la seule accusation sérieuse qui, pour cette période de sa vie, soit portée contre Julie. La petite histoire malpropre racontée par MACROBE (Sat., II, V, 6) pour démontrer que Julie à ce moment-là tam vulgo potestatem corporis sui faceret est évidemment une des nombreuses inventions qu'on imagina après sa chute pour salir toute son existence. Cependant, dans cette histoire, il est reconnu qu'entre les fils de Julie et leur père, il y avait une ressemblance extraordinaire, ce qui prouve du moins qu'ils étaient bien ses enfants. L'explication que Macrobe en fait donner par Julie ne peut être qu'une calomnie grossière. Elle fut inventée pour accuser Julie d'infamie monstrueuse à une époque de sa vie où il y avait une preuve vivante de sa pudeur : le visage de ses enfants. D'ailleurs est-il vraisemblable que quelqu'un ait osé adresser à Julie, fille d'Auguste et la première femme de Rome après Livie, une question comme celle à laquelle Macrobe prétend que Julie aurait répondu ? Tacite, qui est pourtant si sévère pour cette famille, considère cette histoire comme une fable, et ne reproche pour cette époque à Julie que son adultère avec Sempronius Gracchus. Que l'on observe enfin que Tacite ne dit pas comme SUÉTONE (Tibère, 7) que la femme d'Agrippa aurait essayé de séduire Tibère.

[65] DION, LIV, 16.

[66] DION, LIV, 16.

[67] Nous ne savons pas si elle s'appelait ainsi, et s'il n'y avait pas là deux lois différentes. Ce point, comme tant d'autres, concernant les fameuses lois d'Auguste, est très obscur.

[68] SUÉTONE, Auguste, 89, nous dit qu'Auguste fit publier de nouveau les Orationes Q. Metelli de prole augenda, et Rutilii de modo ædificiorum ; quo magis persuaderet utramque rem non a se primo animadversant, sed antiquis iam tunc curæ fuisse. Il en résulte qu'Auguste chercha à refréner le luxe des constructions. Il me parait donc vraisemblable que ces dispositions étaient contenues dans la lex sumptuaria dont parle SUÉTONE, Auguste, 34.

[69] Voy. ce que dit Pline sur les tissus de soie. N. H., II, XXII, 76.

[70] AULU-GELLE, II, XXIV, § 14-15.

[71] Digeste, XLVIII, V, 1 : Hæc lex lata est a divo Augusto.

[72] Digeste, XLVII, V, 20 ; 26, § 2 ; 23 § 4. Pour ce qui est de cette condition que les deux amants eussent commis leur faute dans la maison du pater familias, il me semble qu'on peut inférer du Digeste, XLVII, V, 23, que cette condition, sans être explicitement contenue dans la lex Julia, en fut une conséquence tirée peu à peu par l'interprétation des juristes Si la loi avait été bien claire sur ce point, on ne comprendrait pas pourquoi Ulpien aurait cité, pour soutenir sa thèse, l'opinion de différents juristes, parmi lesquels Labéon et Pomponius.

[73] Digeste, XLVIII, V, 24. Voy. Cod. Just., IX, IX, 4.

[74] Digeste, XLVIII, V, 2, § 8 ; 3 ; 4. Que les adultères fussent ordinairement jugés par une quæstio semblable à celle qui jugeait le plus grand nombre des procès criminels, cela nous est prouvé surtout par le récit d'un procès d'adultère contenu dans DION, LIV, 30 : le préteur dont parle Dion ne peut être que le président de la quæstio. La procédure des quæstiones était d'ailleurs la même que celle de tous les judicia publica, et la lex Julia faisait de l'adultère un judicium publicum. (Inst., IV, XVIII, 4.)

[75] Inst., IV, XVIII, 4 ; Digeste, XLVIII, V, 4 ; Cod. Théod., IX, II, 2.

[76] PAULI, Sent., II, XXVI, 14.

[77] Digeste, XLVIII, V, 2, § 2 ; 8 et 9 ; Cod. Just., IX, IX, 2.

[78] Digeste, L, XVI, 101 ; XLVIII, V, 34.

[79] Cod. Just., IX, IX, 1.

[80] Nous le voyons très nettement par les vers d'OVIDE, Ars amandi, I, 31-34. Il exclut du public qui doit lire son livre les vierges et les matrones ; et il ajoute (v. 33) qu'il chante Venerem tutam concessaque furta : c'est une allusion évidente à la lex de adulteriis, sur laquelle il revient plusieurs fois dans les Tristes et dans les Pontiques, pour soutenir que son livre n'excitait pas à commettre des actions défendues par la lex de adulteriis. A qui le livre s'adresse-t-il, puisque ce n'est ni aux jeunes filles à marier, ni aux femmes mariées ? Est-ce aux courtisanes ? C'est l'idée qui vient tout d'abord. Mais ceux qui ont lu le livre savent très bien qu'en cent endroits différents, on enseigne au lecteur les moyens les meilleurs pour séduire une femme mariée, ou tromper la vigilance d'un mari jaloux. D'autre part, il serait singulier qu'Ovide traitât de flirta les amours avec des courtisanes. Les concessa furta indiquent qu'il y avait des adultères qui n'étaient pas punis par la lex de adulteriis : c'étaient les adultères avec les étrangères ou les affranchies, qui avaient épousé un étranger ou un affranchi. L'adultère, comme cela est dit pour le stuprum, ne concernait que la femme ingenua et honesta, de naissance libre et de famille respectable, et non l'étrangère ou l'affranchie. Il est probable que l'affranchie qui avait épousé un citoyen romain, selon la lex de maritandis ordinibus, pouvait être accusée d'adultère, mais je n'ai pas trouvé de textes suffisants pour trancher sûrement cette question.

[81] Digeste, XXIII, v. 4 ; PAULUS, Sent., IX, XXI, B 2.

[82] DION, LIV, 17. La seule allusion que j'aie trouvé à cette réforme est, chose curieuse, dans les Amours d'OVIDE (III, VIII, 55) : Curia pauperibus clausa est. Dat census honores.

[83] DION, LIV, 16. Il place cependant cette loi avant la lex Julia de maritandis ordinibus. Il est à supposer que cette loi se rapportait à la réforme timocratique.