GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME V. — LA RÉPUBLIQUE D'AUGUSTE

CHAPITRE IV. — UNE NOUVELLE RÉFORME DE LA CONSTITUTION.

 

 

Mais les admirateurs d'Auguste s'étaient réjouis trop tôt. Tandis qu'ils comblaient Antoine Musa de récompenses, Auguste déclarait que se sentant fatigué et malade, il voulait se retirer dans la vie privée[1]. La réforme constitutionnelle de l'an 27, qui depuis quelques années déjà perdait de sa solidité, se trouvait détruite tout à coup par cette démission. Aussi la consternation fut-elle immense à Rome. On comprenait bien qu'Auguste avait besoin de repos. Mais cependant il semblait seul capable de maintenir les choses en équilibre, d'arrêter ou au moins d'atténuer la lutte contre tant d'éléments discordants, qui déchiraient la république. On chercha donc par tous les moyens à le faire revenir sur sa décision.

Mais Auguste était-il sincère en disant qu'il voulait se retirer dans la vie privée ? Il me semble vraisemblable que cette démission était une feinte. La situation était alors si bizarre et si confuse qu'il était pour Auguste aussi difficile de continuer à gouverner (empire que de cesser de le gouverner. Il lui était difficile de continuer, parce que l'aristocratie postiche qui se groupait autour de lui, et où se mêlait de la vieille et de la nouvelle noblesse, devenait de plus en plus indisciplinée et séditieuse. Mais il ne lui était pas moins difficile de cesser, parce que le peu de zèle et d'autorité qui subsistaient encore dans l'État venaient de lui tout seul. Les fortunes se reconstituaient dans la noblesse grâce aux mariages, aux héritages, aux occasions favorables, et aussi à l'aide d'Auguste lui-même, à mesure que par son intervention on distribuait en concessions perpétuelles aux familles les plus éminentes de la vieille aristocratie, avec l'obligation de payer un petit vectigal annuel, les terres et les mines les meilleures des provinces. Livie avait obtenu des mines de cuivre très riches dans la Gaule transalpine[2] ; Salluste, le neveu de l'historien, d'autres mines de cuivre et de fer sur les territoires des Salasses dont on venait de faire la conquête[3] ; Marcus Lollius, le premier gouverneur de la Galatie, avait déjà commencé, probablement par des concessions de terrains publics, la colossale fortune de sa famille[4] ; et, grâce aux dons d'Auguste, l'augure Cnéus Lentulus, dont le seul mérite était d'appartenir à une auguste famille, reconstituait un patrimoine qui sera plus tard évalué à plusieurs millions de sesterces[5]. Combien d'autres familles de l'aristocratie, qui pendant les années suivantes étalèrent à Rome de grandes richesses, durent refaire leurs patrimoines de cette façon, puisque le nom seul de Lentulus valait tant de millions aux yeux du princeps ! Auguste, en somme, s'occupait avec zèle et avec succès de reconstituer les patrimoines de la noblesse historique. C'était pour celle-ci un motif suffisant pour le maintenir au pouvoir, lui faire voter par le sénat les privilèges les plus étendus, et les décrets les plus honorifiques, mais non pas pour que cette aristocratie voulût, selon ses ordres et son exemple, se soumettre à une discipline sévère, et sacrifier au bien public ses loisirs, ses plaisirs et ses avantages privés. La peur du triumvirat une fois dissipée, la noblesse, en récupérant ses richesses, redevenait insolente et autoritaire, à mesure qu'elle comprenait qu'Auguste, au milieu de tant de difficultés intérieures, ayant derrière lui les souvenirs des guerres civiles, et se trouvant en présence de nouveaux dangers extérieurs, n'oserait pas se faire trop d'ennemis dans les hautes classes. Il en résultait un esprit d'indiscipline croissante. Les sénateurs qui, dix ou quinze ans plus tôt, pendant le triumvirat, à demi ruinés, craignant pour leur existence même et pour leur avenir, avaient su se faire tout petits, se carraient maintenant dans les rues de Rome, encombraient le sénat, se disputaient continuellement pour des riens, se détestaient les uns les autres, et ne respectaient Auguste que d'une façon toute verbale. Il arrivait que les hommes qui lui devaient tout, mouraient sans lui laisser un souvenir, ce qui était alors une très grave offense. On ouvrait de temps en temps des testaments où, sous le prétexte d'expliquer les raisons pour lesquelles il n'avait rien laissé à Auguste, le testateur insérait des plaintes ou des diatribes contre lui, que le magistrat était obligé de lire en public[6]. Et les morts n'étaient pas seuls à parler ; des libelles commençaient à circuler contre lui[7] ; bon nombre de ses collègues ne se gênaient pas pour lui faire un affront quand ils en avaient l'occasion. Auguste avait chassé de chez lui un savant grec, fort renommé, qui disait et écrivait, sur son compte, et sur celui de Livie, des choses atroces ; mais Asinius Pollion s'était empressé de l'accueillir chez lui, et tous les grands se le disputaient[8]. Cnéus Lentulus lui-même affectait de se plaindre qu'Auguste, avec ses largesses, l'avait détourné de ses études, pour l'obliger de s'occuper des affaires publiques[9]. Et, ce qui était plus significatif encore, ses plus anciens amis, malgré sa patience infinie, devenaient tièdes. Tout le monde à Rome savait que Mécène n'était plus pour lui l'ami d'autrefois et la raison, on le disait du moins, c'était qu'il le soupçonnait d'avoir une admiration trop vive pour sa femme[10]. Et à peine guéri, celui que les historiens modernes appellent le maître du monde, n'eut pas l'autorité suffisante pour apaiser une discorde qui s'était élevée dans sa propre famille, entre son neveu Marcellus et son ami Agrippa. S'étant querellés pour des raisons qui ne sont pas très claires, Agrippa s'était plaint, à tort ou à raison, qu'Auguste ne l'avait pas soutenu contre son neveu autant qu'il aurait dû ; et vivement irrité contre son ancien ami, il était parti pour l'Orient, résolu à priver l'empire de ses services pour se venger d'une offense personnelle[11]. On imagine quel accord pouvait régner entre les membres de cette aristocratie, alors qu'ils avaient si peu de respect pour celui qui était, qu'ils le voulussent ou non, leur chef. Mécontentements, médisances, brouilles et dépits, telle était la trame sur laquelle l'aristocratie tissait tous les jours sa toile. Alors que personne ne s'occupait des affaires publiques, il se trouvait des magistrats qui, pour donner au peuple des jeux plus beaux que ceux donnés par leurs collègues, faisaient des folies[12]. Enfin, dans les provinces livrées aux caprices des gouverneurs, dans les armées soumises à une discipline très sévère, leur pouvoir illimité faisait parfois perdre la raison à ces nobles déjà si orgueilleux à Rome. Les actes de cruauté et les actes d'autorité commis par les gouverneurs dans leur province étaient fréquents, et, bien que portée à des sentiments plus humains, même pour les peuples qui étaient ses sujets, l'opinion publique demanda à Auguste avec une insistance croissante de réprimer ces excès[13]. Mais que pouvait-il faire ? Bien qu'affligé du départ d'Agrippa, il lui avait envoyé sa nomination de legatus pour la Syrie[14], pour faire aboutir à quelque chose d'heureux la querelle avec Marcellus. Du côté des Parthes, les choses se gâtaient de plus en plus ; Phraatès envoyait à Rome une ambassade pour réclamer son fils et Tiridate[15] ? Quoi qu'il dût arriver, il était prudent de mettre Agrippa à la tête des légions de Syrie. Mais Agrippa, tout en ne refusant pas sa nomination, resta à Lesbos, comme Achille sous sa tente, sans s'occuper des provinces[16] ; si bien qu'Auguste, n'osant pas lui intimer d'accepter ou de refuser, se trouvait avec la Syrie sans legatus, au moment où il était menacé d'une guerre avec les Parthes. Cependant, dans les classes moyennes, et parmi les sénateurs et les chevaliers les plus respectables, le courant puritain prenait de la force ; on réclamait des censeurs, des lois sévères contre la corruption des mœurs, des mesures enfin qui puissent refréner le désordre de la haute société ; c'était là une nouvelle et très grosse difficulté pour Auguste. Les classes moyennes à qui il n'avait rien donné avaient pour Auguste une admiration plus sincère et plus fervente que l'aristocratie à qui il avait tout donné ; et cette popularité dans les classes moyennes était même ce qui donnait le plus de force à son gouvernement. Il comprenait donc qu'il lui fallait donner à ces classes au moins une satisfaction morale. Mais il n'osait pas favoriser ouvertement le mouvement et s'en servir pour exercer une pression morale sur l'aristocratie paresseuse et indisciplinée. Il était bien facile de réclamer des lois contre la corruption des classes riches. mais il était malaisé de les faire. Aux beaux temps de la république, la discipline des mœurs privées avait été maintenue surtout par les chefs de la famille, chaque famille étant comme une petite monarchie ; maintenant que ces chefs manquaient à leurs devoirs, on ne pouvait pas, comme beaucoup l'auraient voulu, faire intervenir la loi sans bouleverser les principes fondamentaux du droit familial, c'est-à-dire sans ruiner la tradition que l'on voulait rétablir. Nec vitia nostra nec remedia pati possumus. Auguste était donc disposé à faire élire de nouveau des censeurs et à prendre l'initiative d'une nouvelle réforme de l'administration des finances qu'il était de plus en plus nécessaire de relever. Tous les ans, on tirerait au sort parmi les préteurs deux administrateurs qui seraient appelés les prætores ærarii[17]. Mais pour le reste, il ne voulait pas se compromettre dans des tentatives de législation trop révolutionnaire. En somme, la situation était hérissée de difficultés ; et pour comble de malheur, dans ce moment critique, le seul homme qui aurait pu le remplacer à la tète de l'État, le seul collaborateur qui lui eût été vraiment utile pendant les années précédentes, s'était éloigné à la suite d'une simple querelle. Rebuté de tant de difficultés, soucieux de ne pas porter atteinte au peu de santé qui lui restait, Auguste avait fini par imaginer une nouvelle réforme de la constitution, grâce à laquelle il transporterait son autorité de l'Italie sur les provinces, de la politique intérieure sur la politique extérieure. Il abandonnerait définitivement le principe césarien du cumul des charges, comme impossible à appliquer, à cause de l'effort surhumain qu'il imposait ; il se ferait attribuer sur les gouverneurs de toutes les provinces un pouvoir discrétionnaire de vigilance et de contrôle dépendant du sénat ou de lui-même, il deviendrait enfin le véritable princeps souhaité par Aristote, par Polybe, par Cicéron, c'est-à-dire le gardien suprême de la constitution. Grâce à cette réforme, Auguste n'aurait plus à s'occuper du gouvernement de Rome et de l'Italie qui était le plus difficile ; il pourrait se rendre dans les provinces et y séjourner de longues années ; il pourrait continuer la réorganisation des finances impériales et donner à ses amis, par un bail illimité, les biens publics de tout l'empire, et non plus seulement ceux de ses provinces ; il pourrait enfin donner satisfaction aux classes moyennes et aux classes intellectuelles d'Italie, sinon en corrigeant les mœurs de la métropole corrompue, du moins en empêchant dans les provinces les abus les plus scandaleux ; en appliquant dans la mesure du raisonnable les trois vers fameux où Virgile définit la mission impériale de Rome :

Tu regere imperio populos, Romane, memento ;

Hæ tibi erunt artes ; pacisque imponere morem,

Parcere subjectis et debellare superbos.

Tout en tenant pour distinctes trois choses que les contemporains étaient de plus en plus portés à confondre, la philosophie, la poésie et la politique, Auguste considérait comme nécessaire, surtout en Orient, une politique de conciliation, de justice, de douceur, comme il l'avait montré, quelque temps auparavant, quand certaines villes d'Asie Mineure, ruinées par un tremblement de terre, avaient osé s'adresser pour avoir du secours au sénat romain, qui depuis des siècles, au lieu de leur donner de l'argent, ne faisait que leur en prendre. Auguste avait appuyé la demande, et Tibère l'avait défendue devant le sénat[18]. Il était donc décidé à essayer dans tout l'empire, et en commençant par un voyage en Grèce et en Orient, cette réforme de l'administration des provinces que n'avaient pu accomplir ni Sylla, ni Lucullus, ni Cicéron, et qui était devenue possible et relativement faisable, maintenant qu'il n'y avait presque plus rien à prendre dans les provinces, et que les terribles publicains avaient disparu. Auguste connaissait à fond cet art suprême des politiciens qui consiste à grossir les difficultés aux yeux des masses, pour se donner plus de mérite à en avoir triomphé. Il se chargeait très volontiers d'une tâche qui avait, pour un homme politique, ce merveilleux avantage d'être facile et de parai tre très difficile.

Il me semble donc probable que sa démission était une feinte pour amener plus facilement le sénat et le peuple à approuver la nouvelle réforme de la constitution et surtout l'abdication du consulat, qui devait inquiéter fort les hautes classes de Rome, car elles ne voyaient pas de moyen plus commode pour maintenir l'ordre à Rome et pour avoir de bonnes élections sans difficulté, que d'avoir Auguste pour consul. Mais s'il était facile d'amener le sénat à perdre un consul aussi commode, il était plus difficile de déclarer brutalement, surtout aux classes moyennes, qui avaient mis tant d'espoirs en Auguste, qu'il ne comptait plus prendre soin des intérêts et de l'administration de l'Italie. C'est pour cette considération, très probablement, qu'Auguste accepta la puissance tribunitienne à vie, c'est-à-dire les droits des tribuns qu'il ne possédait pas encore, le choit de veto, le droit de faire des propositions au sénat, de proposer des lois aux comices. Ainsi il n'aurait pas l'air de se désintéresser complètement de l'Italie ; il conserverait un moyen d'intervenir dans les affaires de Rome ; et en même temps les pouvoirs et les responsabilités qui lui incomberaient seraient bien moindres que pour le consul[19]. Vers le milieu de l'année, après les Feriæ Latinæ, cette convention fut mise à exécution. Auguste abdiqua le consulat, et le sénat lui accorda en échange un droit de surveillance et de contrôle sur les gouverneurs de toutes les provinces ; on y joignit le droit de pénétrer dans le pomœrium sans perdre ses pouvoirs proconsulaires ; enfin on lui accorda la puissance tribunitienne à vie[20]. A son tour Auguste, pour donner une compensation au parti aristocratique, appuya la candidature au consulat de Lucius Sextius, qui était un ancien proscrit et un très fidèle ami de Brutus[21]. Et ainsi toutes les difficultés qu'avait fait naître la maladie du princeps semblaient aplanies. Mais il ne tarda pas à en naître de nouvelles, parce que ce n'étaient pas les maladies d'Auguste, comme on le croyait généralement, qui créaient les difficultés, mais les contradictions qui se présentaient à propos de tout et qu'aucun décret ne pouvait faire disparaître. Bien que les affaires publiques fussent urgentes et compliquées, le sénat et les magistrats continuaient à n'en prendre qu'à leur aise, et la réforme de la constitution n'empêcha pas que dans la seconde moitié de l'an 23, ni les édiles, ni les consuls ne se préoccupèrent plus de rien, pas même de la famine qui menaçait l'Italie et Rome ; et que le parti de la noblesse ne se remuât que pour renouveler le scandale de Cornelius Gallus contre un obscur gouverneur de la Macédoine, Marcus Primus, qui avait fait une petite expédition contre les Odrises, sans y avoir été autorisé par le sénat. Implacable, lorsqu'il s'agissait de persécuter ceux qui lui semblaient des usurpateurs et des intrus dans les dignités qui lui étaient réservées, le parti de la noblesse avait fait accuser Primus, mais la petite coterie démocratique qui avait laissé déchirer Cornelius Gallus avait cette fois relevé le défi. Muréna acceptait de défendre Primus ; les autres et surtout Fannius Cépion s'efforçaient par tous les moyens de faire absoudre Prirnus[22]. Rome allait donc voir un nouveau procès scandaleux, tandis que la disette, silencieuse et invisible, vidait peu à peu les greniers de Rome. Sur ces entrefaites arrivèrent les ambassadeurs des Parthes, et, sujets d'un monarque, peu versés dans le droit constitutionnel romain, ils se rendirent auprès d'Auguste.

Une ambassade des Parthes à Rome, à ce moment-là aurait pu légitimement détourner l'attention publique, non seulement d'une misère comme le procès de PH-mus, mais aussi des choses sérieuses comme la disette imminente ; la question parthique, en effet, était la plus grave des questions de politique extérieure alors pendantes. L'Italie ne voulait pas encore reconnaître qu'elle n'avait pas des forces nécessaires pour faire la conquête de la Perse. Alexandre l'avait bien conquise ; Rome pouvait donc en faire autant : c'est ainsi que le public raisonnait, sans réfléchir que l'empire n'avait plus que vingt-trois légions et peu d'argent. En effet, en attendant que Rome fit la conquête de la Perse, Phraatès demandait qu'on lui remît, non seulement son fils, mais Tiridate lui-même, que la république avait accueilli sous sa protection ; et Rome se trouvait dans le plus grand embarras. Consentir, c'aurait été compromettre en Orient le prestige de la puissance romaine par un acte dangereux de faiblesse ; et d'autre part, en répondant arrogamment, on pouvait provoquer cette guerre dont les gens sans expérience pouvaient seuls parler à la légère, comme on le faisait en Italie. Mais l'arrivée des ambassadeurs parthes était un événement grave pour une autre raison encore : elle allait mettre à l'épreuve, d'une façon définitive, dans sa partie la plus essentielle, la restauration de la constitution décidée en l'an 27. Cette question si grave de politique extérieure, c'était le sénat qui, d'après la constitution rétablie, devait la résoudre, parce que le sénat seul était compétent pour traiter avec les États étrangers. Auguste en effet, qui observait scrupuleusement la constitution, surtout quand il pouvait ainsi éviter quelque responsabilité grave, avait renvoyé les ambassadeurs du roi des Parthes au sénat. Ainsi pour la première fois depuis la restauration de la république et même depuis près d'un demi-siècle, le sénat se trouvait saisi d'une question capitale de politique extérieure, avec pleins pouvoirs pour la traiter à sa guise, comme aux plus beaux temps de la république ; pour la première fois il pouvait rentrer en possession de toute cette ancienne autorité diplomatique, qui avait été la partie essentielle de sa puissance et dont les partis et les coteries l'avaient dépouillé depuis quarante ans. C'est donc dans l'histoire de Rome un moment important que celui où, avec l'ancien cérémonial, les ambassadeurs parthes furent introduits au sénat. Évidemment le sénat ne pourrait plus être l'organe suprême et pour ainsi dire le cerveau de l'empire, s'il ne savait plus diriger la politique extérieure. On allait voir à ce moment, définitivement, si le sénat avait encore assez de vigueur pour reprendre ses anciennes fonctions. Mais l'épreuve fut — hélas ! — malheureuse pour la grande assemblée. Le sénat renvoya les ambassadeurs à Auguste, en chargeant le princeps de traiter et de conclure un accord avec eux[23]. Pour quelles raisons ? Les historiens ne nous le disent pas, mais il n'est pas difficile de comprendre que ce sénat, sorti des guerres civiles, n'avait ni le courage, ni l'intelligence, ni la volonté nécessaires pour traiter une affaire aussi grave. Les Parthes lui faisaient peur : Auguste pouvait bien s'occuper de cette affaire. Auguste se dit qu'en faisant aller les ambassadeurs de l'un à l'autre, ceux-ci comprendraient que tout le monde à Rome avait peur ; et ainsi, comme il fallait bien que quelqu'un causât avec les représentants de l'empire parthique, il consentit à négocier un compromis. Et il s'acquitta de sa mission avec beaucoup d'habileté. Il refusa de livrer Tiridate ; il se déclara prêt à ne plus l'aider dans ses tentatives pour recouvrer le trône et aussi à conclure un traité d'amitié avec Phraatès, et à lui restituer son fils ; mais il exigea des compensations. Il ne dut pas tarder à s'apercevoir que Phraatès, peu sûr de son pouvoir, menacé d'une révolution, et entouré de prétendants, était aussi désireux que lui d'une paix définitive ; et habile à profiter des faiblesses de l'adversaire comme les diplomates romains de la vieille école, il finit par demander en échange de ses concessions et d'un traité formel d'amitié qui terminerait pour toujours les guerres entre les deux empires, la restitution des enseignes et des prisonniers des dernières guerres, et l'abandon à l'influence romaine de l'Arménie qui, après Actium, était tombée sous le protectorat des Parthes[24]. Le protectorat de l'Arménie, inutile du reste, devait peut-être, dans la pensée d'Auguste, être une compensation à offrir à l'Italie frustrée de la conquête de la Perse. Rome sut bientôt qu'Auguste avait conclu un accord satisfaisant avec les Parthes, et tout le monde en fut content. Mais personne ne se doutait qu'au moment où il chargeait Auguste de traiter la plus importante affaire extérieure qui se fût présentée depuis la restauration de la république, le sénat avait posé la première pierre de l'édifice de la monarchie, qui ne sera achevé que deux siècles plus tard. Par ce sénatus-consulte le sénat se déclarait incapable de diriger la politique extérieure de l'empire ; il renonçait spontanément à son autorité la plus importante, pour la transmettre à un homme et à une famille ; et il travaillait ainsi, avec plus d'efficacité qu'Auguste, et contre la volonté de celui-ci, à fonder à Rome la monarchie. Le jour où, à Rome, ce ne sera plus le sénat, mais une famille, qui sera capable de traiter la politique extérieure, Rome aura véritablement dans ses murs, une dynastie[25].

Mais tandis qu'Auguste s'occupait des lointaines frontières orientales de l'empire, et que le parti aristocrate et le parti populaire se préparaient à lutter dans les tribunaux au sujet de Primus, la faim fondit sur la ville sans défense. Le peuple se contenta de regretter qu'Auguste ne fût plus consul, de s'écrier que s'il était consul, le blé ne serait pas venu à manquer[26] : mais quand on commença à souffrir bien fort de la faim, quand pour comble de malheur, le Tibre déborda, chassant de leur gite les malheureux plébéiens qui déjà n'avaient plus de pain, le peuple se leva, fit des démonstrations, acclama Auguste dictateur, lui envoya des députations, le suppliant de se charger, comme Pompée en l'an 57, de l'annone[27] ; bref, en quelques jours, il mit en pièces la dernière réforme constitutionnelle qui avait été élaborée avec tant de soin. Auguste refusa d'abord cette dictature conférée par l'émeute ; mais quand le peuple eut cerné le sénat et menacé de brûler la Curie et les pères conscrits, s'ils ne le faisaient pas dictateur[28], il comprit qu'on ne pouvait pas plaisanter avec la faim de la foule comme avec les conquêtes et les accords diplomatiques, et il accepta de s'occuper de l'annone. Il nomma, en les choisissant parmi les anciens préteurs, des præfecti frumenti dandi[29]. Il distribua du blé[30], il en fit chercher partout. Pour donner un exemple à la noblesse si paresseuse, il confia à son petit-fils Tibère la mission de faire décharger le blé à Ostie et de le faire transporter à Rome[31]. Ainsi un Claudius, le descendant d'une des familles les plus fières et les plus nobles de Rome, allait s'occuper de faire porter du blé à Rome, presque comme un second Egnatius Rufus ! Mais ce jeune homme avait vraiment quelques-unes de ces qualités de la vieille aristocratie, qui ne se trouvaient plus guère que dans les livres : l'énergie, le sérieux, le désir de se faire remarquer. Aussi se tira-t-il bien de sa modeste mission[32]. Et cependant le public ne fut pas calmé. Le mécontentement causé par la famine avait encore donné des forces au mouvement puritain ; quand on eut renoncé à l'idée de faire Auguste dictateur, on commença à proposer de le créer censeur à vie. Il était évident que, sans une surveillance plus rigoureuse des mœurs, l'État allait se dissoudre ; personne mieux qu'Auguste ne pouvait exercer cette surveillance ; Auguste qui n'eût pas voulu de cette charge nouvelle et difficile, mais qui n'avait pas non plus le courage de s'opposer au violent désir populaire, proposa au sénat une transaction : on ferait les élections des censeurs. Elles eurent lieu en effet, et deux personnages éminents furent élus, Lucius Munatius Plancus et Paulus Æmilius Lepidus[33]. Mais le public ne fut pas satisfait. Il continua à demander qu'Auguste eût la dictature ou la censure, c'est-à-dire une forme d'autorité rapide et forte, et avec tant d'insistance qu'Auguste dut à la fin avoir recours à une transaction. Il ne voulut ni le nom, ni l'autorité véritable de dictateur ou de censeur : il accepta, et certainement avec l'intention de s'en servir seulement pour pourvoir à l'annone, que le sénat lui accordât le pouvoir de rendre des édits, comme s'il était consul, à chaque fois qu'il jugerait cela opportun pour le bien public, c'est-à-dire que l'on élargit ce pouvoir discrétionnaire de surveillance sur les provinces qui lui avaient été donné quelques mois auparavant, en y comprenant Rome et l'Italie[34]. Il fut donc investi d'une demi-dictature.

C'est au milieu de ces tourments que l'on arriva à la fin de l'an 23 : mais personne, pas même Auguste, n'avait compris ce qui s'était véritablement passé cette année-là et la véritable importance de ce mouvement populaire, provoqué par la famine, qui avait poussé de nouveau l'État vers la dictature, tandis que dans le courant de l'année, la maladie d'Auguste avait semblé l'incliner de nouveau vers d'étroites formes républicaines. En réalité, ce pouvoir d'émettre des édits, que le sénat avait voté à la hâte, au milieu des cris de la plèbe affamée. est le germe d'où sortira le despotisme monarchique. Ce ne sera d'abord qu'une toute petite plante ; mais bientôt il deviendra un arbuste vigoureux, arbre gigantesque qui enfin couvrira de ses branches tout l'empire. Mais, comme il est naturel, les contemporains préoccupés seulement du présent, n'eurent de cela aucune idée. lis avaient d'ailleurs assez de soucis immédiats pour ne pas songer trop à l'avenir lointain. Au commencement de l'an 22 Marcellus fut atteint de la maladie dont avait failli mourir Auguste l'année précédente ; mais cette fois ce fut en vain qu'Antonius Musa tenta de nouveau le traitement par les bains froids : Marcellus, le seul descendant mâle de César, mourut[35]. Cependant les mesures prises par le curator de l'annone et aussi la récolte nouvelle faisaient peu à peu cesser la famine ; le peuple se tranquillisait ; Auguste demeurait embarrassé de sa demi-dictature, dont il ne savait quel usage faire, ou plutôt dont il ne voulait faire aucun usage ; et deux censeurs, nouvellement élus, Munatius et Paulus, échouaient complètement dans leur mission. Les deux censeurs avaient aussitôt commencé à se quereller ; au bout de peu de temps Paulus était mort ; Munatius, d'autre part, était un homme trop vicieux pour pouvoir corriger les mœurs des autres : ni l'un ni l'autre ne firent donc rien[36]. Ce fut encore là une désillusion pour le parti puritain, dont l'irritation était déjà si grande. Auguste s'en inquiéta ; et pour que la déception ne fût pas trop grande, il crut nécessaire de réparer en partie la scandaleuse négligence des deux censeurs, en usant de son pouvoir semi-dictatorial[37] contre les abus les plus graves. Il défendit aux chevaliers et aux fils des sénateurs de monter sur la scène ; il interdit certains banquets publics, et, pour d'autres, il limita la dépense ; pour empêcher les magistrats de rivaliser à qui donnerait les plus beaux jeux et de faire d'excessives dépenses, il confia le soin des jeux aux préteurs ; il alloua à chacun d'eux des subsides du trésor, et il fixa pour tous la même dépense ; il limita le nombre des gladiateurs ; il s'occupa enfin d'organiser un service pour l'extinction des incendies, comprenant que l'on ne pouvait pas obliger le peuple à laisser brûler ses maisons, sous prétexte que l'aristocratie détestait Egnatius Rufus, et il imita celui-ci qu'il avait cependant blâmé pour cela même. Il chargea les édiles curules de faire éteindre les incendies, en leur donnant six cents esclaves, c'est-à-dire un personnel plus nombreux que celui qu'ils avaient jusque-là[38]. Cependant la lutte recommençait entre démocrates et aristocrates au sujet de Primus, et avec un tel acharnement, qu'ils arrivèrent à y entraîner Auguste, qui aurait voulu demeurer spectateur impartial. Primus ne pouvait nier qu'il avait entrepris son expédition sans l'autorisation du sénat, mais, pour se défendre, il disait tantôt que c'était Auguste, c'est-à-dire le généralissime, et tantôt que c'était Marcellus, qui lui en avait donné l'ordre[39]. Il est évident que Primus inventait ces justifications, car il n'osa pas citer Auguste comme témoin[40] ; mais il espérait évidemment qu'Auguste ne le démentirait pas. D'ailleurs les accusateurs de Primus comptaient si peu sur la complaisance d'Auguste, qu'eux non plus n'osaient pas le citer comme témoin : si bien que le procès semblait dépendre de ce témoin qu'accusateurs et défenseurs rencontraient tous les jours sur le forum et que personne ne voulait interroger. Mais le jour du procès, Auguste, de lui-même, se présenta au tribunal, et dans sa déposition, affirma, malgré les invectives des défenseurs, qu'il n'avait donné aucun ordre au gouverneur de la Macédoine[41]. Auguste ajoutait ainsi la condamnation de Primus à la série de compensations à l'aide desquelles il cherchait à faire oublier à la noblesse les proscriptions, Philippes, les confiscations, l'extermination de la famille de Pompée, la tyrannie du triumvirat. Et la noblesse eut tant de joie de cette intervention d'Auguste qu'elle lui fit aussitôt attribuer par le sénat lui-même l'autorisation de le convoquer à sa guise, comme s'il était consul[42].

Le parti démocratique fut très irrité, et l'on ne sait pas au juste ce qui se passa alors. Il semble qu'Auguste fut averti par un certain Castricius[43], de veiller sur sa personne, parce que Muréna, Fannius Cépion et d'autres chefs du parti démocratique, à l'exception cependant d'Egnatius Rufus[44], indignés de la déposition qu'il avait faite, tramaient une conjuration pour l'assassiner, comme César. La conjuration était-elle sérieuse ? Ou se réduisait-elle à quelque projet inconsidéré, exprimé aussitôt après le procès de Primus, dans le bouillonnement de la colère[45] ? Il est impossible de le dire. Il est au contraire certain qu'Auguste, qui s'en était ouvert à Mécène, était d'abord porté à étouffer l'affaire. Mais la chose s'ébruita, et, semble-t-il, par la faute de Mécène et de sa femme, qui était la sœur de Muréna[46]. De nouveau une mêlée atroce de haines, de persécutions, de calomnies et de vengeances s'engagea autour de la personne du princeps. Auguste, à cause de sa puissance tribunitienne, était un personnage sacro-saint ; une conjuration contre lui était donc un sacrilège des plus graves. Le public, qui admirait Auguste et qui était redevenu très pieux, s'emporta encore plus que de coutume, perdit tout à fait la raison, et sans vouloir examiner de près les torts ou l'innocence de chacun, ne réclama que des condamnations ; accuser un conjuré devint une chose à la mode, une manière sûre d'acquérir de la popularité très facilement ; il suffisait d'un vague indice, d'un faux témoignage, d'un rien enfin pour convaincre d'assassinat un citoyen tranquille. Et aussitôt le parti de la noblesse en profita pour exterminer les derniers restes du parti populaire ; tous ceux qui se sentaient de l'ambition et qui étaient portés vers les nouvelles idées conservatrices, choisirent un adversaire et accusèrent quelqu'un ; la conjuration contre Auguste devint le prétexte d'une persécution sauvage, dans laquelle se déchainèrent sur quelques victimes presque innocentes les dernières rancunes des guerres civiles. Des hommes sérieux et courageux osèrent résister à la folie universelle, soit en protestant contre des accusations sans preuves, soit en se refusant à condamner, quand ils étaient juges, soit en témoignant de la sympathie pour les condamnés[47] ; mais leurs protestations n'eurent aucun résultat. Ce fut même par ces accusations que plusieurs jeunes gens firent leur adhésion publique au nouveau parti de la noblesse qui voulait détruire la tradition démocratique, et restaurer, autant qu'il était possible, l'ancienne politique aristocratique et conservatrice. Au nombre de ceux-ci fut Tibère qui accusa Cépion[48].

Auguste ne poussa pas à la persécution, et il ne fit rien non plus pour l'arrêter ; mais il fut si épouvanté de cette fureur populaire et de la facilité avec laquelle on condamna innocents et coupables, qu'il proposa une loi selon laquelle l'unanimité des suffrages serait désormais nécessaire pour une condamnation[49]. Puis il se hâta de partir. Il y avait pour lui à Rome un danger plus grave et plus continuel que les embûches des conjurations : c'était l'admiration populaire qui le poursuivait sans trêve, qui l'avait élu consul, malgré ses protestations, pour l'année 21, et qui l'obligeait à chaque instant à user des pouvoirs de sa dictature. En effet, cédant aux prières et plus encore à la nécessité, il avait dû, une fois encore, y avoir recours dans une affaire de peu d'importance, mais très pressante. Partout en Italie on se lamentait sur la disparition mystérieuse de gens, dont, disait-on, s'étaient emparés des propriétaires peu scrupuleux pour les enfermer dans des prisons pendant l'anarchie de la révolution ; on disait partout que pendant les années où les factions avaient recruté tant de légions, beaucoup de propriétaires avaient ouvert leurs prisons aux jeunes gens qui voulaient échapper au recrutement, en offrant de les faire passer pour leurs esclaves, mais qu'ensuite ils les avaient gardés tout de bon. Persuadé que les magistrats ordinaires n'auraient rien su faire, Auguste, qui avait déjà pu féliciter Tibère au sujet de la mission annonaire, le chargea de fouiller les prisons, d'interroger les esclaves, de rompre les chaînes des hommes libres qui étaient ainsi retenus[50]. Puis enfin, après avoir renoncé au consulat et restitué au sénat la Narbonnaise et Chypre, Auguste, dans la seconde partie de l'an 22, partit de Rome, fuyant pour ainsi dire sa dictature ; et il se rendit en Sicile où il voulait faire la première étape de son voyage, pour achever d'y établir dans différentes villes de la côte dont nous ne savons au juste ni le nombre, ni le nom, des colonies de ses vétérans d'Actium[51]. Mais la dictature essaya encore une fois de poursuivre celui qui la fuyait. Tandis qu'il s'occupait de ses colonies, Auguste fut rejoint par une députation de citoyens éminents, venus de Rome pour le supplier d'y retourner. Comme on devait élire le consul qui occuperait le poste laissé vacant par lui, et que deux candidats, Quintus Lepidus et Marcus Silanus, s'étaient présentés, de grands désordres avaient de nouveau éclaté, et aucune autorité n'étant là pour les réprimer, on n'avait pas pu procéder à l'élection. C'était Auguste, toujours Auguste qu'il fallait, dans toutes les circonstances et pour tous les métiers : marchand de blé, banquier de l'État, conquérant, réparateur des routes, chef de la police. Les deux candidats vinrent aussi le trouver, après la commission, pour plaider leur cause. Mais Auguste ne voulut pas revenir ; il fit des reproches aux deux candidats et leur enjoignit de ne retourner à Rome qu'après l'élection. Ce fut en vain : les troubles recommencèrent quand on tenta de nouveau de procéder à l'élection ; si bien que, au 1er janvier de l'an 21, on n'avait pas encore pu élire l'autre consul. Auguste comprit qu'il fallait faire quelque chose ; et il se résolut à user de nouveau et plus largement de ses pouvoirs discrétionnaires, en envoyant à Rome Agrippa comme gouverneur. La mort de Marcellus avait rapproché les deux anciens amis ; les difficultés de Rome poussèrent Auguste à se réconcilier tout à fait avec Agrippa ; il lui fit épouser Julie, la veuve de Marcellus, et, en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires, il lui donna le gouvernement de Rome, qu'en l'an 26, au bout de six jours, Messala avait refusé. En faisant d'Agrippa son gendre, il allait stimuler son zèle et lui donner plus d'autorité auprès du peuple[52]. Ainsi, au printemps de l'an 21, il fit voile vers la Grèce. Mais malgré tous ses efforts pour rendre la vie à la vieille constitution, malgré le retour à l'esprit aristocratique et au culte de la tradition républicaine, Auguste avait été obligé d'assumer et d'exercer à différentes reprises l'autorité d'un demi-dictateur ; et pour ne pas devenir tout à fait dictateur, il ne trouvait pas d'autre moyen que de s'enfuir au loin.

Cependant le plan de son voyage en Orient s'était élargi. Soit que, comme le donnerait à entendre un passage de Dion, le roi des Parthes, qui avait recouvré son fils, tardât trop à tenir les engagements qu'il avait pris ; soit qu'Auguste voulût par un coup de théâtre peu dangereux et retentissant éblouir l'Italie, il avait décidé d'envahir l'Arménie avec une armée. Il savait combien il était facile d'écraser les petites monarchies d'Orient ; si, quand une armée romaine serait entrée en Arménie, le roi des Parthes lui envoyait les enseignes et les prisonniers, il serait facile de faire croire à l'Italie qu'en envahissant l'Arménie, Auguste avait contraint le roi des Parthes à implorer l'amitié de Rome.

 

 

 



[1] SUÉTONE, Auguste, 28. De reddenda republica bis cogitavit... rursus, tædio diuturnæ valetudinis, quum etiam magistratibus ac Senatu domum accitis, rationarium imperii tradidit. Cette phrase fait certainement allusion à la scène racontée par Dion, et elle nous prouve que le tædium diuturnæ valetudinis, dont parle Suétone, fut la conséquence de cette maladie. Suétone cependant fait évidemment une confusion entre l'intention qu'avait Auguste de revenir à la vie privée et la remise des documents, mesure prise pendant la maladie, tandis qu'il est plus vraisemblable qu'il n'ait manifesté son désir de revenir à la vie privée, qu'après sa maladie. J'ai donc cru possible d'établir une liaison entre ce dessein d'abandonner le pouvoir, et la réforme constitutionnelle qui fut faite cette année-là.

[2] PLINE, XXXIV, I, 3.

[3] PLINE, XXXIV, I, 3.

[4] PLINE, IX, XXXV, 118 : celui-ci attribue l'immense fortune de Lollius à ses exactions en Orient. Mais il est probable qu'il n'eut recours à cet expédient que plus tard, quand il se sentit plus en sûreté, et que sa fortune eut bien pour origine les largesses d'Auguste.

[5] SÉNÈQUE, De Benef., II, XXVII, 1.

[6] SUÉTONE, Auguste, 55.

[7] SUÉTONE, Auguste, 55.

[8] SÉNÈQUE, De ira, III, XXIII, 5.

[9] SÉNÈQUE, De Benef., II, XXVII, 2.

[10] DION, LIV, 19.

[11] DION (LIII, 32) dit qu'Auguste envoya Agrippa en Orient parce que Marcellus était jaloux de lui, Auguste ayant préféré Agrippa à Marcellus, quand il avait désigné un successeur pendant sa maladie. SUÉTONE, au contraire (Auguste, 66... Desideravit... Agrippæ patientiam...), rapporte les choses d'une façon bien différente : il dit qu'Agrippa partit, indigné à cause de certaines préférences données à Marcellus, et aussi à cause d'un commencement de froideur qu'il avait remarqué chez Auguste (ex levi frigoris suscipione et quod Marcellus sibi anteferretur). La version de Suétone me semble beaucoup plus vraisemblable. Dion, d'ailleurs, se contredit ; en effet, au chapitre XXX, il a déjà dit qu'Auguste ne désigna personne pour lui succéder, comme il est d'ailleurs naturel, puisque sa charge n'était nullement héréditaire. Il ne pouvait donc pas avoir préféré Agrippa à Marcellus. En outre quand Dion dit qu'Auguste envoya Agrippa en Orient, il se représente un peu trop le princeps sur le modèle d'un empereur de son temps. Auguste n'avait aucun pouvoir pour envoyer Agrippa en Orient ; il n'aurait pu que le prier d'y aller. Ce fut donc de son plein gré qu'Agrippa partit. La version de Suétone qui voit là une vengeance d'Agrippa est ainsi plus vraisemblable. Velleius Paterculus (II, XCIV, 2) parle de tacitas cum Marcello offensiones ; et il nous fait comprendre l'origine de la légende rapportée par Dion, quand il nous dit que successorem poteatiæ ejus arbitrabantur futurum, ut tamen id per M. Agrippam secure ei posse contingere non existimarent. Il s'agit donc de propos tenus à Rome. Le mauvais état de santé d'Auguste faisait que bien des gens se demandaient ce qui arriverait, s'il venait à mourir, et il y en avait qui croyaient savoir que son intention était de faire nommer Marcellus.

[12] Auguste, en l'an 22, prit des mesures contre ces rivalités. Voy. DION, LIV, 2.

[13] SÉNÈQUE, De Ira, I, XVIII, 2, 5, cite certains faits de ce genre à l'époque d'Auguste. Voy. aussi l'anecdote de Vedius Pollion, DION, LIV, 23.

[14] Cette mission d'Agrippa en Syrie est l'objet de bien des doutes, et elle a donné lieu à de longues discussions. Il est certain que Josèphe se trompe, quand il dit (A. J., XVI, III, 3) qu'Agrippa gouverna toute l'Asie pendant dix ans. Il a confondu cette première mission avec la mission plus étendue qu'il eut dans la suite. Mais en quelle qualité Agrippa alla-t-il en Syrie en l'an 23 ? MOMMSEN (Res gestæ Divi Augustæ, 1865, p. 113) soutient que, dès l'an 23, il eut des pouvoirs plus étendus qu'un proconsul, mais il ne sait pas de quelle façon ils lui furent donnés. ZUMPT (Comm. Epigr., II, p. 79) dit qu'il dut y avoir un sénatus-consulte qui donna à Agrippa le proconsulat de la Syrie. Mais la chose la plus probable est qu'Auguste nomma alors Agrippa son legatus en Syrie, comme il le nommera quelques années plus tard son legatus en Espagne. Il n'y a qu'une difficulté, c'est que DION (LIII, 32) dit qu'Agrippa resta à Lesbos et envoya en Syrie ses légats. Or un legatus n'avait pas la faculté d'envoyer à son tour des legati. Dion n'a-t-il pas pu se tromper en prenant pour des legati d'Agrippa de moindres magistrats, tels que des questeurs ? Mais si l'on n'admet pas qu'Agrippa était le legatus d'Auguste, on tombe dans des difficultés inextricables. La Syrie était une des provinces d'Auguste ; il faudrait alors admettre qu'Auguste avait restitué la Syrie au sénat ; que le sénat en avait donné le proconsulat à Agrippa, qui, d'autre part, en l'an 23, n'avait pas encore accompli le quinquennium légal après son consulat (il avait été consul en l'an 27). Or nous n'avons rien qui nous indique qu'Auguste ait renoncé à la Syrie. Il faut ajouter qu'en l'an 20 Auguste se rendra en Syrie et y prendra plusieurs mesures importantes ; pourquoi donc aurait-il renoncé trois années auparavant à cette province ? En outre, il y avait en Syrie une armée importante ; les difficultés avec les Parthes n'étaient pas encore réglées, et il semble invraisemblable qu'Auguste, dans de telles conditions, ait changé l'organisation de la province.

[15] DION, LIII, 33 ; JUSTIN, XLIII, V, 8.

[16] DION, LIII, 32.

[17] DION, LIII, 32.

[18] SUÉTONE, Tibère, 8 ; voy. AGATHIAS, II, 17.

[19] Il me semble que les historiens se sont jusqu'ici entièrement mépris, en considérant comme la partie importante de la réforme de l'an 23, la substitution du tribunat à vie au consulat. Cette substitution ne peut être, au contraire, que la partie accessoire de la réforme ; elle fut faite pour donner une satisfaction platonique à l'Italie. En réalité, Auguste qui avait déjà l'inviolabilité tribunitienne et qui ne devait donc pas à cette réforme l'avantage d'être considéré comme sacro-saint, ne fit jamais usage du droit de veto, et ce ne fut que plus tard, en l'an 18, qu'il fil usage du droit de rogation : et ces deux droits étaient les plus importants du tribunat. Cela signifie assurément que le tribunat à vie n'était qu'un ornement et un honneur. Au contraire la partie essentielle de la réforme fut la faculté (comme le dit DION, LIII, 32), έν τώ ύπηκόω τό πλεΐον τών έκασταχόθι άρχοντων ΐσχύειν : la haute autorité sur tous les gouverneurs. Nous voyons en effet qu'il usa largement de ce pouvoir pendant le voyage qu'il fit l'année suivante en Orient. Si on lui conféra ce pouvoir, ce fut donc en vue de ce voyage, et en vue aussi d'un vaste plan politique que nous allons bientôt exposer. C'est dans ce pouvoir que consiste la partie la plus importante de la nouvelle constitution.

[20] DION, LIII, 32.

[21] DION, LIII, 32.

[22] Au sujet de ce procès nous n'avons que quelques renseignements dans DION, XXXIV, 3. Mais il me parait très vraisemblable qu'il y eut là des motifs politiques. Ce n'est qu'ainsi, en effet, que l'on peut expliquer l'émotion qu'il souleva dans le public et qui nous est prouvée par ce que dit Dion, et aussi les différents jugements qui furent rendus sur l'intervention d'Auguste. Puis le fait que, comme le dit Dion, les εύ φρονοΰντες approuvèrent Auguste qui avait donné le coup de grâce à l'accusé, prouve que c'étaient les gens riches, comme il faut, les conservateurs eu un mot, qui faisaient le procès et voulaient la condamnation. J'ai donc vu dans ce procès un épisode analogue à ce qu'avait été la lutte contre Rufus, et un dernier reste de la lutte entre le parti de la noblesse et le parti populaire, où ce qui restait de celui-ci fut détruit par des procès et des intrigues, et grâce à l'aide prêtée par Auguste au parti conservateur. Ceux qui trempèrent ensuite dans la conjuration durent naturellement aussi prendre part au procès.

[23] DION, LIII, 33.

[24] DION (LIII, 33) dit seulement que dans les pourparlers on convint de restituer les enseignes et les prisonniers ; il ne parle pas de l'Arménie. Mais il me semble que ce point aussi dut être traité dans les négociations, car il parait difficile qu'Auguste se soit exposé simplement pour l'Arménie au risque de provoquer une guerre avec les Parthes. Auguste devait au moins savoir, quand il envahit l'Arménie, que Phraatès était disposé à la céder.

[25] Nous savons par la lex regia Vespasiani (C. I. L., VI, 930, V, 1) qu'Auguste eut le droit de conclure des alliances : fœdus cum quibus volet facere liceat. Mais nous ne savons pas quand ce privilège fut accordé à Auguste. Il est possible que ce soit en l'an 27, quand fut constituée l'autorité suprême de l'Etat. Cet épisode nous montre du moins qu'en l'an 23, si Auguste avait déjà ce pouvoir, il n'en voulait pas faire usage, préférant laisser agir le sénat, et qu'il ne s'en servit que plus tard ; nous verrons pour quelles raisons.

[26] DION, LIV, 1, place ces événements en l'an 22, mais il se trompe : ils eurent lieu, en effet, dans la seconde moitié de l'an 23. Nous en avons la preuve dans Velleius Paterculus (II, XCIV, 3) qui nous dit que Tibère était questeur et avait dix-neuf ans, quand, mandatu vitrici, il s'occupa de la famine. Auguste ne peut avoir donné ce mandat à Tibère, qu'après avoir assumé avec pleins pouvoirs la cura annonæ. Or Tibère fut questeur en l'an 23, et pour ce qui concerne la vie de Tibère, Velleius est un historien plus digne de foi que Dion.

[27] DION, LIV, 1.

[28] DION, LIV, 1.

[29] DION, LIV, 1.

[30] MON. ANC., III, 2 (lat.)

[31] Il me semble du moins que l'on peut interpréter ainsi le passage un peu vague de Velleius Paterculus (II, XCIV, 3). Voy. SUÉTONE, Tibère, 8.

[32] VELLEIUS PATERCULUS, II, XCIV, 3.

[33] DION, LIV, 2.

[34] DION (LIV, 1 et 2) ne dit pas exactement cela : mais cette conjecture me paraît vraisemblable, et pour la raison que voici. Nous savons par la lex de imperio Vespasiani qu'Auguste eut ce pouvoir (C. I. L., VI, 930, 17-19) : utique quæcumque ex usu reipublicæ majestate divinarum huma[na]rum publicarum privatarumque rerum esse censebit, ei agere facere jus potestasque sit ita uti divo Augusto... Dion ne nous dit nulle part quand Auguste eut ce pouvoir ; il a oublié de nous le dire au moment opportun, et c'est à nous de chercher le point où cet oubli a été fait et doit être réparé. Or c'est ici, selon moi, le moment qui convient le mieux. D'ailleurs Dion lui-même fait allusion à quelque chose de semblable quand il dit qu'Auguste pouvait refuser la dictature : τήν τε γάρ έξουσίαν καί τήν τιμήν καί ύπέρ δικτατόρας έχων. Cette phrase fait allusion à quelque vaste pouvoir à exercer à Rome et en Italie, sans quoi on ne comprendrait pas comment Dion pourrait dire d'Auguste qu'il était plus puissant qu'un dictateur. En outre nous voyons, non seulement cette année-là et la suivante, Auguste agir avec l'autorité d'un censeur, pour suppléer à l'insuffisance des deux censeurs nommés par le peuple, mais nous le voyons, pendant les années qui suivirent, agir avec de vastes pouvoirs même pour des choses qui n'avaient plus trait à la censure, puisqu'il alla jusqu'à nommer une sorte de gouverneur de Rome et à créer un consul. Mais il ne peut avoir fait cela d'une façon arbitraire, sans avoir été autorisé par quelque formule légale. D'autre part, quel moment pouvait mieux convenir au vote de ce sénatus-consulte, que celui où tout le peuple voulait avoir Auguste pour dictateur et était indigné de l'insuffisance des deux nouveaux censeurs ? Cet acte se présente alors comme une transaction, et il s'explique par l'incapacité des deux censeurs. L'irritation publique fut si vive qu'Auguste, qui ne voulait ni la dictature ni la censure à vie, consentit à accepter ce vague pouvoir discrétionnaire, qui lui donnait le moyen d'intervenir, si cela était nécessaire, dans les affaires d'Italie, comme il pouvait déjà intervenir dans les affaires des provinces.

[35] DION, LIII, 39. Marcellus dut mourir en l'an 22 et non en l'an 23, comme on le croit généralement. En effet Velleius Paterculus dit (II, 93) que Marcellus mourut ante triennum fere quam Eguatianum sceluser umperet ; et l'Egnatianum scelus est de l'an 19. Le passage de Pline (N. H., XIX, I, 24) prouve seulement qu'il mourut après le 1er août de l'an 23, et non qu'il mourut en l'an 23.

[36] VELLEIUS PATERCULUS, II, XCV, 3.

[37] En comparant le passage de DION (LIV, 2) avec celui de VELLEIUS PATERCULUS (II, XCV, 3), on voit, d'une façon très manifeste, comment l'éloignement dans le temps, des connaissances superficielles, et les idées qui lui venaient du régime monarchique sous lequel il vivait, ont altéré chez Dion la vérité pour ce qui concerne le gouvernement d'Auguste, en le faisant se méprendre sur des choses très importantes. Dion nous dit qu'Auguste, bien que les censeurs aient été élus, exerça plusieurs de leurs fonctions. Il semble donc que nous soyons là en présence d'une usurpation dynastique. Au contraire Velleius Paterculus, en nous disant ce que Dion a oublié, que les deux censeurs, pour plusieurs raisons, se montrèrent incapables de remplir leur charge, nous fait comprendre l'intervention d'Auguste. Le public qui depuis si longtemps avait mis son espoir dans l'œuvre des censeurs, dut être très mécontent de leur incapacité, et Auguste, comme à l'ordinaire, dut chercher à y remédier. Avec quels pouvoirs ? C'est là un mystère, si l'on n'admet pas que, l'année précédente, Auguste avait été autorisé à émettre des édits ayant force de loi, à chaque fois qu'il le jugerait opportun. Telles furent les premières applications de ce pouvoir.

[38] DION, LIV, 3.

[39] DION, LIV, 2.

[40] Auguste en effet ές τε τό δικαστήριον αύτεπάγγελτος ήλθε (DION, LIV, 3).

[41] DION, LIV, 3.

[42] DION, LIV, 3.

[43] SUÉTONE, Auguste, 56. La conjuration de Murena ne pouvant avoir eu lieu en l'an 23, doit être de l'an 22 ; par conséquent Murena n'est pas le consul de l'an 23 qui dut mourir avant d'entrer en fonctions ; et le fragment des fastes consulaires qui le concerne doit être ainsi complété : antequam iniret, mortuus est. Je ne puis me ranger à l'opinion contraire de VAGLIARI (Rendiconti dell' Academia dei Lincei, 19 décembre 1897, p. 551 et suiv.) et cela pour deux raisons principales : 1° parce que VELLEIUS PATERCULUS (II, 93) nous dit que la mort de Marcellus survint circa Murenæ Cæpionisgue conjurationis tempus ; et nous avons vu que Marcellus mourut en l'an 22 ; 2° parce que DION (LIV, 3) nous dit clairement que la conjuration eut lieu à la suite et par conséquent après le procès de Primus. Or il n'est pas douteux que le procès de Primus eut lieu alors qu'Auguste n'était plus consul ; cela est si vrai que les accusateurs de Primus lui firent donner l'autorisation de convoquer le sénat, ce qui était un droit des consuls. S'il avait été consul, ce pouvoir nouveau eût été inutile, puisqu'il l'aurait déjà eu. Or quand Auguste abdiqua le consulat, son collègue était Calpurnius Pison. Il est donc vraisemblable que Muréna était mort.

[44] Egnatius ne fut pas compris dans le procès : en effet, nous le retrouverons plus tard.

[45] DION (LIII, 3) nous dit que bien des gens ne prirent au sérieux ni la conjuration ni les accusations.

[46] SUÉTONE, Auguste, 66.

[47] DION, LIV, 3.

[48] SUÉTONE, Tibère, 8.

[49] DION, LIV, 4.

[50] SUÉTONE, Tibère, 8.

[51] DION, LIV, 6-7 ; PLINE, N. H., III, VIII, 8 ; C. I. L., X, 7345 ; STRABON, VI, II, 5. Nous savons seulement pour Syracuse que la colonie y fut fondée cette année-là On n'est pas d'accord sur le point de savoir si Auguste fonda une colonie-à Palerme.

[52] DION, LIV, 6.