GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME V. — LA RÉPUBLIQUE D'AUGUSTE

CHAPITRE II. — ROME ET L'ÉGYPTE.

 

 

Auguste emmenait avec lui en Espagne son beau-fils[1], Tiberius Claudius Néro, le fils de Livie, qui avait quinze ans, étant né le 16 novembre de l'an 42, et son neveu Marcus Claudius Marcellus, le fils d'Octavie et du fameux consul de l'an 50, qui était, croit-on, né quelques mois avant Tibère, en l'an 43. Ils étaient donc tous les deux à peine adolescents, et cependant Auguste les emmenait déjà à la guerre. Mais parmi les principes de la vieille politique aristocratique, il y en avait un surtout qu'Auguste voulait remettre en honneur dans la république : c'était le principe de ne point se défier de la jeunesse, de ne pas réserver pour des vieillards les charges les plus hautes et les missions les plus difficiles. Il fallait de nouveau faire place aux jeunes gens, comme aux beaux temps de l'aristocratie[2].

Si la noblesse s'était corrompue au siècle précédent, c'était parce que ses membres avaient été condamnés à rester oisifs, à l'âge où les énergies du corps et de l'âme sont gaspillées dans le vice et la débauche, si elles n'ont pas de grandes œuvres à accomplir ; d'autre part, l'aristocratie avait été si décimée par les guerres civiles, que si l'on voulait lui confier toutes les charges les plus importantes, on ne pourrait plus en écarter les jeunes gens, car les hommes âgés n'auraient pas suffi. Prudent dans tout ce qu'il faisait, Auguste, semble-t-il, avait déjà fait approuver une modification générale aux lois qui étaient alors en vigueur, pour préparer graduellement le rajeunissement de l'État ; et il songeait sans doute à proposer au sénat des dispenses spéciales pour les jeunes gens qui en seraient dignes. En faisant aussitôt commencer le noviciat militaire et politique des membres de sa famille, il engageait en même temps, par l'exemple, toute la jeune aristocratie à ne pas perdre de temps. Il avait recueilli sous son autorité ou confié à Octavie et à Livie, outre son unique fille, Julie, qu'il avait eue de Scribonia en l'an 39, tous les enfants de sa famille, que la révolution avait privés de leur père : les deux fils de Livie, Tibère, qui avait alors quinze ans et dont nous avons déjà parlé ; son frère, plus jeune, Néro Claudius Drusus, né en l'an 38 ; les cinq fils que sa sœur Octavie avait eus de Marcellus et d'Antoine, à savoir les deux Marcellæ, le Marcellus qui accompagnait Auguste en Espagne, les deux Antoniæ, qui étaient nées avant que le triumvir eût abandonné son épouse latine pour Cléopâtre ; le fils mineur d'Antoine et de Fulvie qui devait avoir à peu près le même âge que Tibère, et dont on avait changé le nom en celui de Julius Antonins ; enfin les trois enfants qui restaient de Cléopâtre et d'Antoine : Cléopâtre Séléné, Alexandre Hélios et Philadelphus[3]. Sur ces douze enfants, les neuf premiers, qui n'avaient dans les veines que du pur sang romain, étaient déjà soumis par Auguste à la règle de l'éducation traditionnelle, les filles tissant la toile et les jeunes gens allant de très bonne heure à la guerre. Bien qu'ils fussent instruits avec soin, garçons et filles, dans la littérature et la philosophie, le princeps cependant ne voulait porter d'autres toges que celles qui étaient tissées chez lui, par ses femmes, comme les grands seigneurs de l'époque aristocratique[4]. Il voulait en outre jeter de bonne heure les garçons dans la vie active, et tempérer l'action de leurs études par des occupations qui développeraient leur énergie. Quant aux trois derniers, qui étaient les bâtards d'un grand Romain dévoyé et d'une reine asiatique, Auguste semble avoir voulu les conserver auprès de lui, pour en faire les instruments dynastiques de sa politique orientale. Il tâchait peut-être déjà de se servir de la petite Cléopâtre pour réorganiser la Mauritanie qui avait été annexée par César. Auguste, en effet, songeait à y établir la dynastie nationale, en replaçant sur le trône de Juba le fils du roi vaincu par César, qui avait été élevé à Rome, et qui avait reçu une éducation gréco-romaine ; mais, en même temps que le royaume, Juba recevrait la petite Cléopâtre pour femme[5].

En Gaule, Auguste s'arrêta à Narbonne où il trouva les notables de toute la Gaule qui sans doute avaient été convoqués[6]. Il vit ainsi venir à lui tout ce qui restait encore de la Gaule de César et de Vercingétorix. Vingt-cinq ans avaient passé depuis la chute d'Alésia, mais Antoine lui-même, qui l'avait vue s'élancer furieuse sur les champs de bataille, se multiplier avec un courage indomptable pendant de si longues années dans les embûches et les révoltes, Antoine lui-même n'aurait pas reconnu la Gaule contre laquelle il avait combattu, en cette génération vieillie qui se réunissait à Narbonne autour d'Auguste. La Gaule de Vercingétorix s'était elle-même presque réconciliée avec Rome ; pacifique et désarmée, elle s'adonnait à l'agriculture et à l'élevage des troupeaux ; elle s'enrichissait : si elle n'allait pas jusqu'à admirer et vouloir imiter tout ce qui venait de Rome, elle commençait pourtant à laisser se romaniser ses jeunes gens, cette génération nouvelle qui n'avait pas vu la grande guerre nationale, ou qui l'avait à peine entrevue dans son enfance. Dès la venue de César en Gaule, Rome avait eu de nombreux amis dans la noblesse gauloise, mécontente du désordre intérieur, irritée de l'insubordination de la plèbe et des exigences de la haute ploutocratie, alarmée par la faiblesse militaire croissante du pays, et la prépondérance germanique qui menaçait. Cette noblesse, en butte à la fois à l'amour de l'indépendance et à la peur des Germains, tantôt irritée par l'arrogance romaine, et tantôt effrayée par les menaces populaires, avait pendant neuf ans oscillé sans cesse entre César et la Gaule ; elle n'avait ainsi apporté aucune énergie ni à soutenir, ni à combattre César, et aux moments critiques, elle avait tout laissé au pouvoir de minorités exaltées, si bien que, à la fin de l'an 52, de jeunes Arvernes, ayant à leur tête Vercingétorix, malgré leur inexpérience et leur peu d'autorité, étaient venus à bout de renverser le gouvernement et d'entraîner toute la Gaule dans la terrible aventure. Mais cette grande révolte avait échoué ; presque toute la noblesse irréconciliable avait péri dans les guerres successives ou avait émigré ; et le parti national une fois épuisé, la plus grande partie de l'ancienne noblesse était revenue à ses premières dispositions, d'autant plus vite que César avait su la rassurer par d'habiles concessions. Les Éduens, les Lingones, les Rèmes avaient conservé la condition d'alliés, qui leur permettait de traiter avec Rome sur un pied d'égalité, comme des États indépendants ; de nombreux peuples avaient été déclarés libres, c'est-à-dire autorisés à vivre avec leurs lois et à ne pas recevoir de garnisons romaines, et obligés seulement à payer une partie du tribut[7] ; on avait laissé à un bon nombre leur territoire, leurs tributaires, leurs gabelles, tous les droits et tous les titres dont ils se targuaient avant la conquête ; et nulle part, certainement, le tribut ne fut augmenté[8], si bien que la Gaule n'eut à payer, si toutefois elle la paya, que la contribution peu lourde, fixée au début, de 40 millions de sesterces. César s'était donc efforcé de dissimuler l'annexion sous des satisfactions données à l'orgueil national ; il n'avait pas sévi contre la noblesse hésitante qui l'avait tantôt secouru et tantôt trahi ; il avait même partagé les biens des grands qui avaient péri ou qui s'étaient enfuis, et ceux des ploutocrates qui avaient sombré dans la révolution, entre les familles nobles disposées à accepter la suprématie romaine[9] ; et il avait pris à son service pendant les guerres civiles de nombreux nobles gaulois, à qui il avait fait des dons et même accordé le titre de citoyens romains. Auguste était entouré à Narbonne par tous les Caïus Julius, qui à ces prœnomen et nomen latins ajoutaient le cognomen barbare de leur famille celtique : c'étaient les nobles gaulois que son père avait créés citoyens romains et qui formaient, dans la noblesse celtique, une sorte de petite noblesse plus élevée[10]. Ainsi les guerres civiles, loin d'entraver l'œuvre de César, en avaient au contraire hâté l'accomplissement, et, par une étrange contradiction, conduit plus vite la Gaule vers la paix. Intimidés par les souvenirs des révoltes et par le fantôme de Vercingétorix, obligés de rappeler toutes les légions de la Gaule, et conscients de leur faiblesse, les triumvirs avaient laissé la Gaule à peu près maîtresse d'elle-même et dans une indépendance réelle, sinon nominale. Différentes pièces de monnaie nous montrent qu'à cette époque les proconsuls romains, toujours pourvus de faibles milices, gouvernaient la Gaule par l'entremise des grandes familles, en se contentant de laisser fonctionner librement les anciennes institutions nationales[11], c'est-à-dire d'empêcher les révoltes et les guerres entre les différents peuples et de percevoir un léger tribut. Peut-être même la Gaule cessa-t-elle à cette époque de payer ce tribut. Ce régime n'était donc ni dur, ni sévère, et la Gaule n'avait pas tardé à réparer tous ses malheurs. Les légions une fois parties, c'en avait été fini des contributions de guerre extraordinaires, des exactions, des rapines, des violences. Le tribut de 40 millions de sesterces, même s'il fut payé, n'épuisa pas un pays aussi riche ; la paix intérieure avait dispersé les bandes des cavaliers et des clients dont la noblesse s'était servie dans ses guerres : les uns étaient devenus des artisans, les autres des agriculteurs[12] ; d'autres encore s'étaient enrôlés dans la cavalerie romaine, et étaient allés pendant les guerres civiles saccager l'Italie ou les autres régions de l'empire, pour ramasser ainsi un peu d'or qu'ils rapportaient dans leur pays. Enfin la conquête de César avait remis en circulation beaucoup de trésors inutiles qui dormaient dans les temples ou dans les maisons des riches ; et si une partie de ce capital avait été emportée en Italie, une autre très considérable était restée en Gaule et avait passé dans un grand nombre de mains. La guerre d'abord et ensuite la paix avaient rendu à la Gaule des capitaux, des bras et une certaine sécurité ; et ainsi, dans ce pays qui, alors comme aujourd'hui, était très fertile[13], bien irrigué, couvert de forêts et riche en minerais[14], l'opulence en vingt-cinq années s'était beaucoup accrue.

Protégée par les Alpes, protégée par le fantôme de Vercingétorix, — et ce fut là le vrai service rendu à son pays par le vaincu d'Alésia, — la Gaule avait donc pu, lentement et paisiblement, pendant les vingt années de guerres civiles si funestes à l'Italie et aux provinces de l'Orient, retrouver ou refaire une partie de ses richesses dispersées ou détruites dans la terrible crise. On recommençait à creuser partout les mines, surtout les mines d'or ; on cherchait ce métal, alors si rare, jusque dans les sables des rivières[15] ; on découvrait vers cette époque des mines d'argent[16] ; on défrichait de nouveaux terrains et on commençait à cultiver le lin qui jusque-là ne l'avait été qu'en Orient[17] ; les artisans étaient devenus plus nombreux depuis que les petites armées gauloises avaient été dissoutes. Et, à mesure que le pays s'habituait à cette paix et à cette prospérité, la domination romaine se faisait plus stable, en s'appuyant sur une aristocratie de grands propriétaires où les hommes âgés, oubliant le passé, consentaient à la subir, et où les jeunes, qui ignoraient le passé, commençaient à l'admirer et à profiter volontiers de certains produits de la civilisation méditerranéenne, tels que l'huile et le vin. Il s'ouvrait sans doute déjà en divers endroits, des écoles de latin pour les jeunes gens riches[18] ; déjà des bateaux remontaient les rivières, chargés d'huile ou de ces vins italiens ou grecs dont les belliqueux Gaulois avaient autrefois tant redouté l'énervante douceur[19] ; déjà dans la Gaule narbonnaise, qui subissait depuis plus longtemps l'influence romaine, des artistes grecs étaient appelés par les riches familles pour construire de beaux monuments[20] ; déjà les divinités élégantes de Rome et de l'Orient apparaissaient dans les forêts immenses. Alors, comme toujours, cet heureux pays, par une rapide renaissance, s'était relevé des ruines de la dernière guerre ; alors comme toujours l'État qui en était le maitre, cherchait à tirer parti, par de nouveaux impôts, de sa florissante richesse, en mettant à la charge de cette province qui, seule peut-être, avait prospéré dans l'universelle décadence, une partie de la dépense nécessaire pour l'entretien de l'armée, en abolissant le privilège de l'immunité dont avait joui la Gaule, par suite de la faiblesse de Rome pendant les années précédentes. Une partie de l'armée ne servait-elle pas du reste à défendre la Gaule contre les Germains ? C'est parce qu'ils étaient protégés par les légions romaines que les Gaulois pouvaient gâter les bienfaits de la paix. Il était donc juste que la Gaule s'acquittât de ce qu'elle devait à l'armée[21], en contribuant aux dépenses nécessaires pour son entretien. Il est cependant probable qu'au congrès de Narbonne, Auguste se contenta d'annoncer et de réaliser une suite de mesures qui devaient préparer la réforme du tribut, sans qu'il y fût cependant encore fait allusion. Il ordonna un grand cens pour vérifier les changements survenus dans les fortunes et pour distribuer équitablement les nouvelles charges ; et, pour aider les légats à faire le cens, il semble avoir laissé des procurateurs, choisis parmi ses affranchis les plus capables, à la tête desquels il avait mis Licinus, ce jeune Germain que César avait fait prisonnier, puis remis en liberté. Licinus connaissait à la fois la Gaule, la langue celtique et l'art d'administrer les finances[22]. Toutes ces dispositions prises, Auguste se rendit en Espagne, où de grandes révoltes avaient éclaté, d'après ce qu'il avait fait annoncer en Italie. Il y arriva à temps pour inaugurer à Tarragone, le 1er janvier de l'an 26, son huitième consulat[23].

Mais tandis qu'il se rendait en Espagne, un événement étrange avait rendu vaines, à Rome, plusieurs des sages mesures prises par Auguste avant de partir, et profondément troublé le public. Auguste parti, Valerius Largus s'était mis à dénoncer le luxe, les rapines, l'orgueil, l'insolence du préfet d'Égypte[24] ; mais ces accusations, au lieu d'effleurer simplement l'opinion publique et de ne provoquer qu'un léger frémissement de désapprobation, avaient déchaîné au contraire une terrible tempête. L'aristocratie avait donné l'exemple en se jetant la première avec fureur sur Cornélius Gallus ; les autres classes l'avaient suivie[25] ; en quelques jours le vice-roi d'Égypte, l'homme puissant et respecté de tous, était devenu un affreux voleur, digne des plus horribles supplices ; partout, mais surtout dans les grandes familles, on avait réclamé, avec des cris farouches, un exemple salutaire. Par un mouvement des esprits, mystérieux et brusque, Rome avait frémi tout à coup d'horreur, bien qu'en vérité ce fût un peu trop tard, devant les concussions du præfectus Ægypti ; elle s'était indignée que ses sujets eussent pu être traités comme Gallus avait traité les Égyptiens. Certains amis de Gallus, et des gens sérieux et honnêtes, avaient essayé de remonter le courant[26] ; ce fut en vain, car Largus, complimenté, adulé, applaudi partout, et surtout par les nobles, grisé par ce succès inattendu, avait empli Rome de ses accusations, et tout le monde avait déjà condamné Gallus, sans même attendre qu'il revint d'Égypte pour donner ses raisons, et que l'on discutât les procès intentés contre lui. C'était en somme le premier de ces terribles scandales, à la fois politiques et judiciaires, qui vont faire tant de victimes dans les hautes classes sous l'empire ; et sa violence soudaine, son extravagante exagération ne pouvaient que préoccuper vivement les esprits sérieux. Sous prétexte de justice et de rectitude, le public satisfaisait en vérité sur le malheureux Gallus une rancune farouche et cachée, laissée dans les esprits par les guerres civiles. La paix était revenue, mais dans les choses, et non dans les esprits. Si Auguste, si Agrippa, si les hommes les plus éminents du parti victorieux, si bon nombre de leurs affranchis et si enfin certains plébéiens, habiles et obscurs, étaient devenus très riches pendant les guerres civiles, la plus grande partie des sénateurs avaient des fortunes si modestes que, dans la réorganisation de la république, le cens sénatorial avait été fixé à 400.000 sesterces ; et il y avait tant de chevaliers qui, sans avoir été rayés des rôles, n'osaient plus au théâtre prendre place sur les quatorze bancs réservés à l'ordre équestre, parce qu'ils avaient perdu leur patrimoine pendant les guerres civiles, qu'Auguste les fit autoriser par le sénat à s'y asseoir malgré cela[27]. Tous ces gens-là naturellement nourrissaient au fond du cœur une âpre rancune contre les grandes fortunes ; ils étaient portés à considérer les palais, les villas, les esclaves, l'argent des riches comme le résultat de vols perpétrés à leur préjudice, et leur amertume était d'autant plus grande, qu'il fallait admirer dans Auguste, dans Agrippa, dans Mécène, dans tous les chefs du parti révolutionnaire, la spoliation, dont tant de gens avaient été ou croyaient avoir été victimes[28]. Les grandes fortunes faites en Égypte après la conquête devaient surtout exciter des jalousies violentes dans toutes les classes. Cornélius Gallus, qui avait fait sa fortune en Égypte, était en réalité destiné à devenir la victime de tous ceux qui ne l'avaient pas faite. L'aristocratie bien unie dirigeait ce mouvement populaire contre Gallus pour le plaisir de détruire un de ces homines novi de la révolution et pour se venger au moins sur lui de Philippes et des proscriptions ; les sénateurs pauvres, les chevaliers, le peuple suivaient l'aristocratie, furieux, jaloux des richesses des autres, pleins aussi d'une condescendance servile pour la noblesse redevenue puissante. Si les amis de Gallus, si ses compagnons dans les rapines de la révolution et Auguste à leur tête, n'accouraient pas à son secours, il était perdu. Mais Auguste fut faible, et les amis de Gallus se laissèrent facilement décourager et effrayer par l'exaspération populaire ; la paix aiguisait dans les cœurs de nouveaux égoïsmes aussi farouches et aussi vils que ceux de la guerre civile, tout en les déguisant sous les beaux noms de justice et de droiture. Un philosophe aurait pu affirmer qu'à Rome, dans cette ville construite tout entière, depuis le pavé des rues jusqu'aux temples des dieux, avec les produits d'un pillage mondial, Gallus avait bien mérité de la république, puisque ce n'était pas l'Italie, mais les Égyptiens qu'il volait ; ses amis auraient pu simplement demander à Ja ville devenue soudain si vertueuse, ce que Gallus avait fait que n'eussent point fait Agrippa et Auguste et tous les hommes les plus admirés de la génération actuelle, et que n'eût désiré faire tout citoyen arrivé à l'âge de raison. Mais toutes les oligarchies qui ont des origines troubles et une puissance peu sûre, ont coutume d'abandonner de temps en temps quelques-uns de leurs membres au ressentiment de ceux qu'ils dominent. Malheur à ceux qui sont ainsi sacrifiés ! Alors, comme toujours, on était plus disposé à laisser périr son voisin qu'à renoncer à ses privilèges ; on aimait mieux sacrifier l'orgueilleux et violent Gallus, que restituer une partie des biens dont on jouissait. Auguste, pour ne pas contrarier l'opinion publique et ne pas trop nuire à Gallus, le révoqua et le déclara exclu de sa province et de sa maison[29]. Mais ce châtiment trop doux ne pouvait satisfaire le public : puisque Auguste punissait Gallus, c'était qu'il le considérait comme coupable, et alors on réclama de nouvelles et plus grandes rigueurs ; tout le monde abandonna l'ancien præfectus Ægypti ; de nouveaux accusateurs surgirent de partout avec de nouvelles accusations, exagérées et fantastiques, mais auxquelles le public ajoutait foi[30]. Il semble même que, pour être sûr de sa condamnation, on réussit à déférer son procès au sénat[31]. Mais les esprits généreux ne pouvaient pas ne pas être profondément émus de cet acharnement sur un homme illustre que l'on accusait d'avoir fait ce qui avait servi à la gloire de tant d'autres. Au commencement de l'an 26, Messala, qui n'occupait que depuis six jours la præfectura urbis, se démit de ses fonctions, en disant qu'il ne se sentait pas capable de les bien remplir et qu'il ne considérait pas la charge comme constitutionnelle[32].

Il est probable que la chute de Gallus l'avait effrayé, en lui montrant que le peuple ne comprenait plus les fonctions du præfectus. Si le præfectus Ægypti était tombé dans une telle disgrâce, à quels dangers ne s'exposerait pas celui qui aurait à exercer la même charge à Rome ? Ainsi la peine qu'Auguste s'était donnée pour persuader Messala était perdue ; Rome restait sans princeps, sans præfectus, avec un seul consul. Survint bientôt la catastrophe qui ne pouvait qu'augmenter encore le trouble des esprits : désespéré de se voir abandonné par tous, Gallus s'était donné la mort. Auguste renonça à chercher un nouveau præfectus urbi ; il laissa la ville à la garde de l'autre consul, Statilius Taurus, voulant espérer que tout irait bien, et au printemps il commença la guerre, prenant lui-même le commandement de l'armée[33]. On comprend sans peine pourquoi le nouveau généralissime cherchait à démontrer qu'il était capable de diriger seul une guerre, sans les conseils d'Agrippa. La contradiction qu'il y avait entre son incapacité militaire et sa charge de commandant en chef de toutes les légions, n'était ni la plus légère, ni la moins dangereuse des contradictions au milieu desquelles il se trouvait pris ; le danger en était même accru par la nécessité évidente de rétablir la discipline surtout dans l'armée : Auguste avait déjà aboli les abus les plus invétérés ; il ne s'adressait plus aux légionnaires en les appelant compagnons, mais soldats ; il avait exclu rigoureusement des légions les affranchis, pour renouveler la dignité de l'armée, qui devait être le privilège des hommes libres ; et il avait rétabli le système sévère des peines et des récompenses d'autrefois[34].

Malheureusement Auguste n'était pas né pour commander des armées. Les Cantabres et les Astures, sachant que, s'ils étaient vaincus, ils seraient déportés au cœur des montagnes pour y extraire de l'or, se défendaient avec un courage désespéré ; et profitant des hésitations d'Auguste, ils le mirent bientôt, par des marches habiles et rapides, dans une situation difficile. Il eut la chance de tomber malade à un moment opportun : cela justifia aux yeux des légions son retour à Tarragone et la transmission du commandement à ses deux légats : Caïus Antistius et Caïus Furnius[35]. Auguste, le pieux Auguste, se contenta de faire le vœu de bâtir un nouveau temple sur le Capitole à Jupiter tonnant, cette fois pour le remercier de ce que, dans une marche, il avait échappé miraculeusement à la foudre[36] : si donc Rome ne rentrait pas, grâce à lui, en possession des mines d'or des Asturies, elle aurait du moins un temple de plus. Mais après la chute si brusque de Cornélius Gallus, un autre désordre étrange était survenu à Rome. Un homme obscur, un certain Marcus Egnatius Rufus, élu édile pour l'an 26, s'était mis à exercer sa charge avec un zèle inusité ; et tandis que les édiles laissaient ordinairement brûler les maisons du bon peuple, en disant qu'ils n'avaient pas ce qu'il fallait pour éteindre les incendies, il avait voulu faire pour le feu ce qu'Agrippa avait fait pour l'eau, et Auguste pour les comptes de l'État : il avait composé avec ses esclaves quelques compagnies de pompiers, et comme Crassus, quand les incendies se déclaraient, il courait les éteindre, mais gratuitement[37]. Et ainsi dans les classes moyennes et dans le petit peuple, où l'on tenait à ses maisons et à son mobilier au moins autant qu'à la constitution, ce Rufus était devenu très populaire. Les comices avaient approuvé une loi, qui ordonnait de lui restituer tout ce qu'il avait dépensé de sa fortune pour le public[38] ; et comme les élections de l'an 25 approchaient, ses admirateurs voulaient le proposer aussitôt comme préteur[39] en dépit de la loi, et à l'encontre des principes de légalité qu'Auguste et ses amis se donnaient tant de peine pour rétablir. Mais la noblesse au contraire s'irrita : elle accusa le pompier trop zélé d'éteindre à Rome les incendies, mais de rallumer dans les esprits les passions démagogiques[40]. La ruine de Gallus avait rendu courage au parti de la noblesse, en lui montrant que dans les classes aisées, parmi les sénateurs les plus respectables, parmi les chevaliers, et même dans la classe moyenne, on nourrissait maintenant une profonde aversion pour les hommes et les choses de la révolution ; il était aussi encouragé par le changement tous les jours plus visible de l'opinion publique, qui dans toutes les classes sociales, comme il arrive souvent après les révolutions, était de nouveau porté au respect de la noblesse, de la richesse, des gloires antiques et prenait en haine les obscurs ambitieux qui étaient au sénat après les ides de mars, les considérant comme indignes de représenter la majesté de Rome dans la grande assemblée. Enhardie, la noblesse osait donc maintenant accuser Rufus de tenter une sédition avec ses pompiers, de renouveler les agitations démagogiques d'autrefois, sans même prendre garde que Rufus ne faisait que suivre l'exemple d'Agrippa et d'Auguste. Mais cette fois la noblesse se trompa. Rufus n'avait pas comme Gallus écrit de belles poésies et conquis des provinces, mais il avait sauvé du feu les habitations du petit peuple de Rome ; et la faveur des masses pour sa candidature illégale à la préture grandit si vite que Statilius Taurus qui, en qualité de consul, présidait les élections, n'osa pas effacer son nom de la liste des candidats, et Rufus fut élu[41]. Tandis qu'Auguste était au loin, dans cette Rome où l'on était si pressé, en paroles, de rétablir la constitution aristocratique et de l'adapter aux besoins de l'époque, un homme allait remettre les partis aux prises, surexciter à la fois les impatiences révolutionnaires des basses classes et l'outrecuidance de la noblesse redevenue puissante. Cet homme était un pompier. Pourvu que les incendies fussent promptement éteints, le peuple n'hésitait pas à violer les principes fondamentaux de la constitution rétablie deux ans auparavant au milieu de la joie universelle. Et pour faire sentir de nouveau sa force, l'aristocratie, sous prétexte de combattre la démagogie, voulait que le peuple laissât brûler ses maisons, et, en s'attaquant à Rufus, elle s'élevait contre ce premier principe de réforme des services publics qu'Auguste et Agrippa cherchaient prudemment à introduire dans l'administration, ers organisant d'abord des services privés d'esclaves. Cependant l'aristocratie qui avait si facilement renversé Gallus, poète célèbre, guerrier illustre, homme très puissant, avait été vaincue à son tour par Rufus, qui n'avait pas d'autre mérite que d'avoir éteint quatre incendies. Le contraste était ridicule, mais tout le monde se résigna à le subir en silence. Auguste lui-même prit le parti de donner la préfecture de l'Égypte, c'est-à-dire la charge la plus importante de l'empire après la sienne, à Caïus Petronius, obscur chevalier ; probablement parce que tous les personnages de marque, effrayés du sort de Gallus, refusaient cette charge[42] ; et il continua à s'occuper seulement de chercher dans toutes les régions de l'empire des métaux précieux, tandis qu'il suivait de Tarragone la guerre contre les Cantabres et les Astures, que dirigeaient ses généraux. Il préparait pour l'année suivante (l'an 25) deux expéditions : l'une dans le territoire des Salasses, — aujourd'hui le val d'Aoste — pour s'emparer dans les Alpes de la vallée la plus riche en mines d'or ; et une autre à l'intérieur de l'Arabie, pour s'emparer des trésors que l'on croyait entre les mains des Arabes. Rome était ainsi abandonnée à elle-même, dans la tranquillité somnolente de cette époque, sans grandes entreprises, sans événements retentissants, sans émotions vives ; et dans ce néant, la concorde qui s'était rétablie en apparence après Actium, se désagrégeait peu à peu, et une incohérence étrange d'idées et de sentiments contradictoires commençait à troubler chez tous la notion exacte des moyens et des fins, l'accord entre les paroles et les actes, entre la doctrine et la pratique. Si l'ordre était rétabli tant bien que mal et si, des anciennes discordes farouches, il ne restait plus, répandu dans l'air, qu'un nuage léger de vagues ressentiments, Rome n'en recommençait pas moins à se mettre en contradiction et en guerre avec elle-même. La république avait été rétablie ; on s'efforçait de revenir aux institutions d'autrefois ; il se reformait dans la noblesse un parti qui travaillait à restituer aux grandes familles les charges et tout le pouvoir, en écartant des magistratures les sénateurs d'origine plébéienne qui n'étaient entrés dans la curie que par les portes que la révolution avait ouvertes ; on voyait renaître les vanités, les prétentions et les dédains aristocratiques, et cela allait si loin que ces nobles orgueilleux affectaient même du dédain pour Agrippa, dont ils étaient furieusement jaloux[43]. Mais le zèle civique qui était l'âme de l'ancien régime aristocratique ne se rallumait pas ; tout le monde évitait maintenant les charges laborieuses et dispendieuses, qui étaient si recherchées autrefois. Bien qu'ont eût ouvert aux jeunes gens la route des honneurs, il n'était pas facile d'emplir de noms honorables les listes des candidats ; il fallait continuellement recourir à des expédients extraordinaires, pour empêcher les services publics les plus importants, celui des routes par exemple, de tomber dans un abandon complet[44]. La plupart des sénateurs, au lieu de dépenser leur fortune dans les charges publiques, comme l'avait conseillé Cicéron, se disputaient les magistratures lucratives, comme celle du præfectus ærarii Saturni (administrateur du trésor) ; ou encore ils cherchaient à gagner de l'argent comme avocats, en acceptant des indemnités pour les plaidoiries du forum, malgré la lex Cintia, qui défendait de recevoir aucune récompense pour des actes d'assistance légale[45]. Il était facile de déplorer ce désordre, mais comment y obvier ? La plupart des sénateurs possédaient à peine le cens sénatorial, et avec 400.000 sesterces, non seulement il était impossible de faire des largesses au public, mais c'était à peine si l'on pouvait vivre honnêtement. Le principe de la gratuité des fonctions publiques, si essentiel à l'ancienne constitution, s'accordait mal avec la nouvelle situation économique de la société romaine, où les uns étaient trop riches et les autres trop pauvres. D'autres contradictions venaient encore aggraver et compliquer, dans la vieille république, le contraste entre les exigences de la vie privée et le devoir civique. Tout le monde vantait la simplicité et la parcimonie d'autrefois ; mais cependant Auguste lui-même et ses amis, par les grandes dépenses qu'ils faisaient à Rome, éveillaient dans toutes les classes le goût du luxe.

Si Rome s'imaginait avoir repoussé à Actium une audacieuse agression de l'Égypte, elle ne savait pas, après la victoire, résister à une nouvelle invasion égyptienne, moins visible, mais plus dangereuse que celle des armées d'Antoine et de Cléopâtre. Après la chute de la dynastie des Ptolémées, les artistes, les marchands d'objets de luxe, les artisans qui avaient travaillé pour la cour d'Alexandrie, pour ses eunuques et ses hauts personnages, étaient allés chercher du travail et du pain dans la grande ville où vivait le successeur des Ptolémées et où avaient été transportés les immenses trésors de l'Égypte. Ils étaient donc venus et ils continuaient à venir les uns après les autres en Italie. Ils débarquaient à Pouzzoles ; et si les plus modestes d'entre eux s'arrêtaient dans les villes de la Campanie, depuis Pompéi jusqu'à Naples, d'autres allaient à Rome. Ce n'était pas pour le successeur des Ptolémées qu'ils trouvaient à bâtir des palais somptueux. Auguste habitait sur le Palatin la vieille demeure d'Hortensius, plusieurs maisons contiguës, construites par différents propriétaires, qu'il avait toutes achetées lui-même à différentes époques et réunies tant bien que mal, en y faisant des réparations[46]. Ces artistes pouvaient au contraire trouver du travail auprès des personnages les plus riches de l'aristocratie sénatoriale et équestre, qui s'occupaient à reconstruire, sur les ruines de la révolution, une nouvelle Rome, plus somptueuse que l'ancienne, et qui étaient disposés à leur faire bon accueil. La conquête et la chute de l'Égypte, la légende d'Antoine et de Cléopâtre, par une des si nombreuses contradictions de cette époque, avaient attiré l'attention des esprits sur les choses égyptiennes. Bon nombre des hommes les plus en vue du parti d'Auguste avaient fait la campagne d'Égypte ; ils avaient séjourné de longs mois à Alexandrie ; ils avaient vécu dans les maisons des riches seigneurs égyptiens ; ils s'étaient promenés curieusement parmi les splendeurs de l'immense palais des Ptolémées ; ils avaient rapporté d'Égypte des meubles, des vases, des tissus et des objets d'art. Beaucoup y avaient fait fortune, en se partageant les biens de la couronne et ceux d'Antoine ; il est probable que la partie la plus considérable du patrimoine d'Auguste, de sa famille[47] et de ses amis était maintenant en Égypte ; le nouveau luxe qui se répandait en Italie était alimenté surtout par l'Égypte ; beaucoup de riches Romains avaient des affaires en Égypte et étaient obligés d'y aller de temps en temps ou d'y envoyer des agents. Les contrats entre l'Italie et l'ancien royaume des Ptolémées devenaient de plus en plus fréquents ; le commerce se développait en faisant la richesse de Pouzzoles ; avec les marchandises, l'or et l'argent, on transportait en Italie aussi des usages, des mœurs et des idées égyptiennes. La conquête de l'Égypte ne tarda pas à faire sentir son influence sur la vie romaine, contrebalançant bien vite ce goût pour le romanisme archaïque, ce fanatisme national, que la crise d'Actium avait surexcité. Un grand désir d'art, de luxe, de choses nouvelles, avait ainsi été contracté par bien des gens en Égypte, et, par contagion, il gagnait peu à peu en Italie ceux qui n'avaient jamais mis le pied dans le royaume des Ptolémées, et qui avaient fait fortune ou qui n'avaient pas été ruinés pendant la révolution. Aussi, bien que tout le monde continuât à se dire l'admirateur de l'antique simplicité romaine, de beaux palais s'élevaient dans les différents quartiers de Rome et jusque sur l'Esquilin, l'ancien cimetière des pauvres, qui se garnissait de belles habitations, grandes et petites, depuis que Mécène y avait construit une somptueuse demeure[48]. Il était si doux, après tant de périls et d'émotions, de jouir de la paix et du repos dans une belle maison ! L'art alexandrin, qui était le plus raffiné, le plus riche, le plus vivant de tous se présentait donc au bon moment, pour satisfaire ce désir confus de nouveauté et d'élégance, et aussi pour l'exciter encore et le répandre. Les maîtres du monde lui faisaient un très bon accueil et lui demandaient de transporter de la métropole des Ptolémées à Rome, dans leurs demeures, sur les murs, sur les voûtes, sur le mobilier domestique, toutes les belles images inventées et perfectionnées par des siècles de minutieux travail pour le plaisir des riches seigneurs d'Égypte. Les grands murs des salles étaient divisés en compartiments encadrés de festons, d'amours ailés, de masques ; et les peintres alexandrins y peignaient, les uns des scènes tirées d'Homère, de Théocrite, de la mythologie ; d'autres, certaines de ces scènes dionysiaques qui plaisaient tant à l'Égypte des Ptolémées ; d'autres encore, comme le célèbre Ludius, y faisaient de petits tableaux de genre où ils mêlaient avec un grand talent les élégances de l'art et les beautés de la nature : on y voyait des collines et des plaines parsemées de villas, de pavillons, de tours, de belvédères, de portiques, de colonnades, de terrasses, ombragées de palmiers élancés et de grands pins parasols, sillonnées de ruisseaux sur lesquels étaient d'élégants petits ponts d'une seule arche, peuplées d'hommes et de femmes qui se promenaient, se rencontraient et conversaient gaiement. On peut, dans la maison de Livie sur le Palatin ou dans le musée des Thermes de Dioclétien, admirer plusieurs chefs-d'œuvre de cette peinture décorative, raffinée, élégante, imprégnée d'un vague érotisme, et qui, dans certaines pièces plus retirées de la maison, jette les voiles et devient obscène. D'autres artistes recouvraient les voûtes de stucs semblables à ceux dont il reste aussi des vestiges si merveilleux dans le musée des Thermes de Dioclétien, réalisant les mêmes petits tableaux de genre, les mêmes paysages ingénieux. les mêmes scènes bachiques sur la blancheur uniforme du stuc, non plus par le relief des couleurs. mais par la légèreté et la vigueur incomparable du modelé. Chaque petit tableau était encadré d'ornements très gracieux, d'arabesques et de plantes, d'amours, de griffons qui se terminaient parfois en arabesques, de victoires ailées qui se dressaient sur la pointe de leurs pieds. Des sculpteurs alexandrins incrustaient aussi les murs de marbres précieux ; des mosaïstes d'Alexandrie composaient sur les pavements des dessins merveilleux ; et pour orner ces salles, les marchands offraient encore des ouvrages d'Alexandrie, de somptueux tapis, de magnifique vaisselle, des tasses d'onyx et de myrrhe[49]. Mais ces demeures si ornées, où les Grâces s'empressaient autour du maitre pour charmer à chaque instant ses regards par la vue de quelque beau paysage, de quelque joli ornement, de quelque gracieux corps de femme nue, ces maisons peintes, revêtues de stucs, pleines de marbres magnifiques, de meubles riches, d'Amours, de Vénus, de Bacchus, de peintures sensuelles et obscènes, pouvaient-elles être en même temps les enceintes presque sacrées, où se réunirait de nouveau, pour les devoirs et les occupations sévères, l'ancienne petite monarchie familiale de Rome, que tout le monde disait vouloir reconstituer ? L'architecture de la maison traduit à toutes les époques la structure de la société, et le fond des âmes. Ces nids des Grâces ne pouvaient plus donner asile à l'amour antique, qui n'était que le devoir civique de la propagation de l'espèce à accomplir dans le mariage ; mais seulement à l'amour nouveau. à l'amour des civilisations intellectuelles, raffiné par mille artifices et qui n'était plus qu'une jouissance égoïste des sens et de l'esprit ; dans ces belles demeures s'achevait l'évolution qui, en quatre siècles, avait transformé la famille, et avait fait d'une organisation autoritaire, rigide et fermée, la forme la plus libre d'union sexuelle qui se soit jamais vue dans la civilisation occidentale, et qui ressemblait assez à cet amour libre que les socialistes considèrent aujourd'hui comme le mariage de l'avenir. Ce n'étaient plus les formalités et les rites, mais le consentement, une certaine condition de dignité morale et, pour employer les termes romains, l'affection maritale qui faisaient le mariage. de même que les dissentiments, l'indignité et une indifférence réciproque le défaisaient. Le seul signe visible de l'union, et cela plutôt par habitude que par nécessité juridique, était la dot. Si un homme emmenait vivre avec lui une femme libre, de famille honnête, ils étaient par cela même considérés comme mari et femme, et ils avaient des enfants légitimes ; s'il ne leur plaisait plus d'être mari et femme, ils se séparaient, et le mariage était rompu. Tel était dans ses traits essentiels le mariage à l'époque d'Auguste. La femme était désormais dans la famille à peu près libre et l'égale de

l'homme. De son ancienne condition d'éternelle pupille, il ne lui restait plus que l'obligation d'être assistée d'un tuteur, quand elle n'avait ni père, ni mari, et qu'elle voulait prendre un engagement, faire un testament, intenter des procès, ou vendre une res mancipi. Considérée en elle-même, cette forme du mariage ne manquait ni de grandeur ni de noblesse ; mais que devenait avec elle la famille, maintenant que disparaissaient chez les femmes de la haute société les anciennes vertus féminines, la modestie, l'obéissance, le goût du travail et la pudeur[50], maintenant que le poète souhaitait mal de mort à ceux qui recueillent les vertes émeraudes et teignent avec la pourpre de Tyr les laines blanches, parce qu'ils excitent les jeunes femmes à vouloir des vêtements de soie, et les brillants coquillages de la mer Rouge[51].

La coutume, sans l'appui d'aucune loi, avait pu imposer au pater familias de jadis le mariage comme un devoir, parce que la coutume et la loi lui reconnaissaient aussi des droits tels que l'administration de tous les biens, et un pouvoir presque despotique sur les membres de la famille ; — mais le pauvre mari de l'époque d'Auguste n'était plus que l'ombre et la parodie de l'antique, solennel et terrible pater familias romain. Quels pouvoirs avait-il, hormis celui de dépenser indûment une partie de la dot, surtout quand il épousait une femme intelligente, rusée, autoritaire, richement dotée, et qui avait pour se défendre un haut parentage, et beaucoup d'amis et d'admirateurs ? Non seulement il ne pouvait plus l'obliger à avoir beaucoup d'enfants et à donner tous ses soins à leur éducation, mais il ne pouvait même plus s'opposer à ses caprices ruineux et la contraindre à lui rester fidèle. La femme avait acquis toutes les libertés, même celle de l'adultère ; car la loi n'avait pas osé usurper les droits du pater familias et par suite ceux du tribunal domestique, en punissant l'adultère, et dans cet écroulement de la famille, personne n'osait plus convoquer le tribunal domestique qui seul aurait pu châtier la femme adultère. D'ailleurs il n'aurait plus été possible de punir de mort la femme adultère, et elle pouvait facilement, en divorçant, échapper aux autres peines plus douces, infligées par la famille, comme la relégation à la campagne. C'est ainsi qu'à part quelques idéalistes qui subsistaient encore, on ne se mariait plus par devoir civique, mais par calcul, soit que l'on fût épris d'une beauté, que l'on convoitât une riche dot, ou que l'on voulût s'allier à une famille puissante. Bien des gens divorçaient dès qu'ils ne trouvaient plus leur compte dans l'union contractée ; d'autres cherchaient à se consoler en changeant de femme, comme aujourd'hui on change de domestique ; d'autres encore restaient célibataires ou prenaient pour concubine une affranchie. Ces unions n'étaient pas considérées comme des mariages et par conséquent ne donnaient pas d'enfants légitimes, et c'était encore là un avantage pour le père qui pouvait adopter les enfants qu'il préférait et leur donner son nom[52]. Le contact d'une minorité de gens très riches avec la foule de ceux qui n'avaient qu'une petite aisance et qui étaient de plus en plus attirés par le grand luxe, rendait la dépravation encore plus affreuse. Parmi les femmes issues de familles de chevaliers ou de sénateurs peu riches et qui avaient épousé des chevaliers ou des sénateurs n'ayant eux-mêmes qu'une petite fortune, bon nombre travaillaient, avec le consentement de leurs maris, à faire une sorte de contre-révolution singulière, en reprenant aux Crésus de Rome, grâce à leurs caresses, une partie des biens dont ceux-ci s'étaient emparés par violence durant la révolution. Malgré leur goût pour le passé, les hautes classes jugeaient avec indulgence cette prostitution élégante, parce que les uns en tiraient du plaisir et les autres de l'argent. L'adultère que, dans l'ancien droit, le mari pouvait punir en tuant sa femme et son amant, devenait pour de nombreux chevaliers et sénateurs un excellent commerce ; et l'on voyait grandir à Rome le nombre des femmes dont on savait que leur cœur se vendait aux enchères[53]. Quelle chute pour cette noblesse qui était restée si longtemps à l'abri du soupçon et du mépris ! Un des poètes les plus sceptiques de l'époque semble avoir lui-même éprouvé un instant un frémissement de douleur et d'horreur en voyant la noblesse romaine précipitée des hauteurs d'une vertu impérieuse et fière dans l'avilissement de cette prostitution élégante ; et il a fait raconter cet obscur mais terrible drame de l'histoire de Rome par la porte d'une maison illustre en quelques vers que l'on ne peut pas lire sans émotion, tant ils sont tragiques, bien que le poète veuille plaisanter comme à l'ordinaire. Moi qui m'ouvrais jadis, dit la porte, pour les grands triomphes, moi dont le seuil a été foulé par tant de chars dorés et qui fus baignée par les larmes de tant de prisonniers, suppliants, je gémis maintenant la nuit sous les coups d'hommes qui viennent se quereller devant moi, et sous les mains indignes qui viennent me frapper. Tous les jours je suis ornée de couronnes infâmes, et je vois à mes pieds les torches laissées par l'amant qui n'a pas été reçu. Je ne peux plus défendre les nuits d'une femme trop célèbre, moi qu'on a, après tant de gloire, livrée au scandale par des vers obscènes. Ah ! cette grande dame ne se soucie guère de ménager mon honneur ; elle tient à être plus dissolue encore que l'époque où nous vivons[54]. Cependant, si en Italie il y avait encore des familles fécondes, personne dans cette petite oligarchie qui à Rome croyait présider à la reconstitution du passé, ne donnait l'exemple d'avoir beaucoup d'enfants ; Auguste n'avait qu'une fille ; Agrippa n'en avait qu'une également ; Marcus Crassus, le fils du richissime triumvir, n'avait qu'un fils ; Mécène n'avait pas d'enfants, ni non plus Lucius Cornélius Balbus, qui était célibataire. M. Silanus avait deux enfants ; et Messala, Asinius et Statilius Taurus en avaient trois. Les familles de sept ou huit enfants, si nombreuses jadis, ne se rencontraient plus ; on croyait avoir bien rempli son devoir envers la république quand on en avait un ou deux ; et même bien des gens cherchaient à se soustraire à cet humble devoir. Évidemment, dans les familles moins riches de la haute classe, le souci de la future grandeur de Rome était encore moins ardent. Les femmes, au lieu d'invoquer pieusement pour leurs entrailles fécondes la protection d'Isis et d'Ilithyie. n'avaient plus ni honte, ni crainte à les sonder avec le fer pour se faire avorter.

... ut careat rugarum crimine venter[55].

Au lieu de se marier, il était pour les hommes plus sûr et plus agréable de choisir une maîtresse parmi ces grandes dames ou parmi les affranchies, les chanteuses syriaques, les danseuses grecques et espagnoles, les blondes et belles esclaves de Germanie et de Thrace, ou encore des amants parmi les enfants corrompus qu'on instruisait dans l'art du plaisir pour les maîtres du monde. L'amour égoïste, la volupté stérile, et le plaisir contre nature que les anciens Romains avaient chassés de leur ville avec tant d'horreur, étaient maintenant, et à l'heure même où l'on vantait si fort le passé, admis aussi bien dans les mœurs que dans la littérature. Deux poètes illustres, choyés et protégés par les grands, Tibulle qui était le favori de Messala, et Properce qui était l'ami de Mécène, donnaient alors sa forme accomplie à la poésie érotique romaine qui devait être un des pires dissolvants de l'ancienne société et de sa morale. Cette poésie développait dans des formes littéraires imitées des Grecs une psychologie de l'amour sensuel, puisée en partie à la poésie grecque, en partie à l'expérience. Élégants, tendres, parfois aussi fades et maniérés, ces deux poètes se plaisent à décrire les beautés, visibles ou cachées, de leurs maîtresses, vraies ou imaginaires, à analyser le souvenir des voluptés déjà éprouvées, ou le désir des voluptés attendues, à exprimer la joie et l'ivresse de l'amour partagé ou les imprécations et les fureurs de la jalousie, à évoquer autour de leurs amours les fables de la mythologie grecque ou à les entourer de descriptions exactes des mœurs contemporaines. Mais tous les deux, en composant leurs beaux distiques, ils travaillaient sans le savoir à affaiblir non seulement la vieille famille et la vieille morale, mais aussi la vieille armée romaine. Properce et Tibulle commençaient au nom du dieu Éros cette propagande antimilitariste qui sera continuée pendant trois siècles sous différents points de vue et par de très nombreux écrivains, sans en exclure les écrivains chrétiens, jusqu'à ce qu'elle livre l'empire désarmé aux barbares. Tu te plais, ô Messala, s'écrie Tibulle, à combattre sur terre et sur mer, pour montrer ensuite dans ta demeure des dépouilles ennemies, mais moi je suis enchaîné par les caresses d'une belle enfant[56]. — Il était de fer, ô belle, celui qui pouvant t'avoir, a préféré le butin et la guerre[57]. Tibulle vante la simplicité ; il aime la campagne avec sa tranquillité et ses vertus ; il songe avec émotion et mélancolie à l'âge d'or, au temps où les hommes étaient bons et heureux, et il maudit les convoitises impures de son époque de désordre et d'agitation. Mais les éloges qu'il fait de la simplicité ont pour origine des motifs bien différents de ceux sur lesquels s'appuyaient pour ces mêmes éloges les traditionalistes et les militaristes de son temps. Ceux-ci désiraient corriger les mœurs et les ramener à la simplicité et à l'austérité de jadis, pour refaire une génération d'hommes vaillants, et ils considéraient la guerre comme une école d'énergie. Tibulle au contraire considère la guerre, la cupidité, le luxe, comme des fléaux de même famille et également détestables, car l'un ne vient jamais sans l'autre. Combien l'homme était heureux sous le règne de Saturne[58]... Il n'y avait ni armées, ni haines, ni guerres ; l'art criminel d'un cruel forgeron n'avait pas encore martelé l'épée[59]... Quel est celui qui le premier a forgé l'épée terrible ? Ce fut un barbare, un homme au cœur de fer, qui déchaîna les massacres et les guerres, et raccourcit la route de la mort. Mais non, ce n'est pas la faute de ce malheureux ; c'est la nôtre, à nous qui tournons contre nous-mêmes le fer qu'il nous avait donné pour lutter contre les bêtes féroces. C'est la faute de l'or. Il n'y a pas eu de guerre, tant que l'homme a bu dans une coupe en bois[60]... Ô dieux Lares, éloignez de moi les flèches d'airain[61]... Aimez-moi ainsi et que d'autres aillent à la guerre[62]... Quelle folie de courir au-devant de la mort[63]... Combien il est plus digne d'éloges celui qu'une vieillesse paresseuse surprend parmi ses enfants dans une petite demeure[64]... Oh ! vienne la paix et qu'elle féconde nos campagnes. C'est elle qui la première a courbé sous le joug le cou des bœufs pour le labour ; c'est elle qui a cultivé la vigne et tiré le jus du raisin, pour que le fils pût boire le vin récolté par le père. On voit pendant la paix reluire le soc de la charrue et la houe, tandis que l'épée se rouille[65].

Et cet amour qui a peur de la mort, qui a peur de l'épée, qui cherche une retraite cachée au fond des villes populeuses et des campagnes solitaires, qui se nourrit de plaisirs sensuels et de fantaisies sentimentales, Tibulle, dans cette première élégie du second livre qui est si belle, l'invoque presque comme s'il était pour lui un des dieux Lares, et le place parmi les divinités tutélaires de la famille qu'il rend stérile ! Il imagine enfin que Vénus seule pourra triompher de la férocité qu'ont fait naître à son époque les rapines et les massacres de la guerre civile ; si bien que les voluptés de l'amour lui apparaissent comme la force purificatrice et régénératrice de son époque pervertie et corrompue[66]. Moins tendre, moins sentimental, mais plus passionné, Properce se vante — quelle honte pour un ancien Romain ! — de renoncer pour l'amour d'une femme à la gloire, à la guerre, et au pouvoir[67] ; il est heureux d'être devenu célèbre à cause de l'amour qu'il a pour elle, et il déclare qu'il ne veut point d'autre renommée que celle de poète érotique[68] ; il s'écrie qu'il peut monter jusqu'aux astres les plus hauts maintenant que Cintia s'est donnée à lui[69] ; et il affirme que rien ne vaut une nuit passée avec elle[70]. Que serait pour moi la vie sans toi ? Tu es à toi seule ma famille, à toi seule ma patrie, tu es mon unique joie, ma joie éternelle[71]. Et après avoir fait se lamenter la porte de l'illustre maison patricienne sur la décadence de la grande dame qui y habite, il la fait s'attendrir devant les plaintes de l'amant qui n'a pas encore réussi à l'ouvrir avec des présents.

Et les hommes qui devaient présider au rétablissement du passé, admiraient ces poésies et en protégeaient les auteurs. Mais la contradiction était partout. On voulait de nouveau faire de la guerre et du gouvernement la seule occupation des grands ; et parmi les sénateurs et les chevaliers se répandait au contraire le goût de toutes les œuvres que la morale antique considérait comme indignes. Combien d'entre eux, par exemple, auraient voulu se faire acteurs[72] ! Le théâtre fascinait les neveux des conquérants du monde, qui avaient pourtant joué bien d'autres drames, sur des scènes plus vastes et devant un public plus nombreux. On réparait partout à Rome des temples et des sanctuaires ; on en construisait de nouveaux ; on rétablissait avec une minutie prétentieuse l'ancien cérémonial religieux, mais l'esprit de la religion latine agonisait dans les formes artistiques et trop grecques dont on revêtait maintenant les choses sacrées. L'ancien culte romain était une austère discipline des passions, qui devait préparer les hommes aux devoirs les plus pénibles de la vie privée et publique ; mais les dieux austères, qui symbolisaient les principes essentiels de cette discipline, n'étaient plus à leur place dans les somptueux temples de marbre, comme celui d'Apollon qu'Auguste avait inauguré en l'an 28 ; ils perdaient leur caractère en prenant le nom des divinités grecques et en apparaissant comme elles sous la forme de très belles statues à demi nues. Si le polythéisme grec venait de la même source que le polythéisme romain, c'est-à-dire des mêmes idées et des mêmes mythes fondamentaux, il les avait développés d'une façon toute différente, en divinisant, non pas les principes moraux qui refrènent les passions, mais les aspirations de l'homme vers le plaisir physique et intellectuel. Il était contradictoire de présenter une religion de la morale sous les formes d'une religion du plaisir ; mais l'admiration que l'on avait pour la mythologie grecque et pour ses représentations littéraires et artistiques était maintenant trop profonde en Italie. Les Romains eux-mêmes ne pouvaient plus supporter une religion sans art.

Il y avait donc dans tout cela des contradictions multiples, étranges et incessantes ; mais elles se résument toutes dans une contradiction plus générale, celle où l'Italie se trouvait à la fin de la guerre civile et où elle va se meurtrir pendant tout un siècle : la contradiction entre le principe latin et le principe gréco-oriental de la vie sociale, entre l'État considéré comme un organe de domination et l'État considéré comme un organe d'une culture élevée et raffinée, entre le militarisme romain et la civilisation asiatique. Il est nécessaire de bien se pénétrer de cette contradiction, si l'on veut comprendre l'histoire du premier siècle de l'Empire. L'admiration pour les vieux âges de Rome n'était pas alors, comme l'ont cru beaucoup d'historiens, un anachronisme sentimental, mais une nécessité. Qu'était l'ancien État romain, sinon un ensemble de traditions, d'idées, de sentiments, d'institutions, de lois qui tous avaient pour unique objet de vaincre l'égoïsme de l'individu à chaque fois qu'il se trouvait en opposition avec l'intérêt public, et d'obliger tout le monde, depuis le sénateur jusqu'au paysan, à agir pour le bien de l'État, même quand il est nécessaire de sacrifier ce que l'on a de plus précieux, les affections de famille, les plaisirs, la fortune, la vie même ? L'Italie comprenait qu'elle avait encore besoin de ce puissant instrument de domination, pour conserver et gouverner un empire que les armes lui avaient donné ; elle comprenait qu'elle avait besoin d'hommes d'État prudents, de diplomates avisés, d'administrateurs éclairés, de soldats vaillants, de citoyens zélés, et qu'elle ne pourrait les avoir qu'en conservant les traditions et les institutions de l'État. C'était là un désir sincère, bien qu'en partie chimérique. Mais ce n'était plus seulement pour le conserver que l'Italie voulait veiller sur son empire, c'était pour en jouir, pour avoir les moyens de satisfaire le besoin, maintenant répandu dans toutes les classes, de cette culture plus raffinée, plus sensuelle, plus artistique, plus philosophique, dont l'État asiatique était l'organe et qui avait pour effet d'exciter tous les égoïsmes personnels que l'État latin se proposait au contraire d'enchaîner et de contenir. La culture gréco-asiatique entravait la restauration de l'ancien État latin que tout le monde réclamait pour sauver l'empire ; mais tout le monde ou presque tout le monde voulait justement sauver l'empire, pour que l'Italie eût les moyens de s'assimiler la culture gréco-asiatique. Telle était dans ses grandes lignes la contradiction insoluble dans laquelle se débattait l'Italie ; la contradiction que la politique de Cléopâtre et la conquête de l'Égypte avaient démesurément grandie, en excitant, d'une part, l'esprit de tradition, et de l'autre, le goût de l'orientalisme ; la contradiction qui apportait le désordre à la fois dans la vie privée et dans la politique, dans la religion et dans la littérature, et qui est le sujet du merveilleux poème composé à cette époque par Horace. Horace nous a laissé en effet, ciselé dans des vers d'une beauté inimitable, le document le plus profond de cette crise décisive, qui revient périodiquement dans l'histoire de toutes les civilisations auxquelles Athènes et Rome ont donné naissance. Horace avait chanté la grande restauration nationale dont, après Actium, tout le monde avait senti la nécessité, en dressant, avec de merveilleux blocs de strophes alcaïques et saphiques, le magnifique monument de ses odes civiles, nationales et religieuses, où il avait si bien idéalisé l'ancienne société aristocratique. Mais il n'était ni par tempérament, ni par inclination, ni par ambition, le poète national, tel qu'Auguste l'aurait sans doute désiré ; il n'était pas non plus le poète de cour qu'ont voulu voir en lui ceux qui l'ont mal compris. Ce fils d'un affranchi, qui avait peut-être du sang oriental dans les veines, ce Méridional, né en Apulie, pays à moitié grec et où l'on parlait encore les deux langues, ce penseur subtil et ce maitre souverain de la parole, qui n'avait d'autre but dans la vie que d'étudier, d'observer et de représenter le monde sensible, de comprendre et d'analyser toutes les lois du monde idéal, ce philosophe lettré n'était guère porté à apprécier Rome, sa grandeur, sa tradition, son esprit trop peu enclin à l'art et à la philosophie, trop pratique et trop politique. Lui qui avait chanté les grandes traditions de Rome, il en connaissait si mal l'histoire, que, dans une de ses odes, il fait détruire Carthage par Scipion l'Africain qu'il confond avec Scipion Émilien[73]. Son âge, ses études, un certain dégoût de tout et de tous, le plaisir qu'il prenait à son travail poétique, le poussaient même à vivre le plus possible dans le recueillement, à la campagne, loin de Rome, de ses amis et de ses protecteurs. Il avait horreur de lire ses vers en public ; il ne fréquentait guère les dilettantes de la littérature, les grammairiens qui étaient les professeurs et les critiques d'alors ; il faisait des séjours de plus en plus rares chez ses grands amis, et bien des gens commençaient à le traiter d'orgueilleux, puisqu'il ne jugeait plus dignes d'entendre ses poésies que les grands personnages, Auguste et Mécène[74] ; tandis que ceux-ci, de leur côté. regrettant de l'avoir si rarement chez eux, l'accusaient presque d'ingratitude[75]. Il lui était donc difficile, dans ces conditions, de devenir le poète national, et de se consacrer tout entier à la tâche d'encourager par sa poésie le grand mouvement des esprits qui se tournaient vers le passé. Mais il ne pouvait non plus rester inactif. Il était alors, à trente-neuf ans, dans sa pleine maturité, admiré, suffisamment fortuné, sans crainte pour le présent ni pour l'avenir ; il avait beaucoup étudié et beaucoup vu ; il avait été témoin d'une grande révolution ; il se trouvait maintenant placé comme au contre du monde et au milieu des courants d'idées, de sentiments, d'intérêts qui se croisaient à Rome, à cette époque où de si grandes questions inquiétaient les esprits. Malgré le recueillement où il se tenait d'habitude, malgré son goût pour la campagne et pour la vie de penseur solitaire, il avait toutes les facilités pour observer le microcosme qui gouvernait l'empire et où se formaient tant de germes de l'avenir.

Il pouvait discuter avec Auguste, avec Agrippa et Mécène, des maux du temps et de leurs remèdes ; et suivre la chronique mondaine de la haute société, les fêtes, les scandales, les aventures galantes, les querelles des jeunes gens et des courtisanes. Il assistait aux efforts que l'on faisait pour restaurer le culte antique des dieux, de même qu'il pouvait admirer les nouvelles maisons que les artistes alexandrins décoraient pour les maîtres du monde ; il voyait croître et se répandre à Rome le luxe et les voluptés qu'entretenait l'argent égyptien, tandis qu'il entendait partout maudire l'avarice, la cupidité et la corruption débordante. Il possédait en somme tout ce qu'il faut à un grand écrivain pour créer une grande œuvre. Horace en effet avait conçu un grand projet ; il voulait créer une poésie lyrique latine, qui, par les mètres et les sujets, fût aussi variée que la poésie lyrique grecque ; il voulait devenir le Pindare et l'Anacréon, l'Alcée et le Bacchylide de l'Italie, exprimer dans tous les mètres tous les aspects de la vie qui se déroulait sous ses yeux. Peu à peu le chef-d'œuvre se formait dans l'esprit du poète, à mesure que les mille incidents de cette vie romaine si intense lui suscitaient des images, des pensées, des sentiments, et rappelaient à sa mémoire les strophes ou les vers des poètes grecs ; à mesure que de ces images, de ces pensées, de ces sentiments, de ces réminiscences naissait en lui l'idée d'une courte composition lyrique, qu'il écrivait en adoptant parmi les mètres grecs tantôt l'un et tantôt l'autre. Petit à petit, l'un après l'autre, il composait avec sa lenteur et son soin habituels, entre un voyage et un autre, entre un festin et une lecture, les quatre-vingt-huit petits poèmes des trois premiers livres des Odes. Il ne répandait pas dans ses poèmes, comme Catulle, les débordements de la passion ; il élaborait au contraire toutes ses odes, pensée par pensée, image par image, strophe par strophe, vers par vers, mot par mot ; il choisissait avec soin les motifs, les pensées, les images qu'il pouvait imiter dans Alcée, dans Sapho, dans Bacchylide, dans Simonide, dans Pindare et dans Anacréon ; il usait beaucoup et avec habileté de la mythologie grecque. C'était donc une poésie lyrique réfléchie, qui s'efforçait d'atteindre à la perfection du style et de développer, à travers la variété des motifs, un sujet unique qui est sous-entendu, mais qui est la véritable raison d'être de l'œuvre. Il arrive que l'on se laisse tromper par la division matérielle des Odes, quand on les lit et les admire séparément, comme un recueil de poésies variées. Pour comprendre l'œuvre la plus fine et la plus achevée de la littérature latine, il est nécessaire de lire tout l'ensemble de ces poèmes, aussi bien les plus longs et les plus sérieux que les plus courts et les plus légers, en observant comment le motif d'une ode correspond à celui d'une autre ou le contredit, en cherchant à découvrir le fil invisible qui les tient toutes ensemble, comme les perles d'un collier. Ce fil idéal, ce sujet unique sous-entendu dans toute l'œuvre, c'est la douloureuse confusion dans laquelle l'âme romaine se débattait alors, confusion que le poète ne cesse de considérer dans ses contradictions insolubles, sans avoir ni l'espoir, ni même, semble-t-il, la volonté de les résoudre.

Au sortir de conversations avec Auguste, avec Agrippa, avec Mécène, le poète compose les fameuses odes civiles et religieuses, dans lesquelles il évoque, en magnifiques strophes saphiques ou alcaïques, le passé de Rome et la tradition séculaire de ces vertus publiques et privées, qui pendant tant d'années avaient fait des hommes forts. Parfois il énumère, en belles strophes saphiques, d'abord les dieux et les héros de la Grèce, puis les personnages illustres de Rome ; il rappelle Paul-Émile donnant sa grande Arne aux Carthaginois victorieux, et la gloire des Marcellus, et la mort courageuse de Caton, et la splendeur de l'astre des Jules, pour se réjouir à la fin de l'ordre rétabli dans le monde, sous le règne de Jupiter, qu'Auguste représentait sur la terre[76]. Ailleurs il admire avec ferveur la vertu aristocratique, qui n'est point, comme la gloire des ambitieux, le jouet de la faveur populaire[77]. Se souvenant des soldats de Crassus qui se sont mariés en Perse et ont oublié le temple de Vesta, il fait revivre, dans une pose sculpturale de simple et sublime héroïsme, le légendaire Attilius Régulus[78]. Il rappelle par de nobles images comment la jeunesse qui teignit la mer du sang carthaginois avait été élevée d'une façon austère dans la famille, qui n'avait pas encore été corrompue par une époque criminelle[79]. Le poète érige un magnifique monument de style classique à la grandeur légendaire de la société aristocratique. Mais sur les colonnes, les métopes, les triglyphes de ce monument était venu se poser tout un vol de pièces où il célébrait l'amour, Bacchus et les festins. Au sortir des maisons patriciennes, où l'on vantait si fort le passé, Horace retrouvait la bande joyeuse de ses jeunes amis, qui, maintenant que la paix était revenue, ne songeaient qu'à bien profiter des revenus des biens acquis dans le royaume des Ptolémées, et qui aimaient les loisirs de la villégiature, les festins, les jolies femmes, les distractions. En se servant de strophes légères et des mètres grecs les plus souples, il adresse des invitations à ses amis ou leur demande de préparer un bon repas ; ou encore il vient interrompre par ses exagérations comiques des convives avinés, priant l'un d'eux de lui révéler le nom de sa belle[80]. Il peint aussi en couleurs vives et avec une grande richesse de motifs mythologiques de petits tableaux érotiques où dominent tantôt le sentiment, tantôt la sensualité, et tantôt l'ironie. Le poète reproche en plaisantant à Lydie d'avoir inspiré à Sybaris une telle passion qu'il n'est plus visible pour aucun de ses amis[81] ; ailleurs il dépeint avec de brûlantes images les tourments de la jalousie[82] ; ailleurs, en lui faisant de gracieuses descriptions, il invite Tyndaris à se retirer dans une vallée éloignée de la Sabine, où Faunus enfle ses pipeaux, pour y fuir les feux de la canicule et l'insolent Cirus qui trop souvent porte sur elle ses mains violentes[83] ; ailleurs encore il dit son amour pour Glycère dont le corps brille d'un éclat plus pur que le marbre de Paros[84]. Un jour, tandis qu'il se promène seul et sans armes dans les bois en pensant à Lalagé, il rencontre un loup et le loup s'enfuit. Horace tire de là une singulière philosophie : c'est l'amour qui donne à l'homme un caractère sacré ; l'amoureux est un homme pur. Aussi, quoi qu'il arrive :

Dulce ridentem Lalagen amabo,

Dulce loquentem[85].

Et nous voyons passer rapidement sous nos yeux d'autres femmes et d'autres amoureux. Voici Chloé qui s'enfuit, comme un faon effrayé par le vent qui mugit[86] ; des jeunes gens qui frappent en désespérés à la porte que leur a fermée brusquement Lydie[87] ; un amant qui se laisse dominer par une esclave avide, rusée et autoritaire[88] ; un jeune homme qui s'est épris d'une fille qui arrive à peine à la puberté, et à qui le poète, usant d'images compliquées, donne des conseils sages et ironiques, en lui disant qu'il a tort de vouloir du raisin vert[89] ; la belle courtisane Barine, l'effroi des mères, des pères et des jeunes épouses, dont les serments font sourire le poète. Il affirme avec une solennité plaisante qu'il est permis en amour de se parjurer.

Ridet hoc, inquam, Venus ipsa, rident

Simplices Nymphæ, ferus et Cupido[90].

Astérie qui attend Gygès, obligé de s'absenter pendant un hiver, et qui se laisse consoler par son voisin Énipée, est le sujet d'un petit tableau peint, comme à l'ordinaire, avec d'ironiques amplifications mythologiques[91]. Plus loin c'est un gracieux dialogue entre des amants qui se querellent et excitent mutuellement leur jalousie, puis finissent par se réconcilier[92]. Il y a aussi des supplications adressées aux belles au cœur trop dur. Le poète y met toujours une légère ironie, comme dans sa prière à Mercure, à qui il dit que pouvant conduire derrière lui les tigres et les forêts, il doit aussi pouvoir apprivoiser une belle cruelle, et à qui il raconte tout au long, avec une exagération voulue, l'histoire des Danaïdes[93]. Et il termine aussi sur un ton plaisant ses poésies érotiques, en se comparant à un vieux soldat de l'amour ; qui après avoir combattu non sans gloire, va déposer ses armes dans le temple de Vénus ; mais il invoque aussitôt la déesse qui l'a délivré de Chloé[94]. La plupart de ces petits tableaux et de ces personnages étaient sans doute tirés de la poésie grecque et de la chronique galante de Rome ; en tout cas cela devait être étranger au poète qui prend pour lui ce qu'il invente ou ce qui est arrivé à autrui. Ce n'est plus là en effet, une poésie amoureuse personnelle comme celle de Catulle ; c'est une poésie amoureuse littéraire, de réflexion, que le poète compose paisiblement, auprès de ses livres, au gré d'une fantaisie agile et heureuse, où se mêlent la sensualité et l'ironie, la fine psychologie et la virtuosité littéraire, et qui est dans la littérature le signe du changement qui se produisait dans les mœurs, à mesure que l'amour, l'ancien devoir civique de la propagation de la race, dans la famille, devenait une stérile volupté personnelle, un spasme des sens, un caprice de l'imagination, une source de plaisirs esthétiques et un sujet de plaisanteries et de risées.

C'est ainsi que le poète exprimait tantôt la philosophie de la vertu qui dérivait de la tradition, et tantôt la philosophie du plaisir qui dérivait de l'art grec et des mœurs contemporaines. Horace ne fait aucune tentative pour concilier ces deux philosophies discordantes ; il s'abandonne tantôt à l'une et tantôt à l'autre, et il n'est satisfait ni de l'une ni de l'autre. Il avait conscience de la force et de la grandeur de la tradition, mais il comprenait aussi que cette grande philosophie du devoir ne convenait plus ni à la mollesse de son époque, ni à sa propre faiblesse morale, et il l'avoue très franchement. Il a condensé dans les quelques vers de l'ode merveilleuse à la déesse de la Fortune qui avait son temple à Antium, toute une philosophie amère de l'histoire et de la vie : c'est la fortune, et non la vertu, qui est la maîtresse du inonde ; la destinée en est l'esclave docile ; les hommes et les empires sont en son pouvoir ; c'est à elle aussi que doit se fier Auguste qui part pour de lointaines expéditions ; c'est d'elle, mais sans trop de confiance, qu'il faut espérer un remède aux tristesses du temps[95]. La guerre et les affaires publiques étaient les occupations les plus nobles, d'après l'ancienne morale ; mais Horace ne sait pas cacher qu'elles répugnent à son égoïsme intellectuel, et de temps en temps, il loue ouvertement la paresse civique ; il adresse à son ami Iccius qui se prépare à partir pour la guerre d'Arabie dans l'espoir d'en rapporter de l'argent, une ode dans laquelle il s'émerveille qu'un homme qui s'était tourné vers les études, et avait donné d'autres espérances reparte pour la guerre[96]. Dans une belle ode saphique, adressée à Crispus Sallustius, le neveu de l'historien, il traduit la pensée stoïcienne, très noble assurément, mais tout à fait anti-romaine, d'après laquelle le véritable empire de l'homme, le seul qui compte, n'est pas celui qu'il exerce sur les choses matérielles, mais celui qu'il a sur ses propres passions[97]. Ainsi l'égoïsme intellectuel arrive chez lui à défigurer un des principes fondamentaux de l'ancienne morale romaine, le culte de la simplicité. Horace blâme le luxe, l'avarice et la cupidité, les constructions royales qui usurpent les terrains qu'il fallait laisser aux laboureurs[98] ; il considère comme plus sages que les Romains, les Scythes qui portent leurs maisons sur des chars, et les Gètes qui ne connaissent pas la propriété terrienne[99]. Mais en faisant l'éloge de la simplicité, il en arrive à une doctrine de nihilisme politique semblable à celui de Tibulle : ce ne sont ni les richesses, ni les honneurs, ni les magistratures, ni les tourments de la politique, qui rendent la vie parfaite ; c'est la santé, et, avec elle, l'étude. Que demande le poète dans sa belle prière à Apollon ? De vivre d'olives, de chicorée et de mauve ; de demeurer en bonne santé ; d'arriver à une vieillesse dont la poésie fera l'honneur et le charme[100]. Il va plus loin, et rompant absolument avec les traditions romaines, il déclare dans certaines odes que le but de la vie, c'est le plaisir physique ; il conseille de se hâter de boire et d'aimer, car ce sont là les deux vraies voluptés de la vie ; il s'abandonne à un mol épicurisme, dont le détournent cependant de temps à autre des scrupules religieux. Mais même dans sa religion, le poète demeure incertain et plein de contradictions. Parfois, cédant sans doute au mouvement qui se produisait en faveur du rétablissement de la vieille religion nationale, il déclare qu'il a trop navigué sur les mers de la philosophie, et qu'il veut maintenant tourner sa voile pour le retour ; et il décrit le Diespiter national à la façon antique, comme le dieu qui fend les nues avec l'éclair, et qui frappe de coups terribles les humains[101]. Mais il admire et il aime trop la religion artistique du plaisir et de la beauté créée par les Grecs ; et ce sont presque toujours les dieux de l'Olympe hellénique qu'il invoque, décrit et fait agir, en les représentant sous les formes et dans les attitudes que leur avaient données la sculpture et la peinture, et aussi avec la signification et les fonctions qu'ils ont dans la mythologie grecque. Quels sont donc les dieux qui, d'après Horace, gouvernent véritablement le monde ? Sont-ce les dieux austères, impersonnels et presque informes du bon vieux temps, qui accablent l'Italie de calamités, parce que leurs temples tombent en ruine ? Sont-ce les symboles de la Pudor, de la Justitia, de la Fides, de la Veritas, si chers aux anciens Romains, et qu'Horace évoque encore dans les vers écrits pour la mort de Quintilius Varus, où le sentiment d'amitié est exprimé avec une si grande douceur[102] ? Ou ce Mercure homérique, qui a sauvé le poète dans la bataille de Philippes, en l'entourant d'un nuage ? Ou ce dieu Faune qu'il invoque aux nones de décembre, dans un délicieux petit tableau bucolique, pour qu'il protège sa propriété[103] ? Ou Vénus et Cupidon et Diane sous leur forme grecque ? Ou ces innombrables divinités que le polythéisme grec avait disséminées dans tous les recoins les plus cachés de la nature, et qu'Horace entrevoyait jusque dans la fontaine Bandusie, aux eaux plus limpides que le verre[104] ? On ne saurait dire si les croyances d'Horace sont une religion morale ou une religion esthétique. Parfois, dans ses poésies civiles, il invoque les dieux comme les régulateurs et les ordonnateurs suprêmes du monde, mais dans d'autres poésies, il les mêle à tous les actes et à tous les événements humains, parce qu'ils sont beaux et lui donnent l'occasion de composer des strophes magnifiques. Sa conception politique et morale de la vie étant contradictoire, et sa conception religieuse incertaine, quel but bien défini la vie peut-elle donc avoir pour Horace ? Ce ne sont pas les vertus publiques et privées dont il ne se sent pas capable, et dont il ne croit pas non plus ses contemporains capables ; ce n'est pas le plaisir physique, ni le plaisir intellectuel qui, il le comprend bien, ruineraient le monde si on les prenait comme fin suprême de tous les efforts humains ; ce n'est pas non plus un mélange de devoir et de plaisir, car il ne voit pas comment on pourrait faire le partage de l'un et de l'autre ; ce n'est pas une obéissance servile à la volonté des dieux, qui sont maintenant trop nombreux, trop différents les uns des autres et qui s'accordent trop mal entre eux. Aussi, effet naturel de tant d'incertitude, on voit apparaître, à l'extrême horizon de ce grand vide moral, le fantôme qui projette son ombre sur toutes les époques peu sûres d'elles-mêmes, la peur de la mort. Quand l'homme ne réussit pas à se persuader que la vie tend vers un but idéal que nul homme, à lui seul et réduit à ses propres forces, ne pourra jamais atteindre, quand le fait de vivre apparaît comme le seul but de la vie, la limitation de l'existence inquiète trouble et attriste. Elle troublait profondément Horace ; et la pensée de la mort lui était toujours présente. Les poésies qu'il a composées en souvenir de ses amis morts sont à coup sûr celles où il y a le plus de sentiment et de sincérité. Nous nous hâtons de vivre ; le temps passe ; la mort ne respecte personne ; elle nous attend tous au passage ; tout doit disparaître dans le néant :

Eheu ! fugaces, Postume, Postume,

Labuntur anni[105]...

Ces motifs sont répétés sous les formes les plus diverses et les plus admirables, étrangement mêlés à des poésies joyeuses et voluptueuses, mais répandant sur l'œuvre tout entière une tristesse vague et pénétrante.

Étrange poème, dont l'unité idéale est formée justement des contradictions de ses différentes parties. Si l'on comprend ce poème, on comprend aussi les incertitudes de la politique d'Auguste. Nul mieux qu'Horace n'est allé jusqu'au fond du grand vide moral sur lequel reposait le gigantesque édifice de l'empire. Qui donc pouvait oser de grandes choses, quand la nation tout entière était plongée dans une si grande contradiction ? Comment travailler vigoureusement avec des instruments aussi usés ? Il est vraiment d'un esprit trop étroit de ne voir, comme le font certains historiens, dans toute l'œuvre d'Auguste, qu'une comédie politique destinée à cacher une monarchie sous les formes d'une république. C'était une tragédie véritable que cette nécessité de concilier le militarisme de la vieille Italie et la culture dé l'Asie hellénisée, surtout depuis que la conquête de l'Égypte avait rendu ces deux éléments plus inconciliables que jamais.

 

 

 



[1] DION (LIII, 26) nous apprend que l'an 25, Tibère et Marcellus étaient à la guerre en Espagne avec Auguste. Il me parait donc légitime de supposer qu'ils partirent avec lui.

[2] CICÉRON, Phil., V, XVII, 47 : Majores nostri, veteres admodum antiqui, leges annales non habebant : quas multis post annis attulit ambitio... Ita sæpe magna indoles virtutis, priusquam reipublicæ prodesse potuisset, extinta fuit. 48... admodum adulescentes consules facti. TACITE, Ann., XI, 22 : apud majores... ne ætas quidem distinguebatur, quin prima juventa consulatum ac dictaturam inirent. Les carrières rapides des parents d'Auguste, de Tibère, de Marcellus, de Drusus, que l'on a voulu considérer comme une preuve de l'intention d'Auguste de concentrer au moyen de privilèges le pouvoir dans sa famille, sont au contraire un de ses grands efforts pour revenir à la grande tradition aristocratique et républicaine. Là aussi Auguste voulait refaire la république de Scipion l'Africain. Cela est si vrai que non seulement ses parents, mais aussi des citoyens qui n'appartenaient pas à sa famille, obtinrent, de son vivant, les charges suprêmes, étant encore très jeunes. C'est ainsi que L. Calpurnius Pison fut consul en l'an 15 avant J.-C., à trente-trois ans, étant né en l'an 48 avant J.-C. et étant mort à quatre-vingts ans (TACITE, Ann., VI, 10.) L. Domitius Ænobarbus, qui mourut en l'an 2 de l'ère chrétienne (TACITE, IV, 44), fut consul en l'an 16 avant J.-C. ; s'il avait été consul à ce que Cicéron appelait l'âge légal, c'est-à-dire à quarante-trois ans, il serait mort à quatre-vingt-quatre ans et Tacite aurait signalé, comme pour Pison, .}one n aussi rare vieillesse. Son silence nous prouve que Domitius e devait pas être très âgé : si l'on suppose qu'il avait alors soixante et onze ans, il aurait été consul à trente ans. C. Asinius Gallus, le fils du fameux écrivain, né en l'an 41 avant J.-C. (SERVIUS, ad Virg. Ecl., IV, 11), est consul en l'an 8 avant J.-C., c'est-à-dire à trente-trois ans. P. Quintilius Varus est consul en l'an 13 avant J.-C. Vingt ans plus tard, en l'an 7 de l'ère chrétienne, il est envoyé pour gouverner la Germanie. Il n'est pas probable qu'un poste comme celui-là ait été confié à un homme très âgé ; il est plus vraisemblable qu'il le fut à un homme d'une cinquantaine d'années ; il n'avait donc qu'environ trente ans, lui aussi, quand il fut consul. Si nous connaissions la date de naissance des consuls, nous aurions sans doute beaucoup d'autres exemples du mémo genre à fournir. La chose d'ailleurs est naturelle : même si Auguste ne l'avait pas voulu, il aurait été obligé d'agir ainsi ; puisqu'il voulait restaurer le principe aristocratique, il était nécessaire d'ouvrir les portes aux jeunes gens, tant l'aristocratie avait été décimée. Voy. SUÉTONE, Auguste, 28.

[3] BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, Paris, II, p. 360.

[4] SUÉTONE, Auguste, 73.

[5] BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, Paris, 1904, vol. II, p. 361.

[6] LIVE, Epit., 134 ; le concentus dont parle Tite-Live fut sans doute un congrès des notables de la Gaule.

[7] HIRTIUS, B. G., VIII, 49 ; honorifice civitates appellando. PLINE, H. N., IV, 31 (17) et 32 (18) met au nombre des alliés les Carnutes. Mais avec Hirschfeld je crois qu'il y a probablement là une erreur, au moins pour ce qui est de l'époque qui suivit immédiatement la conquête. On comprend facilement que les Éduens, qui étaient les anciens amis de Rome, que les Rèmes et les Lingones, qui avaient tant aidé César dans la guerre de 32, aient obtenu facilement la qualité d'alliés. Mais pour les Carnutes, qui avaient lutté contre Rome avec acharnement, la chose parait peu vraisemblable. PLINE, H. N., IV, 31 (17)-33 (19) énumère les peuples libres, environ une dizaine, dont il trouve l'indication dans les commentaires d'Auguste. Mais il est difficile de dire si le nombre en était le même à la fin de la conquête. Il y eut probablement des modifications successives.

[8] HIRTIUS, B. G., VIII, 49 : nulla oncra injungendo.

[9] HIRTIUS, B. G., VIII, 49 ... principes maximis prœmiis adficiendo.

[10] Sur la fréquence du nom de Julius en Gaule à cette époque-là, voy. Anatole DE BARTHÉLEMY, les Libertés gauloises sous la domination romaine, dans la Revue des questions historiques, 1872, p. 372.

[11] Voyez l'intéressante étude d'Anatole DE BARTHÉLEMY, les Libertés gauloises sous la domination romaine, dans la Revue des questions historiques, 1872, p. 368 et suiv.

[12] STRABON, IV, I, 2 (178).

[13] STRABON, IV, I, 2 (178).

[14] Voyez les preuves données par DESJARDINS, Géographie historique de la Gaule, vol. I, Paris, 1876, p. 409 et suiv.

[15] Chez les Volces Tectosages (STRABON, IV, I, 13) ; chez les Tarbelles (STRABON, IV, II, 1) ; dans les Cévennes (STRABON, III, II, 8) ; dans les rivières (DIODORE, V, 27.)

[16] Le fait que Diodore dit (V, 27) κατά γούν Γαλατιαν άργυρος μέν τό σύνολον ού δέ γίγνεται, tandis que Strabon dit au contraire qu'il y en avait chez les Ruthènes et les Cabales (IV, II, 2), prouve que les mines d'argent furent découvertes après la conquête. La description de la Gaule que donne Diodore est évidemment tirée de documents plus anciens et qui décrivent la Gaule à l'époque de son indépendance. Dans DESJARDINS, I, p. 423 et suiv., se trouve la preuve que beaucoup d'autres mines d'argent furent exploitées par les Romains ; mais comme Strabon n'en parle pas, il est difficile d'affirmer qu'on avait déjà commencé les fouilles à ce moment-là.

[17] PLINE, N. H., XIX, I, 7-8 : ignoscat tamen aliquis Ægypto serenti (linum) ul Arabiæ Indiœque merces importet itane et Galliæ censentur hoc reditu ? Cadurci, Caleti, Ruteni, Bituriges ultimique hominum existimati Morini, immo vero Galliæ universæ vela texunt... Si on considère combien furent lents les progrès économiques dans le monde antique, on trouvera qu'il est raisonnable de faire remonter à ces années-là les commencements de cette culture qui devait dans la suite prendre une grande extension. Il faut ajouter que Strabon rappelle que le lin était déjà une industrie florissante auprès des Cadurces (IV, II, 2).

[18] Nous verrons qu'un peu plus tard il y avait une école fameuse à Augustodunum, la nouvelle capitale des Éduens.

[19] Nous verrons que probablement ces années-là fut introduite la quadragesima Galliarum, impôt de 2 ½ pour 100 sur les importations. On n'aurait pas songé à cet impôt, si les importations en Gaule n'avaient déjà été considérables. Parmi les produits importés, ceux qui l'étaient dans les plus grandes proportions devaient être l'huile et le vin.

[20] Par exemple le mausolée des Jules à Saint-Rémy en Provence : voy. COURBAUD, le Bas-relief romain à représentations historiques, 1899, p. 328-329.

[21] TITE-LIVE, Per., 131, et DION, LIII, 22, disent d'une façon précise que l'acte le plus important accompli par Auguste pendant son court séjour en Gaule fut le cens. Ce cens ne fut certainement pas ordonné pour satisfaire une pure curiosité statistique. Le but ne pouvait être que d'augmenter les impôts de la Gaule ; César, comme nous l'avons vu, ne les avait pas augmentés, et il est peu probable qu'ils l'aient été pendant la guerre civile. Cette augmentation des impôts nous explique l'épisode de Licinus, survenu douze ans plus tard, et dont nous parle DION, LIV, 21. Nous aurons à en parler ainsi que du mécontentement qui régna en Gaule les années suivantes. Nous verrons en outre que les textes jusqu'ici à demi compris de saint Jérôme, de Sincellus et du Chronicon Paschale confirment cette hypothèse.

[22] Il n'est question de Licinus dans Dion que plus tard vers l'an 16, comme procurateur de la Gaule. Mais s'il avait déjà tant volé, il devait s'y être mis depuis quelque temps. Je suppose donc qu'Auguste l'avait installé là dès le début, quand il commença ses réformes.

[23] SUÉTONE, Auguste, 26.

[24] Le scandale de Cornélius Gallus dut éclater alors qu'Auguste était absent de Rome, puisque, comme le dit DION (LIII, 23), ce scandale fit fureur en l'an 26 avant J.-C.

[25] AMMIEN MARCELLIN, XVII, IV, 5 : metu nobilitatis acriter indignatæ.

[26] DION, LIII, 24, nous dit en effet qu'il y eut plusieurs citoyens qui firent voir leur indignation au sujet de cette persécution contre Gallus, persécution injuste ou tout au moins exagérée.

[27] SUÉTONE, Auguste, 40.

[28] On peut retrouver même dans les poésies érotiques de curieux témoignages de cette antipathie populaire pour les hommes qui s'étaient enrichis dans la guerre civile. Voy. TIBÈRE, II, IV, 21 ; OVIDE, Amor., III, VIII, 9.

[29] SUÉTONE, Auguste, 66 ; DION, LIII, 23. En prenant cette décision, Auguste cherchait évidemment à contenter l'opinion publique sans perdre Gallus. Ceci nous montre que si Auguste, comme il est probable, encouragea d'abord les accusations que l'on portait contre Gallus, elles produisirent cependant un effet beaucoup plus considérable qu'il ne l'aurait voulu.

[30] DION, LIII, 23 ; AMMIEN MARCELLIN, XVII, XIV, 5.

[31] Nous le savons par DION, LIII, 23, et SUÉTONE, Auguste, 66 ; Senatus-consultis ad necem compulso.

[32] Les deux explications nous sont données, l'une par TACITE, Annales, VI, 11 (quasi nescius exercendi) ; l'autre par SAINT JÉRÔME, Chronique, ad a. Abr., 1991 = 728/26 (incivitem potestatem esse contestans). Il me semble que Messala pouvait alléguer les deux raisons. Quand je prétends que la catastrophe de Gallus put décider Messala à se retirer, ce n'est évidemment qu'une hypothèse : elle me parait vraisemblable parce que l'on peut expliquer ainsi la détermination soudaine que prit Messala de se retirer. Ce qui arrivait à Gallus devait donner à réfléchir à Messala, car l'autorité de l'un aussi bien que celle de l'autre dérivait de la même conception politique : le rétablissement des anciennes præfecturæ.

[33] DION, LIII, 25 ; SUÉTONE, Auguste, 30.

[34] SUÉTONE, Auguste, 21-25. Je crois que les faits rapportés dans ce passage appartiennent aux premiers temps du gouvernement d'Auguste ; nous verrons en effet que, dans les derniers temps, la discipline dans les armées s'était de nouveau tout à fait perdue.

[35] DION (LIII, 25) ne cite qu'un seul légat : C. Antistius ; FLORUS (II, XXXIII, 51 ; IV, XII, 51) en nomme trois : Antistius, Furnius et Agrippa. OROSE (VI, XXI, 6) en cite deux : Antistius et Firmius. Il n'y a donc pas de doute au sujet d'Antistius. Pour ce qui est d'Agrippa, je suis porté à croire que Florus a fait une confusion avec les guerres postérieures ; nous savons en effet qu'en l'an 27 et en l'an 25 Agrippa était à Rome, et en outre Orose ne parle pas de lui dans cette guerre. Quant au legatus au sujet duquel Orose et Florus ne sont pas d'accord, il est assez vraisemblable de supposer que ce fut ce C. Furnius, qui fut consul en l'an 17 avant J.-C.

[36] SUÉTONE, Auguste, 39 ; MON. ANC., IV, 5.

[37] DION, LIII, 24 ; VELLEIUS, II, XCI, 3.

[38] DION, LIII, 24.

[39] VELLEIUS PATERCULUS, II, XCI, 3.

[40] DION, LIII, 24. La haine des grands pour Rufus remplit le chapitre XCI du livre II de Velleius. Cette haine seule, d'origine politique, peut expliquer l'opposition que les hautes classes firent à Rufus. Jusqu'à la conjuration contre Auguste, qui fut une représaille à la suite de l'injustice qu'il avait subie, — si toutefois l'imputation était vraie, — Rufus n'avait commis aucune action condamnable. Velleius lui-même, qui lui est si opposé, ne sait citer aucun fait qui justifie l'aversion que la noblesse avait pour lui. Son zèle pour éteindre les incendies, même s'il était un peu bruyant et intéressé, n'en était pas moins louable et la haine politique seule pouvait lui en faire un reproche. Rufus ne faisait pour les incendies que ce qu'Agrippa avait fait pour les eaux. DION d'ailleurs le loue en disant (LIII, 24) : άλλα τε πολλά καλώς πράξας.

[41] DION, LIII, 24.

[42] Qui fut le second præfectus Ægypti ? Ælius Gallus ou Petronius ? La question a été très discutée par les savants allemands. Mais s'il est impossible d'arriver à une conclusion certaine, il me semble que les plus grandes probabilités sont pour Petronius. J'admets avec Gardthausen que le vague ύστερον de STRABON (XVII, I, 53) n'est qu'un faible argument ; mais il y en a d'autres. Notons d'abord qu'un autre passage de STRABON (XVII, 54) nous indique que la même année, — l'an 25 avant J.-C., comme nous le verrons bientôt, — Ælius Gallus et Petronius étaient tous les deux en Égypte, et que l'un fit l'expédition d'Arabie, l'autre celle de Numidie. L'un devait donc agir en qualité de præfectus Ægypti, l'autre en qualité d'officier subordonné. Or JOSÈPHE (XV, IX, 1 et 2) nous dit clairement que dans la treizième année du règne d'Hérode (du printemps de l'an 25 au printemps de l'an 24 avant J.-C.), Petronius était έπαρχής de l'Égypte, c'est-à-dire præfectus ; et (§ 3) qu'Ælius Gallus fit l'expédition dans la mer Rouge. Ainsi, selon Josèphe, Ælius Gallus était un officier subordonné. Pline confirme la chose ; en effet, quand il raconte (VI, XXIX, 181) l'expédition de Petronius en Éthiopie, il l'appelle chevalier et préfet d'Égypte, tandis que, quand il raconte l'expédition d'Ælius en Arabie (VI, XXVIII, 160), il l'appelle seulement chevalier. Ce témoignage, à lui seul, n'aurait pas une grande valeur ; ce qui lui en donne, c'est qu'il est confirmé par Josèphe. En outre, comme il s'agit d'une expédition secondaire, il n'est pas surprenant que l'on ait envoyé un officier subordonné et que le præfectus soit resté en Égypte. Rome était trop désireuse de voir l'ordre se maintenir dans ce pays pour en éloigner à la légère son premier magistrat Enfin Strabon nous fournit un autre argument pour soutenir qu'Ælius Gallus fut préfet de l'Égypte non seulement après Petronius, mais même plusieurs années après celles dont il est ici question et que, par conséquent, il est probable que Petronius fut préfet pendant de longues années, ou qu'entre Petronius et Ælius Gallus, il y eut d'autres préfets. En effet STRABON (II, V, 12) nous dit que quand Ælius Gallus était præfectus Ægypti, il vit avec lui le port de Miosorme dans la mer Rouge, où étaient réunis cent vingt vaisseaux, qui faisaient le commerce avec l'Inde, tandis que sous les Ptolémées, le nombre en était beaucoup moins considérable. Il nous dit encore (XVI, XIV, 24) qu'au temps de l'expédition de Gallus en Arabie, le commerce indien et arabe passait par la route de Leucocome, de Pétra et de Syrie ; tandis qu'ensuite (νυνί) presque tout le commerce passait par Miosorme. Il y eut donc une déviation des courants commerciaux qui, quatre ou cinq ans après la chute des Ptolémées, ne pouvait encore être advenue. Le voyage de Strabon et de Gallus à Miosorme dut, par conséquent, avoir lieu plusieurs années plus tard. Petronius fut donc le second præfectus Ægypti ; et Ælius dirigea l'expédition d'Arabie comme legatus d'Auguste, mais en qualité d'officier subordonné. On n'est pas d'accord sur le prœnomen de Petronius : Pline l'appelle Publius et Dion Caïus.

[43] Voy. SÉNÈQUE, Controv., II, IV, 12, 13 ; p. 155 B.

[44] Pour ce qui est de la difficulté à pourvoir à l'entretien des routes, voyez C. I. L., VI, 1464 et 1501, et les observations de HIRSCHFELDT, Untersuchungen auf dem Gebiete der Röm. Verwaltung, Berlin, 1876, t. I, p. 110 et 111.

[45] Nous verrons en effet que quelques années plus tard Auguste renouvela la lex Cintia.

[46] VELLEIUS PATERCULUS, II, LXXXI, 5 ; SUÉTONE, Auguste, 72.

[47] Nous avons déjà dit au tome IV, qu'Auguste et Mécène avaient des propriétés en Égypte ; JOSÈPHE (XIX, V, 1) nous dit qu'Antonia, la mère de Drusus, avait un administrateur en Égypte, ce qui prouve qu'elle y avait de grandes propriétés. Ce devait être une partie de la fortune accumulée par Antoine en Égypte ; DION (LI, 13) nous dit, en effet, que la fille d'Antoine et d'Octavie reçut χρήματα άπό τών πατρώων.

[48] HORACE, Sat., I, VIII, 14 ; Carm., III, XXIX, 10.

[49] J'ai puisé les éléments de cette description dans le bel ouvrage de COURBAUD, le Bas-relief romain à représentations historiques, Paris, 1899, p. 344 et suiv.

[50] Que l'on remarque combien paraissent exceptionnelles les louanges adressées à la femme dans ce qu'on est convenu d'appeler l'éloge de Turia. C. I. L., VI, 1527, v. 30-31 ; domestica bona pudicitiæ obsequii, comitatis, facilitatis, lanificii adsiduitatis, religionis sine superstitione, ornatus non conspicui, cultus modici ?

[51] TIBULLE, II, IV, 27 et suiv.

[52] BOUCHÉ-LECLERCQ, les Lois démographiques d'Auguste, dans la Revue historique, 1885, vol. 57, II, p. 228.

[53] Voici une liste de passages trouvés dans les poètes de ce temps qui font allusion à cette dépravation et lancent leurs imprécations contre les vénalités de l'amour : HORACE, Carm., III, VI, 29. — TIBULLE, I, IV, 59 (mais il y est plus spécialement question de la pédérastie) ; I, V, 47 et suiv. ; I, VIII, 29 et suiv. ; II, III, 49 et suiv. ; II, IV (toute l'élégie) ; I, 7. — PROPERCE, I, VIII, 33 et suiv. — OVIDE, Am., I, 8 ; I, 10 ; III, VIII, 3 ; III, XII, 10 ; Ars Amat., II, 161 et suiv. ; II, 275 et suiv. Il me semble peu probable qu'un motif aussi souvent répété et sous tant de formes diverses, avec tant de détails vifs et précis, soit purement conventionnel et provienne d'imitations littéraires. Il pouvait y avoir de l'exagération dans cette peinture de mœurs, mais elle devait cependant être prise sur la réalité. Nous verrons que la lex Julia de adulteria essaya de punir ce honteux commerce.

[54] PROPERCE, I, XVI, 1 et suiv.

[55] Voyez les deux élégies d'Ovide, dont on pourrait dire qu'elles sont d'une naïveté terrible : Amor., II, 13 et 14.

[56] TIBULLE, I, I, 53 et suiv.

[57] TIBULLE, I, II, 85 et suiv.

[58] TIBULLE, II, III, 35.

[59] TIBULLE, I, III, 47.

[60] TIBULLE, II, I, 1 et suiv.

[61] TIBULLE, I, X, 25.

[62] TIBULLE, I, X, 29.

[63] TIBULLE, I, X, 33.

[64] TIBULLE, I, X, 39.

[65] TIBULLE, I, X, 45.

[66] TIBULLE, II, III, 35 : Ferrea non Venerem, sed prœdam, sæcula laudant.

[67] PROPERCE, I, VI, 29.

[68] PROPERCE, I, VII, 9.

[69] PROPERCE, I, VIII, 43.

[70] PROPERCE, I, XIV, 9.

[71] PROPERCE, I, XI, 22.

[72] Plusieurs dispositions furent prises à cette époque pour interdire cet art aux citoyens des hautes classes.

[73] Carmina, IV, VIII, 17 : on a voulu considérer ces vers comme interpolés, mais je n'en vois pas la raison.

[74] HORACE, Epist., I, XIX, 37.

[75] Voy. SUÉTONE, Horat. Vita ; et HORACE, Epist., I, 7.

[76] I, 12.

[77] III, 2, v. 17 et suiv.

[78] III, 3.

[79] III, 6, v. 33 et suiv.

[80] III, 6, v. 33 et suiv.

[81] I, 8.

[82] I, 13.

[83] I, 17.

[84] I, 18, v. 6.

[85] I, 22.

[86] I, 23.

[87] I, 25.

[88] II, 4.

[89] II, 5.

[90] II, 8.

[91] III, 7.

[92] III, 9.

[93] III, 11.

[94] III, 26.

[95] I, 35.

[96] I, 29.

[97] II, 2.

[98] II, 15.

[99] III, 24, v. 9.

[100] I, 31, v. 15 et suiv.

[101] I, 34, 5.

[102] I, 24, 6.

[103] III, 18.

[104] III, 13.

[105] Odes, II, 44.