GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME IV. — ANTOINE ET CLÉOPÂTRE

APPENDICE. — LA BATAILLE D'ACTIUM[1].

 

 

Le combat, longtemps douteux, écrit Dion Cassius[2], se termina de cette manière : Cléopâtre, dont le vaisseau, mouillé derrière les combattants, était battu par les vagues, ne supporta pas l'attente d'un événement qui tardait tant à se décider ; dévorée par une impatience féminine et digne d'une Égyptienne, comme par l'inquiétude qui la tenait si longtemps suspendue et par une anxiété qui se renouvelait sans cesse dans l'un ou l'autre sens, Cléopâtre prit elle-même la fuite et en éleva le signal pour ses sujets. A cet ordre, les Égyptiens ayant incontinent déployé leurs voiles et pris le large, favorisés par une brise qui vint à souffler, Antoine, dans la persuasion que ce n'était pas l'ordre de Cléopâtre, mais la crainte, résultat d'une défaite, qui les poussait à fuir, courut à leur suite. Mais le découragement et le trouble s'emparèrent du reste des soldats...

Plutarque à son tour raconte[3] :

Le combat était encore douteux et la victoire incertaine, lorsque tout à coup les soixante vaisseaux de Cléopâtre, déployant les voiles pour faire leur retraite, prirent la fuite à travers les galères qui combattaient : comme ils étaient placés derrière les gros vaisseaux d'Antoine, en passant au milieu des lignes ils les mirent en désordre. Les ennemis, qui les suivaient des yeux, les virent avec la plus grande surprise, poussés par un bon vent, cingler vers le Péloponnèse. Ce fut alors qu'Antoine, bien loin de montrer la prudence d'un général ou le courage ou même le bon sens le plus ordinaire, vérifia ce que quelqu'un a dit en badinant : que l'âme d'un homme amoureux vit dans un corps étranger. Entraîné par une femme, comme s'il lui eût été collé et qu'il fut obligé de suivre tous ses mouvements, il ne vit pas plus tôt le vaisseau de Cléopâtre déployer ses voiles, qu'oubliant tout, qu'abandonnant, que trahissant ceux qui combattaient et mouraient pour lui, il monta sur une galère à cinq rangs de rameurs, et, sans autres compagnons de sa fuite qu'Alexandre de Syrie et Scellius, se mit à la suite d'une femme qui se perdait et qui devait bientôt le perdre lui-même.

Tel est, dans les deux historiens anciens, le récit de la bataille qui a clos les grandes guerres civiles de Rome : récit étrange et romanesque qui charme les poètes et qui embarrasse les historiens. Sans doute, la folie et l'absurdité jouent un grand rôle aux époques de dissolution sociale ; mais sommes-nous autorisés, par cette simple considération, à admettre que, dans l'orageuse histoire de la fin de la République, un général ait pu, pour suivre sa maîtresse, perdre une bataille qui devait être décisive dans cette lutte immense ?

L'étrangeté du cas parait trop grande, même pour une époque de dissolution. Récemment, l'amiral français Jurien de la Gravière[4] et un professeur allemand, M. Kromayer[5], ont montré, en s'appuyant sur le récit de Plutarque et de Dion, que la fuite était arrangée d'avance entre la reine d'Égypte et le triumvir. Antoine savait donc déjà au commencement de la bataille, que Cléopâtre partirait et il s'était engagé à la suivre. La remarque est importante, car elle détruit la légende de l'impatience féminine et digne d'une Égyptienne dont Cléopâtre aurait été saisie au milieu du combat. Il reste à expliquer pourquoi Antoine et Cléopâtre s'étaient concertés pour la fuite. L'amiral Jurien de la Gravière, qui a étudié cette campagne au point de vue militaire, y a vu l'exécution d'un plan stratégique suggéré à Antoine par la dangereuse situation de son armée et de sa flotte. Cléopâtre aurait persuadé Antoine de reporter la guerre en Asie ; la prétendue fuite ne serait qu'un mouvement de retraite, en vue d'entraîner l'ennemi sur un champ de bataille plus favorable.

Mais deux objections se présentent. D'abord, il n'est pas prouvé que les conditions de l'armée et de la flotte d'Antoine fussent aussi désastreuses que le savant amiral le suppose. En outre, pourquoi Antoine et Cléopâtre se sont-ils sauvés avant la fin de la bataille ? L'idée d'Antoine était-elle vraiment, comme il le veut, de traverser la ligne ennemie, si la ligne ennemie voulait lui barrer la route ? Antoine aurait da alors lancer contre la flotte d'Octave toute sa flotte et non pas seulement l'escadre égyptienne de Cléopâtre. Ces petits bateaux légers ne pouvaient pas briser la ligne épaisse de l'ennemi ; ils ne pouvaient que se glisser au milieu des trirèmes et se sauver grâce à leur vitesse, ce qui ressemble beaucoup plus à une fuite qu'à une attaque.

Les récits des deux historiens ne contiennent qu'une légende. Ils prétendent simplifier par un roman d'amour une histoire très compliquée, dans laquelle agit une des forces les plus obscures et les plus terribles de la vie sociale. Cette force c'est la contradiction, qui s'impose, comme une nécessité politique, aux époques où des forces sociales luttent entre elles, sans qu'aucune réussisse à l'emporter définitivement. Toutes lei combinaisons politiques doivent alors reposer sur une conciliation partielle et temporaire de ce qui est par nature inconciliable, et cette conciliation devient une loi de la politique, mais une loi de mort en même temps qu'une loi de vie. Elle est, au commencement, une condition du succès ; elle est aussi, à la fin, une cause de ruine inévitable. Créations superbes d'esprits hardis et ingénieux, ou vulgaires expédients de politiciens de bas étage, ces combinaisons ressemblent toutes à de grandes tours lézardées, dont la fente originelle est destinée à s'élargir peu à peu, malgré les efforts des hommes, et jusqu'au moment où elle fait tout crouler. La bataille d'Actium ne fut que l'écroulement final d'une politique qui avait débuté par une contradiction. Entre les débuts et la catastrophe, se déroule la partie la plus intéressante de la vie d'Antoine, et il faut la résumer brièvement pour comprendre son étrange destin.

 

Courageux, mais peu intelligent, bon soldat mais général médiocre, homme d'État peu sérieux, débauché, adonné à tous les excès : c'est ainsi que l'histoire a jugé Antoine. Il a eu le grand tort d'être vaincu, et la postérité a été sévère pour lui. Cependant César semble avoir porté sur lui un jugement bien différent. Il le remarque, jeune encore ; il l'encourage, il le pousse dans les dernières campagnes gauloises ; il le fait combattre à ses côtés dans les missions difficiles de la guerre civile. Après Pharsale, installé en Italie comme vice-dictateur ou magister equitum, Antoine ne s'est pas distingué par une administration très brillante, car, en 47, il a d'abord laissé éclater à Home une espèce de révolution sociale et il l'a réprimée ensuite avec une violence exagérée. On peut, toutefois, douter que d'autres, César excepté, eussent mieux réussi à dominer une situation si difficile. César lui-même, qui s'était d'abord fâché avec lui, l'a reconnu, en se réconciliant avec Antoine, en le nommant consul, et en comblant sa famille de faveurs.

Admis de nouveau parmi les amis les plus intimes de César, Antoine devint, pendant les huit derniers mois de la vie du dictateur, son confident ; au courant de tous ses projets, il put, après l'assassinat, dans la nuit du 15 au 16 mars, s'emparer de tous ses papiers, et il était probablement le seul à en connaître l'importance. Dans les luttes politiques et les guerres civiles qui suivirent la mort de César, Antoine a commis sans doute beaucoup de fautes, mais il est sorti victorieux de toutes ces luttes, et il y a même fait preuve, à maintes reprises, d'une énergie remarquable. Il n'a point à partager avec Octave le mérite d'avoir gagné les deux batailles de Philippes : c'est lui, et lui seul, qui a défait Cassius dans la première, et Brutus dans la seconde. Les historiens anciens eux-mêmes, si sévères pour lui, admettent que, jusqu'à la bataille de Philippes, il avait été un homme sérieux et qu'il ne commença à mal tourner qu'après avoir connu Cléopâtre à Tarse, pendant l'hiver de 41-40 : rencontre fatale dont Plutarque fait le prologue du fameux roman d'amour :

Elle navigua[6] tranquillement sur le Cydnus dans un navire dont la poupe était d'or, les voiles de pourpre, les avirons d'argent, et le mouvement des rames cadencé au son des flûtes, qui se mariait à celui des lyres et des chalumeaux. Elle-même, magnifiquement parée, et telle qu'on peint la déesse Vénus, était couchée sous un pavillon brodé en or ; de jeunes enfants, babillés comme les peintres peignent les Amours, étaient à ses côtés avec des éventails pour la rafraîchir ; ses femmes, toutes parfaitement belles, vêtues en Néréides et en Grâces, les unes au gouvernail, les autres aux cordages. Les deux rives du fleuve étaient embaumées de l'odeur des parfums qu'on brûlait dans le vaisseau, et couvertes d'une foule immense qui accompagnait Cléopâtre, et l'on accourait de toute la ville pour jouir d'un spectacle extraordinaire. Le peuple qui était sur la place s'étant précipité au-devant d'elle, Antoine resta seul dans le tribunal où il donnait audience, et le bruit courut que c'était Vénus qui, pour le bonheur de l'Asie, venait en masque chez Bacchus. Antoine envoya sur-le-champ la prier à souper ; mais, sur le désir qu'elle témoigna de le recevoir chez elle, Antoine, pour lui montrer sa complaisance et son urbanité, se rendit à son invitation. Il trouva chez elle des préparatifs dont la magnificence ne peut s'exprimer ; mais rien ne le surprit tant que l'immense quantité de flambeaux qu'il vit allumés de toutes parts, et qui. suspendus au plancher ou attachés à la muraille, formaient avec une admirable symétrie des figures carrées et circulaires...

Le triumvir tombe amoureux de la belle reine d'Égypte, il la suit à Alexandrie ; avec elle il y passe joyeusement l'hiver de l'an 40, et, dominé par cet amour insensé, il commence à commettre toutes sortes de folies.

Cependant il n'est pas difficile de prouver que le coup de foudre, à la vue de Cléopâtre, n'a jamais éclaté que dans l'imagination des historiens anciens. Antoine n'était pas homme à refuser aucun des cadeaux que Cléopâtre voulait bien lui faire ; mais en l'an 41, il ne séjourna que peu de mois à Alexandrie. Au commencement de l'an 40, à la première nouvelle qu'une armée parthe marchait sur la Syrie, il quitta la reine et l'Égypte et, pendant les trois années suivantes, non seulement il ne revit plus Cléopâtre, mais, bien loin de songer à ses amours, il s'occupa avec une admirable énergie de son grand projet de la conquête de la Perse.

On a mille fois répété, on répète encore qu'Auguste fut l'héritier de César dans l'histoire du monde, qu'il a achevé ou exécuté ce que son père adoptif avait commencé ou projeté. C'est, à mon avis, une erreur très grave et qui a empêché de bien comprendre les deux rivaux de la dernière guerre civile, Octave et Antoine. Si le véritable héritier d'un politique est celui qui poursuit l'exécution de ses plans, l'esprit de César a continué à agir par Antoine et non par Octave. Dans les deux dernières années de sa vie, César, préoccupé de la grave situation politique et économique que la guerre civile avait créée, avait espéré trouver la solution de toutes les difficultés dans la conquête de la Perse.

Cette grande guerre devait donner à son gouvernement la force morale dont il manquait à cause de ses origines révolutionnaires, lui fournir aussi les trésors nécessaires pour parer à la terrible crise économique dans laquelle l'empire se débattait. Au commencement de l'an 44, quand Brutus le tua, César travaillait donc avec beaucoup d'énergie, non pas à réorganiser l'empire ou à fonder la monarchie, mais à préparer la guerre contre les Parthes, dont, le soir même du 15 mars, Antoine emportait chez lui, parmi les autres papiers de César, les plans dressés par le dictateur. Ainsi d'autres devaient hériter du nom et de la fortune de César ; mais Antoine s'emparait de la dernière grande idée du mort. Absorbé durant deux ans par la lutte avec les conjurés, il ne put l'exploiter tout de suite ; mais à mesure que la situation, déjà très difficile du virant de César, empirait après sa mort, il se persuada qu'il ne pourrait la maîtriser, par le prestige et par l'or, que s'il réussissait à conquérir la Perse.

Les forces de dissolution, que César avait encore pu enrayer, bien qu'à grande peine, s'étaient déchaînées sur tout l'empire. Les lois, les traditions, les institutions avaient perdu presque tout leur ancien prestige ; les dieux eux-mêmes vieillissaient dans leurs temples en ruine ; il n'y avait plus qu'une force organisée : les grandes armées pillardes, recrutées pour la guerre civile. Il était évident que si un homme, un parti ou quelque institution ne regagnaient pas un peu de prestige sur les masses, l'immense désordre irait à la catastrophe. Antoine comptait regagner ce prestige par la campagne contre la Perse ; cet espoir est à lui seul un éclatant témoignage de son énergie. Est-il possible de ne voir qu'un débauché, follement épris d'une Égyptienne, en cet homme qui osait se lever pour une si vaste entreprise ? Alors qu'il aurait pu usurper, comme Octave, la plus haute situation par de petites tromperies et de mesquines violences, il préférait la conquérir par un grand exploit, plein de dangers.

Pendant deux ans, Antoine amasse de l'argent, concentre des légions en Asie, remanie la carte politique de l'Orient, pour se créer des appuis solides parmi les rois et les roitelets de l'Asie Mineure. Il prend toutes les dispositions nécessaires pour envahir la Perse en suivant le chemin indiqué par César, c'est-à-dire l'Arménie. Il fait une chose encore plus extraordinaire, au moins pour un amoureux de Cléopâtre : il épouse Octavie, la sœur d'Octave, afin de n'être plus embarrassé par les difficultés de politique intérieure durant sa campagne.

De l'an e jusqu'à l'an 37, il serait impossible de découvrir la moindre trace d'une influence de Cléopâtre sur Antoine. Sans doute, il ne fautas croire que tous les rap- ports entre Antoine et la cour d'Égypte étaient interrompus, Plutarque nous dit, par exemple (chap. XXXIV), qu'Antoine avait auprès de lui un devin égyptien, qui cherchait à l'éloigner d'Octave et d'Octavie par des horoscopes plus ou moins ingénieux. Faut-il voir dans ce devin un agent de Cléopâtre ? La chose n'est pas impossible. Il est aussi probable que cet agent ne fut pas le seul, et que la correspondance entre le triumvir et la reine continua. Mais Cléopâtre ne tient encore la première place ni dans la vie ni dans la politique d'Antoine, qui ne pense alors qu'a exécuter le programme de César. C'est seulement vers la fin de l'an 37 qu'un coup de théâtre inattendu ramène Cléopâtre dans sa vie. Au printemps de l'an 37, Antoine est obligé par les intrigues d'Octave de revenir avec sa flotte sur les côtes de l'Italie méridionale ; il perd plusieurs mois à Tarente en d'interminables négociations avec son beau-frère. Ces négociations terminées, vers la fin du mois d'août, il peut revenir en Syrie. Mais de Corfou, il renvoie Octavie en Italie, expédie Fonteius Capiton à Alexandrie, puis se rend à Antioche où Cléopâtre le rejoint bientôt.

Et c'est à Antioche, au commencement de l'an 36, que se passe une chose, dont Shakespeare, qui nous a peint avec des couleurs si riantes ce couple d'amoureux, ne s'est point douté. Ces amants, qui dépensaient des royaumes en baisers, se marient, comme deux bons bourgeois. M. Letronne a eu le mérite d'éclaircir, à l'aide des monnaies, ce point resté obscur dans les écrivains. Au commencement de l'an 36, Antoine, par ce mariage avec la reine, devient roi d'Égypte.

Pourquoi Antoine et Cléopâtre ont-ils eu l'idée de se marier ? Quelle est la signification de cet acte singulier ? Quelles négociations l'ont précédé ? Il n'est pas vraisemblable que ce mariage ait été décidé du jour au lendemain ; l'absence complète de renseignements sur les préparations prouve seulement qu'il fut préparé en secret. D'ailleurs il y a dans ce mariage beaucoup d'autres choses étranges. Antoine ne répudie pas Octavie, de sorte qu'il se trouve avoir après l'an 36, deux femmes. Il célèbre ses noces, non pas à Alexandrie, la capitale de son futur royaume, mais à Antioche. Il montre un souci évident de cacher son acte le plus qu'il peut. Il ne prend point le titre de roi d'Égypte ; il fait frapper sur les monnaies égyptiennes son portrait, mais il s'y nomme seulement αύτοκράτωρ — c'est la traduction grecque du mot latin imperator — et triumvir. Enfin, à peine le mariage conclu, il quitte sa femme et il part pour la Perse.

Il est évident qu'Antoine a dû avoir des motifs bien sérieux pour faire tant de choses étranges, des motifs que, faute de documents, il faut tâcher d'établir à l'aide d'une hypothèse. Nous savons — c'est Dion qui nous le dit et toute l'histoire de cette époque le confirme — que le gouvernement de Cléopâtre n'était guère populaire en Égypte, et qu'elle avait beaucoup à craindre d'une de ces révolutions de palais si fréquentes dans l'histoire des derniers Ptolémées. Il ne serait pas impossible qu'elle ait voulu, grâce à l'appui d'Antoine et des légions, mettre son pouvoir à l'abri des conspirations de cour, et qu'elle l'ait invité à venir en l'an 40 à Alexandrie, pour lui proposer le mariage qui eut lieu en l'an 36.

Mais Antoine voit alors toute l'étrangeté du projet, et, tout en goûtant les moyens de persuasion employés par la reine, se laisse raisonner, sans se laisser convaincre. D'ailleurs, il est bientôt rappelé en Italie par les troubles et entièrement absorbé par son grand projet contre la Perse. Mais Cléopâtre ne désarme pas ; elle place des espions et des agents dans l'entourage du triumvir, se tient en correspondance avec lui, guette les occasions de lui présenter de nouveau sa proposition. Et elle réussit à la fin, grâce à la guerre de Perse.

Antoine, qui travaillait avec ardeur à préparer la campagne, avait à lutter contre une difficulté très grave : la crise économique provoquée par les dernières guerres civiles. Une sorte de banqueroute universelle avait dans tout l'empire fait disparaitre les métaux précieux, détruit le crédit public et privé, annulé la valeur de presque toutes les richesses. Antoine manquait d'argent, comme le démontrent les pièces qu'il a frappées durant cette période, et qui presque toutes sont fourrées. L'Égypte, au contraire, était très riche, et la famille royale y possédait le seul grand trésor de métaux précieux que Rome n'eût pas encore mis au pillage dans le monde méditerranéen.

Comme il aurait été très dangereux de s'enfoncer dans la Perse avec seize légions sans avoir d'argent pour leur payer la solde régulière, il n'est point invraisemblable qu'Antoine ait pensé que les trésors des Ptolémées valaient bien un mariage. Il aurait accepté les propositions de Cléopâtre, afin d'emprunter à la riche Égyptienne de quoi subvenir à la majeure partie des dépenses de sa conquête. Mais, quoi qu'en pensent beaucoup d'historiens modernes, les traditions républicaines étaient encore très fortes en Italie. Antoine savait qu'un mariage avec une reine n'était pas du nombre des expédients politiques dont un représentant de Rome fût autorisé à se servir ; en Italie, tout le monde l'aurait jugé fou ou criminel, s'il avait montré l'intention de devenir roi d'Égypte. C'est pour cela qu'il voulut cacher la véritable signification de son acte, en ne répudiant pas Octavie, en célébrant son mariage dans une ville de la Syrie, en ne prenant pas sur les monnaies le titre de roi d'Égypte.

Le mariage d'Antoine m'apparaît comme la conclusion d'une alliance entre Antoine et l'Égypte ; et c'est en même temps la contradiction initiale de la politique orientale d'Antoine. Antoine devenait roi d'Égypte, mais il s'en cachait ; de cette royauté inavouée, il voulait se servir pour faire, avec l'argent égyptien, une guerre dont, magistrat romain, il aurait toute la gloire et tirerait tout le profit.

 

La campagne de Perse commença au printemps de l'an 36 ; elle fut en Italie suivie avec anxiété par Octave et son parti. Tout l'été, Octave et ses amis offrirent en public de grands sacrifices aux dieux pour le succès de la guerre ; mais ils souhaitaient en secret que l'armée d'Antoine périt, comme celle de Crassus. Antoine victorieux serait maitre de la situation : Octave ne pourrait plus jouer qu'un rôle de second ordre.

Ces vœux patriotiques ne furent exaucés qu'à moitié. Plus heureux que Crassus, Antoine échappa au désastre que les Parthes lui avaient préparé ; mais il ne réussit point à conquérir la Perse. Après avoir longtemps assiégé la capitale de la Médie, il fut obligé à la retraite sans avoir pu entamer le véritable territoire parthique. Le seul récit clair que nous possédions sur cette guerre — celui de Plutarque — est très court ; et il ne permet pas de décider si César lui-même s'était trompé sur la puissance des Parthes ou si Antoine exécuta mal son plan.

Les contemporains, comme il arrive toujours, ne virent que l'insuccès, et ils ne s'attardèrent pas à philosopher sur les causes. Si Octave est devenu Auguste, il l'a dû beaucoup plus aux Parthes qu'à son génie. La retraite de la Perse fut pour Antoine ce que la retraite de Russie fut pour Napoléon : le commencement du déclin. Son prestige en Orient fut tellement atteint que, pendant l'hiver de l'an 36 à l'an 35, Sextus Pompée, chassé de la Sicile, réussit à organiser une insurrection en Asie Mineure et à entamer des négociations avec les rois d'Arménie, du Pont et des Parthes. Antoine en vint facilement à bout ; mais il comprit qu'il ne pourrait pas rétablir son prestige, s'il n'effaçait ce premier échec par une revanche éclatante. Malheureusement, la contradiction initiale de sa politique commençait alors à s'élargir et à compromettre la solidité de sa situation.

D'abord Octave ne sembla pas vouloir profiter de cet échec ; il se montra au contraire animé des meilleures intentions ; il envoya même des soldats pour combler les vides de la guerre. Mais, au lieu d'un général expert, il chargea Octavie, sa sœur, la femme d'Antoine, de conduire ces troupes. Par ce moyen, très adroitement choisi, Octave essayait de forcer Antoine à déclarer ouvertement quelle était sa véritable femme, à avouer sa royauté en se déclarant pour Cléopâtre, ou à briser son alliance avec l'Égypte en accueillant Octavie comme sa femme légitime, dans cet Orient qui le considérait désormais comme l'époux de l'Égyptienne. La question était d'autant plus embarrassante que juste à ce moment Cléopâtre augmentait ses exigences. Plutarque (chap. LVI) nous dit en effet :

Cléopâtre, qui sentit qu'Octavie venait lui disputer le cœur d'Antoine... feignit d'avoir pour Antoine la passion la plus violente, et affecta d'atténuer son corps, en prenant peu de nourriture. Toutes les fois qu'il venait chez elle, il lui trouvait le regard étonné, et, quand il en sortait, elle avait les yeux abattus de langueur. Attentive à paraître souvent en larmes, elle se hâtait de les essuyer et de les cacher, afin de les dérober à Antoine ; elle faisait surtout usage de ces ressources, lorsqu'on le voyait disposé à quitter la Syrie pour aller joindre le roi des Mèdes. (Chap. LVII.) Les flatteurs, qui voulaient paraître jaloux de la servir, faisaient à Antoine les plus vifs reproches : ils le traitaient de cœur dur et insensible, ils l'accusaient de laisser mourir de chagrin une femme qui ne respirait que pour lui... Antoine, attendri ou plutôt accablé par ces discours, et craignant que Cléopâtre ne renonçât en effet à la vie, retourna tout de suite à Alexandrie, et renvoya au printemps l'expédition de Médie, quoiqu'il eût appris que les Parthes étaient agités de séditions.

Beaucoup de ces détails sont vraisemblables. Les femmes n'auraient pas joué et ne joueraient pas un si grand rôle dans la politique, si leurs larmes et leurs sourires n'avaient trop souvent la mystérieuse puissance de renforcer — et parfois de remplacer — les arguments de calcul, même auprès des hommes d'État.

D'ailleurs Antoine passait pour un homme qui se laissait facilement dominer par les femmes ; il n'est point étrange que Cléopâtre, fine, intelligente, adroite, et qui gagnait sans cesse de l'influence sur lui, se soit servie de pareils moyens. Mais, au milieu de ces détails romanesques, le récit de Plutarque nous montre aussi que la reine cherchait à exploiter à son profit l'échec de la première expédition en Perse. Le départ pour la Médie se rattachait aux projets d'une seconde campagne contre les Parthes, qu'Antoine avait préparée ; en faisant mine de s'opposer à ce départ et à la nouvelle guerre, de même qu'en se montrant jalouse d'Octavie, Cléopâtre poussait Antoine à déclarer officiellement on mariage avec elle et à rompre avec Rome.

Cléopâtre s'était contentée, en l'an 36, d'un mariage presque clandestin, parce qu'elle n'avait pu alors rien obtenir de plus : mais elle était trop intelligente pour ne pas deviner qu'une fois la Perse conquise, Antoine briserait cette alliance et se réconcilierait avec Octave aux dépens de l'Égypte, s'il n'avait pas accepté auparavant la situation officielle de roi d'Égypte et s'il n'avait pas divorcé avec Octavie.

Le moment était favorable aux desseins de Cléopâtre. Plusieurs enfants étaient nés de leur mariage. Après son premier échec, Antoine ne pouvait plus avoir une confiance absolue dans le succès des plans de César. La fondation d'une nouvelle dynastie en Égypte pouvait bien remplacer, comme grand exploit, la conquête de la Perse. L'esprit d'Antoine commence à flotter entre ces deux projets : tantôt il revient à la grande idée césarienne de conquérir la Perse pour devenir le chef de la République romaine ; tantôt il rêve de fonder, avec une nouvelle dynastie, un nouveau grand empire égyptien. Il n'est pas possible que l'autorité royale dont il disposait en Égypte, les richesses et le luxe des Ptolémées, dont il jouissait à la cour, n'eussent dans son esprit beaucoup déprécié la valeur de la primauté dans Rome, pour laquelle il avait tant lutté. Qu'était cette primauté à côté du royaume des Ptolémées agrandi d'un empire perse ?

Antoine était donc de plus en plus embarrassé dans le réseau de ses contradictions italo-égyptiennes. D'un côté les exigences de Cléopâtre grandissent ; de l'autre Antoine commence à hésiter lui-même entre deux politiques. Au début, il voulait à la fois être roi d'Égypte et magistrat romain pour conquérir la Perse. A présent, la contradiction s'étend des moyens au but : il veut à la fois fonder un empire égyptien et conquérir la Perse. Il décide la nouvelle campagne contre les Parthes pour l'an 33 ; mais il la fait précéder, pendant l'automne de l'an 34, d'un acte très grave : les i donations d'Alexandrie qui étaient la plus grande des concessions qu'il pat faire aux exigences de la reine et à la politique égyptienne. Plutarque en parle ainsi (chap. LXIV) :

Après avoir rempli le gymnase d'une multitude immense et fait dresser sur un tribunal d'argent deux trônes d'or, l'un pour lui-même et l'autre pour Cléopâtre, il la déclara reine d'Égypte, de Chypre, d'Afrique et de Cœlésyrie, et lui associa Césarion, qui passait pour fils du premier César. Il conféra ensuite le titre de rois des rois aux enfants qu'il avait eus de cette reine, et donna à Alexandre l'Arménie, la Médie et le royaume des Parthes, quand il en aurait fait la conquête ; Ptolémée, son second fils, eut la Phénicie, la Syri et la Cilicie. Il les présenta tous les deux au peuple : Alexandre était vêtu d'une robe médique, et portait sur la tête la tiare et le bonnet pointu qu'on appelle cidaris, ornements des rois des Mèdes et des Arméniens ; Ptolémée avait un long manteau, des pantoufles, et un bonnet entouré d'un diadème, habillement des successeurs d'Alexandre... Depuis ce jour, Cléopâtre ne parut plus en public que vêtue de la robe consacrée à Isis, et donna ses audiences au peuple sous le nom de la nouvelle Isis.

Il y a, dans cette narration, quelques erreurs de détail, mais le fond est exact. Antoine formait un grand empire égyptien, aux dépens de l'empire romain, et le divisait entre Cléopâtre et ses enfants. Il n'osait pas encore avouer son mariage et prendre ouvertement le titre de roi d'Égypte ; mais cette fois il consentait à envoyer une copie officielle des donations d'Alexandrie au sénat romain, pour que le nouvel État fût reconnu par la République.

Il est possible qu'Antoine considérât d'abord ces concessions comme un arrangement provisoire, fait pour vaincre l'opposition de Cléopâtre à la seconde guerre de Perse ; qu'il espérât pouvoir, après la guerre, réduire les prétentions de la reine et faire approuver pour le moment par le Sénat ses donations comme un acte proconsulaire. Les proconsuls très souvent ajoutaient des territoires aux États clients et protégés, même en réduisant l'étendue des provinces romaines. Mais cette fois Antoine se trompa. Au cours de l'an 33, pendant qu'Antoine hâtait en Arménie les préparatifs de la seconde campagne, à Rome éclatait une vive agitation contre les donations d'Alexandrie. L'Italie ne s'était pas méprise sur leur signification ; déjà mis en défiance par les étranges relations d'Antoine avec Cléopâtre, par les bruits qui couraient sur sa folle passion, par sa conduite si peu claire avec Octavie, le public fut indigné de la grandeur des concessions, et le mécontentement populaire éclata avec une telle force, que les sénateurs, chargés de communiquer officiellement au sénat l'acte d'Antoine, n'osèrent le faire. L'agitation s'accentua encore, quand Octave, à la fois pour augmenter sa popularité, et pour entraver la nouvelle guerre contre la Perse, engagea une vive campagne contre la politique orientale d'Antoine, en ménageant celui-ci, mais en attaquant avec violence Cléopâtre et Césarion.

Bientôt la reine d'Égypte devint à Rome et en Italie l'objet de la haine la plus vive. Indifférent d'abord et dédaigneux, Antoine ne tarda pas à s'apercevoir que cette agitation pourrait lui créer une situation des plus dangereuses. Si l'acte qu'il avait accompli à Alexandrie avec tant de solennité, devant l'Orient tout entier, l'acte, qui était la base de toute sa politique orientale, n'était pas encore désavoué par Rome, c'était seulement parce qu'on avait trop peur de lui. Mais en serait-il de même après un échec dans sa seconde campagne de Perse ? Le nouvel empire égyptien devait être son refuge pour le cas où les affaires de Perse tourneraient mal ; si Rome refusait dès maintenant de reconnaître cet empire, il était impossible d'espérer qu'elle le reconnaîtrait après une déroute en Perse. Encore une fois, la contradiction initiale de sa politique déjouait ses calculs. Dans la seconde moitié de l'an 33, il se persuada qu'il lui fallait interrompre les préparatifs Lie la guerre de Perse, en finir d'abord avec les intrigues d'Octave et l'agitation contre sa politique égyptienne, faire reconnaître par Rome ce qu'il avait fait à Alexandrie.

 

Ce n'est, je crois, que par des considérations de cette espèce que l'on peut expliquer pourquoi, dans la seconde moitié de l'an 33, Antoine suspendit tout à coup les préparatifs de la guerre parthique, ramena précipitamment son armée aux bords de la mer Égée, manda à Éphèse les rois et roitelets de l'Asie Mineure et invita Cléopâtre à le rejoindre. Son idée était de faire une grande démonstration militaire pour impressionner le sénat, le parti d'Octave, l'Italie tout entière, et terminer le débat sur les donations d'Alexandrie.

Mais à ce moment décisif, par un nouvel effet des contradictions intimes de sa politique, Antoine n'ose pas avouer, dans ses négociations avec le sénat, qu'il désire surtout la validation des donations d'Alexandrie ; il dit qu'il veut délivrer la République de la tyrannie d'Octave et rétablir la constitution républicaine.

Aussi, lorsque la lutte s'accentua et qu'au commencement de l'an 32 on en vint à une rupture, les citoyens éminents se rangèrent tous du côté d'Antoine et se rendirent en foule à Éphèse. Malgré tous ses défauts, Antoine, qui était un noble de vieille famille, un général remarquable, un orateur distingué, et qui avait alors prés de cinquante ans, inspirait plus de confiance que le jeune Octave, qui devait tout au nom de César et qui, jusqu'alors, ne s'était distingué que par une ambition sans pitié et sans scrupules. Si l'opinion publique avait blâmé les donations d'Alexandrie, elle en voulait à Cléopâtre beaucoup plus qu'à Antoine et il avait suffi de quelques déclarations républicaines pour ramener à celui-ci les sympathies des classes supérieures. Personne ne croyait qu'Antoine pourrait jamais sacrifier les intérêts de Rome à ceux de l'Égypte. Sans doute, ceux qui accouraient de l'Italie vers Antoine et qui avaient vu le vif mouvement d'opinion publique contre sa politique égyptienne, étaient bien persuadés qu'Antoine avait commis des erreurs, qu'il lui fallait rompre avec cette politique et avec Cléopâtre. La reine d'Égypte était trop haie en Italie pour qu'il ne fût pas nécessaire de rassurer l'opinion par une rupture retentissante. Mais tout le monde, ayant confiance dans la sagesse du triumvir, pensait qu'il reconnaîtrait la nécessité de cet acte.

Ainsi les i émigrés durent être un peu étonnés quand ils trouvèrent à Éphèse Cléopâtre, non pas confondue dans la foule des rois et des roitelets asiatiques, mais au premier rang, toujours à côté d'Antoine, le conseillant, donnant des ordres à tout le monde, même aux sénateurs romains, assez complaisants pour lui obéir. Cléopâtre avait toujours cherché à se faire des amis et des partisans dans l'entourage romain d'Antoine, en employant un moyen tout puissant : l'argent. Nous savons qu'elle avait nommé un obscur sénateur, un certain Caius Ovinius, chef des ateliers royaux ; nous pouvons supposer que ce cas n'est pas resté isolé. Éphèse était pleine de Romains qui reconnaissaient en Cléopâtre leur souveraine maîtresse, et qui s'abaissaient même — honte suprême pour de véritables quirites — à l'appeler leur reine.

Les émigrés, toutefois, crurent d'abord qu'Antoine ne tolérait ce scandaleux désordre que parce que la distance de l'Italie lui empêchait d'en évaluer au juste le danger. Il y avait parmi eux un homme très remarquable : L. Domitius Ænobarbus. Ayant groupé autour de lui les Romains les plus marquants de l'entourage d'Antoine qui étaient contraires à sa politique égyptienne, Domitius entreprit de lui persuader qu'il fallait renvoyer Cléopâtre en Égypte.

Renvoyer Cléopâtre, c'était enlever aux adversaires la seule arme redoutable dont ils disposaient, c'était couper court à toutes leurs calomnies, c'était rendre la situation d'Antoine inébranlable, en rassurant l'esprit public. Mais malgré son autorité personnelle, l'évidente sagesse de ses conseils et la chaleur de son zèle, Domitius se heurta à une résistance invincible. Cléopâtre avait prévu qu'Antoine tomberait sous l'influence du parti contraire à la politique égyptienne, si elle se séparait de lui ; que ce parti préparerait avec Octave une réconciliation, dont elle aurait à payer les frais ; qu'on révoquerait les donations d'Alexandrie, pour ne point offrir aux adversaires ce chef d'accusation. Elle ne voulait pas seulement rester en sa place ; elle voulait aussi arracher à Antoine, pour rendre impossible toute réconciliation, le divorce avec Octavie.

La lutte fut acharnée. Un moment, Domitius parut l'emporter. Antoine avait déjà envoyé à Cléopâtre l'ordre de rentrer dans son royaume. Mais cette fois encore, Cléopâtre eut recours à la puissance magique de l'argent. Elle trouva dans l'entourage du triumvir un officier qui avait toute la confiance d'Antoine : Canidius ; elle le gagna par de grosses sommes ; au dernier moment, elle eut le dessus. Elle resta donc appuyée, dans l'entourage romain du triumvir, par un parti dont le chef était Canidius, et en lutte avec le parti de Rome, qui avait à sa tête Domitius Ænobarbus. C'était là une nouvelle conséquence de la contradiction initiale. Les deux partis en vinrent bientôt à se battre furieusement sur la question qui mettait aux prises leurs conceptions différentes : le divorce d'Octavie.

Le parti de Cléopâtre voulait consolider l'empire égyptien en resserrant les liens entre la reine d'Égypte et le triumvir ; il voulait donc le divorce, qui devait provoquer une rupture décisive entre les deux triumvirs. Le parti de Rome voulait une réconciliation entre Octave et Antoine, et s'opposait de toutes ses forces à un acte qui signifiait la guerre, car Octave comprendrait que l'influence de Cléopâtre l'emportait, et, redoutant une guerre comme conséquence dernière de cette influence, il ne manquerait pas de saisir cette occasion, la meilleure pour lui.

Antoine hésita longtemps. A la fin, au printemps de l'an 32, il convoqua en Grèce tous ses amis et leur soumit la question. La discussion fut très vive. Mais cette fois encore, le parti de Cléopâtre l'emporta. Antoine expédia les lettres de divorce à Rome et, comme s'il craignait que l'impression de cet acte sur les soldats fût trop mauvaise, il fit aussitôt un discours, où il promit de rétablir la constitution républicaine deux mois après la victoire.

Le divorce provoqua la guerre. Le parti d'Octave commença contre Antoine une furieuse campagne de calomnies, l'accusa de vouloir faire de Cléopâtre la reine de Rome, répandit le bruit qu'il était devenu fou, obligea le sénat à lui déclarer la guerre et, dans la seconde moitié de l'an 32, mobilisa la flotte et l'armée. De son côté, Antoine transporta en Grèce sa flotte, une armée de dix-neuf légions, les rois et les roitelets de l'Asie avec leurs troupes. Au printemps de l'an 34, les deux armées campaient face à face, sur les bords du golfe d'Actium ; les deux flottes mouillaient, l'une en vue de l'autre, celle d'Antoine dans le golfe d'Actium, celle d'Octave dans le golfe peu lointain de Komaros. Mais le choc terrible, que le monde entier redoutait, le choc qui devait anéantir une des deux armées, se fit attendre longtemps. Les deux adversaires passèrent le printemps et une partie de l'été dans une inertie presque complète, se bornant à des escarmouches si peu importantes, que les écrivains anciens n'ont pu apporter aucune précision dans leur récit.

Cette inertie parait avoir été plus grande du côté où l'on aurait attendu, au contraire, une offensive vigoureuse. Antoine disposait de forces supérieures ; il avait, comme général, un plus grand prestige ; c'était lui qui avait provoqué la guerre. Pourquoi n'imitait-il pas le bel exemple de son maitre, César, qui avait toujours cherché à finir le plus vite possible les guerres civiles ? A Philippes, Antoine avait su prendre l'offensive avec une énergie digne de César ; quelle force mystérieuse paralysait maintenant sa volonté et son audace ?

Les mois passaient ; Octave guettait en vain cette immobilité mystérieuse d'Antoine, et redoutait quelque piège. Antoine ne l'attaquait point. Un jour, vers la fin du mois d'août, deux des chefs du parti d'Antoine, Dellius et Domitius Ahenobarbus, se présentèrent au camp d'Octave, et déclarèrent qu'ils avaient quitté leur ancien maitre. Ils apportaient un renseignement très étrange : Antoine se préparait à se retirer en Égypte avec son armée, sans livrer de véritable bataille ; il ferait semblant de livrer une bataille sur mer, pour masquer sa retraite ; mais il était résolu à retourner en Égypte avec Cléopâtre.

C'est Dion qui nous rapporte ce fait extrêmement important. Il nous dit quelque part (L, 23) qu'Octave fut instruit par Dellius et par d'autres des intentions de l'ennemi, et ailleurs (L, 31), qu'il eut la pensée de laisser sortir librement l'ennemi afin de tomber sur ses derrières, tandis qu'il fuirait ; il espérait, grâce à la rapidité de ses vaisseaux, l'atteindre sans peine, et en montrant à tous les yeux qu'Antoine cherchait à fuir, amener ainsi sans combat les soldats de son rival à passer dans ses rangs. Dion ajoute qu'Octave fut retenu par Agrippa, qui craignait d'être distancé par des adversaires prêts à faire usage de leurs voiles.

Cette discussion entre Agrippa et Octave n'aurait eu aucun sens, si Dellius n'avait pas assuré Octave qu'Antoine n'avait nullement l'intention de l'attaquer, qu'il voulait seulement se retirer, comme du reste l'ont démontré l'amiral Jurien de la Gravière et M. Kromayer.

Mais pourquoi Antoine voulait-il se retirer sans se battre, quand il avait une armée et une flotte plus puissantes que celles de son adversaire ?

Dion, qui n'a rien compris à l'histoire de cette campagne d'Actium et qui a mêlé dans son récit les faits les plus importants aux détails les plus insignifiants, nous fait savoir que l'idée de cette retraite venait de Cléopâtre (L, 15) : Après bien des avis divers, ce fut celui de Cléopâtre qui l'emporta, avis suivant lequel on mettrait des garnisons dans les places les plus exposées, tandis que le reste de l'armée se rendrait en Égypte avec elle et avec Antoine.

Comme Cléopâtre avait, l'année précédente, poussé Antoine â la guerre avec toute son énergie, ce renseignement semble d'abord incroyable ; il nous serait impossible de le considérer comme vrai, si nous n'arrivions pas à expliquer d'une manière satisfaisante ce revirement. La question est donc de savoir pourquoi Cléopâtre, au cours de l'an 31, est devenue contraire à la continuation des hostilités.

 

Cléopâtre avait exigé le divorce d'Octavie pour compromettre tellement Antoine dans la question égyptienne qu'il lui fût impossible de révoquer les donations d'Alexandrie. Mais, ce but une fois atteint, Cléopâtre avait-elle intérêt à la continuation de la guerre ? Il ne faut jamais oublier que sa politique, cette espèce d'impérialisme féminin qu'elle avait pu créer dans la dissolution universelle du monde antique, reposait sur des combinaisons si bizarres que Cléopâtre devait redouter même les ombres. Si les empires fondés par les armes croulent si facilement, l'empire égyptien, qu'elle avait fondé par la puissance de ses charmes et qui reposait sur sa liaison personnelle avec Antoine, devait lui paraître d'une extrême fragilité. Cette guerre pouvait le détruire, quelle qu'en fût l'issue. Il était évident que l'empire égyptien croulerait avec la puissance d'Antoine, si Antoine était battu. Mais si Antoine réussissait à battre Octave, il deviendrait alors le maître de l'empire ; il n'aurait plus besoin de l'alliance égyptienne ; il serait obligé de rentrer en Italie et à Rome. Pourrait-il résister aux pressions de son entourage romain, où Cléopâtre avait si peu d'amis désintéressés, à l'enthousiasme des soldats, aux invocations de l'Italie et du sénat ? La défaite était la ruine d'Antoine ; mais la victoire était le triomphe du parti romain : Cléopâtre avait raison de craindre l'une autant que l'autre.

Au contraire, si elle pouvait persuader Antoine de se retirer en Égypte avec l'armée, sans livrer bataille, Octave n'oserait sans doute pas les attaquer en Égypte, où ils pourraient disposer de trente légions ; Antoine pourrait prendre officiellement le titre de roi d'Égypte et fonder la nouvelle dynastie, en abandonnant l'Italie et les provinces d'Europe à Octave, au sénat, à qui les voudrait.

Rien ne montre mieux l'extrême dissolution où la con-guète romaine avait plongé le monde ancien, que de voir une femme arrivée à ce point de hardiesse, et qui pensait diviser, par quelques sourires et quelques caresses, l'empire de Rome, lui dérober les plus belles provinces et les grouper autour de l'Égypte sous une nouvelle dynastie. La destinée de l'empire, que Rome avait créé par deux siècles de luttes, semblait désormais entre les mains d'une femme. Un obstacle, cependant, s'opposait à la réalisation de ce projet. Le parti romain avait absolument besoin qu'Antoine se réconciliât avec Octave ou qu'il l'anéantit. Le programme de Cléopâtre : ni paix ni guerre, était désastreux pour ce parti. Domitius et ses amis avaient en Italie leurs biens et leurs familles ; ils voulaient vivre et jouer un rôle dans la république de leurs ancêtres ; s'ils consentaient à vivre quelques années dans les provinces, c'était pour rentrer en Italie plus riches et plus influents. Or, si Antoine abandonnait l'Italie à Octave, dans quelle situation se trouveraient-ils, après s'être brouillés pour lui avec Octave ? Ils en seraient réduits ou à implorer le pardon d'Octave, pour rentrer en Italie, ou à vivre à la cour d'Alexandrie dans la foule des eunuques et des courtisans, comme Ovinius, le chef des ateliers royaux.

Cette difficulté nous explique les points les plus obscurs de la campagne. Elle nous explique surtout les querelles entre Antoine et Cléopâtre, qui durent être très vives à certains moments, si, comme Pline le dit, Antoine redouta parfois d'être empoisonné par elle. Ce détail s'accorde mal avec l'idylle d'amour qu'ont imaginée les écrivains anciens ; mais il s'accorde très bien avec la lutte d'intérêts politiques que nous avons décrite. Se retirer en Égypte, c'était pour Antoine trahir ses amis romains, abandonner à jamais l'Italie, aller jouer en Orient le rôle public de successeur d'Alexandre. Bien que vivant depuis vingt ans au milieu des révolutions, Antoine était encore trop romain pour ne point hésiter devant ce projet, comme devant un crime ou une folie. Les légions se composaient d'Italiens sous les ordres d'officiers italiens ; était-il possible, même avec les plus brillantes promesses, de les ramener jusqu'en Égypte, pour en faire l'armée d'une monarchie orientale ?

Il serait très intéressant de savoir par quels moyens Cléopâtre s'efforça de vaincre les doutes d'Antoine ; la lutte fut longue et dure ; mais il est probable que la reine d'Égypte n'aurait pas réussi, si Antoine n'avait pas été affaibli par l'âge, les fatigues, les luttes et les débauches. Usé lui aussi par la terrible politique de son époque, épuisé par le travail et les plaisirs, énervé par les difficultés qui étaient nées de la contradiction initiale de sa politique, il finit par perdre le contact de la réalité et se laissa entraîner par les adroits sophismes de Cléopâtre dans un monde chimérique, où les difficultés les plus graves semblaient s'évanouir.

Même quand Antoine fut décidé à se retirer en Égypte, il n'osa pas, comme il aurait été naturel, déclarer son intention aux nobles romains, aux chefs des légions, à son entourage : il redoutait l'orage de protestations et les discussions que ce projet soulèverait. De son côté aussi, Cléopâtre devait redouter le moment où le projet de la retraite serait officiellement connu, car le parti romain ferait des efforts désespérés pour en détourner Antoine et elle aurait à soutenir une dernière lutte, la plus terrible de toutes, probablement.

L'idée du combat naval, masquant la retraite, est née de cette préoccupation. Dion nous dit (L, 15), que pour ne point effrayer leurs alliés, Antoine et Cléopâtre résolurent de ne partir ni en cachette ni ouvertement, comme s'ils prenaient la fuite, mais comme des gens disposés à combattre et aussi à forcer le passage, si on mettait obstacle à leur sortie. Ce texte important est bien clair : pour couper court aux discussions et aux récriminations que le projet de retraite en Égypte soulèverait, Antoine et Cléopâtre décidèrent de tenir leur plan secret, de ne le dévoiler que quand ils seraient déjà partis, pour mettre l'armée et les officiers devant un fait accompli. Ils espéraient vaincre ainsi toutes les hésitations et entraîner à leur suite cette masse d'hommes.

Malgré le secret, l'étrange idée de livrer une bataille navale et certaines dispositions prises par Antoine avant le combat, ou les bruits qui couraient, éveillèrent des soupçons chez les esprits les plus clairvoyants. Dellius et Domitius comprirent qu'Antoine allait trahir leur cause et la cause romaine ; ils le quittèrent. Ces désertions étaient un grave avertissement pour Antoine. II ne le comprit point. Dominé par Cléopâtre, il semble s'être ouvert seulement à Canidius, l'avoir chargé de révéler son départ à l'armée et de la reconduire en Égypte et, le 2 septembre de l'an 31, il partit, au milieu de la bataille : Cléopâtre emportait le triumvir, dans sa petite flotte aux voiles rouges. vers l'Égypte, pour en faire le roi et le successeur des Ptolémées.

 

Il faut donc rayer Actium du nombre des grandes batailles navales. Ce semblant de bataille, livré pour masquer une des plus curieuses intrigues de la politique, ne décida rien. Plutarque nous dit que, le soir, les vaisseaux d'Antoine rentrèrent dans le golfe en bon état, et que pendant sept jours Octave essaya en vain de persuader à la flotte et aux armées de se rendre, en leur disant qu'Antoine s'était retiré en Égypte. Les soldats ne le croyaient point ; ils disaient qu'Antoine s'était absenté pour quelque raison sérieuse et qu'il reviendrait bientôt ; ils montraient une si naïve confiance dans leur général, ils formaient encore une armée si forte et si dévouée, que Canidius n'osa pas leur révéler la vérité.

Mais cet attachement si profond ne fit que rendre plus lent le revirement qui se fit dans la masse des soldats, quand, après sept jours, les plus incrédules durent se rendre à l'évidence. Antoine et Cléopâtre n'avaient pas prévu cette explosion formidable du sentiment national, et cette erreur fut la véritable cause de leur ruine. Aux yeux de ces Italiens grossiers et ignorants, mais attachés aux grandes traditions de leur patrie, la fuite avec la reine transforma le glorieux général en un traître. Un mouvement irrésistible d'indignation et de fureur poussa les légions à se rendre à Octave. Le soulèvement de l'opinion publique fut encore plus violent en Italie. On confondit dans la même haine Antoine et Cléopâtre ; on réclama un châtiment pour les deux amants, leur mort, la conquête de l'Égypte ; on admira par opposition Octave, et on le considéra comme un homme providentiel.

Le prudent Octave, qui inquiet, incertain, étonné, n'osant en croire ses yeux, avait regardé pendant longtemps la puissance d'Antoine s'effriter, tomber en pièces, couvrir de ses ruines l'Orient, devint, à partir de ce jour, le glorieux sauveur du Capitole. Il mit du temps à s'en apercevoir, car immédiatement après Actium, ni lui, ni Agrippa, ni aucun de ses amis n'avaient deviné la véritable importance des événements. Mais cette admirable modestie dura peu. Octave connaissait mieux que personne le procédé — un des plus universellement employés par les partis et les hommes politiques pour tromper les masses, — qui consiste à grossir les difficultés, pour rehausser le mérite du parti ou des hommes qui les ont résolues. Si Octave et ses amis avaient eu tant de peine à comprendre les événements dans lesquels ils avaient joué un rôle, il est naturel que les contemporains, simples spectateurs éloignés, n'y eussent rien compris. Les vainqueurs en profitèrent pour créer, peu à peu, avec l'aide des hommes de lettres qui sont toujours les complices de ces faux historiques, la légende héroïque de la bataille et de ses trois personnages : Cléopâtre qui veut conquérir Rome, noyer l'Italie sous un flot d'Orientaux et abaisser les superbes sénateurs au rôle infâme d'eunuques ; Antoine, grisé par ses caresses, rendu fou par ses breuvages magiques, qui met son armée et son prestige au service de ces ambitions criminelles ; Octave qui se lève, fier, hardi, héroïque, contre la formidable coalition et sauve Rome de l'esclavage oriental.

Mais la vérité était beaucoup plus modeste. Octave n'avait fait qu'assister, témoin inactif, à la première grande catastrophe provoquée par la lutte entre l'Orientalisme et les vieilles traditions italiques. De ce point de vue, l'importance de cette guerre apparaît immense. Mais si grand que fuit son génie, Octave ne pouvait pas la comprendre. Au moment où il revenait en Italie, riche des dépouilles de l'Égypte, il ne se doutait certainement pas que cette lutte allait recommencer sous des formes nouvelles dans tout l'empire, et qu'elle remplirait de tragédies et de catastrophes sa maison et sa famille, pendant les longues années qu'il avait à vivre, au sommet de la grandeur humaine, comme princeps, président, premier citoyen de la grande république pacifiée.

 

 

 



[1] Cette étude a paru dans la Revue de Paris, le 15 mars 1906, avec le titre : Antoine et Cléopâtre.

[2] L, 33 (traduction Gros-Boissé).

[3] Vie d'Antoine, chapitre LXXIII (traduction de Ricard).

[4] J. DE LA GRAVIÈRE, La marine des Ptolémée et la marine des Romains, Paris, 1885, p. 70-80.

[5] Dans une étude publiée dans le vol. 34e de Hermes.

[6] PLUTARQUE, Vie d'Antoine, chap. XXVII (trad. Ricard).