Octave à ce moment, au contraire, songeait à quitter la politique et à imiter non pas l'exemple de César, mais celui de Sylla[1]. C'est un écrivain ancien assez sérieux qui nous l'assure ; et je ne vois aucune raison bien grave pour contester son témoignage. A peine rentré en Italie, Octave s'était mis à dépenser les trésors de Cléopâtre. Avec une activité remarquable il annulait toutes les créances de l'État, c'est-à-dire non seulement les arriérés des impôts, mais même les créances privées des chevaliers proscrits en l'an 43 et que l'État avait confisquées ; il donnait enfin une valeur légale à l'abolition des dettes qui avait déjà eu lieu en réalité ; il éteignait toutes ses dettes et celles de la république[2] ; il commençait à payer aux municipalités les terres qui avaient été achetées l'année précédente, et leur distribuait en espèces sonnantes une somme supérieure peut-être à trois cents millions de sesterces[3] ; il en distribuait 400 par tête à tous les plébéiens, qui étaient plus de 250.000[4] ; 1.000 par tête aux 120.000 vétérans à qui il avait donné des colonies[5]. Étaient compris dans ce nombre les 6 ou 7.000 vétérans de César congédiés après la bataille de Philippes, les 20.000 légionnaires renvoyés chez eux après la guerre de Sicile et les 90.000 hommes des 37 légions qui étaient à lui ou à Antoine, qu'il avait congédiés récemment, ayant décidé de réduire à vingt-trois légions toute l'armée de l'empire[6]. Il avait pu ainsi sauver l'Italie de la faillite qui l'avait si longtemps menacée ; faire circuler de nouveau l'argent et baisser l'intérêt[7]. Mais Octave savait très bien qu'une tâche beaucoup plus lourde que celle d'éviter la faillite de la nation allait incomber au futur chef de la république. Il lui faudrait réorganiser un gouvernement capable d'assurer l'ordre, la paix, la prospérité en Italie et dans les provinces. Les fêtes qu'on célébrait en son honneur, les pouvoirs qu'on voulait lui accorder, ne signifiaient pas autre chose que l'universelle aspiration de l'Italie à un gouvernement fort et sage, dont le public voyait en Octave le créateur. Or quelle que fût à ce moment l'opinion populaire touchant son énergie et son génie, serait-il étrange, absurde, impossible, qu'Octave eût eu devant cette tâche des hésitations et même de la peur ? Un historien, connaissant bien le personnage et son époque, ne saurait l'admettre. Si Octave avait été, comme César et comme Alexandre, un grand homme d'action, il aurait pu, à ce moment, concevoir les plus vastes ambitions ; ne considérer ce qu'il avait déjà acquis de puissance, de gloire et de grandeur que comme le commencement d'une carrière destinée à éblouir le monde. Mais Octave était un intellectuel qui ressemblait plus à Brutus et à Cicéron qu'à César ; un calculateur froid et prudent, qui n'était pas tourmenté par des ambitions démesurées ou par une soif de plaisirs trop ardente ; un travailleur patient, un administrateur avisé, dont la force consistait beaucoup plus dans la souplesse, la lucidité, la précision de l'intelligence, que dans la grandeur de l'imagination ou l'énergie de l'ambition. Sa santé était devenue si mauvaise qu'il ne put même pas supporter la fatigue des fêtes qui furent données pour célébrer ses victoires, et que, pendant qu'elles avaient lieu, il tomba malade à plusieurs reprises[8]. Précocement vieilli à trente-cinq ans, maladif, nerveux, rassasié de richesses, de gloire, de puissance, Octave se voyait offrir un pouvoir qui exigeait une santé solide, une grande énergie, une confiance en soi presque illimitée. Pourquoi n'aurait-il pas pu avoir, un instant au moins, l'idée de le refuser ? Car la tâche était terriblement rude. Les historiens modernes peuvent la simplifier tant qu'ils veulent, en disant que la république était morte et qu'après Actium l'empire devait nécessairement tomber sous la domination d'un seul maitre qui le gouvernerait selon son bon plaisir. Mais Octave, qui aurait dû les résoudre, voyait les immenses difficultés de la situation, beaucoup mieux que ses historiens vingt siècles après. L'organisation du pouvoir suprême est sans doute une des questions les plus graves qui se posent à tous les gouvernements, mais elle n'est pas tout le problème, car le chef d'une république comme le souverain d'une monarchie ne peuvent gouverner à eux seuls leurs États : ils ont besoin de collaborateurs, de représentants, d'agents et de fonctionnaires. A côté du problème du pouvoir suprême, il y a le problème des instruments à employer pour gouverner, problème toujours lié très étroitement au premier, et qui n'est jamais moins important. Aussi, quand même on aurait donné à Octave la dictature, les pleins pouvoirs, l'autorité et le titre de roi, on n'aurait résolu que la moitié du terrible problème politique qui se posait alors devant Rome. La question restait encore de savoir si l'empire serait gouverné, comme les monarchies asiatiques des successeurs d'Alexandre, par une bureaucratie recrutée par le chef de l'État et selon son bon plaisir, dans toutes les classes de la société et dans toutes les nations ; ou s'il continuerait à être gouverné par des magistrats républicains, choisis à Rome par les comices et par le sénat parmi les citoyens romains, d'après les règles fixées par les anciennes lois ; ou enfin si on ferait quelque chose d'intermédiaire, en empruntant aux deux systèmes. Le gouvernement monarchique n'aurait pas signifié seulement l'établissement d'une dynastie à Rome ; il aurait signifié aussi la formation d'une bureaucratie cosmopolite, la carrière gouvernementale ouverte par le monarque aux hommes intelligents et énergiques de tout l'empire, sans distinction de nationalité ni de race, la fin du monopole politique possédé jusqu'alors par Rome, les grandes familles de l'aristocratie sénatoriale, et la foule plus nombreuse des chevaliers et de la classe moyenne qui votait dans les comices. Jules César dans ses dernières années avait tenté d'introduire à Rome un principe de bureaucratie cosmopolite en confiant un grand nombre de charges à ses serviteurs et à ses affranchis ; les triumvirs et Sextus Pompée avaient fait de même pendant les guerres civiles : mais serait-il possible et utile maintenant de continuer à développer ce système ? Ou fallait-il revenir à la grande tradition romaine ? Tel était le problème qui se posait devant Rome. Et il était si formidable, qu'Octave, s'il n'eût tremblé devant, devrait être considéré comme fou. Le triumvirat, qui avait toujours été un gouvernement violent et faible, avait été forcé, aux heures critiques, d'augmenter le nombre des sénateurs et des magistrats, en distribuant les honneurs de la noblesse romaine à la classe moyenne de toute l'Italie : en sorte que, si on avait massacré dans les guerres civiles une partie de la vieille noblesse historique de Rome, il s'était formé à sa place une nouvelle oligarchie beaucoup plus nombreuse de sénateurs, d'anciens questeurs, d'anciens préteurs, d'anciens consuls, composée en grande partie de gens obscurs, ignorants, sans prestige et sans fortune, qui, pour n'avoir pas la gloire et les qualités de l'ancienne noblesse, n'en était pas moins, comme celle-ci, attachée aux privilèges et aux droits d'un rang conquis d'une façon inespérée. Assurément on retrouvait dans cette oligarchie de parvenus tous les égoïsmes qui depuis un siècle affaiblissaient les classes dirigeantes de Rome, depuis le célibat jusqu'au dégoût des charges publiques non rémunérées. Les gens disposés à se donner une peine gratuite pour le bien de l'État étaient bien peu nombreux ; personne surtout ne voulait d'une charge telle que l'édilité, où l'on ne pouvait que dépenser de l'argent sans aucun bénéfice. Mais si l'abnégation et le patriotisme étaient rares, par contre le désir de conserver à la fois les honneurs et les profits du pouvoir était grand et tenace ; de sorte qu'il y avait là au centre de la république, une oligarchie de rencontre créée par la révolution, une coterie très nombreuse et très ramifiée d'anciens centurions devenus sénateurs, dont il serait impossible de se débarrasser ni non plus de se servir pour un travail sérieux, comme le prouvait la tentative faite par Octave, au commencement de l'an 28, pour épurer le sénat en retranchant les membres les plus indignes. La mesure était nécessaire ; Octave qui, comme consul, avait ordonné, après quarante-deux ans d'interruption, de faire le cens[9], voulut profiter de cette occasion et dressa une liste d'environ deux cents sénateurs ; mais pour leur épargner la honte d'être chassés, il les invita à se démettre spontanément de leur charge, en ne venant plus au sénat et en renonçant aux prérogatives de leur rang. Ce fut en vain. Soixante seulement y consentirent, et cent quarante attendirent qu'on les chassât[10]. Cependant à chaque fois qu'il s'agissait d'une affaire publique importante et dispendieuse, le sénat ne manquait jamais de s'en remettre à Octave, à qui il confia même la réparation de quatre-vingt-deux temples de Rome, à demi ruinés par suite de l'incurie que l'on avait eue pendant les guerres civiles[11]. Mais la difficulté qui viendrait des intérêts et des ambitions égoïstes de l'oligarchie révolutionnaire était encore petite en comparaison de celle qui venait du mouvement de l'opinion publique, toujours plus accentué, en faveur des vieilles traditions romaines. Ce mouvement qui exaltait l'orgueil national, la fierté de la race, l'admiration pour le passé, non seulement rendrait impossible au gouvernement futur de choisir ses instruments en dehors de la petite oligarchie des citoyens romains, mais il allait le forcer à les choisir de préférence dans ce qui restait de la vieille noblesse. Après une révolution qui avait tâché de détruire l'aristocratie par le fer et par le feu, on assistait dans toutes les classes, surtout dans les classes moyennes et intellectuelles, à un revirement rapide des esprits, qui les portait de nouveau à admirer la noblesse historique, comme la seule classe capable de bien gouverner l'empire. Le document le plus important de ce revirement, nous l'avons dans la grande histoire de Rome, qu'un jeune homme de Padoue, Tite-Live, commençait à écrire à cette époque, pour faire, dans le genre traditionnel des Annales, vivifié par les grâces et les lumières d'un art puissant, la glorification enthousiaste de l'ancien gouvernement aristocratique, de l'ancienne diplomatie, de l'ancienne sagesse. Il n'allait pas montrer seulement que l'aristocratie avait créé la grandeur de Rome ; il allait aussi défendre avec énergie la mémoire des chefs qui avaient succombé dans la grande lutte contre le parti démocratique, et surtout Pompée ; on le verrait même porter un jugement sévère sur César[12]. Un grand écrivain, ami d'Octave, lié avec tous les hommes les plus éminents de l'oligarchie révolutionnaire, n'aurait pu écrire l'histoire de Rome dans un tel esprit, si ces idées n'avaient pas été très répandues dans toutes les classes qui avaient de l'influence politique, et même dans l'entourage de celui qui allait devenir le chef de l'État. Quoi du reste de plus naturel que ce revirement du public, dégoûté par le désordre épouvantable du monde romain, alarmé par les symptômes de sa faiblesse croissante, dont Actium avait été le plus grave ? Les historiens auraient mieux compris la fin des guerres civiles et la réforme constitutionnelle qui établit le gouvernement d'Auguste, si, au lieu de la considérer comme une folie inconcevable, ils avaient mieux compris l'admiration passionnée, presque religieuse que l'Italie avait toujours eue pour l'aristocratie de Rome. Oui, le système politique que l'Italie s'obstinait à maintenir depuis deux siècles était absurde. Une petite aristocratie concentrée à Rome ne pouvait bien gouverner un empire aussi immense. Les défauts de ce système étaient énormes, et ils étaient devenus plus visibles à mesure que l'empire avait grandi et que la discorde avait déchiré la noblesse. L'instrument était trop petit pour la fonction qu'il devait accomplir, et les guerres civiles en avaient encore affaibli les ressorts. Pourquoi alors ce système avait-il duré si longuement, malgré les vices, la corruption, les affreuses discordes de l'aristocratie ? Dans les cent cinquante années qui précédèrent Actium, au milieu de ce duel formidable et confus pour la suprématie, engagé entre les États méditerranéens, l'Italie avait compris — et ce fut la cause principale de son succès — que la bonne administration, la paix intérieure, l'ordre, la justice, tous les biens qu'on est en droit de demander en temps ordinaire à l'État, étaient à ce moment choses secondaires ; qu'il fallait surtout avoir un gouvernement très fort sur le terrain diplomatique et militaire, capable de défendre et de développer, au milieu de cette crise épouvantable, les intérêts politiques et économiques de Rome. Pendant plus d'un siècle l'aristocratie romaine, en épuisant toute son énergie intellectuelle, morale et économique avait fourni à l'empire les généraux, les officiers, les diplomates dont il avait besoin ; elle avait, malgré ses erreurs et des échecs partiels, réussi à avoir le dessus dans toutes les luttes où elle s'était engagée ; et ainsi elle avait conservé le pouvoir, malgré ses vices innombrables, sa hideuse corruption, ses discordes atroces. Aussi peu à peu l'armée, la politique étrangère et l'aristocratie étaient devenues trois choses inséparables pour les masses de l'Italie, qui ne concevaient même pas que les hauts commandements militaires et les grandes magistratures de l'État pussent être données à des citoyens n'appartenant pas à la noblesse. Ce que nous appelions aujourd'hui le sentiment démocratique était chose presque inconnue à Rome ; les classes moyennes et populaires, au lieu de convoiter les grandes situations politiques de l'empire, ont toujours au contraire cherché par leurs luttes à s'assurer des avantages économiques ; elles étaient tellement persuadées que seules les grandes familles savaient faire la politique et la guerre, qu'elles ne concevaient même pas que l'on pût mettre à la tête de l'armée et de l'État un fils de paysan ou de bourgeois. Tous les chefs du parti populaire ont été en effet des nobles de vieille roche. Même dans la dernière révolution, qui de toutes avait été la plus désastreuse pour la noblesse, le parti de César avait d'abord réclamé, non pas l'égalité démocratique, mais des terres et des pensions. Les événements s'étaient précipités tragiquement ; le parti démocratique avait fini par massacrer une partie de la noblesse, et ensuite, faute d'un nombre suffisant de grandes familles, il avait dû donner beaucoup de charges importantes à des affranchis, à des plébéiens, à des gens obscurs. Mais les résultats de cette révolution démocratique n'avaient fait que donner une force nouvelle aux idées, aux tendances, aux traditions antidémocratiques du public. Après l'écrasement de la noblesse, l'unité et la puissance de l'empire, l'immense système d'intérêts groupés autour des provinces, avaient été gravement compromis. L'empire avait été divisé ; la révolte avait éclaté dans beaucoup de provinces ; les guerres extérieures avaient été, en général, peu heureuses. L'aventure démocratique tentée par force après Philippes, l'essai d'une république gouvernée par d'anciens muletiers élevés au consulat, avait fini par l'audacieuse tentative de Cléopâtre, la honte d'Actium et la situation actuelle, pleine d'incertitude et de dangers. L'Espagne était presque tout entière en révolte[13] ; Marcus Crassus, pour défendre la Macédoine, avait dû envahir la Mysie et attaquer les Bastarnes[14] ; des révoltes éclataient même en Égypte[15]. Rien de plus naturel que l'Italie, dans une telle situation, tournât de nouveau ses regards vers la grande aristocratie qui avait toujours été victorieuse, qui avait conquis l'empire et qui devait savoir le défendre. Tite-Live ne ferait que justifier, par les documents historiques, l'opinion générale. Si donc Octave eût voulu donner les grandes charges de la République et les gouvernements des provinces à des étrangers et à des affranchis, organiser une bureaucratie cosmopolite, il n'aurait pas seulement alarmé l'oligarchie révolutionnaire, il aurait blessé profondément la conscience publique. Or, après les scandales, les insuccès, les désastres, le long désordre du triumvirat, Octave avait-il l'autorité et le pouvoir nécessaires pour faire face à tant d'intérêt et à un sentiment si répandu, alors que César lui-même n'en avait pas été capable après la conquête de la Gaule et les victoires de la guerre civile ? Assurément non. Sa situation était des plus singulières. La bataille d'Actium et la conquête de l'Égypte lui avaient valu une très grande admiration et avaient fait oublier son passé ; mais il n'avait ni le prestige terrible de Sylla auprès des conservateurs, à son retour d'Asie, ni celui de César auprès du peuple, au lendemain de Pharsale ; il ne pouvait espérer que la conquête fructueuse mais facile de l'Égypte fût une compensation suffisante pour les maux infinis dont son parti et le gouvernement des triumvirs avaient été la cause pour l'Italie. Un homme moins prudent et plus imaginatif aurait pu s'y tromper, mais non Octave. D'ailleurs l'exemple d'Antoine tombé si brusquement d'une situation si belle, et dans un tel abîme, parce qu'il avait blessé les intérêts et les préjugés de l'oligarchie italienne, devait lui inspirer une terreur salutaire. Oui, on le portait aux nues, comme on y avait porté Antoine quelques années auparavant, et il aurait pu se faire décerner le pouvoir absolu ; mais l'exemple d'Antoine était là pour l'avertir que, s'il lui arrivait quelque mésaventure, — et les choses présentes comportaient tant d'imprévu, — si quelque insuccès grave survenait, le mécontentement éclaterait, on se vengerait sur lui, et les haines de la guerre civile maintenant oubliées pourraient se réveiller soudain. Quelle que fût son autorité dans la future réorganisation de l'État, il lui faudrait rappeler au pouvoir l'aristocratie historique, se servir d'elle pour gouverner l'empire ; en partie même, se couvrir aux yeux du peuple de son autorité. Mais une nouvelle difficulté, et plus grave, naissait à ce moment. Le coup porté à la noblesse par la dernière révolution avait été dur. Beaucoup de familles avaient disparu ; d'autres étaient ruinées ; un découragement profond avait saisi les membres survivants de celles qui n'avaient pas tout perdu pendant la grande crise. Dans son parti même, les personnages les plus éminents semblaient réclamer le repos. Asinius Pollion était un grand ami d'Octave, mais il se considérait comme son égal[16], et il ne voulait plus s'occuper que de littérature et d'art ; il se proposait d'écrire une grande histoire des guerres civiles[17]. Marcus Crassus, le fils du richissime triumvir, qui avait épousé la fille de Metellus Créticus, combattait alors dans les Balkans ; mais consentirait-il, lui, si riche, à continuer à se donner du tourment pour les affaires de l'État ? On pouvait peut-être compter davantage sur Valerius Messala ; mais il était demeuré un fervent républicain, et il ne faisait pas mystère, même auprès d'Octave, de sa fidèle admiration pour Brutus. Mécène semble avoir été assez indifférent à la question de la monarchie ou de la république, mais il désirait se retirer du tracas de la politique pour jouir de ses grandes richesses ; il ne voulait même à aucun prix être fait sénateur. Agrippa, cet homme plein d'activité et de ressources, était donc le seul sur qui Octave pût compter. En somme, l'instrument séculaire du gouvernement, l'aristocratie, était maintenant encore plus rouillé et plus usé, qu'au commencement de la guerre civile ; mais il était plus nécessaire que jamais. Quoi qu'en disent les historiens modernes, l'Italie n'était pas du tout mûre à cette époque pour la monarchie ; elle avait encore besoin de sa vieille aristocratie, que, dans un accès de folie, elle avait failli exterminer, en l'an 43 et en l'an 42. La noblesse historique était la charpente de toute son organisation militaire et de son système de politique étrangère : la noblesse une fois détruite, l'une et l'autre se seraient écroulées. Il n'y avait pas d'établissement d'instruction militaire dans l'empire romain ; les familles nobles de Rome étaient l'école de guerre où se préparaient les officiers et les généraux ; le soldat italien était trop habitué encore à n'être commandé que par des nobles issus de familles historiques. De même, pour les sujets, la puissance de Rome avait été trop longuement personnifiée par le sénat et par les sénateurs, pour que les provinces se fussent soumises avec une égale docilité au gouvernement de quelque Oriental, nommé général et chargé de représenter l'autorité du nouveau monarque de Rome. Si donc, en face de cette difficulté insoluble, Octave a eu un moment de faiblesse et a pensé un instant à imiter Sylla, il n'y a dans cette pensée rien qui sorte du cadre de la possibilité humaine et rien qui puisse faire du tort à sa gloire. La tâche qu'on voulait lui imposer était si lourde ! La situation était, toutefois, trop grave dans tout l'empire, pour que, tout en réservant ses décisions définitives, Octave ne cherchât pas à pourvoir au moins aux nécessités les plus pressantes de l'administration. Il s'efforçait, en effet, de hâter la fondation de colonies en Italie et au dehors ; il reprenait même l'idée de César de faire des, colonies de Carthage et de Corinthe ; il cherchait à changer en propriétaires aisés et pacifiques le plus grand nombre des soldats qui avaient fait la guerre avec lui ou avec Antoine, en répartissant entre 90.000 vétérans les domaines communaux achetés après Actium, et en faisant leurs propriétaires décurions des petits sénats municipaux. Les redoutables soldats des guerres civiles s'installeraient ainsi dans un grand nombre de villes, parmi lesquelles on peut sans doute citer Ateste, Brescia, Parme, Tortone, Rimini, Fano, Spello et Pise, pour y finir paisiblement leur existence en bourgeois aisés, grâce à ces terres et au butin recueilli rendant la révolution. Il était, en outre, urgent de remplir d'une façon ou d'une autre les caisses de l'État, qui étaient toujours vides. Octave y versa lui-même une grosse somme, mais il ne profita. pas de l'occasion, comme il l'aurait pu si facilement, pour s'emparer de la caisse publique, ainsi que l'avait fait César ; il ne voulut pas se charger de l'administrer ; mais, comme il ne voulait pas non plus que le trésor restât entre les mains des anciens magistrats qui en avaient été de si mauvais gérants, il prit une mesure intermédiaire, et décida que l'administration du trésor serait confiée à deux præfecti ærarii saturni, choisis par le sénat tous les ans parmi les sénateurs qui avaient déjà été préteurs[18]. Il renonçait ainsi à la partie la plus importante du butin des guerres civiles : le trésor de l'empire. Et de renoncement en renoncement, il aurait fini par tout restituer, s'il avait été possible de rentrer dans la vie privée à l'homme qui, sans combattre, avait vaincu Antoine à Actium. Octave était le personnage le plus considérable, le plus puissant et le plus riche de la république. Trop de gens avaient besoin qu'il restât à la tête de la république : les vétérans qui avaient reçu des terres, les acquéreurs des biens des proscrits, les magistrats et les sénateurs élus par les triumvirs, tous ceux qui avaient pris part à la sanglante curée de la révolution, depuis Agrippa jusqu'au dernier et au plus obscur des centurions, tous voyaient dans sa puissance la garantie définitive de la situation acquise. Il n'est donc pas surprenant que durant l'an 28 ses amis aient fait de grands efforts pour vaincre ses hésitations et son découragement. Ils avaient pour cela de bons arguments à faire valoir ; et à défaut de documents directs, nous pouvons les deviner sans peur de trop nous tromper, par l'effet qu'eurent les conseils donnés. Il n'était pas possible, devait-on lui dire, de rétablir tout entière l'ancienne constitution républicaine. Cette constitution reposait sur deux principes : le choix contemporain de plusieurs collègues pour chaque magistrature, et la courte durée de toutes les magistratures. Tant que la vie avait été simple, les mœurs pures, l'aristocratie forte, la tradition vigoureuse, la constitution avait très bien fonctionné, surtout grâce à ces principes. Mais avec la dissolution des mœurs et des traditions anciennes, ces principes étaient devenus la cause principale de l'effrayant désordre où la république avait failli disparaître. La courte durée des magistratures, au milieu des luttes acharnées des partis, des intérêts, des idées, avait fini par détruire entièrement la continuité du gouvernement. Le système de choisir pour chaque magistrature plusieurs collègues — deux au moins — ayant des pouvoirs identiques, avait mis un terrible instrument de désordre entre les mains des partis, qui, à chaque fois qu'ils réussissaient à s'emparer d'un poste, se servaient du magistrat qu'ils y avaient fait arriver, pour entraver tout ce que faisait le collègue élu par leurs adversaires. Ne verrait-on pas se déchaîner de nouveau ces calamités si l'on rendait dans ses formes anciennes la liberté à la république ? Il était nécessaire d'établir au moins une autorité assez forte pour contenir les factions et les magistratures. Cicéron lui-même, dont les goûts étaient toujours allés plutôt vers les conservateurs que vers les révolutionnaires, n'avait-il pas développé dans le De Republica l'idée, empruntée du reste à Polybe et à Aristote, que dans les États trop déchirés par des discordes intérieures, il était nécessaire de créer un magistrat suprême et unique qui serait soumis aux lois communes et par conséquent républicain, mais qui aurait un pouvoir d'une durée plus longue, et d'une compétence plus étendue que les magistrats ordinaires, et qui, par son autorité personnelle en même temps que par celle qui lui serait conférée par la loi, serait en mesure d'empêcher chaque institution et magistrature d'empiéter sur le champ réservé par la constitution aux autres pouvoirs, et de négliger son devoir ? Quel autre que le vainqueur d'Actium aurait pu remplir cette magistrature nouvelle ? Il y avait en outre une autre considération qui devait peser d'un grand poids sur les décisions d'Octave. Dans la crise économique qui tourmentait alors l'empire, l'Égypte qui, grâce à ses trésors, avait aidé à éviter la faillite de l'Italie et une nouvelle révolution, devait apparaître comme la principale ressource de la République, au moins pour les prochaines années. La meilleure partie de la fortune d'Octave, de sa famille, de plusieurs de ses illustres amis, tels que Mécène, consistait maintenant en propriétés situées en Égypte. Mais il eût été bien dangereux de placer sous le gouvernement d'un proconsul un peuple si orgueilleux, si excitable, chez qui le sentiment monarchique était si fort, et qui depuis les origines de son histoire avait été gouverné par des rois. Il semblait nécessaire de continuer à donner à ce peuple l'illusion qu'il était gouverné par un monarque, même si ce monarque était au loin et résidait à Rome, pourvu qu'il envoyât à Alexandrie son ministre. Or, ce monarque ne pouvait être que le conquérant de l'Égypte. Mais comment pourrait-on donner à l'Égypte l'illusion qu'Octave en était le souverain, s'il ne restait pas à la tête de la République ? Octave dut se rendre à la fin à ces considérations et il se décida à essayer de mettre en application les idées du De Republica, en conservant une partie de son autorité, la moins grande possible, afin que l'ordre rétabli pût continuer. Le principal danger pour la paix publique venait de la division des commandements militaires ; chaque armée en effet avait son chef placé sous la surveillance du sénat, qui, molle, intermittente et inefficace, n'avait pas empêché d'habiles et hardis généraux de se servir des armées pour leurs ambitions et même pour des guerres civiles. Octave consentit donc à prendre le commandement de toutes les armées, de façon à ce que les officiers et les soldats fussent sous sa dépendance et responsables auprès de lui, mais il ne voulut pas prendre ce commandement suprême d'une façon révolutionnaire ; il se fit décréter par le sénat pour dix ans le proconsulat de toutes les provinces où, pour une cause permanente ou temporaire, il fallait entretenir des troupes. Il n'y en eut d'abord que trois : la Syrie, qui d'un moment à l'autre pouvait être envahie par les Parthes, et l'île de Chypre avec elle ; la Gaule transalpine, dont la frontière était peu sûre ; enfin l'Espagne, qui était en révolte depuis quelque temps déjà Quant aux autres provinces, et c'étaient les plus riches, elles seraient administrées par les magistrats ordinaires de la République, par les proconsuls et les propréteurs nommés, comme autrefois, par le sénat ; tous ses pouvoirs seraient restitués au sénat ; les comices recommenceraient à élire les magistrats et à approuver les lois[19]. A Rome aussi cependant, il fallait une autorité pour surveiller les magistrats urbains, pour stimuler ou retenir le sénat, quand cela serait nécessaire. Octave consentit encore à remplir cette fonction et il accepta de poser chaque année sa candidature au consulat, pour les dix années pendant lesquelles il serait proconsul. Il serait donc à la fois consul et proconsul ; il pourrait, quand il resterait comme consul à Rome, administrer les provinces au moyen de légats, ou, quand il irait comme proconsul dans les provinces, gouverner de loin Rome et l'Italie comme consul ; en même temps, restant à la tête de l'État romain, il pourrait se donner aux Égyptiens comme leur roi et comme l'héritier légitime des Ptolémées, continuant ainsi, dans la mesure raisonnable, la politique bizarre d'Antoine, qui, malgré ses exagérations, correspondait bien à une nécessité, puisque, entre les mains de son rival, elle survivait en partie à sa ruine. Cette union de deux magistratures — le consulat et le proconsulat — qui, selon le vieux droit constitutionnel, s'excluaient, était certainement une innovation révolutionnaire ; mais ce n'était pas toutefois une innovation sans précédent : car on en avait déjà fait l'expérience en l'an 52 pendant quelques mois, quand, dans l'épouvante des troubles qui avaient suivi la mort de Clodius et la révolte de Vercingétorix, Pompée avait été nommé consul et proconsul à la fois. Et c'était là en tout cas, une révolution bien moins considérable que la fondation d'une monarchie, car elle laissait intacte l'essence de la république. On en revenait en réalité à une idée déjà caressée par le parti conservateur avant la guerre civile ; on créait un magistrat nouveau, unique, mais républicain, dont le nom nouveau fut celui de princeps, mot et concept étroitement latin et républicain que l'on a traduit à tort par le mot prince, car ce mot dans notre langue a pris une tout autre signification, tandis qu'il signifiait en réalité premier, principal, et qu'il faudrait le traduire par président. Octave mettait en pratique le conseil que, le 2 septembre de l'an 44, Cicéron au sénat avait en vain donné à Antoine : libertate esse parem cæteris, principem dignitate, — être le premier magistrat dans une république fondée sur le principe de l'égalité de tous les citoyens ; et il acceptait d'être nommé pour dix ans président unique de la république latine, avec le commandement de toutes les armées, et avec des pouvoirs étendus mais constitutionnels, qui le font ressembler plutôt au président de la confédération américaine qu'à un monarque de l'Asie. Quand Octave eut pris son parti, Horace annonça cette résolution dans la seconde ode du premier livre où, pour protéger Rome et mettre fin aux guerres civiles, il invoquait Apollon, le dieu de la culture intellectuelle, Vénus, la déesse de la fécondité, Mars, le dieu de la guerre, Mercure, le dieu du commerce et de la prospérité matérielle, et où, sous les traits juvéniles de Mercure, il représentait Octave, le vengeur de César qui avait répandu sur l'Italie les trésors de Cléopâtre : Hic antes dici pater atque princeps. Les détails de l'arrangement furent bien vite définis entre Octave et les hommes les plus éminents du sénat ; vers la fin de l'an 28 l'entente était déjà faite, et l'accord reçut son exécution dans une séance solennelle du sénat, le 13 janvier de l'an 27[20]. Octave, qui était consul pour la septième fois, se rendit au sénat ; il déclara qu'il renonçait à tous les pouvoirs extraordinaires dont il avait joui jusque-là et qu'il remettait au sénat et aux comices le gouvernement de la République : et alors, nous ne savons sur la proposition de quel personnage, le sénat lui conféra pour dix ans, à lui qui était déjà consul, le gouvernement proconsulaire de la Syrie, de l'Espagne et de la Gaule[21]. Le 16 janvier, pour lui montrer la reconnaissance du sénat et du peuple, on lui conféra le titre d'Augustus[22] ; on empruntait à la langue sacerdotale le terme qui désignait, dans les vieux rituels, les temples consacrés selon les rites[23], pour donner un caractère à la fois sacré et latin, religieux et national, à la nouvelle magistrature du princeps que Pompée avait en vain essayé d'exercer vingt-cinq ans auparavant au milieu des émeutes provoquées par la mort de Clodius. Cicéron triomphait : la république était sauvée ; la monarchie n'entrerait pas tout d'un coup à Rome, par une invasion triomphale ; il lui faudrait un siècle pour se glisser peu à peu dans les institutions, les mœurs, les idées, et changer l'essence même de la vie politique de l'Italie. Les historiens modernes ont tort quand ils s'obstinent à considérer cette réforme comme une fiction destinée à cacher la monarchie sous des formes républicaines, et ils ont tort aussi à mon avis quand ils considèrent la réforme d'Auguste comme une dyarchie, c'est-à-dire un partage du pouvoir entre le sénat et le princeps. La réforme d'Auguste tendait au contraire à reconstituer l'unité de l'État romain qui, au grand dommage de l'Italie, s'était trouvée presque détruite par le triumvirat, véritable dyarchie après la déposition de Lépide ; elle tendait à replacer tout l'empire sous l'autorité du sénat, et le sénat sous la vigilance d'un président modérateur, gardien des institutions ; elle tendait à rétablir non pas la forme. mais l'essence de la république, c'est-à-dire à conserver, autant qu'il était possible, le gouvernement de l'empire entre les mains de la petite oligarchie italienne sous la direction de la noblesse historique. La réforme constitutionnelle de l'an 27 était pour l'aristocratie une éclatante revanche de Philippes, une revanche obtenue sans combat, par la force des choses, grâce non pas à l'énergie des familles échappées à la révolution, mais à la gloire et aux mérites de leurs ancêtres. Ceux-ci avaient eu un si immense succès, que ses répercussions devaient se prolonger dans les siècles et que leurs descendants dégénérés, vaincus, proscrits devaient encore en bénéficier. Une fois encore l'Italie, après l'avoir écrasée, se traînait aux pieds de sa vieille noblesse, la suppliait de gouverner l'empire. Et cette explication ne paraîtrait pas étrange, mais simple et vraisemblable, si tous les historiens modernes n'avaient une opinion préconçue qui les entraîne à donner des proportions à la fois trop petites et trop grandes à la réforme politique de l'an 27 avant J.-C. : trop petites, quand ils la ramènent à une comédie jouée au sénat par le vainqueur et par les sénateurs pour tromper le public ; trop grandes, quand ils la considèrent comme l'acte qui clôt l'ère républicaine et commence l'époque de la monarchie romaine. Octave ne songeait nullement à se moquer de ses contemporains et il ne croyait pas non plus accomplir une révolution dont les répercussions se prolongeraient à l'infini, jusqu'à nous. Il cherchait seulement à résoudre les difficultés de l'heure présente par une réforme constitutionnelle qui, dans son intention, répondait aux besoins d'une situation passagère, et qui par suite n'avait de valeur que pour les dix années fixées par le sénatus-consulte au bout desquelles, si l'état de choses était changé, il changerait, lui aussi, de conduite et de projets. Il s'était en effet réservé la faculté de se démettre de la présidence avant ces dix années, s'il croyait pouvoir le faire sans danger pour la république[24]. Est-il donc si étonnant que deux ans et demi après la bataille d'Actium, le fils de César se soit proposé de satisfaire les aspirations et les sentiments républicains de la classe moyenne et des hautes classes d'Italie ? Même si on ne veut pas — et c'est cependant une considération très importante — tenir compte des grands intérêts politiques et économiques qui poussaient toute l'Italie à conserver, grâce aux institutions républicaines, le monopole fructueux du gouvernement de l'empire, il faut considérer que toute l'histoire ancienne montre combien tenaces et profondes étaient les idées et les traditions républicaines dans les petites républiques grecques ou italiennes, et combien il fut difficile de leur ôter leurs libertés, alors que ces libertés n'étaient plus guère qu'une apparence. En Grèce, malgré tous les maux dont elles furent affligées, les nombreuses petites républiques ne succombèrent définitivement que sous la force brutale des conquérants étrangers. Quant à la république de Rome, au lieu de tomber sous le joug de monarchies étrangères, elle avait au contraire détruit toutes les monarchies fondées par Alexandre. Comment donc supposer qu'un gouvernement qui avait eu un succès si prodigieux pût disparaître d'un moment à l'autre, grâce à un coup d'État accompli par un seul homme ou par un petit nombre d'hommes ? Qu'on y réfléchisse : les traditions républicaines de l'ancienne Rome, que la culture classique a portées jusqu'à nous, sont encore si puissantes qu'elles ont donné le branle à la Révolution française, à la Révolution de 1848 et au mouvement libéral du dix-neuvième siècle, et que ce sont elles encore qui alimentent l'état de trouble où se débat aujourd'hui l'immense empire de Russie. Comment croire qu'elles n'eussent plus aucune force à l'époque de César et d'Auguste, alors que le domaine colossal que la République avait conquis était encore là ? La résistance tenace des traditions républicaines était au contraire la conséquence nécessaire des grandes victoires diplomatiques et militaires de Rome pendant les deux derniers siècles de la république, depuis la bataille de Cannes jusqu'à la prise d'Alexandrie ; et il n'est pas surprenant que, incertain et fatigué, Auguste, après les désastres, les scandales et le discrédit du triumvirat, ait jugé qu'il ne pouvait pas attenter à l'essence sacrée de la république, puisque c'est à ces victoires que l'Europe moderne elle-même doit une si grande partie de sa destinée, qu'elle lui doit surtout d'avoir été sans cesse agitée par de grandes idées de liberté, grâce auxquelles son histoire n'a pas été, comme celle de l'Orient, la suite monotone de tant de monarchies despotiques qui ont poussé les unes sur les ruines des autres. C'est ainsi qu'avec ces tranquilles séances du sénat romain se terminait la révolution commencée cent six ans auparavant avec le tribunat de Tiberius Gracchus, et que peu à peu, sans que personne s'en aperçût, une nouvelle histoire du monde commençait. C'est un moment solennel que celui où s'apaise enfin l'épouvantable tourmente qui a duré tout un siècle. Quel affreux déluge de sang avait succédé aux premières gouttes versées en l'an 132 sur le sol de Rome par le consul Opimius et par les nobles effrayés des réclamations agraires du jeune Gracchus ! Tout l'empire en avait été éclaboussé, toutes les terres en avaient été imprégnées ; on avait vu disparaître, pêle-mêle, les familles les plus illustres de Rome, un nombre infini de souverains et d'États grands et petits, la fleur de la population italienne, tant de dynasties royales d'Asie, les nations barbares les plus ignorantes de l'Europe continentale. Et maintenant le déluge de sang semblait terminé ; les esprits reprenaient confiance ; l'Italie, pleine de remords, d'espoir, de joie, entrevoyait un avenir plein de paix et de gloire, et se proposait de le mériter par toutes les vertus qu'elle avait trop négligées. Une fermentation étrange d'aspirations diverses agitait la nation, et ses deux grands poètes ne manquèrent pas de la sentir et de l'exprimer. Virgile, qui avait achevé les Géorgiques, revenait à l'idée qu'il avait eue déjà aux débuts de sa carrière littéraire de composer un grand poème national à la manière d'Ennius, mais en se servant de son art raffiné par l'étude des chefs-d'œuvre grecs. Horace, qui était un grand styliste et un critique plutôt qu'un poète lyrique, avait jusqu'alors résisté au mouvement traditionaliste et nationaliste, dont il voyait toutes les contradictions ; et bien que dans le second livre des Satires il se fût mis comme tout le monde à vanter la nouvelle morale, il s'interrompait quelquefois au milieu de sa propagande, comme pour se moquer de lui-même. Ainsi dans la seconde épode il avait montré l'usurier Alfius, qui fait un grand éloge de la vie rustique, mais qui à la fin se précipite pour étrangler ses débiteurs ; et dans la septième satire du second livre, il s'était comme amusé à détruire ce qu'il avait dit dans les précédentes, en se faisant railler aux fêtes des Saturnales par un de ses esclaves. Tu vantes les temps anciens, mais s'il te fallait y vivre, tu en serais au désespoir... Tu fais l'éloge de la campagne, et quand tu y es, tu es pressé de regagner la ville... Tu dis que tu n'aimes pas les ennuis des invitations et des cérémonies, et si tu dois aller dîner chez Mécène, quels cris, quel reproches, quelle impatience ! Vite, apportez-moi l'huile pour me parfumer ; dépêchez-vous, paresseux ; que faites-vous donc ? Mais lui aussi, à la fin, il avait été entraîné pat le courant ; et il se mettait à composer une suite d'odes héroïques et civiques dans lesquelles, avec une riche variété de mètres grecs qui n'avaient pas encore été employés en latin, il exprimait cet esprit nouveau qui soufflait sur l'Italie. Tantôt il célébrait la grandeur des temps anciens, préconisait la nécessité de la réforme morale, et l'espoir de nouveaux exploits guerriers et d'une nouvelle gloire militaire ; tantôt il recommandait aux Romains d'être religieux ; tantôt il les avertissait que la paix ne reviendrait qu'avec des mœurs pures et familiales ; tantôt il s'en prenait à l'éducation frivole et mondaine des femmes qui conduisait tant de matrones des nobles familles appauvries à se prostituer à de riches marchands ; tantôt il évoquait le souvenir des jeunes gens d'autrefois élevés si durement, et il jetait un regard attristé sur les générations qui se suivent et deviennent toujours pires : Aetas
parentum, pejor avis, tulit Nos
nequiores, mox daturos Progeniem vitiosiorem. Mais, tandis qu'une si belle poésie civique enrichissait la littérature romaine, le pouvoir était réuni tout entier entre les mains d'une petite oligarchie sénile, composée d'obscurs parvenus et des survivants de la grande aristocratie romaine, qui ne désiraient pas autre chose que de jouir tranquillement de leur grandeur et qui pour cela étaient prêts à offrir tous les pouvoirs et tous les honneurs à leur chef, à ce petit-fils d'un usurier de Velletri, déjà vieux à trente-six ans, faible, hésitant, maladif, qui refusait l'empire du monde, l'héritage de Rome et celui d'Alexandre que la Fortune venait de réunir. Celui qui triomphait définitivement dans une des plus terribles luttes que l'histoire nous ait rapportées, et où périrent tant de grands généraux, était l'homme le moins doué de vertus militaires de l'histoire de Rome ; le commandement de ces armées, qui avaient conquis le plus vaste empire que l'on eût vu jusque-là allait être entre les mains d'un valétudinaire qui n'osait plus aller au soleil la tête découverte, qui ne voulait plus monter à cheval de crainte de se fatiguer, et qui se ferait transporter en litière sur les champs de bataille[25]. Mais ces apparentes contradictions cachaient une profonde nécessité des choses. Comme il arrive toujours, les révolutionnaires bien repus devenaient conservateurs, maintenant qu'il s'agissait de dévorer en paix le butin qu'ils s'étaient partagé pendant les guerres civiles. On dit et on répète qu'Auguste fut l'héritier et le continuateur de César, qu'il bâtit son œuvre sur les fondations commencées par César. C'est une affirmation arbitraire dont on ne trouve aucune preuve dans les faits. A partir de la restauration de l'an 27, Auguste s'efforce sans interruption, pendant quarante et un ans, d'appliquer le programme de régénération politique et sociale exposé par Cicéron dans le De Officiis ; il suit une politique conservatrice qui est l'antithèse de celle de César : il tempère le luxe, il remet en honneur la religion, les mœurs, les idées traditionnelles ; il épure, autant qu'il est possible, l'administration et en écarte les étrangers et les hommes nouveaux ; il restreint l'oligarchie des citoyens romains ; il lutte dans la religion, dans l'État, dans la vie, contre le cosmopolitisme et les influences orientales, en faveur de l'idée étroitement nationale ; il diminue dans l'État les dépenses improductives de luxe extérieur, et emploie les capitaux accumulés à des dépenses utiles au progrès matériel, politique et moral de l'empire ; il cherche enfin à reconstituer cette aristocratie conservatrice, étroitement romaine, que César avait si fortement combattue et à laquelle il avait lui-même porté le coup de grâce. Déjà en l'an 28, Octave s'était mis à reconstituer par des dons la fortune de familles sénatoriales tombées dans la pauvreté, de façon à leur rendre une partie de l'éclat et du pouvoir qu'elles avaient perdu et pour les mettre en état de lui venir en aide pour gouverner la république[26]. La révolution était vraiment terminée. Une grande réaction conservatrice commençait dans les esprits. C'était le triomphe de Cicéron, la défaite de César, dont le fils allait être le continuateur de nom, l'antithèse de fait. Après avoir été l'instrument fatal de la dernière destruction de l'aristocratie romaine, après l'avoir foulée aux pieds et anéantie par les proscriptions, à la bataille de Philippes, dans les eaux de Sicile, l'homme qui avait signé la sentence de mort de Cicéron travaillait à refaire ce qu'il avait détruit. C'est là ce qui arrive souvent aux hommes politiques dans les vicissitudes de l'histoire. Mais Auguste devait s'apercevoir bientôt que, si le bien et le mal se balancent presque partout, il est un cas où il en est autrement, et qui donne raison en définitive aux doctrines pessimistes de la vie ; c'est que, s'il est facile à l'homme de détruire, il lui est difficile de créer. Une forêt qui a poussé pendant un siècle brûle en un jour. Un homme qui a mis vingt ans à arriver à sa croissance périt en un instant. Il avait été facile par des édits de proscription et par des jugements sommaires de massacrer, d'appauvrir, de disperser ce qui restait de l'ancienne noblesse ; mais maintenant qu'Auguste en avait besoin pour qu'elle lui vint en aide dans le gouvernement de l'immense empire, il serait difficile de rendre aux hommes la richesse, la confiance, la force, le zèle civique nécessaires à leur mission. Il y avait dans la grandeur d'Auguste une contradiction qui, se développant peu à peu, devait produire des maux infinis. Les désillusions, les amertumes, le stérile labeur de cette restauration, qui ne pouvait réussir qu'à demi, rempliront toute la seconde vie d'Octave qui va commencer, et seront la tragique rançon de sa fortune prodigieuse, la lente et terrible expiation de sa jeunesse souillée de sang et de crimes. Parmi les réformes approuvées en même temps que la restauration de la république, il y en avait deux particulièrement importantes et qui devaient faciliter la reconstitution du gouvernement aristocratique. L'une abaissait l'âge légal pour les magistratures et permettait aux jeunes gens de commencer de bonne heure leur carrière politique[27]. L'autre fixait des salaires pour tous les gouverneurs et tous les magistrats, proportionnés à l'importance de la charge[28]. Les deux réformes étaient nécessaires. Le nombre des familles aristocratiques avait trop diminué pour qu'il fût possible de faire remplir par des nobles de grandes familles toutes les charges importantes, si on n'utilisait pas les jeunes hommes, comme du reste on l'avait fait durant la grande époque du gouvernement aristocratique. On espérait probablement aussi que de jeunes magistrats redonneraient de la force à la République épuisée. En outre, étant donné l'appauvrissement d'un grand nombre de familles nobles, beaucoup de personnes n'auraient pas pu, même si elles l'avaient voulu, accepter gratuitement des charges qui obligeaient souvent à des dépenses considérables. Mais de ces deux réformes également nécessaires, si l'une représentait un retour aux grandes traditions de la république oligarchique, l'autre était en contradiction avec la gratuité des fonctions, principe essentiel de la constitution aristocratique qu'on voulait rétablir ; et ces deux réformes ont en réalité contribué à détruire l'essence du vieux gouvernement romain. Une fois payé, le magistrat républicain deviendra peu à peu un fonctionnaire monarchique ; et en voulant rajeunir la république, on finira par créer le privilège des carrières dynastiques. Mais la transformation a été beaucoup plus lente et compliquée qu'on ne le suppose. Nous la décrirons, dans les volumes suivants, où, au sortir de cette orageuse histoire de guerres et de révolutions, nous étudierons le paisible épanouissement de l'empire et aussi les débuts de la maladie dont il devait mourir. FIN DU QUATRIÈME VOLUME |
[1] SUÉTONE, Auguste, 28. De reddenda republica bis cogitavit : primo post oppressum statim Antonium... C'est là un renseignement de la plus haute valeur, à la fois parce qu'il nous est donné par Suétone, historien très scrupuleux, et parce qu'il n'y a aucune raison pour ne pas y ajouter foi. On a eu tort de le négliger, sous prétexte qu'il est en contradiction avec la tradition qui fait d'Octave l'ambitieux fondateur de la monarchie absolue.
[2] DION, LI, 21.
[3] MON. ANC., III, 22. Comme Auguste compte 600 millions de sesterces pour les terres qu'il acheta cette année-là et pour celles qu'il acheta en l'an 14, j'ai supposé que plus de la moitié de la somme fut dépensée à ce moment-là.
[4] MON. ANC., III, 8 et suiv.
[5] MON. ANC., III, 17.
[6] MOMMSEN, Res Gestæ D. A., III, 46-50, croit qu'après la bataille d'Actium, Octave réduisit à dix-huit le nombre de ses légions. Mais ROBERT, Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1868, p. 93 et suiv., et PFIFZNER, Geschichte der Romischen Kaiserlegionen, Leipzig, 1881, p. 14 et suiv., me semblent avoir démontré que les légions furent dès le début au nombre de vingt-trois.
[7] DION, LI, 21 ; SUÉTONE, Auguste, 41.
[8] DION, LI, 2 ; LIII, 1.
[9] MON. ANC., II, 2.
[10] DION, 52-42 ; SUÉTONE, Auguste, 35.
[11] MON. ANC., IV, 17.
[12] Voy. SÉNÈQUE, Nat. Quæst., V, XVIII, 4.
[13] DION, LI, 20-21.
[14] DION, LI, 21-26.
[15] Voy. l'inscription en trois langues de Philæ, dans Sitz. Konig. Preus. Akad., 1896, p. 478.
[16] Voy. SÉNÈQUE, De ira, III, 23.
[17] HORACE, Odes, II, I, 1.
[18] DION, LIII, 22 ; HIRSCHFELD, Untersuchungen
auf dem Gebiete der röm.
[19] DION, LIII, 12-13.
[20] Au sujet de cette date, voy. C. I. L., I, pp. 312 et 384.
[21] DION, LIII, 39 ; MON. ANC., VI, 13.
[22] MON. ANC., VI, 16.
[23] BOISSIER, La religion romaine d'Auguste aux Antonins, Paris, 1892, I, p. 73.
[24] Voy. DION, LIII, 13.
[25] SUÉTONE, Auguste, 82 et 83.
[26] DION, LIII, 2.
[27] Nous n'avons aucun texte qui nous l'affirme : mais on peut le déduire de DION, qui dit (LIII, 28) qu'en l'an 24 avant J. C., Tibère reçut du sénat l'autorisation de demander les magistratures cinq ans avant l'âge fixé par la loi, et qu'il fut nommé aussitôt questeur. En l'an 24, Tibère avait dix-huit ans ; comme il avait demandé la questure cinq ans avant l'âge légal, il en résulte qu'il suffisait d'avoir vingt-trois ans pour poser sa candidature à la questure. Il est notoire qu'à l'époque de Cicéron, il fallait être beaucoup plus âgé. Nous verrons du reste, dans le prochain volume, que les consuls de trente, trente-deux, trente-cinq ans, sont nombreux à l'époque d'Auguste. Il a donc fallu qu'à un certain moment on ait réformé les leges annales en vigueur à l'époque de César, d'après lesquelles on ne devenait consul qu'entre quarante et cinquante ans. J'ai supposé que ce moment fut celui de la grande réforme constitutionnelle ; il ne serait pas impossible cependant que la réforme ait été faite à l'époque du triumvirat, pour permettre aux triumvirs de donner les magistratures à qui ils voulaient, sans limite de classe ni d'âge.
[28] DION, LIII, 15.