La présence de Cléopâtre était une surprise peu agréable pour les sénateurs romains, qui aux mois de mars et d'avril arrivaient à Éphèse, pour y raconter le coup d'État d'Octave. Son attitude de reine, sa prétention de se montrer à chaque instant aux côtés d'Antoine, comme son égale, augmentèrent bientôt chez tous la mauvaise impression du premier moment. Pour quelle raison la reine d'Égypte prenait-elle part, en y apportant son argent et ses conseils, à une guerre qui devait rétablir la république à Rome et abolir le triumvirat ? Les accusations lancées par Octave étaient donc moins imaginaires qu'on ne l'avait cru en Italie ? Personne, cependant, n'osait faire ouvertement des remontrances à Antoine. Heureusement, parmi tant d'obscurs politiciens accourus d'Italie, il se trouvait un véritable grand seigneur romain, un aristocrate de la vieille roche, Domitius Ahenobarbus, qui, tout en le respectant profondément, se sentait l'égal d'Antoine et qui seul ne se pliait à aucune des lois d'étiquette que Cléopâtre aurait voulu imposer aux Romains eux-mêmes, s'obstinant par exemple à ne jamais l'appeler la reine, mais à la nommer par son nom[2]. Domitius osa dire à Antoine ouvertement ce que tous les autres pensaient : qu'il fallait renvoyer Cléopâtre en Égypte[3]. Par quelle lutte furieuse d'intrigues Cléopâtre et le parti romain durent alors se disputer Antoine à Éphèse ! Le moment était favorable pour le parti romain. Octave semblait accepter le défi et par son coup d'État il obligeait Antoine, puisque la concentration de l'armée à Éphèse n'avait servi à rien, à renouveler ses menaces ; mais les nouvelles menaces ne seraient véritablement efficaces, que si elles démontraient en même temps à l'Italie qu'Antoine voulait faire la guerre, non point seulement pour anéantir un rival, mais pour rétablir la république. Or la présence de Cléopâtre donnait à ses adversaires trop beau jeu pour leurs répliques, leurs insinuations et leurs calomnies. Aussi, appuyé par Dellius, par Plancus, par Titius, par Silanus, par tous les Romains les plus autorisés, Domitius était-il presque arrivé à persuader le triumvir. Mais au dernier moment la reine les joua tous, par une manœuvre très habile : elle donna une très grosse somme d'argent à Publius Canidius, en qui Antoine avait grande confiance, et elle l'amena à plaider sa cause[4]. La joie de Domitius et de ses amis fut donc de peu de durée : au moment où ils s'attendaient à voir Cléopâtre partir pour Alexandrie, ils apprirent qu'Antoine avait changé d'avis et que la reine restait. Antoine, qui s'était rendu avec regret aux raisons alléguées par Domitius, s'était facilement laissé convaincre par Canidius qu'il n'était pas juste de renvoyer la reine qui lui fournissait des ressources considérables[5] pour faire la guerre. A partir de ce moment l'hostilité entre Cléopâtre et les amis d'Antoine, qui couvait depuis quelque temps, prit feu et se changea en discorde manifeste ; dans la foule des sénateurs venus de Rome, dans cette espèce de sénat qui entourait Antoine, il se forma définitivement un parti égyptien qui voulait la guerre, et un parti romain qui voulait la paix. Les amis les plus éminents d'Antoine, qui étaient venus à Éphèse, s'étaient bien déclarés pour lui, au moment de la rupture, mais ils n'étaient cependant pas les ennemis acharnés d'Octave. Pressés de retourner en Italie pour y jouir tranquillement des belles situations qu'ils avaient acquises, épouvantés, comme tout le monde du reste en Italie, par l'idée qu'une nouvelle guerre civile, après tant d'autres, allait recommencer, ils désiraient voir les deux rivaux se réconcilier encore une fois comme ils avaient fait à Brindes et à Tarente ; et ils auraient été bien aises, pour ce qu'il leur en coûtait, de sacrifier à la paix Cléopâtre et ses ambitions. De son côté Cléopâtre, qui n'était nullement disposée à assurer la paix du monde romain à ses frais, ne tarda pas à comprendre qu'il n'y avait qu'un moyen pour rendre cette réconciliation impossible : persuader Antoine, qui s'était déjà décidé à répondre au coup d'État d'Octave, en rapprochant ses menaces et en conduisant son armée en Grèce, de répudier Octavie. Le divorce d'avec Octavie devint bientôt le brandon de la discorde entre le parti romain et le parti de Cléopâtre. La reine pressait Antoine pour qu'il expédiât les lettres de divorce ; elle s'appliquait en même temps à mettre la division dans le parti romain, et à convertir à prix d'argent en partisans de ses idées tous ceux qui n'avaient pas assez de fierté pour repousser les grosses sommes qu'elle offrait[6]. A son tour, le parti romain prenait Octavie sous sa protection et s'opposait au divorce, qui aurait rendu inévitable la rupture entre les deux beaux-frères. Aux prises avec tant de conseils opposés, Antoine, vers la fin d'avril, se décida à partir avec Cléopâtre et les sénateurs romains pour Samos[7], d'où il comptait faire voile vers la Grèce, en laissant pour le moment une partie de l'armée en Asie : à Athènes, où l'on serait plus près de l'Italie, on déciderait définitivement ce qu'il conviendrait de faire. Hésitant encore entre la paix et la guerre, entre Octavie et Cléopâtre, entre la politique romaine et les intérêts de l'Égypte, Antoine renvoyait à plus tard la décision définitive, de laquelle son sort dépendait. Assurément la présence de Cléopâtre dans son camp était fâcheuse pour Antoine, mais il avait encore beaucoup d'amis en Italie, et, à la tête de ses légions et des contingents d'Asie, sa puissance paraissait formidable. Sa situation, malgré tout, était beaucoup plus favorable que celle d'Octave, qui avait alors des inquiétudes bien plus graves. Après le départ de Sossius et de Domitius, la république était restée sans consuls. Il y en avait bien deux de désignés pour cette année-là L. Cornélius et M. Valerius, mais le premier ne devait entrer en charge qu'au 1er juin, et le second au 1er novembre[8]. En outre, de nombreux magistrats s'étaient enfuis. Il serait ainsi impossible, ou tout au moins très difficile, d'amener le sénat, si toutefois on pouvait encore donner ce nom à la réunion des sénateurs qui ne s'étaient pas enfuis de Rome, à charger légalement Octave de la guerre contre Antoine. On pouvait même craindre qu'en insistant trop pour faire déclarer la guerre à Antoine, on fit s'enfuir de peur les sénateurs qui étaient restés. Il arriverait donc, si la situation ne changeait pas, qu'Antoine se trouverait à la tête de son armée, avec un titre légal, puisque son successeur n'avait pas encore été nommé, tandis qu'Octave, après son entrée dans Rome, n'avait plus aucun droit de commander ses soldats. Les soldats auraient-ils consenti, dans ces conditions, à porter les armes contre les vainqueurs de Philippes, surtout si l'on manquait de l'argent nécessaire pour effacer les scrupules constitutionnels ? Et cet argent, comment l'arracher à l'Italie ? S'il instituait arbitrairement de nouveaux impôts, Octave annulerait l'effet des fautes d'Antoine et il raviverait les souvenirs terribles du triumvirat. Enfin Antoine disposait de beaucoup d'argent, et ses agents parcouraient déjà l'Italie pour y corrompre sénateurs et soldats et pour y faire des conversions inattendues[9]. La situation semblait sans issue, car il était impossible de respecter la légalité, et dangereux de faire un autre coup d'État, après avoir promis tant de fois de rétablir l'ordre légal des anciennes magistratures. Par bonheur cependant, et à l'inverse de ce qui se passait dans le parti si divisé d'Antoine, Octave possédait maintenant, à défaut de l'or et de la renommée glorieuse de son rival, beaucoup de qualités très utiles pour maintenir la concorde sur un vaisseau qui devait bientôt affronter une tempête si terrible. Moins violent, moins susceptible et moins soupçonneux qu'autrefois, plus patient, distribuant plus facilement les éloges et les récompenses, plus cordial avec ses amis qu'il traitait sur un pied d'égalité, se rendant plus volontiers aux conseils d'autrui, il inspirait désormais une grande confiance, non seulement à Agrippa et à Mécène, qui lui étaient attachés par des liens que la trahison ne pouvait plus briser, mais aussi à des partisans de date plus récente, tels que Valerius Messala Corvinus, Lucius Arruntius, Statilius Taurus. Ces amis ne manquèrent pas de discuter longuement, pendant ces premiers mois de l'an 32, sur la façon de donner une justification légale quelconque au pouvoir d'Octave, ce qui était la chose la plus urgente ; et ils s'entendirent à la fin pour envoyer dans toutes les villes d'Italie des agents chargés d'amener les villes à prêter à Octave, quand on le leur demanderait, le serment que, dans les grands périls publics, le magistrat chargé par le sénat de veiller à la sûreté de la république exigeait des citoyens. Ce serment soumettait tous les citoyens à la discipline militaire, et, par suite, il donnait pleins pouvoirs aux magistrats. En d'autres termes, ils semblent avoir eu l'idée de faire déclarer, comme nous dirions aujourd'hui, l'état de siège par le peuple lui-même : idée étrange, qui est la preuve la plus éloquente de la situation singulière où l'on se trouvait, bizarre subterfuge constitutionnel auquel on n'avait jamais eu recours jusque-là pour donner à cette nouvelle dictature l'apparence d'avoir été consentie par l'Italie tout entière. Pour réussir, ils durent, pendant les mois de février, de mars et d'avril, y prédisposer les esprits, en envoyant sans cesse des agents et des lettres dans faute l'Italie, en s'appliquant à flatter tous les intérêts, et à éveiller toutes les passions. Le danger était pressant. Dans l'entourage d'Antoine, en effet, les choses tournaient mal. Pendant le voyage de Samos à Athènes, malgré les efforts du parti romain, Antoine, dominé de plus en plus par Cléopâtre, s'était presque entièrement décidé à répudier Octavie. Une dernière hésitation, cependant, le retenait encore, car il comprenait trop bien que cette décision déplairait à beaucoup de sénateurs romains. Soit désir de diminuer ces répugnances en flattant leur amour-propre, soit préoccupation de diminuer sa responsabilité en se couvrant, aux yeux de l'Italie, d'une sorte de délibération du sénat, il finit, quand il fut arrivé à Athènes[10], dans la seconde moitié du mois de mai, par convoquer les sénateurs romains et leur soumettre la question du divorce. La discussion fut longue. Beaucoup d'entre eux, tous ceux qui voulaient la réconciliation d'Antoine et d'Octave, parlèrent contre le divorce qui ne pouvait manquer d'amener la guerre ; mais il s'en trouva aussi qui parlèrent en sa faveur[11], tant avaient de puissance Cléopâtre et son or ! A la fin, Antoine signa la lettre de répudiation, et envoya à Rome des agents chargés d'intimer l'ordre à Octavie de sortir de sa maison[12] ; il ordonna en même temps à l'armée, qui était à Éphèse, de s'embarquer et de venir en Grèce. C'était la rupture définitive avec Octave, la guerre presque inévitable, l'écrasante défaite du parti romain, l'éclatant triomphe de Cléopâtre, qui aussitôt, non sans intentions, se fit décerner par les citoyens d'Athènes des honneurs semblables à ceux dont Octavie avait déjà été l'objet[13] ! Mais l'impression de ces actes d'Antoine sur son entourage romain fut si désastreux, que, pour calmer les esprits, Antoine prononça un grand discours aux soldats, pour leur promettre de rétablir la république deux mois après la victoire finale[14]. Encore une fois, il s'obstinait dans sa politique à double face, en se donnant à l'Italie comme le défenseur de la liberté, alors qu'en réalité il se préparait à tirer l'épée pour Cléopâtre et pour sa politique égyptienne. Mais la contradiction était, cette fois, trop visible ; certaines gens commençaient à la voir, et deux personnages considérables, Titius et Plancus, qui avaient déjà eu à se plaindre de Cléopâtre, abandonnèrent Antoine après sa décision pour rentrer en Italie[15], s'imaginant peut-être qu'en Italie l'opinion publique s'était retournée contre Antoine. Mais en Italie, bien que la répudiation d'Octavie y eût fait une mauvaise impression[16], l'opinion publique restait encore plongée dans une très grande incertitude et ne ressentait pas cette violente indignation au milieu de laquelle il aurait été plus facile de proposer la conjurai avec la certitude de réussir. En réalité, le public ne savait comment juger les deux champions de cette étrange guerre civile qui prétendaient tous les deux combattre pour la liberté et pour le salut de la république. Lequel des deux mentait ? Était-ce Antoine. ou Octave, ou tous les deux ? Titius et Plancus trouvèrent Octave et son parti dans une grande anxiété. Ils étaient surtout très effrayés de l'ordre qu'Antoine avait envoyé à l'armée et qui faisait supposer qu'il voulait les attaquer immédiatement avant qu'ils eussent achevé leurs préparatifs[17] ; ils réunissaient à la hâte des soldats et des vivres, équipaient leurs vaisseaux, cherchaient des expédients possibles et impossibles ; il semble même que, dans l'idée que la guerre se ferait au nord de la Grèce, dans ce qui est aujourd'hui la péninsule des Balkans, ils avaient imaginé de proposer au roi des Gètes une alliance en lui offrant pour femme Julie, la fille d'Octave, et, s'il faut ajouter foi aux affirmations d'Antoine, en lui demandant pour Octave la main d'une de ses filles[18]. Mais ils étaient empêchés dans tout ce qu'ils voulaient faire par l'absence d'un titre légal d'autorité, et ils étaient obligés de se montrer en toutes choses très prudents. On reprit donc, avec une nouvelle vigueur, l'agitation contre Antoine et contre Cléopâtre, pour préparer l'opinion publique à la conjuratio, et tendre tous les ressorts du patriotisme romain : on répandit un nombre infini d'anecdotes vraies et fausses, souvent lubriques et obscènes, sur la cour d'Alexandrie, sur Cléopâtre et Antoine, pour scandaliser la partie la moins corrompue de la classe moyenne ; on insinua que la reine avait rendu Antoine presque fou, grâce à un philtre qu'elle lui avait fait prendre ; surtout l'on développa la grande fable des ambitions de Cléopâtre qui voulait, disait-on, renverser le Capitole, faire de Rome l'esclave de l'Égypte, et transporter à Alexandrie la métropole du monde romain[19]. Calvisius Sabinus affirma même, dans un grand discours, avec beaucoup d'emphase et d'exagération, qu'Antoine avait offert à Cléopâtre la bibliothèque du roi de Pergame, et avait permis aux Éphésiens de l'appeler reine[20] : il était donc évident que Cléopâtre convoitait cette riche province d'Asie, où les Italiens avaient les plus grands intérêts. Rome devenant la propriété, la dot d'une femme étrangère, le prix des faveurs d'une courtisane ; l'Égyptienne trônant au Capitole, insultant la mémoire des glorieux ancêtres et bafouant la lâcheté de leurs descendants, n'y avait-il pas là de quoi faire saigner l'orgueil du peuple-roi et exalter le patriotisme des plus blasés ?[21] Antoine cependant avait encore beaucoup d'amis, et bien des gens, ne sachant comment finiraient les choses, ne voulaient pas se trouver en trop mauvaise posture avec lui, s'il venait à vaincre. Octave ne pouvait donc pas empêcher que l'on opposât à la propagande qu'il faisait une propagande inverse ; que l'on mît en doute les faits les plus graves et que l'on trouvât des excuses à toutes les accusations[22]. De part et d'autre, on entrait furieusement dans la lutte ; on tenait partout et continuellement des réunions populaires ; on discutait avec passion, comme si le temps des grandes luttes politiques était revenu. Titius et Plancus racontèrent à Octave qu'Antoine avait déposé chez les vestales un testament dans lequel il faisait à ses enfants des donations nouvelles et démesurées et demandait aussi que son corps fût remis à Cléopâtre et enseveli à Alexandrie[23]. N'était-ce pas là la preuve la meilleure qu'Antoine était ensorcelé désormais par la fatale Égyptienne, puisque, même mort, il ne voulait pas être séparé d'elle ? Dans l'espoir de nuire beaucoup à Antoine, Octave contraignit la vestale maxima à lui livrer le testament, et il le lut en plein sénat[24]. La surprise et l'indignation furent grandes dans le public, mais les amis d'Antoine cherchèrent à les faire dévier en s'indignant à leur tour contre le procédé indélicat employé par Octave pour saisir le testament. Ils l'accusèrent, non sans raison, d'avoir violé un secret privé qui était sacré. Cependant, ne pouvant nier que le testament Tilt indigne d'un grand Romain, ils réussirent à obtenir, à force de discours dans les réunions publiques, que le peuple de Rome envoyât à Antoine un certain Géminius, comme ambassadeur, pour le supplier de ne pas se perdre par des actes aussi inconsidérés[25]. Mais on ne pouvait plus perdre trop de temps dans ces vaines querelles, après l'affront de la répudiation, et maintenant que les forces ennemies étaient déjà presque toutes transportées en Grèce. A la fin, Octave vit qu'il fallait agir, et, probablement dans les derniers jours de juillet, il se décida à donner à tous ses agents, dans les diverses régions de l'Italie, l'ordre de forcer les villes à la conjuratio. Comment fut exécutée cette opération singulière, nous ne le savons pas ; mais nous pouvons supposer que le premier magistrat municipal, ou quelque citoyen de marque, convoqua le peuple dans toutes les villes, expliqua dans un discours que l'Italie était menacée par Cléopâtre, qui voulait asservir Rome ; que, la République étant privée de son sénat, à cause de l'absence de tant de sénateurs, l'Italie devait se sauver elle-même, en prêtant à Octave le serment de fidélité, et en se soumettant à la discipline militaire. Il est assez vraisemblable aussi qu'Octave promit, d'une façon plus ou moins explicite, de rétablir la république, quand la guerre serait finie. A une demande aussi insolite, l'Italie, incertaine et défiante, ne pouvait pas répondre avec un élan unanime et enthousiaste. Nous savons que certaines villes, telles que Bologne, refusèrent de prêter le serment, et nous pouvons supposer que de nombreux citoyens, dans toutes les villes, se dérobèrent. Mais le prudent Octave s'abstint d'imposer le serment aux récalcitrants ; il fit mine de ne pas s'apercevoir de ces abstentions ; il affirma que toute l'Italie avait juré in sua verba, en pensant que ceux qui n'avaient pas prêté le serment, heureux de ne pas être inquiétés, ne viendraient pas contester par des actes la valeur constitutionnelle du serment prêté par les autres[26]. En sorte que, fort du serment prêté par les uns et de l'acquiescement des autres, Octave put se risquer à traiter toute l'Italie, comme légalement placée sous son imperium. Et alors, il amena aussitôt le sénat dont les membres étaient aussi placés sous ses ordres, comme des soldats, à déclarer la guerre à Cléopâtre, — à Cléopâtre et non à Antoine, qui fut seulement dépouillé du commandement de son armée et de toutes ses dignités, mais qui ne fut pas déclaré ennemi public[27]. On voit combien peu de foi l'Italie accordait encore aux accusations qu'Octave et ses amis répandaient contre Antoine. Sans retard, Octave établit de nouveaux impôts : une contribution égale à la huitième partie de leur patrimoine pour tous les affranchis qui possédaient plus de 200.000 sesterces ; et la contribution du quart de leur revenu annuel pour tous les propriétaires libres[28]. Mais, cette fois, l'Italie, rebutée par les impôts, ne fut même pas effrayée par la juridiction militaire et par l'état de siège ; elle refusa de payer de nouvelles contributions, et, au mois d'août, il y eut des tumultes et des révoltes sanglantes, qu'Octave, dans une situation aussi incertaine, n'osa même pas réprimer avec vigueur[29]. Les difficultés naissaient les unes des autres, et il est surprenant, disent les historiens de l'antiquité, qu'Antoine n'ait pas profité de ce désordre pour attaquer à ce moment même l'Italie[30]. Mais après la victoire du parti égyptien dans la question de la répudiation, et après qu'Antoine se fut avancé à la hâte jusqu'en Grèce, à l'ardeur des dernières luttes avait succédé dans son camp une sorte de torpeur, qui paralysait l'armée. Le parti égyptien pouvait, grâce à Cléopâtre, commander dans la tente du général, mais il ne parvenait pas à vaincre la résistance occulte de l'armée, dont les officiers se sentaient presque tous portés vers le parti romain. Aucun effort ne pouvait annuler les effets dangereux de la contradiction où Antoine s'était placé avec sa double politique : si la tête était égyptienne, le bras restait romain. Le parti romain, découragé et mécontent, les officiers, l'armée, se laissaient traîner contre leur gré dans une guerre qu'ils ne voulaient pas, et sur le but de laquelle ils étaient maintenant très mal fixés ; si la plupart d'entre eux n'osaient pas imiter l'exemple de Titius et de Plancus, ils suivaient cependant l'armée en maugréant, sans confiance et sans enthousiasme ; Antoine qui, lui aussi, était fatigué et dérouté, ne pouvait plus compter ni sur Domitius, ni sur ses plus habiles collaborateurs. Canidius ne suffisait pas pour suppléer au mauvais vouloir des autres ; le désordre était grand ; personne ne s'occupait de prendre les mesures les plus nécessaires, comme de faire une provision de blé pour nourrir l'armée à l'endroit où elle prendrait ses quartiers d'hiver ; personne, du reste, ne savait où cela serait. Dans de pareilles conditions, il était impossible d'oser de grandes choses. Tout le monde, en outre, aussi bien dans le parti égyptien que dans le parti romain, était d'accord au moins sur un point : c'était que, largement pourvu d'argent, et très sûr de son armée, parce que ses soldats l'admiraient et parce que son adversaire était trop pauvre pour pouvoir les corrompre, Antoine avait avantage à attendre qu'Octave vînt lui disputer la victoire dans les plaines de Macédoine et de Thessalie, comme César en l'an 48, et les triumvirs en l'an 42. Octave ne pouvait pas imposer longtemps à l'Italie les dépenses et l'effort de l'état de guerre, sans faire naître des troubles et des difficultés très graves, au milieu desquels l'adversaire viendrait facilement à bout de corrompre des armées trop irrégulièrement payées. Et, en effet, aussitôt après la déclaration de guerre à Cléopâtre, Octave et ses amis avaient songé à tenter immédiatement la fortune des armes ; puis ils étaient demeurés sans rien faire, n'osant pas prendre une résolution, alors que l'Italie entrait si violemment en révolte contre la dictature équivoque d'Octave et que régnaient partout le soupçon et la peur de la corruption d'Antoine[31]. Celui-ci, au contraire, se décidait à passer l'hiver avec son armée en Grèce, à envoyer de nouveaux agents en Italie, pour y répandre l'argent, susciter des troubles dans les populations, et ébranler la fidélité des légions[32] ; et il allait poster le gros de sa flotte, qui comprenait plus de trois cents vaisseaux, dans le golfe d'Ambracie (golfe d'Arta), entre Corfou et Leucade, c'est-à-dire dans un vaste port naturel, communiquant avec la mer par un canal d'un peu plus d'un kilomètre de large[33], en mettant des avant-postes à Corfou. La flotte surveillerait ainsi, comme une sentinelle avancée, la mer Adriatique, si l'ennemi tentait de la traverser au printemps suivant. C'était une décision sage, bien qu'elle fût exécutée à la hâte et dans un grand désordre, comme cela était fatal, dans un camp si plein de haine et de discorde ; et le parti romain lui-même, qui voulait la paix, ne pouvait s'en plaindre, puisque de cette façon la guerre était différée. Tout retard devait lui plaire, car cela prolongeait l'espoir qu'on pourrait trouver le moyen d'arranger les choses. Mais le parti égyptien profita du mécontentement et de la torpeur du parti romain pour faire accepter le plan stratégique qui lui convenait le mieux. Si l'on regarde une carte de la Méditerranée, on se rend compte facilement qu'un général qui a en son pouvoir, comme Antoine, la Cyrénaïque, l'Égypte, la Syrie, l'Anatolie et une grande partie de la péninsule des Balkans, et qui se prépare à une guerre en Thessalie, en Macédoine ou en Épire, doit tenir ses réserves d'hommes et de matériel de guerre en Asie Mineure. Située à peu de distance, reliée à la péninsule des Balkans par une ligne de petites des semblables à des pierres sur lesquelles on traverse un ruisseau, séparée de l'Europe seulement par deux bras de mer, l'Asie Mineure est le point d'appui stratégique le plus naturel et le plus fort. Antoine donc, qui avait laissé une escadre avec quatre légions à Cyrène, sous le commandement de Pinarius[34], quatre légions en Égypte, trois en Syrie[35], aurait dû les rappeler en Anatolie. Au contraire, non seulement il les laissa où elles étaient dans la lointaine Égypte, mais à ce moment même il se mit à tendre, à travers la Méditerranée, une véritable chaîne de garnisons, terrestres et maritimes, qui rattachaient la Cyrénaïque à l'Épire. Il mettait, en effet, des troupes à Cyrène, puis au cap Ténare et à Métone ; il songeait à passer l'hiver à Patras, en disséminant l'armée de terre dans toute la Grèce ; il fortifiait Leucade ; il plaçait sa flotte dans le golfe d'Ambracie, et des avant-postes à Corfou. On ne pourrait expliquer cette étrange disposition des forces d'Antoine, s'il ne fallait voir là l'effet de la politique égyptienne de Cléopâtre, qui voulait surtout défendre ainsi l'Égypte, à la fois des attaques probables d'Octave et des révolutions intérieures, et maintenir ouvertes les communications avec le cœur de son empire. Au point de vue stratégique, cette disposition de l'armée était défectueuse, car elle offrait à un adversaire entreprenant la facilité d'attaquer avec des forces écrasantes tel ou tel point de la longue ligne ; mais pouvait-on faire autrement, si c'était pour l'Égypte que l'on devait combattre en Épire ? Quand, vers la fin d'octobre, on connut à Rome cette disposition de l'armée d'Antoine, il fut un moment question de tenter une surprise sur la flotte à l'ancre dans le golfe d'Ambracie : mais à la suite de tempêtes qui survinrent, s'il faut en croire les historiens de l'antiquité, le projet fut abandonné[36], et l'on envoya seulement une petite flotte sur les côtes de l'Épire pour observer les endroits propres à un débarquement[37]. Quand l'hiver de l'an 32 à l'an 31 vint fermer les mers, Antoine se résigna à passer la mauvaise saison à Patras, en compagnie de Cléopâtre, des sénateurs romains et des princes d'Orient ; Octave, Agrippa et Mécène, ayant réuni leur flotte et leurs légions à Tarente et à Brindes[38], vinrent à Rome pour veiller sur l'Italie, et prendre des décisions définitives. Jamais Octave et ses amis ne durent passer un hiver aussi inquiet que celui-ci. L'Italie était mécontente et tourmentée, les légions étaient avides d'argent, et un riche adversaire les invitait à la trahison ; il fallait à Octave un succès rapide, pour relever le moral de ses soldats, ramener la tranquillité en Italie, et consolider sa puissance. Mais le temps était loin où César, à la tête de sa petite armée des Gaules, pouvait appliquer avec tant de hardiesse et d'énergie le précepte le plus important de l'art de la guerre : poursuivre le principal corps d'armée de l'ennemi et le défaire. Ni Octave, ni Agrippa ne se sentaient le courage de débarquer une vingtaine de légions en Épire, et de montrer, dans une nouvelle Pharsale, ce que valait le nom de César. L'issue de la bataille était incertaine, et, à la première défaite, l'Italie se révolterait, l'armée passerait à l'ennemi : il ne leur resterait d'autre refuge que la mort. En outre, il était bien hasardeux de conduire des soldats combattre contre leurs compagnons d'armes ; et puis, était-il certain qu'il était tout à fait impossible de conclure une paix nouvelle ? Antoine paraissait cette fois inexorable, et il avait auprès de lui Cléopâtre ; mais, si l'on pouvait trouver encore quelque moyen de s'entendre, cela ne serait-il pas préférable ? Aussi, après de longues réflexions, on s'arrêta à un moyen terme, et l'on décida de se contenter, pour commencer, d'un demi-succès. On laisserait dans le port presque tous les gros vaisseaux munis de tours, trop encombrants et trop pesants ; on réunirait les nombreux croiseurs de Sextus Pompée, et ceux que l'on avait pris aux Liburnes dans la guerre d'Illyrie, c'est-à-dire les vaisseaux plus légers, plus rapides, et mieux faits pour affronter les tempêtes ; à l'époque la plus favorable, au mois de mars, Agrippa simulerait une attaque sur les côtes de la Grèce méridionale, de façon à faire croire à l'ennemi que l'on voulait y débarquer l'armée ; cependant Octave, arrivant avec quinze légions sur le reste de la flotte, les débarquerait sur les côtes de l'Épire, et, de là vaisseaux et armée descendraient vers le golfe d'Ambracie pour surprendre et incendier la flotte d'Antoine. Ils espéraient, s'ils réussissaient dans cette entreprise, pouvoir profiter de la grande impression que ferait la destruction de la flotte d'Antoine, soit pour amener celui-ci à des conditions de paix raisonnables, soit pour faire accepter par l'Italie les dépenses et les fatigues d'une guerre plus longue. Il semble qu'en attendant, ils aient préparé l'expédition, les vaisseaux, les armes, les approvisionnements, avec plus de soin que l'on ne l'avait fait dans les autres guerres. Mais ils avaient si bien conscience qu'ils risquaient là tout ce qu'ils avaient acquis de grandeur et de richesses pendant treize ans de guerre civile, qu'Octave ordonna aux sept cents sénateurs qui étaient restés à Rome de le suivre, car il ne voulait pas laisser à Rome des hommes capables de se mettre à la tête d'une révolution en faveur d'Antoine[39]. Quelques-uns seulement refusèrent, et, parmi eux, Asinius Pollion qui prétendit avoir trop d'amitié pour les deux adversaires, et vouloir rester neutre ; Octave, qui ne voulait pas de brouille, n'insista pas auprès de lui. En vertu de ses pleins pouvoirs, il désigna même les magistrats pour l'année suivante, et, pour le consulat, il se désigna lui-même pour toute l'année, et avec lui M. Valerius, Titus Titius, Cnéus Pompée. Il est probable que, si la fatale politique égyptienne n'avait pas troublé profondément la stratégie d'Antoine, on ne verrait pas aujourd'hui encore, sur le fronton du Panthéon, le nom d'Agrippa et qu'aucun souverain ne s'appellerait César. Mais pendant l'hiver un malheur était déjà arrivé aux équipages de la flotte, mouillée dans le golfe d'Ambracie : ces équipages étaient restés sans vivres suffisants, quand la navigation s'était trouvée suspendue ; presque un tiers des hommes avaient péri de faim ou de maladie ; ne pouvant les remplacer autrement, Antoine avait ordonné aux chefs des vaisseaux de combler les vides, en s'emparant, partout où l'on pourrait, des paysans, des voyageurs, des charretiers, des esclaves[40]. Mais, si c'était là une chose grave, une autre plus grave encore se passait aussi au cours de l'hiver : le parti romain et le parti I égyptien changeaient leur rôle. Cléopâtre, qu'Antoine et ses amis représentaient comme désireuse de détruire Rome, s'efforçait maintenant d'arrêter à moitié chemin la guerre et de persuader à Antoine de retourner au printemps en Égypte, sans attendre l'ennemi ; le parti romain, au contraire, se mettait à conseiller la guerre. Les motifs de ce changement, sans lequel il ne serait pas possible d'expliquer la suite des événements, nous ne pouvons les rechercher que par conjectures, dans les intérêts opposés qui divisaient les deux partis et qui donnèrent à ce moment leur direction définitive à tous les événements. Cet hiver-là au milieu de tant de sénateurs romains, Cléopâtre put se rendre mieux compte de la situation en Italie, et de ce que réclamait l'opinion publique ; elle entendit de nombreux sénateurs parler de cette commune espérance que l'on avait de voir Antoine, après la victoire, rétablir l'ordre en Italie, où il y avait tant à faire ; elle comprit que ces sénateurs avaient pris au sérieux la promesse de rétablir la république, et qu'après la victoire, Antoine, restant le prisonnier du parti romain, serait contraint de retourner en Italie, comme cela était arrivé à César après la prise d'Alexandrie. Qu'adviendrait-il alors de son empire égyptien ? Lui faudrait-il retourner à Rome, pour agir de nouveau sur Antoine, comme seize ans auparavant elle y était allée, pour convaincre César ? Cléopâtre commençait à avoir aussi peur de la victoire que de la défaite ; et comme maintenant, après la répudiation d'Octavie, elle avait fait des deux anciens beaux-frères des ennemis irréconciliables, elle cherchait à arrêter la guerre, pour ramener Antoine en Égypte, et y fonder ouvertement la nouvelle dynastie, en laissant l'Italie et les provinces barbares d'Europe à Octave, à son parti, à qui en voudrait. Si Octave prétendait refaire l'unité du monde romain, il lui faudrait venir les attaquer en Orient, et c'était là une entreprise pour laquelle il n'aurait jamais ni assez de forces ni assez de courage. Cléopâtre, en somme, aurait voulu accomplir d'une façon définitive cette séparation de l'empire d'Orient d'avec l'empire d'Occident, qu'Antoine n'avait fait qu'ébaucher. Par quels artifices et par quels sophismes elle s'efforça d'insinuer ce projet dans l'esprit d'Antoine. nous ne le savons pas. Toutefois, comme Antoine n'était ni follement amoureux de la reine, ni ensorcelé par elle, il est vraisemblable qu'il objecta à Cléopâtre combien il serait difficile d'arrêter au milieu de la guerre une si grande multitude d'hommes, et de leur faire reprendre la route qu'ils avaient déjà faite ; que les soldats et les alliés se récrieraient, et que les ennemis interpréteraient ce retour comme une fuite ; qu'enfin il serait dangereux de déclarer aussi ouvertement avant la victoire que l'on combattait, non pour Rome, mais pour l'Égypte. Même en admettant que, parmi les nombreux sénateurs qui avaient quitté Rome pour venir auprès d'Antoine, bien peu fussent véritablement, et non pas seulement en paroles, dévoués à la grandeur de Rome, il fallait se dire qu'ils avaient tous en Italie leurs biens, leur famille, la raison d'être de leur puissance ; que, si Antoine abandonnait la guerre, personne d'entre eux ne pourrait revenir en Italie, à moins qu'Octave ne le voulût, mais que tous seraient ruinés, et contraints de vivre en Orient, comme des exilés. Dès qu'ils auraient peur d'être ainsi abandonnés à moitié chemin de l'Italie, ne se révolteraient-ils pas contre lui ? Vers la fin de l'hiver, ces incertitudes et ces discussions furent soudain interrompues par l'apparition inattendue d'une flotte ennemie dans les eaux de Grèce. Dans les premiers jours de mars, Agrippa avait lancé la meute de ses lévriers de mer contre la Grèce méridionale, et commencé à donner la chasse aux navires qui apportaient le blé d'Asie et d'Égypte. Il avait pris Métone et, avec ses agiles croiseurs, il fouillait la côte, comme pour y trouver un endroit propice au débarquement de l'armée[41] ; c'était en réalité pour obliger Antoine à tourner son attention vers lui. Et, en effet, Antoine s'y laissa prendre ; il crut vraiment qu'Octave venait lui disputer la victoire en Grèce, et, écartant pour le moment toutes les discussions, il prit aussitôt les dispositions nécessaires pour réunir toute son armée[42]. Il semble que Cléopâtre ait d'abord cherché à le tranquilliser, et à l'empêcher de s'aventurer d'une façon si précipitée dans la guerre. Mais, au milieu des préparatifs, la nouvelle arriva qu'Octave avait débarqué une armée en Épire, et qu'armée et flotte descendaient rapidement vers le sud[43]. Antoine comprit alors qu'Octave voulait détruire sa flotte du golfe d'Ambracie, et, croyant peut-être le danger plus grand qu'il n'était en réalité, il courut à Actium, après avoir lancé dans tous les postes et toutes lès garnisons l'ordre de l'y rejoindre en brillant les étapes. Il arriva à Actium, à ce qu'il semble, presque en même temps qu'Octave, mais à peu près seul[44]. Au moment où la flotte ennemie jetait l'ancre dans le golfe de Comaro et où l'armée campait sur le promontoire qui ferme le golfe au nord, sur une colline qui s'appelle aujourd'hui Mikalitzi, Antoine n'avait sur ses vaisseaux que des équipages dégarnis, fatigués, peu disposés à se battre. La surprise avait admirablement réussi, grâce à Agrippa. Mais la présence d'esprit d'Antoine fit échouer, au dernier moment, le stratagème si bien préparé. Antoine habilla les hommes de ses équipages en légionnaires, les fit monter sur le pont et montra à l'ennemi sa flotte prête à la bataille. Octave, comme de coutume, eut peur ; il crut que la flotte était défendue par les légions ; il n'osa pas l'attaquer, et sortit du camp pour offrir la bataille sur terre[45]. Antoine sut l'amuser avec des escarmouches, pour donner le temps d'arriver des différentes parties de la Grèce à ses cohortes et à ses légions ; et, lorsqu'elles furent arrivées, il établit un grand camp sur le cap qui fermait le golfe au sud, et que l'on appelait le cap d'Actium ; puis il fortifia le canal[46]. Cléopâtre, qui n'avait pu le retenir, arriva aussi, ne voulant pas le laisser même un jour seul sous l'influence dominante du parti romain. Pendant ce temps, Octave avait rappelé Agrippa des côtes de la Grèce méridionale, pour grouper toutes ses forces devant l'ennemi. Les deux rivaux étaient ainsi campés l'un en face de l'autre, vers la fin du mois de mai (il est probable, en effet, que tout ceci avait pris tout le mois d'avril et une partie du mois de mai), comme en l'an 48 Pompée et César, comme en l'an 42 les triumvirs et les deux chefs de la conjuration, dans cette péninsule des Balkans qui est le grand champ de bataille où se sont toujours rencontrés l'Orient et l'Occident, l'Asie et l'Europe. Mais le choc redouté depuis longtemps ne se produisit pas. Aucun des deux adversaires ne semblait cette fois être pressé d'en venir aux mains. Octave se tint sur la défensive dans son camp, fortifié comme une vraie citadelle, et réuni par de grandes murailles au port de Cornaro ; il tenta même d'engager de nouveaux pourparlers pour la paix. Il se trouvait alors dans des conditions meilleures que César en l'an 48, et que les triumvirs en l'an 42, car il pouvait, grâce à sa flotte, faire venir du blé d'Italie et des îles pour les soldats ; et, le danger et la faim n'étant pas là pour forcer sa nature irrésolue à agir, il ne savait plus prendre un parti. Antoine, à son tour, refusa d'entrer en pourparlers ; mais il ne fit aucun effort pour obliger l'ennemi à livrer bataille ; il se contenta de faire camper une partie de son armée au delà du détroit pour menacer de plus près le camp ennemi, et, de faire circuler autour du golfe de gros escadrons de cavalerie, pour essayer de priver d'eau l'ennemi ; peut-être essaya-t-il aussi d'attirer à lui par de secrètes promesses les légions d'Octave. La toute-puissante Cléopâtre l'empêchait à la fois de faire la guerre et de conclure la paix. Dans un camp et dans l'autre, dans les deux groupes d'hommes qui dirigeaient les deux partis en guerre, les discordes, ou la défiance, ou la peur, empêchaient toute action et toute décision ; en sorte que ces deux armées immenses étaient venues des deux points opposés du monde pour rester là à se surveiller mutuellement, dans une inertie qui est la preuve manifeste de l'épuisement sénile dont étaient atteints le gouvernement du triumvirat et l'ordre de choses établi en l'an 43 par le triomphe de la révolution populaire. En une dizaine d'années, tout l'héritage de Clodius et de César avait été consumé et dispersé. D'autre part, Octave voyait bien les dangers d'une inaction complète qui découragerait les soldats, les disposerait à se laisser corrompre et amènerait des révoltes en Italie. N'osant agir, il chercha à ruser. Il envoya des agents en Grèce et en Macédoine pour essayer d'y susciter des troubles et des manifestations contre Antoine, dans les populations mécontentes des écrasantes contributions de guerre[47] levées par son rival et qui, dans certaines régions, entraînaient de graves disettes[48]. La plus grande famille du Péloponnèse, celle d'Euriclès qui voulait venger son père tué par Antoine, était même allée jusqu'à équiper pour Octave un vaisseau que commandait Euriclès lui-même. Titius et Statilius ayant surpris et mis en fuite un petit corps de cavalerie ennemie, Octave grandit en Italie cette petite victoire comme si elle avait été un haut fait d'armes[49]. Agrippa, étant tombé à l'improviste sur la petite escadre qui gardait Leucade, la défit[50], tourna autour de l'île, chassa un autre petit détachement qui gardait le cap Ducato[51] ; et alors Octave écrivit à Rome que la flotte d'Antoine était cernée dans le golfe d'Ambracie[52] ; ce qui n'était qu'une bravade sonnant faux, car cette flotte encore intacte aurait pu sortir à tout moment et fondre sur la sienne. Il est probable qu'Agrippa ne laissa aucun détachement à Leucade ; même, s'il en laissa un, il ne pouvait en aucune façon empêcher l'arrivée des navires chargés de blé pour Antoine ; autrement, on ne s'expliquerait pas pourquoi celui-ci ne fit rien pour recouvrer cette île. En somme, toutes ces opérations d'Octave n'étaient que des démonstrations et des feintes pour cacher à son ennemi et à l'Italie sa faiblesse et sa peur. Mais on ne triomphe pas, dans un duel, quand on ne fait que des feintes et que l'on n'ose pas porter un seul coup. La peur d'Octave aurait sans doute fini par décider l'ennemi à l'attaquer, si, par bonheur pour lui, le défaut inhérent à la politique d'Antoine, cette contradiction entre le but véritable, c'est-à-dire la consolidation de l'empire d'Égypte, et le but qu'il alléguait pour se justifier, la restauration de la liberté romaine, n'avait dérangé ses opérations, et, par une suite d'incohérences absurdes, précipité une catastrophe si étrange et si imprévue que ni les contemporains, ni la postérité n'ont su se l'expliquer. Cléopâtre s'appliquait avec une énergie redoublée à détourner Antoine de tout projet de bataille. Déjà opposée à la guerre pour des motifs politiques, elle s'y opposait aussi pour des motifs militaires. En effet, puisque Octave s'obstinait à rester enfermé dans son camp, il faudrait se retirer vers la Macédoine, pour l'obliger à se mettre en marche et à les suivre, et par suite il faudrait s'éloigner de la mer, par laquelle on communiquait rapidement avec la lointaine Égypte ; elle aurait elle-même à courir les risques et à endurer les fatigues des nombreuses marches et contre-marches que les deux armées feraient, comme en l'an 48, avant d'en venir aux mains. En outre, le sort des batailles est toujours incertain : si Antoine subissait une défaite dans un pays aussi éloigné, l'Égypte se soulèverait et ses fils courraient un grand danger. Alors, avec la ténacité, la sûreté, la passion d'une femme ambitieuse et intelligente, d'une reine habituée à se croire infaillible et à imposer toujours aux autres et à Antoine lui-même sa volonté, elle s'efforça de persuader le triumvir, bien déprimé maintenant par l'âge et la débauche, de reprendre la mer pour se retirer en Égypte. Il serait bien intéressant de connaître quels moyens elle employa pour le persuader ! Mais les quelques personnes qui connurent tous les détails de ces journées décisives ne purent ou ne voulurent pas les raconter. Le résultat seul de ces efforts est connu : Cléopâtre réussit à persuader son amant. Au commencement de juillet, il semble qu'Antoine songeait déjà à interrompre la guerre, et à retourner en Égypte, sans livrer bataille. Mais il ne lui était pas possible de manifester ouvertement son intention d'abandonner l'Italie à Octave, de renoncer à rétablir la république, de trahir les sénateurs romains, qui, à cause de lui, avaient quitté l'Italie. La subtile Cléopâtre imagina alors un nouvel artifice : celui de livrer une bataille navale, pour masquer la retraite. On ferait monter une partie de l'armée sur la flotte, on enverrait l'autre garder les points les plus importants de la Grèce ; on sortirait comme pour livrer bataille en mer, et, si l'ennemi s'avançait, on livrerait vraiment cette bataille, puis on ferait voile sur l'Égypte[53]. De cette façon, une moitié au moins de l'armée, celle que l'on avait fait monter sur les vaisseaux, parviendrait sûrement en Égypte : si les contingents d'Orient et les autres légions se dispersaient une fois abandonnés, le mal ne serait pas très grave. D'autre part, — les guerres contre Sextus Pompée l'avaient bien montré, — les batailles navales, quand les forces se balançaient, ne se terminaient presque jamais par la défaite définitive d'un ou de l'autre des adversaires, car la panique et la débandade se produisaient plus difficilement en mer. Antoine, au commencement de juillet, à ce qu'il semble, proposa donc aux généraux et aux grands personnages de l'Orient de livrer une bataille sur mer. Mais cette proposition inattendue et étrange plongea tout le monde dans la stupéfaction. Domitius Ænobarbus, Dellius, Amyntas, tous enfin se demandèrent avec inquiétude d'où venait une idée aussi fantasque ; Canidius lui-même fit observer qu'une victoire navale ne pouvait en aucun cas réduire l'ennemi à l'impuissance ; si l'on voulait terminer promptement la guerre, il fallait conduire l'armée en Macédoine, y entraîner Octave, y livrer bataille[54]. Tout le monde supposa aussitôt que cette proposition inattendue avait encore été suggérée à Antoine par Cléopâtre ; les discussions devinrent plus vives ; si on ne devina pas toute la vérité, il transpira quelque chose des intentions véritables de Cléopâtre, tant la proposition était absurde ; on devina vaguement que la reine voulait cette bataille navale pour en finir plus vite et retourner aussitôt en Égypte avec Antoine, sans donner une solution aux graves difficultés politiques que cette guerre devait trancher en Italie ; la discorde entre le parti égyptien et le parti romain fit rage de nouveau ; des scènes terribles eurent lieu entre Cléopâtre et les personnages romains, surtout entre Cléopâtre et Domitius[55]. Il semble qu'au cours de ces discussions, Cléopâtre en soit même arrivée à menacer Antoine, s'il est vrai qu'à un certain moment il la soupçonna de vouloir l'empoisonner : dramatique dénouement du célèbre roman d'amour[56] ! Les choses en arrivèrent au point que Canidius lui-même, qui avait persuadé Antoine d'amener avec lui Cléopâtre, lui conseillait maintenant de renvoyer la reine en Égypte par mer, si vraiment elle ne se sentait pas le courage de continuer la guerre, mais de ne pas sacrifier à ses craintes l'armée et la victoire, d'une façon aussi ridicule. En quelques jours, le groupe des hommes éminents qui entouraient Antoine fut agité par une tempête de discordes, de haines, de calomnies terribles ; et Antoine, se sentant suspect et impuissant à rétablir la paix, fut obligé de céder et de renoncer à livrer bataille en mer ; il fit même plus : pour tranquilliser les Romains inquiets, soupçonneux, méfiants, il envoya Dellius et Amyntas en Thrace, en les chargeant d'y recruter des cavaliers[57]. Cela semblait bien prouver qu'il voulait disputer à l'ennemi la victoire en Épire. Mais les discordes ne cessèrent pas pour cela ; elles s'envenimèrent au contraire pendant le mois de juillet, au point que Domitius Ænobarbus, las de l'insolence de Cléopâtre, ne se fiant plus à Antoine qui se laissait maintenant diriger en toutes choses par cette femme, monta un matin dans une barque sous prétexte de faire un petit tour sur le golfe, pour sa santé, — il avait les fièvres, — et, au lieu de cela, il se rendit dans le camp d'Octave. A peu de temps de là et probablement pour un motif à peu près semblable, le roi de Paphlagonie en fit autant[58]. Irrité par ces trahisons, fatigué de ces discordes interminables, Antoine eut recours à la terreur ; et, au premier soupçon de trahison, il fit tuer le sénateur Q. Postumius et un petit roi arabe du nom de Jamblique ; mais bientôt il s'épouvanta lui-même de l'effet de ses violences ; il eut peur que Dellius et Amyntas ne revinssent plus ; il songea un instant à les suivre, puis il se contenta de les rappeler[59]. Mais, tandis que duraient ces oscillations et ces incertitudes, le temps passait ; on était arrivé aux premiers jours d'août et l'on n'avait rien fait, ni dans un camp, ni dans l'autre. Il n'y avait eu qu'une escarmouche de peu d'importance en mer, et un engagement de cavalerie insignifiant[60]. Antoine, ne pouvant mettre d'accord Cléopâtre et le parti romain, ne se décidait ni à lever le camp, ni à livrer bataille en mer ; Octave, informé par Domitius et par les autres personnages de l'intention où était Antoine de l'attaquer avec la flotte, réunissait tous ses vaisseaux dans le port de Comaros, et il attendait en vain, d'un jour à l'autre, l'attaque annoncée. Mais, au commencement d'août, Cléopâtre se remit à presser Antoine ; à ses autres raisons se joignait maintenant la peur de la malaria. Le camp d'Antoine était situé dans un endroit malsain, et la chaleur causait des maladies ; la reine, lasse déjà des désagréments de la guerre, impatiente de partir le plus tôt possible de cet endroit pestilentiel, voulait en finir[61]. Il est probable qu'Antoine résista encore. Les discordes avaient encore augmenté les dangers d'une manœuvre aussi étrange et aussi hardie ! Mais Cléopâtre le pressait toujours, et il semble qu'avec l'argent, elle ait réussi à faire appuyer de nouveau ses projets par Canidius. Enfin, désespérant peut-être, lui aussi, de pouvoir jamais persuader Cléopâtre de l'accompagner dans une expédition à l'intérieur de la Grèce, ou les personnages romains de retourner en Égypte, il résolut de faire un effort, et d'imposer à son armée et à ses alliés le projet auquel il avait renoncé deux mois auparavant. Sans consulter personne cette fois, le 29 août, il donna les premières instructions pour la bataille navale[62]. Mais ces instructions étaient trop bizarres et trop équivoques : on ne donnait pas seulement l'ordre à vingt-deux mille soldats, c'est-à-dire probablement à dix légions, de s'embarquer sur les cent soixante-dix grands vaisseaux, dont les équipages étaient au complet[63] ; mais les pilotes reçurent avec stupéfaction l'ordre de prendre à bord les grandes voiles[64], qui étaient très lourdes et encombrantes. Pour quelle raison les prenait-on pour une bataille qui devait se livrer à quelques milles du golfe ? Antoine prétendit qu'il voulait s'en servir pour poursuivre l'ennemi, mais cette explication parut peu satisfaisante. On fut encore plus surpris quand il donna l'ordre de brûler les vaisseaux que l'on ne pouvait pas conduire à la bataille, et une partie de la flotte égyptienne[65]. N'était-il pas plus prudent de conserver ces vaisseaux pour remplacer ceux qui auraient à souffrir dans la bataille ? Toutes ces dispositions étaient ou absurdes ou inutiles, si Antoine voulait seulement livrer bataille sur mer. Le soupçon vint de nouveau aux esprits avisés que la bataille navale devait cacher la retraite sur l'Égypte et l'abandon du parti romain. Antoine, voyant que l'on soupçonnait de nouveau ses intentions, tenta, le 30 août, une attaque du camp ennemi, avec quelques cohortes, pour faire voir qu'il voulait véritablement combattre. L'assaut fut naturellement repoussé[66] ; mais il n'était pas facile de tromper, par de telles ruses, des gens avisés et soupçonneux, comme Dellius et Amyntas, alors que, dans le golfe d'Ambracie, les indices se multipliaient à chaque instant. Il fallait emporter le trésor ; mais comment le charger sur les soixante navires égyptiens sans révéler à toute l'armée le plan caché de Cléopâtre ? Le trésor fut donc porté sur les vaisseaux, et nuitamment, par des esclaves fidèles[67]. Il fallut quelques jours pour effectuer ce transport ; par bonheur, le temps était devenu mauvais, et une violente tempête faisait rage sur la mer[68]. On put donc attendre sans éveiller les soupçons. Mais ce transport nocturne du trésor ne dut point passer complètement inaperçu, et ceux qui avaient déjà de la défiance virent ainsi leurs soupçons confirmés. Le 31 août probablement, Dellius et Amyntas étaient arrivés à se persuader qu'Antoine voulait fuir ; et, prévoyant que cette folie provoquerait une catastrophe terrible, ils s'enfuirent l'un et l'autre auprès d'Octave, Dellius seul[69], Amyntas avec deux mille cavaliers galates. Frementes
verterunt his mille equites Galli canentes Cæsarem[70]. Les soldats eux-mêmes étaient mécontents de combattre sur mer, mais ils ne se doutaient de rien et, dévoués à Antoine, ils obéirent[71]. Cependant, Dellius et Amyntas racontaient au camp romain ce qui se passait dans le camp d'Antoine[72] ; ils expliquaient comment ils en étaient venus à croire qu'Antoine et Cléopâtre se préparaient, non pas à combattre sérieusement, mais à se retirer en Égypte. On imagine facilement quelle émotion causèrent ces nouvelles. L'ennemi qui avait déployé une telle force armée, et qu'Octave redoutait si fort, était-il sur le point de leur abandonner l'Italie et la république ? Cette retraite invraisemblable était-elle possible, ou cachait-elle une embûche ? Devant des nouvelles si étranges et des doutes si graves, Octave ne voulut pas prendre une décision à lui tout seul, et il réunit, probablement le 1er septembre, un conseil de guerre. Timide et prudent comme toujours, le fils de César proposait de laisser le passage libre à Antoine pour montrer ainsi aux soldats et aux alliés qu'il fuyait véritablement ; après quoi, retournant à Actium, Octave inviterait l'armée, découragée par l'abandon de son général, à passer sous ses étendards. Dans ces dernières convulsions d'un monde agonisant, même les choses les plus tragiques se terminaient en parodie ; car elle devenait une parodie, cette guerre terrible où, après avoir mis en marche, avec tant de fracas, des armées aussi puissantes, les deux adversaires se menaçaient de loin, en s'éloignant l'un de l'autre, et se préparaient à la fin à se tourner le dos et à fuir tous les deux. Mais Agrippa, qui était meilleur général, n'était pas bien sur que les soldats abandonneraient si facilement leurs étendards ; il lui parut donc plus sage de barrer le passage à Antoine, et de lui livrer bataille. Puisque Antoine voulait aller en Égypte, il ne combattrait pas avec acharnement ; et comme, de toute façon, il se retirerait après la bataille, il leur serait facile, quelle qu'en fût l'issue, de publier bien haut en Italie qu'ils avaient remporté une grande victoire, et qu'ils l'avaient obligé à fuir en Égypte[73]. En tout cas, il fallait toujours tenter de lui enlever au passage les vingt-deux mille légionnaires qu'il avait embarqués sur la flotte. Jamais bataille n'avait présenté moins de risques et d'aussi grands avantages. Ayant reconnu la justesse de ces raisons, Octave se rendit au conseil de son lieutenant et ordonna, le 1er septembre, à huit légions et à cinq cohortes prétoriennes[74], de monter sur les vaisseaux. Le soir, la mer se calma ; les préparatifs semblaient terminés. Tout indiquait que la rencontre aurait lieu le jour suivant. Et, en effet, le matin du 2 septembre, Agrippa prit le large sur la tranquille Adriatique ; il alla se poster en observation à environ un kilomètre de la sortie du canal et divisa sa flotte en trois escadres : l'aile gauche sous son commandement, le centre sous le commandement de Lucius Arruntius, l'aile droite sous le commandement de M. Lurius et d'Octave. Ce ne fut que vers le milieu du jour que les grands vaisseaux d'Antoine commencèrent à sortir du golfe, se mirent en ligne et formèrent, eux aussi, trois divisions : à gauche, C. Sosius fit face à Lurius ; dans le centre Marcus Instéius et un certain Marcus Octavius firent face à Arruntius ; et à droite, Antoine et L. Gellius firent face à Agrippa. Derrière eux et au centre sortirent les soixante navires de Cléopâtre, sous le commandement de la reine elle-même. De quoi Antoine et Cléopâtre étaient-ils convenus ? Nous ne le savons pas ; mais à en juger par les événements, il est vraisemblable que la reine, exaspérée par les luttes interminables et impatiente de retourner à tout prix en Égypte, craignant que quelque accident ne vînt encore empocher Antoine de partir, persuada au dernier moment ce général à la volonté affaiblie de fuir avec elle dès que se lèverait le vent du nord, qui tous les jours souffle sur cette mer l'après-midi. Elle donnerait le signal en faisant avancer sa petite flotte, même si la bataille durait encore ; Antoine passerait de son vaisseau dans un bateau à cinq rangs de rameurs préparé tout exprès, et il la suivrait ; Canidius, qui connaissait leur dessein et à qui fut confié le reste des troupes pour les conduire en Grèce et les faire passer en Asie, donnerait à la flotte restée en arrière l'ordre de les suivre. Il ne s'agissait que de précéder de quelques heures le gros de l'armée. Il semble même que, pour être plus sûre de lui, elle mit sur le vaisseau amiral, auprès d'Antoine, Alexis de Laodicée, avec la mission de vaincre les dernières hésitations, si au moment suprême il hésitait. Quoi qu'il en soit, après un temps d'arrêt assez court, l'escadre gauche d'Antoine, poussée par une brise légère, s'avança vers l'ennemi ; Agrippa tenta de l'envelopper avec son aile droite ; alors toute la flotte d'Antoine s'ébranla, et bientôt les deux flottes furent aux prises au large. Comme ceux de Sextus, à la bataille de Milazzo, les croiseurs d'Octave évoluaient facilement autour des hauts navires d'Antoine, dont ils essayaient de briser les rames et le gouvernail ; légers et rapides, ils échappaient à la grêle de pierres et de flèches que les machines leur lançaient, aux crocs et aux harpons avec lesquels on tentait de les enchaîner ou de les défoncer. Les flèches, les torches, les pierres, volaient dans l'air ; on combattait partout vigoureusement, tandis que Cléopâtre, frémissante et anxieuse, regardait cette bataille insensée dans laquelle tant de Romains périssaient pour sauver son royaume d'Égypte. Toujours fidèles à leur général, les soldats d'Antoine combattaient avec bravoure ; ils auraient vaincu peut-être, et assurément, en tout cas, ils auraient pu le soir se retirer dans le port, après avoir infligé à l'ennemi autant de dommages qu'ils en auraient reçus, quand tout à coup Cléopâtre, le vent attendu s'étant élevé, fit tendre les voiles et, passant hardiment au milieu des flottes qui étaient aux prises, fila vers le Péloponnèse. Antoine sauta alors dans le vaisseau à cinq rangs de rameurs et la suivit[75]. La stupéfaction fut grande pour les combattants, mais dans la flotte d'Antoine, bien peu s'aperçurent de la fuite du général, et la bataille continua acharnée, avec des dommages réciproques, sans issue définitive. Au coucher du soleil les vaisseaux d'Antoine rentrèrent seuls dans le golfe, l'un après l'autre, et par suite un peu en désordre. Octave ne se rendait pas bien compte de ce qui s'était passé, et craignant quelque surprise et quelque fuite dans les ténèbres, il passa la nuit avec sa flotte sur la mer et dormit à bord de son vaisseau[76]. Le lendemain seulement, il invita la flotte et l'armée d'Antoine à se rendre, en leur disant que leur général avait pris la fuite et que, par conséquent, ils n'avaient plus de raisons pour combattre[77]. Mais bien que le bruit de la disparition d'Antoine courût déjà dans le camp, bien qu'on ne vit pas paraître le général, les soldats croyaient qu'Antoine ne pouvait s'être éloigné que pour peu de temps, et pour quelque motif sérieux ; ils étaient persuadés qu'il reviendrait bientôt ; et ainsi, non seulement les propositions d'Octave ne furent pas accueillies, mais Canidius n'osa pas publier les instructions que lui avait laissées Antoine et ordonner à la flotte de forcer le passage, et d'aller en Égypte. En effet, si le parti égyptien avait dominé dans la tente d'Antoine, le parti romain disposait de l'armée, grâce aux officiers ; et cette discorde entre le bras et la tête produisit soudain ses effets terribles. Canidius n'osa pas dire que le général s'était bien réellement enfui en Égypte ; il craignait que l'indignation n'amenât les soldats à la révolte, ou que le découragement ne leur ôtât toute énergie, ou encore qu'ils ne voulussent pas le croire[78]. Une journée passa ; certains sénateurs romains et certains princes d'Orient, entrevoyant la vérité, prirent la fuite[79] ; deux jours, trois jours passèrent ; les soldats ne bougeaient pas, et Canidius ne savait que faire ; Octave, désespérant d'amener l'armée à la révolte, songea un instant à poursuivre Antoine[80]. Mais il était déjà si loin : Quand au bout de quatre, de cinq, de six jours, on ne vit pas reparaître Antoine, et qu'on fut toujours sans nouvelles de lui, la confiance des soldats commença à s'ébranler ; les désertions des gros personnages romains et des princes d'Orient avec leurs contingents devinrent plus nombreuses[81]. Cependant les légionnaires ne cédaient pas encore ; ils croyaient qu'Antoine reparaîtrait bientôt parmi ses fidèles soldats. Mais le bruit de sa fuite se confirmait et se répandait de plus en plus ; les contingents des alliés partaient maintenant avec précipitation, comme dans une déroute ; le septième jour, Canidius lui-même, ne sachant plus que faire, prit la fuite. Cette dernière secousse détacha à la fin les soldats d'Antoine de la cause qu'ils avaient jusqu'alors si fidèlement servie. Une partie d'entre eux se dispersa en Macédoine, et l'autre partie se rendit à Octave avec la flotte[82]. Ce fut le 9 septembre et non le 2, et quand dix-neuf légions, plus de dix mille cavaliers et la flotte se furent rendus ou eurent pris la fuite, qu'Octave put dire vraiment qu'il avait gagné la bataille d'Actium. Il l'avait gagnée sans avoir combattu. Antoine succomba dans ce duel suprême, non à cause de la valeur de son adversaire, non à cause de ses fautes de stratégie ou de tactique, mais à cause des contradictions insolubles de sa politique à double face, égyptienne et monarchique en réalité, républicaine et romaine en apparence. |
[1] Dans l'appendice le lecteur trouvera les raisons pour lesquelles j'ai refait, comme il suit, l'histoire de cette guerre fameuse.
[2] VELLEIUS, II, 84.
[3] PLUTARQUE, Antoine, 56.
[4] PLUTARQUE, Antoine, 58. C'est une supposition de ma part que le : καί τίνων άλλων désigne ces quatre personnages ; en effet, las de Cléopâtre, ils quittèrent tous Antoine.
[5] PLUTARQUE, Antoine, 56.
[6] En effet, à Athènes, une partie des sénateurs romains étaient partisans de la guerre. DION, L, 3.
[7] PLUTARQUE, Antoine, 56.
[8] C. I. L., I, p. 471.
[9] Voy. DION, L, 7 et 9.
[10] DION, L, 3. Dion ne dit pu que le conseil fut tenu à Athènes ; notre conjecture tient à ce fait que ce fut à la suite de ce conseil qu'Antoine décida de divorcer d'avec Octavie, et nous savons par Plutarque que cette décision fut prise à Athènes.
[11] DION, L, 3.
[12] PLUTARQUE, Antoine, 57 ; DION, L, 3. Pour ce qui est de la date du divorce, et du mois Δαίσιος (dont une partie est en mai et l'autre en juin), voy. EUSÈBE, éd. Schone, II, p. 140.
[13] PLUTARQUE, Antoine, 57.
[14] DION, L, 7. On ne voit pas bien dans Dion quand le discours fut prononcé. Je suppose que ce fut à ce moment-là parce que la guerre apparut alors comme certaine, et qu'Antoine devait sentir le besoin de rassurer ses amis et les soldats au sujet de ses intentions.
[15] DION, L, 3 ; PLUTARQUE, Antoine, 58.
[16] PLUTARQUE, Antoine, 57.
[17] PLUTARQUE, Antoine, 58.
[18] SUÉTONE, Auguste, 63.
[19] DION, L, 4.
[20] PLUTARQUE, Antoine, 58.
[21] BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, t. II, p. 293.
[22] PLUTARQUE, Antoine, 59.
[23] PLUTARQUE, Antoine, 58 ; DION, L, 3.
[24] PLUTARQUE, Antoine, 58 ; DION, L, 3 ; SUÉTONE, Auguste, 17.
[25] PLUTARQUE, Antoine, 58-59 ; DION, L, 4. PLUTARQUE, Antoine, 58, dit que le public fut indigné de l'acte de violence commis par Octave ; DION (L, 4) dit, au contraire, que l'on fut indigné contre Antoine. Les deux affirmations ne se contredisent pas, mais elles se complètent. Les uns, en effet, attaquèrent Octave, les autres Antoine, selon qu'ils étaient les partisans de l'un ou de l'autre. Mais, en définitive, le public impartial dut être mal impressionné par le testament, comme le montre l'ambassade de Géminius.
[26] SUÉTONE, Auguste, 17. MON. ANC., V, 3-4 : juravit in mea verba tota Italia sponte sua et me bello quo vici ad Actium ducem depoposcit. — Cette conjuratio est un des épisodes les plus obscurs de l'histoire de cette révolution. Nous n'avons sur elle que ces lignes du Monument d'Ancyre et quelques allusions peu claires de Suétone et de Dion. La reconstruction que j'ai faite de ce point d'histoire est purement conjecturale. Le Monument d'Ancyre semble indiquer clairement que l'Italie prêta à Octave le serment militaire. Il n'est pas douteux qu'il s'agissait d'un procédé exceptionnel, qui n'avait pas de précédents ni de bases légales sérieuses, ce serment ayant été prêté sponte ; c'est-à-dire directement par l'Italie, sans aucune loi ou décret du sénat qui autorisât Octave à le recevoir. Il me semble pourtant que cette conjuratio fut imaginée pour faire donner à Octave, dans la guerre, un semblant de pouvoir légal que le sénat n'osait pas lui donner. Si le sénat avait consenti à le charger de faire la guerre à Antoine, Octave n'aurait certainement pas eu recours à ce moyen si singulier, Il est aussi probable que la fuite d'un si grand nombre de sénateurs servit de prétexte pour justifier ce procédé : on prétendit que, le sénat n'existant plus, le peuple devait agir directement.
[27] PLUTARQUE, Antoine, 60 ; DION, L, 4.
[28] DION, L, 10.
[29] PLUTARQUE, Antoine, 53 ; DION, L, 10.
[30] PLUTARQUE, Antoine, 58.
[31] DION, L, 9.
[32] DION, L, 7 et 9.
[33] Au sujet de cette dislocation de l'armée d'Antoine, et des textes où il en est question, voy. KROMAYER, dans Hermes, XXXIII, p. 60 et suiv.
[34] DION, LI, 5 ; OROSE, VI, XIX, 15 ; PLUTARQUE, Antoine, 69.
[35] C'est une supposition vraisemblable que fait Kromayer. Voy. Hermes, XXXIII, p. 64-65.
[36] DION, L, 11 ; PLUTARQUE, Antoine, 62.
[37] Dans ce but, des navires d'Octave, comme nous le rapporte Dion (L, 9), se trouvaient, vers la fin de l'an 32, auprès des rochers Acrocérauniens, à l'endroit même où, l'année suivante, Octave devait débarquer.
[38] PLUTARQUE, Antoine, 62.
[39] DION, L, 11. Voy. MON. ANC., V, 6-7.
[40] DION, L, 11 ; OROSE, VI, XIX, 5 ; PLUTARQUE, Antoine, 62.
[41] DION, L, 11. Ces explorations d'Agrippa sur les côtes de la Grèce étaient certainement une feinte.
[42] DION, L, 11.
[43] DION, L, 11-12 ; PLUTARQUE, Antoine, 62.
[44] DION, L, 13, dit ού πολλώ ϋστερον. — PLUTARQUE, Antoine, 62-63, ne nous donne pas d'indication chronologique là-dessus. La différence de temps doit avoir été très petite, sans quoi Octave aurait détruit la flotte.
[45] PLUTARQUE, Antoine, 63 ; DION, L, 13.
[46] DION, L, 13.
[47] DION, L, 13.
[48] Voy. PLUTARQUE, Antoine, 68, et l'intéressante inscription d'Épidaure : C. I. G. P. I., I, 932, V. 25-30.
[49] DION, L, 13.
[50] DION, L, 13 ; FLORUS, IV, XI, 5. OROSE, VI, XIX, 7, dit Corcyram cepit, mais il confond avec Leucade ; Corcyre, en effet, ne fut pas prise par Agrippa, mais abandonnée par l'armée d'Antoine.
[51] FLORUS, IV, XI, 5.
[52] Il y a encore un reste de cette exagération dans FLORUS, IV, XI, 5.
[53] DION, L, 15.
[54] PLUTARQUE, Antoine, 63.
[55] DION, L, 13.
[56] PLINE, XXI, I, 12.
[57] DION, L, 13.
[58] PLUTARQUE, Antoine, 63 ; DION, L, 13.
[59] DION, L, 13.
[60] DION, L, 14.
[61] DION, L, 45.
[62] La bataille d'Actium fut livrée le 2 septembre. Voy. DION, LI, 1 ; C. I. L., I, p. 324 et 401 ; EPHEM. EPIGR., I, 35 et suiv. PLUTARQUE, Antoine, 65, dit que la bataille fut livrée cinq jours après que l'ordre eut été donné aux vingt-deux mille soldats de s'embarquer. Par conséquent, cet ordre fut donné le 29 août.
[63] PLUTARQUE, Antoine, 64 ; OROSE, VI, XIX, 9.
[64] PLUTARQUE, Antoine, 64.
[65] PLUTARQUE, Antoine, 64 ; DION, L, 15.
[66] OROSE, VI, XIX, 8 : tertio post pugnam die.
[67] DION, L, 15.
[68] PLUTARQUE, Antoine, 65.
[69] PLUTARQUE, Antoine, 59. Plutarque fait partir Dellius beaucoup trop tôt, s'il est vrai, comme l'affirme DION (L, 23), que Dellius informa Octave des dernières résolutions d'Antoine. L'affirmation de Dion me semble vraisemblable, car le 2 septembre, avant la bataille, Octave était certainement renseigné sur les intentions d'Antoine, puisque le jour qui suivit la bataille il communiquait déjà aux soldats la nouvelle de la fuite de son rival. Il a donc dû être renseigné par quelque personnage important de l'entourage d'Antoine, qui était à même de deviner ce secret et qui se sauva dans les derniers jours avant la bataille, quand le plan fut définitivement adopté. Dellius étant dans ces conditions, nous sommes autorisés à supposer une erreur de Plutarque et à corriger son texte par celui de Dion. M. BOUCHÉ-LECLERCQ (Histoire des Lagides, II, p. 300, n. 3) remarque cependant que le projet de fuir en forçant le blocus n'a pas été improvisé la veille de la bataille, et Dellius était assez intime avec les maîtres pour avoir prévu que l'on s'arrêterait à ce parti. Mais l'objection ne me semble pas fondée. Le projet de se retirer en Égypte par mer était sans doute discuté depuis longtemps entre Cléopâtre et Antoine, mais il fut soigneusement caché, surtout à l'entourage romain, pour les raisons que j'ai longuement exposées dans ce chapitre et dans l'appendice. A l'entourage romain on déclara toujours qu'on voulait livrer bataille et écraser l'ennemi sur mer. Il n'est donc pas étrange que Dellius, longtemps incertain sur les intentions véritables d'Antoine, se soit décidé au dernier moment à fuir, quand il finit par se convaincre qu'Antoine voulait abandonner la lutte et se désintéresser des intérêts si considérables du parti romain. D'ailleurs DION, L, 23, dit que la désertion de Dellius et de quelques autres décida Antoine à exécuter son plan : il est donc évident qu'elle dut être parmi les dernières.
[70] PLUTARQUE, Antoine, 63 ; HORACE, Épodes, 9, 17.
[71] PLUTARQUE, Antoine, 64.
[72] DION, L, 23, dit παρά τε ἄλλων καὶ παρὰ τοῦ Δελλίου. J'ai supposé que parmi les autres fut aussi Amyntas, pour la raison que j'ai exposée déjà dans ma note précédente ; c'est-à-dire qu'il semble avoir dans toute cette affaire agi de concert avec Dellius.
[73] DION, L, 31.
[74] OROSE, VI, XIX, 8.
[75] DION, L, 31-35 ; PLUTARQUE, Antoine, 65-68.
[76] SUÉTONE, Auguste, 17.
[77] PLUTARQUE, Antoine, 68.
[78] PLUTARQUE, Antoine, 68.
[79] DION, LI, 1.
[80] DION, LI, 1.
[81] DION, LI, 1.
[82] PLUTARQUE, Antoine, 63 ; DION, LI, 1.