GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME IV. — ANTOINE ET CLÉOPÂTRE

CHAPITRE VIII. — LE NOUVEL EMPIRE ÉGYPTIEN.

 

 

L'expédition d'Arménie n'avait pas été une véritable conquête, mais un heureux pillage de métaux précieux. Avec cet or et cet argent, Antoine allait pouvoir frapper des quantités énormes de pièces de monnaie et payer ses soldats, faire des guerres, corrompre des sénateurs, même sans avoir recours aux finances de l'Égypte. Il revenait donc d'Arménie heureux et fier de sa conquête[1], de nouveau décidé à recommencer, avec les grandes ressources dont il disposait, la conquête de la Perse, qui ferait de lui le maitre du monde romain, sans toutefois vouloir rompre sa dangereuse alliance avec la reine. Il était au contraire tout à fait décidé à satisfaire une des plus ardentes aspirations de Cléopâtre et à fonder en Orient un nouveau royaume et une nouvelle dynastie pour les enfants qu'il avait eus de la reine. Après l'heureuse affaire d'Arménie, qui était en partie le résultat des conseils qu'elle lui avait donnés, Cléopâtre semble avoir pris sur lui beaucoup d'ascendant ; et d'ailleurs il est vraisemblable que, tout en étant décidé à tenter une seconde fois l'aventure de la guerre contre les Parthes, Antoine, après son premier échec, ne se sentait plus assuré du succès. Il voulait donc se préparer un refuge, s'il échouait une seconde fois, pour ne pas être obligé de revenir vaincu en Italie. Aussi non seulement Antoine entra à Alexandrie en célébrant un triomphe, calqué sur l'imposante cérémonie dont jusque-là Rome seule et son Capitole avaient été témoins[2] ; mais aussitôt après, pendant l'automne de l'an 34, par quelques lignes d'écriture il enleva à l'Italie, pour la donner aux enfants qu'il avait eus de Cléopâtre, une partie considérable de l'héritage d'Alexandre le Grand. La cérémonie eut lieu dans le Gymnase, sorte de parc immense, plein d'édifices et de portiques, qui se trouvait dans le voisinage du Musée et du mausolée du conquérant macédonien. Antoine, Cléopâtre et leurs enfants, c'est-à-dire les deux jumeaux de six ans, Cléopâtre et Alexandre, et Ptolémée qui avait deux ans[3], apparurent avec Césarion à la foule immense ; et ils montèrent sur une estrade d'argent dressée au milieu du Gymnase où figuraient deux grands sièges d'or, pour Antoine et Cléopâtre, et des sièges plus bas et plus petits pour les enfants. Alors Antoine proclama Cléopâtre reine des rois, et lui donna le royaume d'Égypte, agrandi jusqu'à ses anciennes limites par l'annexion de Chypre et de la Cœlésyrie[4] ; il déclara Césarion collègue de sa mère, avec le titre de roi des rois, fils légitime de Jules César[5] ; il proclama Ptolémée roi de la Phénicie, de la Syrie et de la Cilicie ; il donna à Alexandre l'Arménie, la Médie, dont il devait hériter, étant le futur gendre du roi des Mèdes, et la Perse, encore à conquérir[6] ; à la jeune Cléopâtre il donna la Lybie, en y comprenant la Cyrénaïque, probablement jusqu'à la Grande Syrte[7]. Si la conquête de la Perse faisait de lui le maître de la situation dans tout l'empire, Antoine pourrait détruire cet empire aussi facilement qu'il l'avait créé ; s'il échouait dans sa seconde expédition, il pourrait se réfugier dans ce grand empire, au lieu de rentrer en Italie, et laisser s'accomplir là-bas l'inévitable catastrophe du triumvirat, tandis qu'il jouerait à Alexandrie le rôle de successeur d'Alexandre. L'Italie épuisée et ruinée n'aurait pas la force de venir l'attaquer. Tel semble avoir été le plan d'Antoine.

Cléopâtre pouvait donc s'imaginer pour le moment qu'elle avait enfin relevé son royaume de l'abaissement auquel depuis deux siècles l'avait réduit la politique de Rome ; qu'elle avait organisé à elle seule, sans imposer aucun sacrifice à l'Égypte, un grand empire, comprenant tout ce qui avait appartenu jadis aux Lagides et aux premiers Séleucides, avec un appoint de possessions romaines et dont l'unité résidait dans le couple divin formé par Antoine Dionysos ou Orisis et Cléopâtre Isis, dieux vivants autour desquels se groupait leur progéniture divine, Alexandre-Hélios et Cléopâtre-Séléné[8]. Elle avait à la fois remporté le grand triomphe diplomatique et politique rêvé depuis tant d'années, préparé avec de si longs efforts, le triomphe qui devait vaincre pour toujours toutes les oppositions et toutes les aversions dont son gouvernement et sa personne étaient l'objet en Égypte. Sa victoire cependant n'était pas complète. Antoine n'avait pas consenti à abandonner entièrement à elles-mêmes les affaires italiennes ; il continuait à maintenir ses communications avec Rome, de sorte qu'il pût toujours avoir libre et à sa disposition un chemin au moins, pour rentrer en Italie comme maître, s'il eût voulu[9]. Aussi il n'avait point cessé d'être l'homme à double face, comme le dieu Janus, se donnant à Alexandrie comme le roi d'Égypte, tandis que dans ses relations avec Rome il écrivait et il agissait comme proconsul romain. Non seulement il n'avait pas consenti à divorcer d'avec Octavie, redoutant l'impression de cet acte sur l'opinion publique en Italie et sur son entourage romain ; mais avec son audace ordinaire il continuait à se servir d'Octavie comme d'un instrument commode pour les affaires d'Italie. Il lui adressait ses amis qui se rendaient à Rome pour y briguer des charges ou y solliciter des faveurs ; il la faisait intercéder auprès de son frère toutes les fois qu'il en avait besoin, exploitant sans scrupule la bonté de cette femme, qui se prêtait à tout cela et continuait même à s'occuper avec dévouement de l'éducation des enfants de Fulvie[10]. Quant à lui, il faisait donner à Alexandrie aux enfants qu'il avait eus de Cléopâtre une éducation de princes asiatiques ; il leur avait choisi comme précepteur un illustre savant, Nicolas de Damas[11], et bien qu'ils fussent encore tout jeunes, il les entourait d'un cérémonial monarchique[12] ; il exerçait avec Cléopâtre l'autorité royale, rendait la justice avec elle, l'accompagnait dans ses voyages, acceptait la charge de gymnasiarque ; il adoptait la mise, les manières, la pompe orientales, se faisait adorer comme s'il eût été Osiris ou le nouveau Dionysos[13] ; il laissait commencer à Alexandrie la construction d'un temple en son honneur[14] ; il était même allé jusqu'à donner à Cléopâtre une garde de légionnaires[15]. Mais dans les donations faites à Alexandrie il ne s'était attribué à lui-même aucun titre ni aucune charge, en sorte que personne ne pouvait dire au juste ce qu'il était à Alexandrie. En outre, bien que tons ses actes eussent été ratifiés auparavant, il voulait que le sénat approuvât les donations faites à  Alexandrie par un acte spécial, pour que l'on s'imaginât à Rome qu'elles n'étaient qu'un de ces remaniements de principautés comme il y en avait eu de si nombreux, et une nouvelle application de la politique romaine qui avait sans trêve fait, défait et refait les royaumes des provinces asiatiques. Il écrivit donc un compte rendu de la guerre d'Arménie et de la réorganisation des provinces orientales faite par lui dans la grande cérémonie d'Alexandrie ; et il l'envoya vers la fin de l'année à son fidèle Ænobarbus et à son dévoué Sossius, afin qu'ils la lussent au sénat en temps opportun et la fissent approuver[16].        

En vérité, quand la rumeur publique eut fait connaître en Italie, avant la communication officielle, ce qui s'était passé à Alexandrie, on en fut très surpris et très mécontent[17]. Depuis très longtemps l'étrange politique orientale d'Antoine irritait les esprits en Italie ; mais jusqu'alors personne n'avait osé montrer trop visiblement son mécontentement. Le public, qui avait plus de respect pour Antoine que pour Octave, avait pendant longtemps accepté avec résignation tout ce qu'il avait fait. Mais depuis quelque temps les difficultés financières et les impôts commençaient à trop peser sur l'État et sur les particuliers ; on s'imaginait, et plus qu'il n'était vrai, que ces difficultés provenaient de ce qu'on ne recevait plus les contributions des provinces orientales ; et l'orgueil national devenait de plus en plus susceptible à cette époque où renaissaient les anciennes traditions. Si Antoine avait conquis la Perse, il aurait pu encore faire taire ce mécontentement, mais il n'avait pas pu, lui non plus, mener à bonne fin la grande entreprise ; et l'Italie, à mesure que le triumvirat se désagrégeait, reprenait son audace, perdait sa longue patience, murmurait contre tout le monde et même contre Antoine. Ainsi les premières nouvelles concernant les donations d'Alexandrie furent très mal accueillies par le public. Mais ces mêmes nouvelles causèrent une bien plus vive inquiétude dans le cercle des amis d'Octave. Parmi toutes les choses accomplies par Antoine à Alexandrie, il en était une qui devait surtout offenser Octave : c'était que Césarion avait été reconnu fils légitime de César. Par cet acte, comme aussi par l'abandon d'Octavie et de ses enfants, Antoine ne montrait pas seulement qu'il ne se souciait plus en aucune façon de l'amitié d'Octave, mais il le déclarait pour ainsi dire l'usurpateur du nom et des biens du dictateur. S'il y avait eu tant de querelles entre Octave et Antoine alors qu'Octavie était l'épouse chérie et la conseillère écoutée du triumvir, que serait-ce à l'avenir, si Antoine tombait sous l'influence de la reine, qui ne rêvait que de disqualifier Octave comme héritier de César, au profit de Césarion ? En outre, Antoine venait de décider d'élever à trente le nombre de ses légions, en prévision de la guerre de Perse, et il avait déjà de nombreux agents occupés à recruter des soldats en Italie et en Asie. A la tête de trente légions, des contingents d'Asie, de sa flotte et de l'Égypte, disposant du trésor du roi d'Arménie et de celui des Ptolémées, Antoine allait avoir une puissance formidable, surtout s'il réussissait à faire la conquête de la Perse. Si en l'an 36 on pouvait encore se demander s'il n'y aurait pas pour Octave plus d'avantages que d'inconvénients à ce que la Perse fût conquise, il était clair maintenant qu'Octave devait faire tout son possible pour empêcher l'entreprise, car il serait à la merci de son rival, si celui-ci venait à réussir. Or il n'y avait pour lui qu'un moyen d'entraver l'entreprise : c'était de s'opposer, dans le sénat, à la réorganisation des provinces orientales faites par Antoine à Alexandrie. Le refus du sénat ferait naître certainement pour Antoine de grandes difficultés en Orient, qui le détourneraient de la guerre. Mais ne risquerait-on pas ainsi de faire naître une guerre civile et de grands malheurs ?

Poussé par le désir de prendre lui-même, en personne, possession au janvier de son second consulat, mais peut-être aussi à cause de ces nouvelles difficultés, Octave était revenu vers la fin de l'an 34 à Rome, en laissant en Dalmatie Statilius Taurus pour y terminer la guerre[18]. Il tenait évidemment à examiner la situation avec ses conseillers les plus fidèles, avant de prendre une décision aussi grave. Il serait bien intéressant de connaître par des documents directs les considérations sur lesquelles se basèrent Octave et ses amis pour prendre un parti dans des circonstances si difficiles : mais faute de renseignements, nous sommes réduits à tirer des conjectures de l'examen de la situation où se trouvaient l'Italie et Octave. Le moment était bizarre et confus. Le mouvement qui poussait tant d'esprits, effrayés par la terrible dissolution sociale dont ils étaient témoins, à remonter aux sources historiques de la nation, à revenir aux petits commencements du grand empire, avait encore fait des progrès, depuis qu'Octave à la fin de l'an 36 avait montré, par son revirement politique, qu'il penchait lui-même vers ces idées-là Ce mouvement devenait maintenant un véritable mouvement conservateur des classes cultivées et aisées, dans lequel se laissaient peu à peu entrainer les vieux révolutionnaires eux-mêmes. Bien des gens se mettaient à professer ouvertement ces idées ; partout on discutait de la vraie et saine morale qui était nécessaire pour guérir le mal ; la littérature était pleine de cet esprit ; non seulement Virgile entonnait dans le second livre des Géorgiques son grand hymne au paysan laborieux, économe, pieux, austère et modeste, et qui n'emplit pas la république de guerres civiles afin de boire dans des coupes précieuses ou de se vêtir de pourpre ; mais Horace lui-même abandonnait les bagatelles dont il s'était occupé jusque-là pour aborder de plus grands sujets. S'étant à la fin décidé à publier les diverses satires qu'il s'était jusque-là contenté de lire à quelques amis, il avait, pour la mettre comme introduction à son recueil, écrit la première de ses grandes satires morales, dans laquelle il ne racontait plus de frivolités ni de petites aventures, mais étudiait une douloureuse maladie de la civilisation, qui, en vers ou en prose, avec une solennité mystique ou une ironie légère, a été impitoyablement dénoncée par tant de grands esprits, depuis Jésus jusqu'à Spencer et à Tolstoï : la passion aveugle et déraisonnée des richesses pour elles-mêmes, qui enlève aux hommes jusqu'au moyen d'en jouir et les rend plus esclaves encore que la pauvreté[19]. Avec cette superbe introduction, — c'est la première des satires, — le livre avait enfin paru, et Horace n'avait pas eu à se repentir d'avoir triomphé de ses répugnances ; car, à peu près à cette époque, et probablement à la suite de la publication du livre, Mécène lui fit don d'une belle propriété dans la Sabine, avec huit esclaves pour la cultiver et un bois d'une assez belle étendue[20]. Par ce don, Horace devenait un bourgeois aisé, disposant d'une de ces modestes propriétés, dont Varron avait étudié l'exploitation, et sur les revenus desquelles une si grande partie de la classe moyenne désirait pouvoir vivre. Désormais à son aise et indépendant, rassuré par les changements survenus chez Octave, encouragé enfin par la faveur croissante que les idées conservatrices trouvaient auprès du public, il s'était donc mis à écrire le second livre des satires, qui devait être infiniment supérieur au premier, non seulement pour l'art déployé dans la composition, les dialogues, les anecdotes, les descriptions, l'ironie, mais aussi à cause de l'importance des sujets traités. Sans toucher jamais aux scabreuses questions politiques, Horace y illustrait simplement, avec esprit et humour, dans de brillants dialogues, par de petites scènes saisies sur le vif des mœurs contemporaines, à l'aide de paradoxes bizarres, cette morale de modération, de simplicité, de sincérité que Cicéron avait tirée avec tant de solennité des traditions romaines et de la philosophie grecque, que Didymus Aréus enseignait à Octave, au nom de Pythagore, et à laquelle aussi aboutissaient peu à peu, en se ressaisissant, les aspirations conservatrices de tous ceux qui voulaient jouir en paix de ce qu'ils avaient sauvé ou de ce dont ils s'étaient emparés au cours de la révolution. Assurément, il ne fallait plus demander à un homme de cette époque fatiguée l'audace véhémente d'un Lucilius. Horace était prudent ; il parlait des vices d'une façon anonyme ; s'il lui arrivait de nommer les gens, il se gardait bien de faire allusion à d'autres que des personnages sans importance. Au lieu d'inquiéter les puissants, il préférait mettre en scène un petit propriétaire de Venouse, nommé Ofellus, qui avait été dépouillé comme lui en l'an 41, et qui s'était résigné à devenir le colonus ou métayer de celui qui l'avait dépouillé, et il faisait prononcer par ce personnage autorisé une spirituelle invective contre la richesse. Cette obscure victime des guerres civiles condamne les vaines et stériles dépenses qu'entraîne le luxe et qui dans toutes les sociétés civilisées rendent tant de gens esclaves de l'or ; il vante au contraire la simplicité et la sobriété, comme le moyen de conserver au corps la santé et d'éviter ces catarrhes gastriques qui faisaient si peur à Horace, et qui gâtent pour tant de gens dans les civilisations trop raffinées la santé et la joie de vivre ; enfin il flétrit, comme ils le méritent, les riches qui ne dépensent rien pour la patrie. Après Ofellus Horace nous montre un marchand d'antiquités, un certain Damasippe, qui a fait faillite et qui a été empêché de se jeter dans le Tibre par Stertinius, un de ces étranges philosophes de carrefour, dont Rome était pleine alors. Damasippe expose la doctrine de son grand philosophe en haillons, qui n'est qu'une exagération bizarre du stoïcisme. Tout le monde est fou sur cette terre ; les hommes cupides sont fous, les avares sont fous, et aussi les prodigues, les ambitieux, les amoureux ; Horace lui-même est fou. Moins que toi, en tout cas..., dit le poète pour finir ; mais combien de rudes vérités n'a-t-il pas, auparavant, mis dans la bouche de son Damasippe ! Puis nous entendons Catius faire sur un ton solennel, et comme s'il s'agissait de la plus grave question, une longue dissertation sur Fart de préparer et de servir les mets, ridiculisant la gourmandise grossière qui s'était répandue pendant les bouleversements de la révolution, dans la ville pleine de roturiers enrichis. Le bon maitre nous avertit entre autres choses qu'il n'est pas nécessaire de donner des repas somptueux, mais qu'il convient de veiller à ce que les assiettes soient bien propres et les salles bien balayées. Une autre satire attaque l'avidité de l'argent sans lequel la naissance, la vertu, l'honneur ne valent pas un fétu de paille et sous un de ses aspects les plus hideux : la chasse aux testaments. La petite villa que Mécène lui a donnée inspire enfin au poète de très sages considérations sur la tranquillité de la vie des champs, lui fait détester les cités pestilentielles et lui rappelle la fable du rat de ville et du rat des champs. Timide, sachant se contenter de peu, d'une santé délicate, dépourvu d'ambitions, cette manière de comprendre la vie était bien celle qui convenait à son tempérament.

Ce second livre des satires d'Horace est, lui aussi, une preuve de la diffusion croissante des idées politiques et morales de Cicéron et de Varron, du grand revirement des esprits qui, bien que lentement, s'accentuait à mesure que la puissance des triumvirs s'affaiblissait et que, les plus gros appétits étant satisfaits, l'ardeur révolutionnaire se refroidissait. Les bandes de pillards qui, en l'an 44, étaient arrivées de toute part s'abattre sur l'Italie, la noblesse, les chevaliers, les classes moyennes, saccageant tout, avaient disparu ; ceux qui n'avaient pas péri s'étaient repus ; les vétérans de César vivaient maintenant en Italie comme des rentiers à l'aise ; il se formait dans ces bandes une classe de parvenus que la révolution avait rassasiés et qui, ne redoutant plus une restauration conservatrice des vieilles forces sociales, commençaient à devenir eux-mêmes conservateurs, à désirer que l'ordre fût rétabli, à se désintéresser du triumvirat, à se laisser entraîner volontiers dans ce mouvement des esprits vers les mœurs et les institutions du passé. En somme, la révolution victorieuse s'apaisait ; on oubliait petit à petit les haines, les rancunes, les regrets de l'épouvantable crise à peine terminée, à la grande joie d'Octave qui inclinait depuis longtemps à encourager ce mouvement, parce qu'il avait plus de choses à faire oublier que les autres chefs de la révolution. En effet, si, depuis la réforme de l'an 35, il n'était plus aussi détesté qu'autrefois, les souvenirs du passé étaient encore trop vivants et il restait autour de lui trop de rancunes et trop de défiance ! Virgile, par exemple, qui le connaissait depuis quelque temps déjà parlait de lui en différents endroits des Géorgiques et en faisant de lui de grands éloges ; mais Horace observait encore une grande réserve vis-à-vis du vainqueur de Philippes, malgré son amitié pour Mécène, et bien qu'Octave peut-être encouragé à continuer la propagande morale entreprise par lui dans ses satires. Les donations d'Alexandrie, les méfiances bien légitimes que l'étrange politique orientale d'Antoine excitait en lui et dans son entourage, décidèrent Octave à se mettre résolument à la tête de ce mouvement traditionaliste et nationaliste au lieu de l'encourager avec discrétion ; à s'en servir comme une défense contre les intrigues d'Antoine, et à se poser ouvertement en champion de la cause et de la tradition nationales, en s'opposant à l'approbation des donations qui avaient été faites à Alexandrie. Cette détermination semble avoir été très audacieuse, à nous qui savons quelles en furent les conséquences ; mais il n'est pas impossible qu'Octave et ses amis se flattassent encore à ce moment de pouvoir par ce moyen acquérir de la popularité sans trop de peine et sans grand danger. L'Italie et le monde romain tout entier étaient épuisés ; Antoine n'allait pas provoquer à la légère une guerre qui l'obligerait à tout le moins à renoncer à la conquête de la Perse : il aimerait mieux renoncer à son grand projet qui, d'ailleurs, présentait bien des dangers, et rester d'accord avec son collègue. En tout cas l'opinion publique était si contraire aux donations d'Alexandrie, qu'Octave, qui désirait tant faire oublier son passé et devenir populaire, ne pouvait laisser échapper cette occasion unique de faire à la fin, après tant d'actions vilaines, un beau geste. Ce qui se passa à la séance du 1er janvier le prouve. Domitius et Sossius avaient si bien deviné l'intention d'Octave, ils s'étaient si exactement rendu compte de l'état de l'opinion publique, qu'ils avaient décidé de ne communiquer au sénat ni le compte rendu, ni la demande d'Antoine. Ainsi ils enlevaient à Octave l'occasion de se poser en défenseur de la cause nationale, et gagnaient du temps, pour permettre à Antoine de réparer son erreur. Mais Octave, qui n'eût voulu pour rien au monde manquer son geste si longtemps médité, pria les agents d'Antoine de lire les lettres de son collègue à la séance du 1er janvier de l'an 33. Ceux-ci naturellement s'y refusèrent ; Octave insista ; et alors ils consentirent simplement à lire la relation de la guerre d'Arménie[21]. La fin de l'année approchait. N'espérant plus arriver à faire lire toutes les lettres d'Antoine et sa demande, Octave prit un parti expéditif : le janvier de l'an 33, présidant le sénat comme nouveau consul, il fit un discours de summa republica, dans lequel il raconta lui-même les donations qui avaient été faites à Alexandrie, en les blâmant d'une façon sévère[22].

Ainsi Octave, pour gagner un peu de popularité, se déclarait l'adversaire de la politique orientale d'Antoine. Mais personne ne prévoyait encore les terribles effets qui résulteraient de cette opposition. Octave, au fond, avait voulu simplement sonder l'opinion publique. Tout le monde, après cette séance, revint à ses préoccupations habituelles, comme s'il s'agissait d'un incident ordinaire de politique. Peu de temps après, Octave abdiqua le consulat pour le céder à un ami et retourna en Dalmatie[23] ; et Agrippa, qui cette année-là devait être édile, s'occupa seulement toute l'année de donner du travail aux artisans de Rome, si négligés par le gouvernement depuis la mort de Clodius et celle de César. Il embaucha, en les payant de son argent, un grand nombre d'ouvriers, pour réparer la voirie, restaurer les édifices publics les plus délabrés, nettoyer les égouts, relever l'aqueduc d'Acqua Marcia, dont on ne pouvait pour ainsi dire plus se servir[24] ; il entreprit, et toujours à ses frais, la continuation des sæpta Julia, que César avait commencés pendant la guerre des Gaules[25] ; il distribua aux pauvres de l'huile et du sel[26] ; il conçut et commença à exécuter un projet encore plus vaste. Le petit peuple de Rome avait appris à aimer les bains, non pas les simples bains froids que l'on allait autrefois prendre dans le Tibre, pour la santé et la propreté, mais les bains d'agrément, tièdes ou chauds, suivis de frictions à l'huile. Comme on n'avait pas toujours chez soi de salle de bain, des spéculateurs privés avaient ouvert de médiocres établissements, souvent malpropres, où on était servi par des esclaves : il y en avait à la portée de toutes les bourses, et on pouvait même n'y dépenser qu'un quadrans[27]. Agrippa voulut que cette année-là les pauvres pussent aller se laver à ses frais dans les bains tenus par des particuliers[28] ; et il eut l'idée de construire dans la partie la plus basse du Champ de Mars, dans le marais Capréa, qu'il combla probablement, faisant ainsi l'économie de l'argent qu'il aurait fallu pour acheter le terrain, un élégant sudatorium ou bain de vapeur, ce que les anciens appelaient un laconicum, dans lequel un grand nombre de modestes plébéiens pourraient se baigner[29] ; à cet établissement serait joint le grand sanctuaire, le Pantheum, qui devait être, non pas le temple de tous les dieux, comme on l'a cru souvent, en interprétant mal son appellation qui signifie seulement très divin[30], mais probablement un temple de Mars et de Vénus, les divinités tutélaires de la famille Julia[31]. Agrippa s'appliqua en outre à donner plus d'entrain aux jeux publics, devenus mesquins depuis trop longtemps ; et dès les premiers qu'il donna, il paya tous les barbiers de Rome, pour qu'ils fissent la barbe gratis aux pauvres[32]. La misère à Rome était en effet si grande que cette petite dépense semblait onéreuse à bien des gens ; et les barbiers, qui étaient nombreux alors à Rome, comme ils le sont aujourd'hui à Naples et à Londres, ne gagnaient pas grand'chose ; en sorte qu'Agrippa rendait service à la fois aux barbiers et à leurs clients.

Au printemps de l'an 33, tandis qu'Octave se hâtait de conclure la paix avec les populations de la Dalmatie[33], Antoine donnait des ordres pour réunir de nouveau en Arménie, en les faisant venir des différentes parties de l'Orient, seize légions et peut-être davantage (il en avait laissé là quelques-unes l'année précédente) ; et il partit lui-même de bonne heure d'Alexandrie pour l'Arménie, où il voulait conclure définitivement l'alliance avec le roi de Médie. Il était si loin de supposer que des difficultés naîtraient en Italie au sujet de l'approbation des donations faites à Alexandrie, qu'il s'occupait sans inquiétude de la campagne de Perse. Il fut donc très surpris quand, au cours de son voyage, et probablement au mois de mars, il fut informé du discours qu'Octave avait prononcé à Rome. Pour quelles raisons son collègue, qui semblait naguère désireux de vivre en bon accord avec lui, s'opposait-il maintenant à l'approbation de ce qu'il avait fait à Alexandrie, au risque de lui faire perdre son prestige de triumvir dans tout l'Orient ? La défiance est le sentiment qui prend le plus d'acuité dans le danger : Antoine envoya donc aussitôt à Rome des agents pour surveiller Octave et son monde de plus près que ne le faisaient ses agents ordinaires, et pour répondre au sénat et dans les réunions publiques au discours d'Octave, en réfutant ses accusations. Octave avait pris la Sicile et les provinces de Lépide ; il avait avantagé ses vétérans dans la distribution des terres ; il n'avait pas loyalement partagé avec lui les soldats enrôlés en Italie ; il lui convenait donc, au lieu d'accuser Antoine, de se montrer plus honnête et de donner à son collègue tout ce qui lui revenait[34]. Il écrivit aussi à Octave une lettre, dans laquelle il répondait aux allusions faites à Cléopâtre, en déclarant franchement que Cléopâtre était sa femme, comme si Octavie n'existait pas, mais avec des expressions si obscènes qu'il me serait impossible de traduire le fragment qui est venu jusqu'à nous[35] ; et c'est regrettable, car on y verrait les deux principaux personnages de l'empire échanger des récriminations sur un ton digne de voyous ou d'étudiants ivres. La décence était une chose complètement inconnue des anciens. Cependant Antoine, ne jugeant pas la difficulté assez grave pour abandonner son expédition contre les Parthes, continua son voyage vers l'Arménie.

A son retour de Dalmatie, en juin ou en juillet probablement, Octave reçut à Rome la lettre d'Antoine, et sut qu'il avait envoyé des agents pour le surveiller, pour ourdir des intrigues et pour répondre à ses accusations. La réplique d'Antoine était habile et sa justesse ne pouvait pas ne pas être sentie par le public impartial, qui, s'il n'approuvait pas ce qu'Antoine avait fait à Alexandrie, n'était pas cependant saisi de cette indignation qui aurait fait tant de plaisir aux adversaires d'Antoine[36]. Le coup de sonde jeté par Octave dans l'opinion publique n'avait pas rapporté autant qu'il l'espérait. Le monde politique se montrait même encore plus réservé et plus circonspect que le public. En théorie, quand on bavardait sur le forum ou dans de petites réunions, tout le monde témoignait de son admiration pour la république, de son culte pour les glorieuses traditions latines, de son désir d'un retour à une politique vraiment romaine : mais, lorsqu'il s'agissait de traduire ces conversations privées en actes accomplis en plein jour, on ne trouvait plus personne pour affronter la colère d'Antoine. Il était trop puissant ; il n'était pas seulement le chef de l'État ; il n'avait pas seulement une armée formidable ; il disposait aussi d'un trésor considérable, avec lequel il pouvait à chaque instant venir en aide à tel ou tel sénateur dans l'embarras. En sorte que, si la plupart des gens n'approuvaient pas ouvertement Antoine, ils n'encourageaient pas non plus l'opposition que lui faisait Octave. Qu'allait donc faire celui-ci, brouillé maintenant avec Antoine et qui voyait le monde politique si incertain, le public si froid et si peu courageux ? La loi qui instituait le triumvirat arrivait à son terme, et cela rendait encore plus graves les difficultés présentes. Renouveler le triumvirat comme en l'an 37, était maintenant chose tout à fait impossible. Le triumvirat était tombé dans un trop grand discrédit et n'avait plus sa raison d'être : les vétérans eux-mêmes, les magistrats et les sénateurs créés pendant les dernières années, les acheteurs de biens confisqués, tous ceux enfin qui devaient leur fortune au triumvirat, se sentant maintenant en sûreté, devenaient les adversaires de ce régime désordonné et illégal qui avait duré trop d'années. D'ailleurs, cette division de l'empire semblait à tout le monde absurde et intolérable. Antoine et Octave pourraient-ils continuer, contre l'opinion publique unanime, un régime si décrié, même s'ils réussissaient à obliger les comices à renouveler la loi ? D'autre part, Octave, : bien que fort assagi, ne songeait assurément pas à se retirer dans la vie privée, après avoir rétabli tout simplement les vieilles institutions républicaines ; et même s'il Petit voulu, ses principaux amis ne le lui auraient certainement pas permis. Octave, en effet, n'avait pas le terrible prestige de Sylla pour pouvoir s'accorder du repos, sans compromettre tous les intérêts si considérables qui s'étaient groupés autour de lui et la coterie politique dont il était le chef. La situation était devenue très compliquée et très obscure ; et pour en sortir il fallait s'entendre avec Antoine qui se montrait courroucé et émettait des prétentions absurdes. Pour l'obliger à changer de politique, il n'y avait pas d'autre moyen que d'opposer à ses accusations d'autres accusations, à ses demandes d'autres demandes. C'est ainsi qu'Octave, — c'est la loi éternelle de toutes les luttes, — obligé d'entrer plus avant dans la mêlée, commença à diriger ses invectives et ses accusations, non pas sur Antoine lui-même, qui était trop respecté et trop puissant, mais sur Cléopâtre qui était odieuse aux Romains pour tant de raisons. Aux récriminations d'Antoine, il répondit lui-même, et fit aussi répondre ses amis par des discours au sénat et dans les réunions publiques ; il lui reprocha de vivre avec Cléopâtre, de considérer comme ses fils les bâtards qu'il avait eus d'elle, d'avoir fait à la reine des donations considérables aux dépens de Rome, d'avoir reconnu comme fils de César, Césarion ; il lui conseilla de donner à ses vétérans les terres conquises en Arménie et en Perse ; il blâma la perfidie à laquelle il avait eu recours contre le roi d'Arménie ; il se déclara prêt à partager avec Antoine les provinces de Lépide quand il lui aurait donné sa part de l'Arménie et de l'Égypte. C'était la provocation la plus violente : en parlant ainsi, en effet, Octave semblait déclarer que l'Égypte devait être déjà considérée comme une province romaine.

Les choses se gâtaient, et on commençait à s'inquiéter à Rome. Trop souvent déjà de petites et misérables discordes avaient fait naitre des guerres civiles meurtrières. Mais on devait encore être bien plus troublé à la cour d'Alexandrie. Cléopâtre voyait se former à Rome, autour d'Octave, un parti qui s'opposait à la reconstitution du royaume d'Égypte ; et qui, scion toute probabilité, provoquerait tôt ou tard une guerre sur cette question[37]. Cléopâtre fit-elle connaitre par des messagers ses craintes à Antoine, et agit-elle, même à distance, sur son esprit ? Ou bien Antoine, tandis qu'il se dirigeait sur l'Arménie, se dit-il lui-même que cette opposition, comme auparavant les pourparlers de Tarente, avait pour but d'entraver son entreprise contre la Perse, et que par conséquent, il était utile de régler avant la guerre, et cette fois d'une façon définitive, les affaires d'Italie, en réduisant à néant l'opposition que l'on faisait à sa politique orientale ? L'une et l'autre supposition sont vraisemblables. Toujours est-il que pendant l'été de l'an 33, tandis qu'il s'approchait avec une partie de son armée de l'Araxe, pour y rencontrer le roi de Médie, Antoine modifia tout à coup ses projets et résolut d'employer l'année suivante, non plus à faire la conquête de la Perse, mais à se débarrasser de son rival. Il se contenterait pour le moment d'offrir au roi de Médie un contingent de soldats romains, pour l'aider dans la guerre contre le roi de Perse, et lui demanderait en échange de lui prêter de la cavalerie. Il enverrait une grosse armée et une flotte nombreuse en Asie Mineure, à Éphèse, et au moment où les pouvoirs des triumvirs allaient expirer, il referait la manœuvre qui avait si bien réussi à César en l'an 50 : il ferait au sénat la proposition de renoncer au commandement, si Octave, lui aussi, y renonçait. De deux choses l'une : ou Octave consentirait, et alors Antoine, mettant à profit le temps nécessaire pour lui transmettre la décision, se ferait, probablement avec le prétexte de la guerre contre la Perse, prolonger son commandement alors qu'Octave aurait déjà déposé le sien ; ou Octave ne consentirait pas, et alors il pourrait commencer la guerre en se donnant comme le défenseur de la liberté foulée aux pieds par son collègue, et comme le destructeur de la tyrannie d'Octave[38]. La présence d'une grande armée à Éphèse donnerait plus de force aux arguments diplomatiques. Plus fortuné en cela que César, il pouvait, pour cette intrigue, compter sur les deux consuls de l'an 33, Domitius Ahenobarbus et Sossius. Il leur fit croire qu'il voulait abolir le triumvirat et rétablir la constitution républicaine ; et par ce moyen il leur persuada de proposer, dès qu'ils prendraient, au commencement de l'an 32, le gouvernement de la république, comme magistrats suprêmes, de nommer aussitôt les successeurs d'Octave au commandement des armées, si Octave, comme il était probable, continuait, en sortant de Rome, à exercer ce commandement, en qualité de proconsul. En même temps, il envoya à Cléopâtre l'ordre de préparer du matériel de guerre et de l'argent.

Quand il se rencontra avec le roi de Médie, Antoine lui fit donc de nouvelles propositions. Le roi les accepta, mais non sans débattre habilement les conditions du traité, et se faire donner aussi une partie de l'Arménie[39]. Pressé par les affaires d'Italie, Antoine céda, et en même temps, pour gagner tout à fait les faveurs de Polémon, il lui donna la petite Arménie[40]. Puis, en août ou en septembre, il écrivit à Cléopâtre, pour lui demander de venir à Éphèse, et il partit lui-même pour cette ville, vers laquelle se dirigeait déjà une partie de l'armée. La distance était de 1.500 milles[41]. En Italie cependant, Octave s'efforçait de gagner à lui l'opinion publique, de flatter le mouvement nationaliste et traditionaliste par tous les moyens, même les plus insignifiants. Au moment même où l'on se reprenait à admirer si fort les vieilles choses de Rome, il arriva justement qu'un des plus anciens temples de la ville, celui de Jupiter Férétrien, que l'on disait avoir été élevé par Romulus et qui était plein des vieux trophées des premières guerres, s'écroula, comme pour montrer quel soin on avait des monuments qui rappelaient les petits débuts du grand empire. Tous les archéologues et les patriotes en furent désolés ; Atticus, le grand amateur d'archéologie, écrivit à Octave pour l'engager à relever le temple ; et Octave se hâta d'accéder à ce désir, heureux de montrer encore une fois sa fervente piété pour les grands monuments du passé[42]. Agrippa, de son côté, s'occupait des vivants et continuait à semer l'argent dans le peuple et à l'amuser. Il avait, en septembre, joint aux courses des Ludi romani, une sorte de loterie, en faisant jeter dans le public des tessères sur lesquelles était écrit le nom d'un objet auquel avait droit celui qui attrapait la tessère[43]. Il fit mettre aussi, au milieu du cirque, des tables chargées de dons qui devaient être saccagées par le peuple après le spectacle. On imagine le furieux assaut auquel cela donnait lieu, la mêlée frénétique, les coups de poing, les coups de pied, les coups de dent. Mais le moyen le plus sûr et le plus rapide de dominer les masses a toujours été de les corrompre. On continuait en même temps à irriter le public contre Cléopâtre ; on commençait à lui attribuer l'intention de conquérir l'Italie et de régner sur Rome ; on inventait et on répandait les plus étranges anecdotes sur sa vie, sur ses mœurs, sur ses prodigalités, comme la fameuse histoire de la perle de dix millions de sesterces avalée par la reine ; on s'efforçait de présenter au public la lutte engagée comme une défense contre les dangereuses ambitions de Cléopâtre, qui cependant n'avait aucun des audacieux projets que ses ennemis lui attribuaient à Rome. De son côté Cléopâtre, si elle ne voulait pas trôner au Capitole, n'ignorait pas ce qui se passait en Italie ; elle surveillait les agissements d'Octave, et voyant que son parti, pour conserver le pouvoir, cherchait à exciter l'Italie contre elle et son royaume, elle s'efforçait, avec son énergie ordinaire, de défendre la puissance égyptienne, qu'elle venait de reconstituer. Elle faisait recueillir, dans tout son royaume, du blé, des vêtements, des métaux et tout ce qui était nécessaire pour la guerre ; elle prenait dans le trésor des Lagides, 20.000 talents, c'est-à-dire environ cent millions ; elle réunissait la flotte égyptienne composée d'environ deux cents vaisseaux, et avec tout cela, elle faisait voile vers Éphèse à la rencontre d'Antoine[44] ; elle se proposait enfin résolument de se mettre aux côtés d'Antoine, et de l'accompagner à la guerre qui devait décider du sort du nouvel empire égyptien ; et c'était à la fois pour aider Antoine à triompher et pour empêcher les deux triumvirs de se mettre d'accord, en sacrifiant son royaume.

Vers la fin de l'an 33, Cléopâtre partait donc d'Égypte, pour aller à la rencontre d'Antoine[45] ; celui-ci approchait d'Éphèse, où il concentrait sa flotte et ordonnait aux princes de l'Orient d'envoyer pendant l'hiver des soldats et des vaisseaux ; Octave à Rome observait les événements, indécis comme toujours. La fin du triumvirat approchait : qu'allait-il se passer ? Vers la fin de l'année, survint la lettre dans laquelle Antoine déclarait qu'il allait remettre ses pouvoirs entre les mains du peuple et du sénat, si Octave voulait en faire autant[46]. Cette feinte dut faire sourire les gens experts en manœuvres politiques ; mais le public naïf ne put manquer d'en être très ému ; il crut qu'Antoine était sincère, et se remit à l'admirer, persuadé que les accusations que l'on avait lancées contre lui, ces derniers temps, étaient des calomnies inventées par ses ennemis. Au fond, comme on avait toujours eu plus de respect pour Antoine que pour Octave, c'est eu lui que l'on avait le plus de confiance, et l'on aurait préféré que ce fût lui, et non son collègue, qui se chargeât de rétablir en Italie la constitution, l'ordre, la paix, cet état tranquille et paisible que tout le monde désirait. C'est ainsi qu'à la fin de l'année, pour conserver, comme proconsul intérimaire, le commandement des armées, Octave dut avoir recours au même expédient qu'en l'an 37 : il sortit de Rome le soir du 31 décembre[47]. Le triumvirat était fini, bien fini, cette fois ; aucune proposition de le renouveler n'avait été émise ; Octave et Antoine s'étaient rendu compte des désirs de la nation ; la république allait être rétablie ! La joie populaire était grande. Le jour suivant, en effet, le 1er janvier de l'an 32, le sénat se réunit sous la présidence des consuls qui étaient redevenus les premiers magistrats de la République ; et Caïus Sossius mit aussitôt à exécution le projet concerté avec Antoine. Il rappela les déclarations qu'Antoine avait faites, au sujet de son retour à la vie privée, et il conclut, nous rapporte Dion, par une proposition dirigée contre Octave, et qui probablement consistait à l'inviter à se démettre et à nommer à sa place de nouveaux généraux pour le commandement de l'armée[48]. Les historiens ne nous disent pas ce que les sénateurs pensèrent de cette proposition ; mais il est probable que la plupart d'entre eux en furent épouvantés. Ne revenait-on pas au temps de César et de Pompée où, avant de dégainer les épées, on s'était fait de part el d'autre tant de feintes analogues, en proposant de se retirer dans la vie privée, mais tous les deux à la fois, ou ni l'un ni l'autre ? Et pour compléter l'analogie, voilà que, comme il était arrivé si souvent à cette époque-là un tribun du peuple, ami d'Octave, se lève, retrouve tout à coup la voix de la puissance tribunitienne, qui était muette depuis dix ans, et met son veto[49]. La république était véritablement rétablie, puisque l'on voyait tout de suite recommencer ce bel obstructionnisme dont les partis se servaient jadis pour paralyser leur action. Ainsi dans la première séance du sénat tenue après la fin du triumvirat, on ne conclut rien. Mais cela ne devait guère durer. Trop de graves intérêts étaient en jeu dans cette querelle ; Octave ne tarda pas à s'apercevoir qu'en continuant ainsi, il se serait égaré dans un fourré inextricable de manœuvres parlementaires, sans aboutir à rien ; il craignit que, s'il n'effrayait pas ses adversaires par une action énergique, ceux-ci reprissent assez de courage, pour lui enlever le commandement, ébranlant par cette mesure la fidélité des soldats, qui avaient peur, non pas de Domitius ou de Sossius, mais d'Antoine ; et il se décida à faire un coup d'État. Quelques jours après il rentra à Rome, à la tête d'une petite troupe de soldats ; avec ceux-ci et avec une bande d'amis, armés de poignards cachés sous leurs toges, il entra au sénat et il prononça un discours, où il reprit, mais sur un ton modéré, ses doléances contre Antoine, et où il blâma ce qu'avait fait Sossius. Ni Sossius, ni personne, n'osa lui répondre et alors il fixa une séance, probablement pour le 15, à laquelle il promit de démontrer, documents à la main, ses accusations contre Antoine[50].

Obligé de renoncer pour un instant à la modération dont il avait fait preuve depuis trois ans, Octave avait cherché à accomplir son coup d'État avec le moins de violence possible. Et pourtant cet acte fut mal jugé par le public défiant qui, croyant à la sincérité des déclarations d'Antoine, considérait ce coup d'État comme une nouvelle illégalité destinée à prolonger la tyrannie des triumvirs[51]. On n'avait pas tout à fait oublié le passé d'Octave, et on se demandait si, après une courte résipiscence, Octave n'allait pas revenir à sa politique de cruauté et de violence. Tout le monde eut donc peur, même les deux consuls, qui ne s'attendaient sans doute pas à ce coup de force ; Antoine était trop loin ; que pouvaient-ils faire, eux, consuls sans puissance militaire, contre un homme qui commandait à toutes les armées qui se trouvaient alors en Italie ? Ne sachant quel autre parti prendre, ne voulant pas reparaître au sénat pour y rester muets comme ils l'avaient fait à la dernière séance, tous les deux, avant le 15, partirent secrètement de Rome, avec l'intention d'aller trouver Antoine[52]. La fuite des consuls, nouveau signe de prochains cataclysmes politiques, émut encore davantage le public déjà inquiet ; de nombreux sénateurs qui étaient, ou se croyaient suspects à Octave, partirent pour rejoindre Antoine ; Horace osa pour la première fois faire des vers politiques, et il exprima, dans des ïambes vigoureux, l'opinion des gens impartiaux, en traitant de criminels les hommes des deux partis :

Quo, quo scelesti ruitis ?[53]

Il fallait que l'autorité des triumvirs fût bien affaiblie, pour qu'un petit écrivain, qui devait sa situation à la protection de Mécène, osât juger avec tant d'impartialité le chef de son protecteur. Et en effet, Octave, très préoccupé par la mauvaise impression faite par son coup d'État et par la fuite de tant de personnages éminents, sentant l'impopularité et la méfiance renaître autour de lui, comprit que les mesures de rigueur auraient encore plus exaspéré l'Italie, à qui il aurait bientôt fallu demander encore des hommes et de l'argent ; et, ne se sentant pas la force de sévir, il eut l'heureuse idée de déclarer qu'il laisserait partir sans les tourmenter tous ceux qui voudraient se rendre auprès d'Antoine[54]. Ces déclarations tranquillisèrent un peu les esprits. Il partit toutefois environ quatre cents sénateurs. Il en resta de sept à huit cents.

Antoine, cependant. était arrivé à Éphèse, où peu à peu se concentraient de tous les points de l'Orient et de l'Occident, de l'Illyrie et de la Syrie, de l'Arménie et de la mer Noire, les vaisseaux chargés de blé, d'étoffes, de fer, de bois[55] et les troupes les plus différentes, conduites par les rois, les dynastes, les tétrarques d'Asie et d'Afrique : Bocchus, roi de Mauritanie, Tarcondimotus, dynaste de la Cilicie supérieure, Archélaüs, roi de Cappadoce, Philadelphe, roi de Paphlagonie, Mithridate, roi de Comagène, Sadalas et Rhœméthalcès, rois de Thrace, Amyntas, roi de Galatie[56]. Enfin, avec la flotte égyptienne, avec le trésor de deux mille talents, avec la longue suite de ses serviteurs, arriva aussi Cléopâtre. Dans les petites rues d'Éphèse se mêlaient les soldats des dix-neuf légions romaines, les vigoureux Gaulois d'Asie, les guerriers maures, les soldats de Cappadoce et de Paphlagonie, les marins égyptiens : partout, dans les carrefours, résonnaient les langages les plus divers ; de tous les points de l'Orient accouraient non seulement les hommes d'armes, mais les artisans du plaisir, les hétaïres, les bateleurs, les joueurs de cithares, les comédiens, les danseuses, les mimes, pour amuser les soldats et leurs souverains ; l'antique ville asiatique n'avait jamais hébergé dans ses palais majestueux et dans les édifices publics autant de grands personnages. Et tous les jours c'étaient, dans la ville, dès fêtes, des banquets, des processions, des spectacles, où tous ces rois rivalisaient de splendeur et de faste, autour de Cléopâtre, qui menait l'orgie, étalant plus de magnificence que tous les autres, dominant, véritable reine du luxe, les rois de l'Asie, incitant tout le monde, par son exemple, à se préparer par d'éclatants festins à la guerre, comme si elle eût voulu griser cette foule si disparate, pour mieux la pousser à la lutte décisive, à la ruine et à l'abîme[57]. Tout le monde romain était dans l'angoisse et la douleur ; l'Italie craignait de voir de nouveau couler à flots le sang romain ; et pourtant, au milieu d'une anxiété si douloureuse, au moment où le royaume le plus ancien, le plus actif et le plus cultivé de l'Orient, vivait son heure suprême, Éphèse résonnait jour et nuit de chants joyeux ; on semblait célébrer d'avance, dans la confusion des armes, des langues, des races, une grande orgie triomphale, comme si la victoire eût déjà été remportée, tandis qu'il fallait encore se battre. Le son des lyres et des flûtes empêchait d'entendre les gémissements de la terre. Sans pitié pour les vaincus, l'histoire a trouvé honteuses et folles ces orgies d'Éphèse à la veille de la grande épreuve. Mais si l'on prête une oreille plus attentive à l'écho lointain de ces fêtes, on y distingue encore, du fond des siècles, rauque et douloureux, un râle d'agonie. La lutte qui allait commencer n'était pas le duel décisif pour la conquête du pouvoir monarchique à Rome, comme l'ont dit tous les historiens, mais la guerre qui devait fonder définitivement ou détruire le nouvel empire égyptien ; ce n'était pas la guerre d'Octave contre Antoine, mais la guerre de Cléopâtre contre Rome, la dernière tentative désespérée de la seule dynastie survivante parmi celles que les généraux d'Alexandre avaient fondées, pour recouvrer une puissance que la force fatale d'expansion de Rome avait ruinée depuis deux siècles. La culture intellectuelle, le mercantilisme, le luxe, les plaisirs, le régime de l'argent avaient tellement usé la force politique et militaire de l'Égypte, qu'après avoir épuisé toutes les ressources les plus compliquées de la diplomatie et de la corruption, cette dynastie en était venue à tenter l'étrange, compliquée et bizarre défense imaginée par cette femme qui, si elle ne pouvait le sauver, allait faire au moins périr le règne des Lagides dans une catastrophe originale, romanesque, retentissante, que les hommes n'ont jamais pu oublier. L'Égypte n'allait pas finir, comme le 'royaume de Pergame, obscurément, par la simple signature d'un protocole royal. Usant de tous les artifices dont pouvait disposer non seulement une reine d'Égypte, mais une femme, Cléopâtre avait essayé de tirer le plus grand parti pour le bien de son royaume de l'épouvantable désordre politique dans lequel Rome semblait s'effondrer. Elle avait essayé de soustraire à la grande ville d'Italie, un après l'autre, deux de ces puissants condottieri, qui semblaient maintenant avoir entre leurs mains les destinées de la République. Elle avait enfin réussi de cette façon à réunir autour d'elle, pour servir son ambition, trente légions, huit cents vaisseaux, les plus puissants souverains de l'Orient, sous le commandement du chef le plus valeureux et de l'homme le plus célèbre de son temps. Mais elle se préparait à faire une chose encore plus extraordinaire, une chose qui ne s'était jamais vue dans l'histoire du monde : elle voulait accompagner l'armée à la guerre, transportant dans les camps, et au milieu de la soldatesque, l'appareil somptueux de son palais, ses femmes, ses esclaves, ses eunuques, ses tapis, sa vaisselle d'or, ses objets précieux ; elle voulait passer et vivre au milieu des hommes couverts de fer, couchée sous le turpe conopium, sous le voile fin qui protégeait sa peau délicate des piqûres des moustiques. Ce n'était pas un caprice féminin, mais une nécessité suprême qui la contraignait à cette audace singulière. Les souverains de l'Orient ne suivaient Antoine que parce qu'il leur inspirait du respect et de la peur, et non parce qu'ils avaient l'ambition de reconstituer la puissance de l'Égypte ; Antoine semblait demeurer ferme dans son dessein de consolider le nouvel ordre de choses établi en Orient, mais il était obligé de faire semblant de défendre la république, pour ne pas s'aliéner un nombre trop considérable de ses amis romains ; ceux-ci se disposaient à lui venir en aide, mais ils s'efforceraient de le retenir, quand le but de la guerre leur deviendrait manifeste. La concorde apparente de l'immense armée cachait les germes de beaucoup de dissentiments et de trahisons. Antoine persisterait-il dans son dessein, malgré toutes les difficultés ? L'absurdité du but que Cléopâtre s'était proposé, en voulant résoudre un grand conflit militaire par un prodigieux effort de ruse, l'étrangeté des moyens trop féminins dont elle s'était servie jusque-là la menaient de bizarrerie en bizarrerie, jusqu'à s'avancer hardiment au milieu des généraux, à suivre les armées, à siéger dans les conseils de guerre, à discuter les plans de stratégie, pour bien veiller à ce que la guerre ne déviât pas du seul but qui l'intéressait : la défense du nouvel empire égyptien contre Rome.

 

 

 



[1] OROSE, VI, XIX, 4 : qua elatus pecunia...

[2] DION, XLIX, 40 ; PLUTARQUE, Antoine, 50. — BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, II, Paris 1904, p. 274 : Célébrer un triomphe à Alexandrie, c'était proclamer pour ainsi dire la déchéance de la cité reine ; c'était lui enlever cette incommunicable suprématie qui la mettait hors de pair.

[3] Pour ce qui concerne l'âge de ces enfants, voy. GARDTHAUSEN, Augustus and seine Zeit, II, p. 170, n. 25.

[4] DION, XLIX, 41 ; PLUTARQUE, Antoine, 54 ; voy. les monnaies dans COHEN, I, p. 37.

[5] Il me semble que M. BOUCHÉ-LECLERCQ (Histoire des Lagides, II, p. 278, n. 5) a raison de préférer la version de Dion-Cassius qui réserve pour Cléopâtre et Césarion le titre de roi des rois, à celle de Plutarque qui le donne à Alexandre et à Ptolémée. Comme Césarion était fait collègue de Cléopâtre dans le gouvernement de l'Égypte, c'est-à-dire de l'État principal de l'empire, il est vraisemblable qu'il porta le même titre que sa mère. Il n'est d'ailleurs pas impossible que Cléopâtre et Antoine aient pensé à exploiter, par l'élévation de Césarion, le prestige dont jouissait auprès des soldats romains le nom de César. C'est toujours la même politique qui cherche à faire servir les forces de Rome au profit de la dynastie des Ptolémées.

[6] PLUTARQUE, Antoine, 54 ; DION, XLIX, 41.

[7] DION, XLIX, 41. Quand PLUTARQUE, Antoine, 54, dit que la mère eut la Lybie, il fait certainement une confusion avec la fille, dont il ne parle pas.

[8] BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, Paris, 1904, II, p. 279. — PLUTARQUE, Antoine, 55, semble faire allusion à un renouveau du culte de Cléopâtre, adorée comme si elle eût été Isis, plutôt qu'à un commencement de ce culte ; Cléopâtre en effet est représentée avec les attributs d'Isis même sur des monnaies antérieures à cette époque. Voy. Greek Coins in the British Museum, p. 122, pl. 30, 5.

[9] M. BOUCHÉ-LECLERCQ me semble avoir un peu négligé les faits quand il dit (Histoire des Lagides, II, p. 275) qu'avec sa politique orientale, Antoine méconnaissait, à un degré qui mérite le nom d'aveuglement, l'esprit de son temps, le sens et aussi la force de l'opinion dont il bravait si imprudemment les anathèmes.

[10] PLUTARQUE, Antoine, 54.

[11] GARDTHAUSEN, Augustus und Seine Zeit, I, 337.

[12] PLUTARQUE, Antoine, 54.

[13] DION, L, 5 ; VELLEIUS, II, 82 ; FLORUS, IV, 11.

[14] SUIDAS, I, p. 853 (Bernh.) : ήμίεργον.

[15] DION, L, 5 ; SERVIUS, ad Æn., VIII, 696.

[16] DION, XLIX, 41.

[17] Un passage de DION, XLIX, 41, que confirme un passage de PLUTARQUE, Antoine, 55, nous fait voir que les communications officielles d'Antoine ne furent pas lues. Cela prouve que l'impression du public avait été mauvaise. Il y a, toutefois, une très grave question pour ce qui concerne l'époque où eut lieu la discussion au sénat sur les communications envoyées par Antoine. Comme DION, XLIV, 41, affirme que τε Δομτιος κα Σσσιος πατεοντες δη ττε, κα ς τ μλιστα ατ  (c'est-à-dire à Antoine) προσκεμενοι s'opposèrent, on en a conclu que la discussion a été faite au commencement de l'an 32, quand Domitius et Sossius furent consuls. C'est, entre autres, l'opinion de M. BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, II, p. 286. Mais de graves objections m'empêchent de me ranger à cette opinion. Avant tout Dion place l'envoi du message, la pression d'Octave et la résistance de Sossius et de Domitius dans les événements de l'an 34. Il est vrai que très souvent l'historien grec se permet des déplacements ; mais il faut ajouter que quand il raconte les événements du commencement de l'an 32 (L, 2), il ne fait plus aucune allusion à cette discussion. En outre les événements des premières semaines de l'an 32 ne nous semblent pas laisser assez de place pour une pareille discussion ; et comme les donations faites à Alexandrie sont de l'automne de l'an 34, on ne comprendrait pas pourquoi Antoine aurait attendu plus d'une année pour en donner communication au sénat. Enfin pendant tout le cours de l'an 33 il règne un différend entre Octave et Antoine au sujet de ces donations, différend qui donne lieu de croire que les communications officielles avaient été faites. Si Dion ne nous avait pas dit que Sossius et Domitius étaient alors consuls, on placerait cette discussion au commencement de l'an 33, car elle explique très bien les événements de cette année-là Ne faut-il pas admettre, puisqu'il y a eu de la part de Dion une erreur, que l'erreur est dans l'indication des consuls ? Probablement Domitius et Sossius furent les sénateurs à qui Antoine envoya les lettres, et comme l'année suivante ils furent consuls, Dion a fait une confusion entre les actes accomplis par eux l'année suivante, alors qu'ils étaient consuls, et ce qu'ils firent l'année précédente, comme sénateurs et amis d'Antoine. Il faut d'ailleurs remarquer que l'expression dont se sert Dion est singulière et bizarre : ύπατεύοντες ήδη τότε étant déjà consuls alors. Pourquoi a-t-il dit qu'ils étaient déjà consuls ? Fait-il allusion à l'an 32 ? En 32 Domitius et Sossius devaient être consuls. Le déjà ne s'explique pas. Nous savons qu'à cette époque les consuls étaient désignés par les triumvirs plusieurs années d'avance : ne serait-il donc pas possible que Dion eût voulu dire que Sossius et Domitius étaient alors, quand ils firent cette opposition, grands amis d'Antoine et déjà désignés consuls ? Ce qui conviendrait parfaitement à l'an 33.

[18] APPIEN, Ill., 27 ; DION, XLIX, 38.

[19] Voy. HORACE, Sat., I, I, 41 et suiv.

[20] HORACE, Sat., II, VII, 118 ; Ép. I, XIV, 1 : Vilice silvarum...

[21] DION, XLIX, 41.

[22] PLUTARQUE, Antoine, 55 ; Cf. KROMAYER, dans Hermes, XXXIII, p. 37.

[23] APPIEN, Ill., 28.

[24] DION, XLIX, 43.

[25] DION, LIII, 23 dit qu'Agrippa les termina et les inaugura en l'an 26 avant J.-C. Il me paraît donc vraisemblable de supposer qu'il fit reprendre ce travail à cette époque-là.

[26] DION, XLIX, 43.

[27] HORACE, Sat., I, III, 137 : quadrante lavatum... ibis.

[28] DION, XLIX, 43.

[29] Voy. LANCIANI dans Notizie degli Scavi, 1881, p. 276 et suiv. Il me parait vraisemblable de supposer que toutes les constructions que DION, LIII, 27, dit avoir été inaugurées en l'an 25 av. J.-C. furent commencées à ce moment-là On a ainsi un espace de temps suffisant pour le travail.

[30] L'adjectif pantheus est souvent attribué à un dieu. Voy. C. I. L., III, 1139 ; VI, 695.

[31] DION, LIII, 27.

[32] DION, LXIX, 43.

[33] APPIEN, Ill., 28.

[34] DION, L, 2. PLUTARQUE, Antoine, 55.

[35] SUÉTONE, Auguste, 69 : Quid te mutavit... En ce qui concerne la date de cette lettre, voy. KROMAYER, dans Hermes, XXXIII, p. 36.

[36] DION, L, 2. PLUTARQUE, Antoine, 55.

[37] BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, vol. II, p. 285 : Elle (Cléopâtre) sentait approcher le jour de la lutte inévitable, le jour où Rome lui demanderait compte, à elle, la magicienne responsable, des entreprises tentées contre l'honneur de la grande République et l'intégrité de son empire.

[38] DION, XLIX, 41. — Nous sommes si mal renseignés sur cette lutte décisive, qui devait clore l'époque des grandes guerres civiles, qu'il nous faut continuellement recourir à des hypothèses, pour expliquer un peu clairement la conduite des différents personnages. Il me semble toutefois impossible d'expliquer la politique d'Antoine, sans admettre qu'il voulait profiter de la fin légale du triumvirat, pour se débarrasser de son collègue, comme Octave s'était débarrassé de Lépide, et rester seul au pouvoir. La proposition qu'il renouvela plusieurs fois de déposer le triumvirat avec Octave, tendait évidemment à rendre impossible à celui-ci une campagne pour la prolongation du pouvoir triumvirat. Comment aurait-il osé proposer une prolongation déjà si impopulaire, quand Antoine lui-même se déclarait contraire ? Mais comme il est pou probable qu'Antoine voulût rentrer dans la vie privée, il est évident qu'il devait avoir préparé quelque coup, pour se faire redonner au moins le proconsulat de l'Orient et le commandement de l'armée après qu'il aurait déposé avec Octave le triumvirat. Il aurait ainsi conservé sa haute situation en Orient et aurait pu continuer sa politique compliquée ; Octave, au contraire, n'aurait pu reconquérir le pouvoir qu'en sortant de la légalité. Antoine devait se dire qu'Octave ne l'oserait pas ; car tout son plan reposait sur cette supposition. Comme le coup échoua, nous ne savons pas quels plans avaient été préparés par Antoine, pour se faire prolonger son pouvoir, après avoir déposé le triumvirat. Il semble y avoir une vague allusion à tout cela dans ces lignes de Dion : οχ τι τι κα πρξειν ατν μελλεν, λλ´ πως τας παρ´ ατο λπσι τν Κασαρα τοι ναγκσωσιν, τε κα παρντα, τν πλων προαποστναι, κα πειθσαντα μισσωσι.

[39] DION, XLIX, 44.

[40] DION, XLIX, 33 et 44.

[41] KROMAYER, dans Hermes, XXXIII, p. 52.

[42] CORNELIUS NEPOS, Att., 20 ; TITE-LIVE, IV, 20.

[43] DION, XLIX, 43 : l'importance des Ludi romani nous fait, conjecturer que ces fêtes eurent lieu pendant ces jeux-là.

[44] OROSE, VI, XIX, 4, nous dit que ce fut Antoine qui invita Cléopâtre. Dans PLUTARQUE, Antoine, 56, on ne voit pas bien si ce fut la reine qui se décida elle-même à aller à Éphèse, où si elle s'y rendit sur l'invitation d'Antoine.

[45] M. BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, II, p. 286, fait aller Antoine jusqu'à Alexandrie pour y prendre Cléopâtre. Les textes, dit-il, semés d'anachronismes, ou du moins d'anticipations et de retours en arrière, ne nous permettent pas de préciser l'itinéraire suivi par Antoine au retour de la seconde tain. pagne d'Arménie. Cette campagne purement diplomatique avait dû être courte, et Antoine, qui avait laissé le commandement de l'armée à son légat P. Canidius Crassus, avec ordre de l'acheminer vers la mer Égée, eut tout le temps d'aller conduire le jeune Iotape à Alexandrie. Si, comme paraissent le croire la plupart des historiens, Antoine s'était rendu directement à Éphèse qu'il avait assignée comme rendez-vous à ses troupes de, terre et à sa flotte, il y eût conduit lui-même son armée, qu'il n'avait aucun intérêt à devancer, puisqu'il lui fallait avertir et attendre Cléopâtre. Ces arguments ont évidemment beaucoup. de poids et de valeur, bien qu'ils ne me semblent pas encore suffisants pour arriver à une conclusion définitive. Ce détail d'ailleurs n'est pas très important.

[46] DION, LXIX, 41.

[47] En ce qui concerne cet épisode, j'accepte entièrement les explications données par Kromayer, Die rechtliche Begründung des Principats, Marbourg, 1888, p. 43 suiv.

[48] DION, L, 2. Nous ne pouvons faire que des suppositions sur cette mystérieuse proposition. Mais on ne voit pas quelle autre proposition aurait pu être faite à ce moment contre Octave, si ce n'est de nommer le successeur dans le commandement militaire, qu'il détenait encore par interim. Octave n'était plus triumvir. M. Bouché-Leclercq semble être du même avis, quand il écrit que C. Sossius proposait à l'assemblée d'inviter César à se démettre. (Histoire des Lagides, II, p. 285.)

[49] DION, L, 2.

[50] DION, L, 2. Voy. KROMAYER, Die rechtliche Begründung des Principats, 14 et suiv.

[51] Nous en avons la preuve dans la panique qui se produisit dans le monde politique, et que nous raconte DION, L, 2.

[52] DION, L, 2.

[53] HORACE, Épodes, VII, 1. Cette poésie a certainement été écrite au commencement de la guerre d'Actium et non au sujet de la guerre de Pérouse. En effet, les vers 3 et 4 contiennent une allusion évidente à la guerre contre Sextus. En outre, il est psychologiquement invraisemblable qu'en l'an 41, Horace, qui était alors un propriétaire dépouillé et qui revenait de Philippes, ait traité de scélérats les partisans de Lucius Antonius qui combattaient pour lui rendre ses terres, et ait osé invectiver de cette façon les hommes puissants et arrogants de cette époque. En l'an 32, au contraire, la situation était bien changée.

[54] DION, L, 2.

[55] PLUTARQUE, Antoine, 56.

[56] PLUTARQUE, Antoine, 61.

[57] PLUTARQUE, Antoine, 56, raconte ces fêtes, mais se trompe en disant qu'elles eurent lieu à Samos. Son récit même nous montre, en effet, qu'Antoine et Cléopâtre n'allèrent en Asie qu'après l'arrivée des consuls en Asie, puisque ceux-ci les trouvèrent encore à Éphèse.