Après avoir congédié ses contingents asiatiques et laissé la plus grande partie de ses soldate en Arménie, Antoine retourna bien vite en Syrie[1], où il apprit les événements qui s'étaient succédé en Italie depuis la fuite de Sextus Pompée. Octave n'avait pas seulement repris la Sicile à Sextus Pompée, mais aussi l'Afrique avec ses légions, à Lépide ; le triumvirat était fini, la déchéance de Lépide l'ayant transformé en un duumvirat ; son collègue avait obtenu une compensation inattendue à l'acquisition de l'Égypte faite par lui. Les choses s'étaient précipitées d'une façon singulière. Après la fuite de Sextus, ses huit légions assiégées à Messine par Agrippa et par Lépide étaient entrées en pourparlers avec les deux généraux ; mais tandis qu'Agrippa leur demandait d'attendre qu'il eût soumis leurs propositions à Octave qui était à Nauloque, Lépide avait accepté qu'elles se rendissent à lui-même et il avait amené ces huit légions à passer sous ses ordres en leur promettant de leur faire saccager Messine avec ses soldats[2]. Se trouvant ainsi à la tête de vingt-deux légions, Lépide avait cru pouvoir se relever de toutes les humiliations qu'il avait subies, en obligeant Octave à lui laisser la Sicile et à lui restituer les provinces qu'il possédait au commencement du triumvirat. Un instant, tout le monde avait cru qu'une nouvelle guerre civile allait éclater en Sicile. Mais Octave avait amené les légions de Lépide, qui estimaient peu leur chef et qui espéraient améliorer leur condition en passant sous les ordres d'Octave, à se révolter, et Lépide, abandonné par ses soldats, avait dû s'estimer heureux de ne pas être mis à mort — Octave n'osa pas faire tuer le pontifex maximus — et de rentrer dans la vie privée à Rome, pour jouir en paix des grandes richesses amoncelées pendant son triumvirat[3]. La flotte elle-même n'avait pas tardé à se rendre ; Statilius Taurus avait ensuite sans difficulté soumis la Sicile[4], qu'on frappa d'une contribution de seize cents talents[5] ; et Octave s'était ainsi emparé des latifundia situés dans l'intérieur de la Sicile, qui avaient appartenu aux chevaliers proscrits en l'an 43. Il est vrai qu'aussitôt après avait éclaté une grande révolte dans les légions, mécontentes des longs retards que l'on mettait à les payer, des maigres acomptes et des bonnes paroles que les questeurs leur donnaient au lieu d'argent comptant. Mais Octave était parvenu à les apaiser par de nouvelles promesses, qu'il n'était pas bien sûr de pouvoir tenir mieux que les précédentes[6]. Aussi malgré cette difficulté, le fils de César pouvait à ce moment à bon droit se considérer comme l'homme le plus favorisé par la fortune que le monde eût vu après Alexandre, car personne ne s'était jamais trouvé à vingt-sept ans à la tête de quarante-trois légions, d'une cavalerie si considérable et d'une flotte de six cents vaisseaux[7], maitre d'un empire qui comprenait une grande partie de l'Afrique septentrionale, l'Espagne, la Gaule, l'Illyrie et l'Italie, et disposant d'un pouvoir presque absolu dans une république qui s'effondrait. On s'explique donc assez bien que, dès qu'on eut reçu les nouvelles de Sicile, tout le monde politique de Rome se soit hâté de témoigner au fils de César l'admiration la plus vive et le dévouement le plus profond ; et on ne trouvera pas étrange que le sénat, après lui avoir décrété les plus grands honneurs, ne sachant plus trouver d'autre adulation, ait décidé qu'il pourrait se gratifier lui-même de tous les honneurs qu'il lui plairait[8]. L'Italie avait toujours gardé ses sympathies pour Pompée ; elle avait espéré longtemps en son succès ; elle avait regretté bien vivement sa défaite[9] : mais ces sympathies et ces regrets ne pouvaient plus désormais changer la situation créée par les batailles de Mylæ et de Nauloque et par la chute de Lépide. Octave avait la force, qui est tout dans une révolution ; et tout le monde le redoutait. Il avait été jusque-là un tyran ambitieux, soupçonneux, perfide et faux, implacable pour ses ennemis ; et s'il était devenu un peu meilleur depuis son mariage avec Livie et tandis qu'il avait eu peur de Sextus Pompée, il y avait évidemment beaucoup à redouter de voir renaître sa cruauté et sa violence, maintenant qu'il ne se sentait plus menacé par un rival populaire. Se hâter de courtiser le féroce vainqueur, aller au-devant de tous ses désirs, semblait le parti le plus sage à prendre à la foule d'ambitieux et de besogneux qui avaient envahi la république. Et cependant tout le monde se trompait. Cet excès de flatterie était presque inutile. L'Italie qui s'attendait à de nouvelles violences, pires que celles qu'elle avait subies après la bataille de Philippes ou le sac de Pérouse, entendit et vit tout à coup, à son grand étonnement, le terrible fils de César parler et agir presque comme le vieux Pompée, si aimé et si admiré après sa mort. Il commença, avant d'entrer dans Rome, par réunir le peuple hors du pomœrium et par lui exposer dans un grand discours tout ce qu'il avait accompli[10]. C'était une cérémonie sans importance, mais elle rappelait au peuple la belle époque de la république, alors que l'État était dirigé par des magistrats et non par des tyrans. Puis, à peine entré dans la ville, le 13 novembre[11], il proclama une amnistie fiscale, comme nous dirions aujourd'hui, en faisant remise du reliquat des contributions décrétées par les triumvirs. Il s'agissait, il est vrai, d'arrérages qui ne pouvaient plus être recouvrés ; mais leur abandon, s'il ne profitait guère au peuple, fit tout de même une bonne impression ; c'était rendre à l'Italie l'espoir que l'ère des impôts écrasants allait bientôt être close[12]. Octave abolit également quelques impôts de peu d'importance[13] ; il répandit dans le peuple un récit de ses expéditions dans lequel il cherchait à démontrer qu'il n'avait fait la conquête de la Sicile que pour en finir définitivement avec les guerres civiles[14] ; il nomma augure supplémentaire un ancien proscrit, appartenant à la plus haute noblesse, Valerius Messala Corvinus[15] ; il décréta une loi pour défendre aux riches de porter la pourpre des sénateurs[16]. En somme, à la place des vengeances et des violences redoutées, l'Italie ne vit et n'entendit qu'actes et paroles de conciliation, dont personne n'aurait cru capable le jeune et violent triumvir. Fallait-il donc ouvrir l'âme à l'espérance ? L'époque terrible des violences et des illégalités approchait-elle de sa fin ? Après tant d'épreuves, bien peu de personnes osaient croire à la sincérité du triumvir. Et qu'il y eût de la rouerie politique dans de telles mesures, cela n'est pas douteux ; mais il y avait aussi quelque chose de plus que les calculs d'une politique à courte échéance ; il y avait le commencement d'un revirement intérieur et d'un grand changement politique qui, s'ils surprirent la plupart des gens, et semblèrent un prodige presque incroyable, se préparaient depuis quelque temps déjà à la fois en lui-même et dans les choses. Cette transformation personnelle et politique a eu une telle importance dans la vie de cet homme et dans l'histoire de son époque, qu'il convient d'en examiner avec soin tous les motifs intérieurs et extérieurs. Octave n'était pas un de ces grands hommes d'action, doués par la nature de passions véhémentes, comme Alexandre, César, Napoléon, et chez qui le succès augmente l'ambition, l'audace, l'énergie, l'élan de l'imagination, les violences de l'orgueil, la soif des jouissances. D'une santé précaire, d'une constitution peu robuste, maladroit aux exercices physiques, impressionnable et peu courageux, il ressemblait plutôt à Cicéron qu'à César ; c'était surtout un de ces hommes d'études, faits pour les travaux sédentaires, pour les longues et paisibles réflexions, et qui possèdent plus de sagesse froide que d'énergie ardente ; s'il avait été peu héroïque dans la mauvaise fortune, il saurait au contraire être sage aux jours heureux, et se préoccuper, à mesure que grandiront sa richesse et sa puissance, plutôt de conserver prudemment ce qu'il avait acquis que d'acquérir davantage encore, en risquant tout dans de nouvelles aventures. Il est assez rare de rencontrer parmi ces hommes-là de grandes intelligences, car le génie est presque toujours agité et ardent ; mais Octave, qui unissait à ce caractère froid et prudent un esprit puissant, aurait pu devenir, à une époque et dans des circonstances analogues à celles où se trouva le grand orateur d'Arpinum, un homme de lettres illustre ou un grand amateur de philosophie. Entraîné au contraire, encore tout jeune, dans les guerres civiles, il avait chi affronter des dangers, exercer des pouvoirs, occuper enfin une situation extraordinaire absolument disproportionnée à son courage, à sa force et à son mérite : cela avait surexcité en lui toutes ses mauvaises qualités, l'ambition, l'esprit de vengeance, la sensualité, la cupidité et fait de lui un tyran précoce, violent, cupide, vindicatif, envieux. Mais c'étaient là les écarts passagers d'un homme au caractère faible, exposé à des dangers trop terribles, écrasé par des responsabilités trop lourdes. Par nature, au contraire, il était sobre ; il n'aimait ni le luxe, ni la dissipation ; il était économe et savait administrer sa fortune avec une parcimonie dans laquelle on est tenté de reconnaître le neveu de l'usurier de Velletri, et qui à ce moment ne lui faisait pas désirer d'amonceler de nouvelles richesses, mais d'atteindre le jour où, les guerres apaisées, il pourrait payer toutes les dettes du triumvirat. A la différence de son père adoptif, qui avait contracté avec tant d'insouciance des dettes si considérables, les soucis d'argent, les arrérages à payer aux légions, les difficultés financières lui ôtaient toute tranquillité d'esprit et troublaient son sommeil. Octave avait déjà reçu toutes les magistratures et tous les honneurs, même le triomphe et les statues dorées sur le forum ; il lui aurait suffi seulement de le vouloir pour devenir pontifex maximus, car le peuple voulait enlever cette dignité à Lépide pour la lui donner[17] ; mais ce jeune homme froid, peu vaniteux, qui, s'il n'aimait pas à obéir, n'éprouvait pas non plus grand plaisir à commander, ne tenait guère à de nouveaux honneurs : ce qu'il désirait avant tout, c'était d'en finir avec tous les terribles cauchemars dont il était assiégé depuis dix ans : révoltes en Italie, séditions militaires, trahisons des amis, guerres civiles et étrangères. Ce n'était pas en somme une situation encore plus brillante qu'il désirait, mais une situation plus sûre, plus solide, moins incertaine, moins exposée à des vicissitudes continuelles. Il était donc naturellement porté par son tempérament vers les idées conservatrices sur le luxe, sur la richesse, sur les affaires, sur l'ambition, sur la corruption, répandues dans les hautes classes de l'Italie par Cicéron, dont il avait lu et admiré les œuvres[18], bien qu'il eût contribué à le faire mettre à mort. Même en pleine prospérité, un homme de ce tempérament, au lieu de se laisser griser par le succès et d'oublier les dangers terribles auxquels il avait eu la chance d'échapper, se serait appliqué à ne plus s'exposer de nouveau aux redoutables caprices de la fortune. Mais le changement qui se produisit chez Octave s'explique d'autant mieux, qu'il était loin encore d'être en pleine prospérité, et que, malgré la victoire qu'il venait de remporter si péniblement en Sicile, il devait sentir bien faible, bien vacillant, bien exposé son pouvoir en apparence si considérable. En triomphant de Sextus, il s'était débarrassé d'un dangereux rival ; mais Octave n'ignorait pas que l'Italie avait regretté l'issue de la guerre et que sa victoire avait augmenté encore, si cela était possible, la haine que l'opinion publique avait pour le triumvirat. Les causes de cette haine universelle étaient trop profondes et trop graves, pour que la disparition d'un rival populaire pût la déraciner. La preuve était faite maintenant, et il n'y avait plus d'illusion possible : le triumvirat n'avait abouti à rien. Une seule grande chose venait d'être tentée par Antoine : la conquête de la Perse, mais malgré les emphatiques bulletins du général, on commençait déjà à chuchoter que les choses tournaient mal. Quant à Octave, il avait mis depuis Philippes six années, six longues années, à conquérir la Sicile et à vaincre l'ennemi de sa famille. Ni Antoine ni lui n'avaient fait une seule chose qui pût être admiré du public, pas une réforme, pas une grande œuvre publique, pas une conquête ; ils n'avaient pas même réussi à continuer à Rome d'une manière tolérable les services publics les plus nécessaires, qui cependant laissaient déjà tant à désirer avant la révolution. Tandis que le nombre de tous les autres magistrats se multipliait, dans un sénat qui comprenait maintenant près de douze cents sénateurs, on ne trouvait plus personne qui voulût exercer l'édilité, c'est-à-dire la magistrature dont dépendaient les services publics les plus importants et le bien-être matériel du peuple de Rome, mais qui obligeait à dépenser beaucoup et ne rapportait rien[19]. L'Italie avait été mise à feu et à sang et séparée de l'Orient, le monde romain bouleversé de fond en comble, l'État réduit à la faillite, la constitution séculaire de la république renversée ; toutes les affaires publiques avaient été jetées dans le plus terrible désordre, et cela pour donner un peu de terre à cinq ou six mille vétérans de César, pour donner une place au sénat et dans la république à quelques milliers d'obscurs plébéiens. Il y avait en somme une disproportion absurde — tragique et ridicule à la fois — entre les résultats mesquins de la politique des triumvirs et l'exceptionnelle grandeur des pouvoirs que les vétérans et les légions leur avaient conférés, dans leur bref accès de fureur, en l'an 43. Assurément, si l'expédition d'Antoine réussissait, si la conquête de la Perse était réalisée, cette disproportion pourrait paraître plus tolérable ; mais Antoine ne serait-il pas alors le seul à profiter de la gloire qui pourrait en rejaillir sur le gouvernement des triumvirs ? Quels étaient les projets d'Antoine ? Au point de vue de l'intérêt personnel d'Octave, une victoire d'Antoine n'était pas moins dangereuse, bien que pour d'autres motifs, qu'une défaite. Octave devait se demander si le mariage d'Antoine et de Cléopâtre ne serait pas suivi du divorce d'avec Octavie, et si Antoine n'allait pas se tourner contre lui et se venger de l'offense qui lui avait été faite à Tarente. Ils avaient déjà été si souvent sur le point d'en venir aux mains ! Les événements de Sicile n'étaient guère faits pour l'apaiser, s'il était déjà mal disposé. Octave faisait faire des sacrifices aux dieux pour le bon succès de l'expédition[20], ne voulant pas se faire saisir par le public en flagrant délit de vœux antipatriotiques ; mais il devait, au fond, désirer que l'expédition de son collègue aboutit à un échec retentissant. De toute façon Octave comprenait que, tant que la Perse ne serait pas conquise, ni lui ni son collègue ne pourraient se faire d'illusions et s'imaginer que l'Italie eût pour eux de l'admiration. Pouvaient-ils du moins espérer être craints, à cause de leurs nombreuses légions ? Mais l'enthousiasme césarien des soldats, qui en l'an 43 avait si fort aidé la révolution à triompher, s'était refroidi depuis quelque temps et avait fait place à un sourd mécontentement causé par les désillusions, la solde mal servie et les grandes fatigues. L'argent promis aux nouvelles recrues de la guerre de Modène ne leur avait pas encore été entièrement payé[21]. En sorte que, tout en bouleversant à cause d'eux l'Italie et l'empire, les triumvirs n'avaient même pas su contenter les soldats ; et l'équilibre psychologique des légions demeurait d'une instabilité très périlleuse, comme le prouvait la révolte récente. Pour comble d'infortune, il devenait aussi difficile de maintenir les soldats sous les armes que de les congédier. Octave avait encore consenti volontiers à congédier huit légions, y compris celles qui avaient été recrutées en l'an 43 par lui et par Decimus, et qui ne servaient que depuis neuf ans, car bien loin de pouvoir nourrir quarante-trois légions, il ne savait même pas comment il pourrait en nourrir trente-cinq. Il fallait pourtant donner aux soldats congédiés des terres, et son embarras était grand, car il n'osait pas s'en emparer par une nouvelle confiscation comme en l'an 42, et il n'avait pas d'argent pour les acquérir. Comment alors congédier les légions ? Ces masses immenses de soldats, recrutées par les deux partis pendant cette espèce de folie qui précéda la guerre civile, allaient devenir une des plus graves difficultés pour le parti vainqueur, à la charge duquel elles étaient toutes tombées. Enfin si Sextus Pompée avait été vaincu, il n'était pas mort et il continuait à causer de grands soucis à Octave. Il s'était enfui de Sicile pendant l'automne de l'an 36 ; il s'était arrêté au cap Lacinius et y avait saccagé le temple de Junon ; ainsi pourvu d'argent, il s'était rendu à Lesbos et fixé à Mitylène, dans la belle ville que son père autrefois avait déclarée libre, où les gouverneurs d'Antoine le laissaient recueillir des forces et essayer d'organiser une nouvelle armée contre lui. La situation générale était si incertaine, le grand nom de Pompée était encore si populaire et si respecté partout, en Italie comme en Orient, que les personnages les plus éminents du parti de son beau-frère n'osaient prendre la plus petite initiative contre son ennemi mortel, pour l'empêcher de préparer sa revanche[22]. Enfin, depuis la violente déposition de Lépide, le triumvirat ne reposait même plus sur un fondement juridique solide, puisqu'il avait été changé arbitrairement en un duumviral, ce qui aurait été sans importance si le pouvoir avait été admiré et populaire, mais qui devenait dangereux pour un gouvernement discrédité et sans union. Octave avait donc compris qu'il était nécessaire, après la victoire, de faire des concessions à l'opinion publique, de donner quelque satisfaction aux classes aisées, aux tendances conservatrices qui de nouveau reprenaient de la force, pour rendre de la popularité au nom de César devenu si odieux. La lecture du De Officiis de Cicéron, les conseils de Didymus Aréus, le maître d'Octave qui, comme membre de la secte néopythagoricienne, prêchait une morale de modération et d'abstinence, ne furent probablement pas étrangers à ce grand revirement politique. Il ne s'en tint pas à ce qu'il avait fait aussitôt après son retour ; il alla bientôt plus loin, et entreprit une demi-restauration républicaine, en restituant aux divers magistrats différents pouvoirs qui avaient été usurpés par les triumvirs[23] ; il s'appliqua aussi à ne pas léser les intérêts des propriétaires qui avaient eu jusque-là tant à souffrir, et malgré toutes les difficultés il réussit en effet à pourvoir les 20.000 soldats qu'il congédiait sans confiscations. Comme il ne s'agissait plus de soldats de César ayant combattu de longues années en Gaule, mais de soldats qui avaient été moins longtemps sous les armes, et qui avaient à peine connu le dictateur ou ne l'avaient pas connu du tout, on pouvait les obliger à se contenter de champs plus petits et qui ne seraient pas placés dans la plus belle partie de l'Italie. Il leur assigna donc des terres un peu en dehors de l'Italie, dans la Gaule narbonnaise, à Beterræ (Béziers) et dans d'autres provinces[24] ; celles qu'il distribua en Italie étaient des terres achetées, telles que le vaste domaine municipal de Capoue, dont la ville employait les revenus aux dépenses publiques. Octave amena les habitants à changer leur domaine contre un riche territoire que la république possédait en Crète auprès de Cnosse, dont la ville de Capoue deviendrait propriétaire et dont les revenus, estimés à 1.200.000 sesterces, suffiraient aux dépenses publiques[25]. Il fit en outre restituer à leurs propriétaires les nombreux navires marchands qui avaient été réquisitionnés par lui ou par Sextus pendant la guerre[26] ; et comme, malgré toutes les troupes déjà congédiées, l'armée était encore trop nombreuse pour ces ressources, il prit le parti de se débarrasser des huit légions de Sextus Pompée, d'une façon déloyale mais peu coûteuse et qui devait plaire beaucoup à la bourgeoisie italienne. Ces légions, nous l'avons vu, étaient en grande partie composées d'esclaves des latifundia de Sicile et d'esclaves qui s'étaient enfuis d'Italie. A tous le traité de Misène avait accordé la liberté. Oublieux de cette promesse, Octave dispersa ces légions, fit rechercher les anciens esclaves fugitifs et ordonna qu'ils fussent restitués à leurs maitres ; il fit sans doute en même temps restituer les esclaves que l'on trouva dans la flotte. Environ 30.000 furent rendus à leurs maitres[27] ; une économie considérable fut réalisée dans l'armée et dans le service des pensions militaires ; et la classe aisée de l'Italie reçut un beau présent, retrouvant tout à coup une propriété qu'on avait longtemps crue perdue pour toujours. Octave se proposa ensuite de réprimer le brigandage dans toute l'Italie et les délits à Rome ; d'instituer une sorte de gendarmerie, les cohortes vigilum, probablement à l'imitation de celles d'Égypte[28] ; d'élever sur le Palatin un grand temple à Apollon avec un grand portique[29], pour donner du travail au prolétariat de Rome trop négligé. En réalité les vieux temples tombaient en ruine, et les nouveaux temples, que l'on était en train de construire, celui de César et celui de Mars Vindicator sur le Capitole, n'avançaient que très lentement, à cause du manque d'argent et des temps troublés. Malgré cela, on allait se mettre à en bâtir un autre. En cette même occasion, Auguste acheta, toujours sur le Palatin, plusieurs maisons situées autour de la sienne, pour agrandir celle-ci et être à l'avenir mieux logé[30]. En outre, pour bien montrer que les légions ne servaient pas seulement a soutenir la tyrannie des triumvirs, il décida d'entreprendre une suite d'expéditions contre les barbares des Alpes et de l'Illyrie, toujours à demi indépendants et toujours gênants pour les populations de la plaine et de la côte. Il pourrait ainsi sembler continuer la politique du proconsulat de son père. Enfin, et ce fut ce qui causa la plus grande surprise, il prononça un grand discours dans lequel il se déclara prêt à déposer le pouvoir de triumvir et à rétablir la république dès qu'il se serait entendu avec Antoine : il affirma ne pas douter qu'Antoine y consentirait, car, les guerres civiles étant finies, le triumvirat n'avait plus de raison d'être[31]. Les historiens n'ont vu dans ce discours qu'un piège tendu à Antoine ; mais ne serait-il pas possible aussi qu'Octave eût compris qu'il fallait commencer à poser la question de la fin du triumvirat ? Le triumvirat ne pouvait s'éterniser ; il était évident qu'il faudrait un jour sortir de la situation impossible où la république s'était enfermée ; et comme l'abolition des pouvoirs exceptionnels était inévitable, il pouvait sembler habile d'en prendre l'initiative. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'Octave faisait une politique meilleure, se faisait meilleur lui-même, et se corrigeait peu à peu de ses vices les plus graves. Il récompensait cette fois Agrippa de ses victoires, d'une façon magnifique en lui faisant décréter des honneurs inusités et en lui donnant de grandes propriétés en Sicile, prises parmi celles qui appartenaient aux cavaliers proscrits en l'an 43[32]. Voulant sonder les intentions d'Antoine et lui donner des gages de son amitié, au commencement de l'an 35, il lui envoya deux mille hommes de choix et du matériel de guerre pour compenser les navires détruits dans les eaux de Sicile, en chargeant Octavie de conduire ces troupes. C'était là le moyen le plus habile de faire comprendre à Antoine qu'il désirait que leurs liens de parenté ne fussent pas rompus et que la paix continuât, et en même temps de le forcer à déclarer ouvertement quelle était sa véritable femme, à avouer sa royauté en se déclarant pour Cléopâtre ou à briser son alliance avec l'Égypte, en accueillant Octavie comme sa femme légitime. L'Italie ne pourrait que lui être reconnaissante d'en avoir fini sans aucune provocation, par un moyen si adroitement choisi, avec l'équivoque du pseudo-mariage d'Antioche. Une si grande modération eut aussitôt sa récompense : peu de temps après son retour à Rome on lui conféra l'inviolabilité et tous les autres privilèges honorifiques des tribuns[33]. L'idée de faire à Antoine des avances amicales était heureuse et le moment bien choisi. Antoine n'avait pas obtenu dans l'expédition contre les Perses ce succès décisif qui aurait justifié toute sa politique, et des difficultés de tout genre commençaient à lui montrer les dangers des expédients téméraires auxquels il avait eu recours. Son échec, grandi par la rumeur publique, avait à ce point ébranlé dans l'Orient si mobile le système des royaumes et des principautés organisé par lui, que, pendant l'hiver de l'an 36 à l'an 35, Sextus Pompée avait pu, comptant sur la célébrité de son nom en Orient, former le projet de renverser Antoine. Il entama en effet des négociations secrètes avec le roi d'Arménie, le roi du Pont et le roi des Parthes ; il se mit à réunir des vaisseaux et à recruter des soldats ; il débarqua sur le continent et se rendit à Lampsaque. Le nom de Pompée avait encore une telle force qu'il trouva des soldats même parmi les colons que César avait fait venir là Il essaya alors de prendre Cyzique et commença une guerre véritable en Bithynie, obligea Antoine à envoyer contre Sextus le gouverneur de la Syrie, Titius, avec une flotte et des légions[34]. En Italie, d'autre part, où l'échec de son expédition rendait encore plus intolérable au peuple son pouvoir extraordinaire, Antoine retrouvait Octave que son mariage avec Cléopâtre avait dû éloigner de lui et dont les forces s'étaient accrues. Pour toutes ces raisons Antoine était si disposé à faire bon visage aux propositions amicales d'Octave, qu'il n'acceptait pas seulement, pour le moment du moins, les changements que son collègue avait apportés à son profit dans le triumvirat, mais qu'il avait même songé à lui envoyer L. Bibulus, le fils du fameux consul qui avait été le collègue de César, avec un message amical pour lui proposer de lui venir en aide pour son expédition en Illyrie[35]. Malheureusement il y avait entre les deux beaux-frères Cléopâtre, et la situation créée par la politique orientale d'Antoine était trop compliquée pour que les dispositions les plus conciliantes fussent suffisantes à la résoudre dans l'intérêt de la paix et de l'Italie. Antoine comprenait qu'il ne pouvait pas laisser les esprits, en Orient et en Italie, sous l'impression défavorable de son échec à peine dissimulé, qu'il fallait rétablir son prestige par une revanche. En effet, tandis qu'il s'occupait de faire réprimer la révolte de Sextus, il prenait le parti d'augmenter le nombre des légions, envoyait des agents en Italie et en Asie pour y recruter des soldats. Mais après le premier insuccès, il comprenait qu'une seconde épreuve était plus difficile et il voyait beaucoup mieux les dangers de l'entreprise, qu'il avait espéré pouvoir accomplir vite grâce aux plans de César. Était-il possible de demander aux légions ou aux princes d'Orient l'effort gigantesque accompli la première fois ? Était-il possible de pressurer encore l'Égypte pour en tirer l'argent nécessaire à une seconde entreprise, après la première qui avait coûté si cher et n'avait rien rapporté ? Bien que gouvernée par une monarchie absolue, l'Égypte n'était pas un instrument inanimé et que l'on pût manier à sa fantaisie pour n'importe quelle besogne. Elle ne se préoccupait que des richesses, des arts, des sciences et des plaisirs ; elle voulait que l'argent fût employé à payer des artistes et des hommes de science, à construire des temples et des palais, à creuser des canaux, à donner des fêtes, à augmenter le nombre des fonctionnaires, mais non à conquérir un empire si lointain et auquel personne ne s'intéressait. Les événements des dernières années avaient dû augmenter l'aversion des hautes classes pour Cléopâtre et pour son gouvernement, car ce mariage avec un proconsul romain était un événement trop insolite et trop bizarre même pour la politique dynastique de l'Orient. Enfin, il y avait une difficulté nouvelle plus grave que toutes les autres : c'est que Cléopâtre, qui n'avait jamais été favorable à l'expédition de Perse, qui s'y était résignée au début, parce que son concours avait été une condition nécessaire du mariage d'Antioche, voulait maintenant exploiter à son profit l'insuccès, c'est-à-dire détourner Antoine de nouvelles tentatives et l'amener à tirer au clair l'équivoque de sa condition, à n'être plus un roi d'Égypte caché sous le paludamentum d'un proconsul romain, à divorcer d'avec Octavie, à se déclarer ouvertement son mari et le souverain du pays, à agrandir enfin l'empire d'Égypte. L'échec de la campagne de Perse rendait seul possible le succès de son plan, car elle comprenait que, si Antoine réussissait à conquérir l'empire des Parthes, il n'aurait plus besoin de l'alliance égyptienne. Il lui fallait donc saisir le bon moment, détourner Antoine de la revanche, le rejeter sur le projet d'un grand empire égyptien. Elle justifierait ainsi devant son peuple sa politique personnelle et son mariage avec Antoine. Si l'Égypte vieillie n'aimait pas les guerres, elle aimait les apparences de la puissance et de la grandeur qui ne demandaient ni peine ni argent : elle aurait donc admiré un agrandissement de l'empire obtenu sans autres fatigues que les fatigues féminines de sa belle reine[36]. En somme Antoine comprenait que maintenant, après l'avoir tenté, il lui fallait réussir à conquérir la Perse ; mais les circonstances n'étaient plus aussi favorables que la première fois, sa confiance dans le succès avait diminué, sa décision commençait à chanceler. Il fallait toutefois, avant tout, en finir avec Pompée. Au printemps de l'an 35, la douce Octavie, qui se serait si volontiers tenue à l'écart dans sa demeure pour élever ses enfants, se préparait à partir pour l'Orient, comme un général, à la tête de 2.000 hommes[37] ; et à la même époque la guerre commençait en Illyrie. Une flotte qui, à ce qu'il semble, était sous le commandement d'Agrippa, remontant d'Adriatique du sud au nord, chassait de leurs repaires les pirates et les populations barbares des petites fies des côtes de Dalmatie et de Pannonie, capturait les vaisseaux des Liburnes et leurs hommes valides, qui étaient des pâtres renommés et pouvaient se vendre bien[38], tandis qu'au nord de l'Italie une armée marchait sur Trieste et là se divisait en deux, une partie se dirigeant au nord contre les barbares Carnes et Taurisques, et l'autre au sud-est dans la direction de Sénia (Segna). Ce fut probablement à Sénia que l'armée et la flotte se rencontrèrent[39]. Parti de Sénia à la tête de forces considérables, Octave pénétra dans le pays qui est aujourd'hui la Croatie, et qui était alors occupé par des populations diverses portant le nom général de Japides ; il y soumit d'abord les Mentines (Modrush) (?), puis les Avendéates, puis les Arupines (Otochacz)[40], puis les autres Japides des régions plus reculées, à qui il prit deux villes, Terpone et Métune, dont nous ne connaissons pas l'emplacement[41]. Enfin il entra dans cette région de la Croatie d'aujourd'hui, que les anciens appelaient Pannonie ; et mettant tout à feu et à sang, il parvint jusqu'au plus gros village, Siscia (Siszeg), placé au confluent de la Culpa et de la Sava ; il en fit le siège et le prit au bout de trente jours, mais il perdit dans cette affaire Ménodore, l'ancien amiral de Pompée qui l'avait accompagné et qui fut tué dans une rencontre[42]. L'entreprise réussissait donc bien et elle rapportait un butin considérable d'esclaves, d'argent et de vaisseaux. Dans le cercle des amis d'Octave ces succès firent naitre tant d'espérances qu'en automne, tandis qu'il quittait l'Illyrie pour prendre ses quartiers d'hiver en Gaule, on parlait déjà de faire la conquête du royaume des Daces, situé au delà du Danube dans ce qui est aujourd'hui la Hongrie, et aussi la conquête de la Bretagne, où César n'avait fait que prendre pied : en un mot, d'exécuter tous les desseins qu'à tort ou à raison on attribuait au dictateur[43]. Antoine de son côté, tandis qu'Octave faisait cette campagne dans la sauvage Illyrie, avait vaincu Sextus et l'avait fait mettre à mort, de façon toutefois à faire croire que ce meurtre était causé par une erreur fatale dans des ordres transmis. Il espérait ainsi ne pas encourir la haine que l'Italie porterait à celui qui détruisait la descendance de Pompée[44]. Antoine s'était ensuite emparé des trois légions de Sextus, et les avait fait passer sous ses ordres, réparant ainsi en partie les pertes de la campagne de Perse. Mais ce danger conjuré, d'autres difficultés plus grandes et plus complexes surgirent aussitôt, à cause de son indécision croissante et du conflit d'intérêts qui allait s'aggravant entre Cléopâtre et lui. Tout à coup au printemps de l'an 35 les circonstances semblèrent redevenir très favorables à une nouvelle expédition en Perse. Le roi du Pont, fait prisonnier lors du massacre de l'arrière-garde romaine dans la marche sur la capitale de la Médie, vint apporter à Alexandrie une proposition bien singulière du roi de Médie, celle d'une alliance contre le roi des Parthes[45]. Les deux anciens alliés s'étaient brouillés à cause du partage du butin pris aux Romains, et ils se préparaient à en venir aux mains. Antoine s'était fort réjoui de cette proposition inattendue qui pouvait lui rendre le chemin de la Perse beaucoup plus court et plus facile ; il s'était de nouveau enflammé à la pensée de cette entreprise contre les Parthes, et il avait voulu se rendre immédiatement en Arménie pour y conclure cette alliance et préparer la guerre[46]. Mais Cléopâtre, déjà inquiète à cause du voyage d'Octavie, s'alarma encore plus de cette alliance. Son influence et ses projets étaient très menacés, si Antoine s'engageait de nouveau dans la guerre contre la Perse, et si Octavie pouvait le revoir et s'entretenir avec lui. Ne pouvant cependant le retenir, Cléopâtre demanda à Antoine de la laisser l'accompagner, et il y consentit : ce fut là une faute grave, car elle sut en voyage user de tous les moyens par lesquels une femme rusée peut faire fléchir les résolutions d'un homme plus violent que fort. Au lieu de continuer à se montrer altière et joyeuse, comme une compagne qui partageait avec lui la puissance et les fêtes, elle devint triste, elle s'appliqua à maigrir et à pâlir, elle fit la malade ; sans proférer de plaintes, elle s'arrangea pour qu'Antoine fût sans cesse informé par tel ou tel des courtisans, que la reine était ainsi affligée et souffrante, parce qu'elle craignait d'être abandonnée, et qu'elle était résolue à se donner la mort s'il l'abandonnait véritablement[47]. Un certain Alexis de Laodicée semble l'avoir beaucoup aidée dans ce long manège[48]. Antoine n'avait pas une grande force de caractère ; amolli par les délices et le luxe de la cour d'Égypte, il commençait à subir l'influence de cette reine intelligente et rusée, comme il avait déjà subi celle de Fulvie, et, au fond, il n'était plus bien résolu à tenter une seconde fois la dangereuse aventure d'une campagne contre les Parthes ; il finit donc par céder, bien qu'Octave eût donné de nouveaux gages d'amitié, et montré combien il avait à cœur de rétablir la concorde entre son beau-frère et Octavie, en leur faisant voter à tous les deux de grands honneurs après la mort de Sextus[49]. Il fit dire à Octavie, à Athènes, de ne pas venir à sa rencontre, car il comptait retourner en Perse[50] ; mais il n'alla pas faire la guerre en Perse, et revint au contraire à Alexandrie, renvoyant tout à l'année suivante[51]. Le triomphe de Cléopâtre fut complet. L'an 34 promettait donc d'être fécond en grandes conquêtes, puisque, à la fin de l'an 35, il était question, en Italie et en Orient, de celles de la Perse, de la Grande-Bretagne et de la Dacie. Mais pendant l'hiver ces projets grandioses se rétrécirent singulièrement. Jugeant qu'il était temps de s'occuper un peu des services civils si négligés et de donner quelque satisfaction au public mécontent à si juste titre, Octave s'occupa surtout de mettre fin au manque scandaleux d'édiles, en nommant Agrippa à cette charge, qu'il devait remplir dès qu'il serait délivré des soins de la guerre d'Illyrie, et bien qu'il eût été consul. Depuis qu'il avait reçu en don les propriétés de Sicile, Agrippa, qui vivait avec une simplicité romaine, bien différente du luxe effréné de Mécène, et qui pouvait aussi compter sur l'héritage prochain d'Atticus, arrivé à l'extrême vieillesse, n'aurait pas été gêné pour remplacer à lui seul tous les édiles qui auraient dû remplir la charge pendant les dernières années, et pour pourvoir aux besoins de la ville et du peuple, qui ne pourrait manquer d'admirer cet ancien consul consentant à occuper une magistrature d'un grade inférieur, et à dépenser aussi une partie de son patrimoine pour les pauvres. Là-dessus, pendant l'hiver de l'an 35 à l'an 34, le bruit vint jusqu'à Rome que les Pannoniens s'étaient révoltés, ce qui décida définitivement Octave à réduire son programme pour l'année suivante à des proportions assez modestes : réprimer la révolte en Pannonie, si la révolte avait éclaté, et ensuite, s'il en avait le temps, dompter définitivement les peuples de Dalmatie toujours à demi indépendants. Ce même hiver, en Orient, Cléopâtre s'efforçait, avec son infatigable astuce, de faire abandonner complètement à Antoine l'idée de l'expédition contre les Perses, qu'il n'avait fait jusque-là que remettre à plus tard. De quels arguments se servit la belle reine, pour le persuader ? Il est à regretter qu'aucune source ne nous ait renseigné sur ce point. Il est vraisemblable cependant de supposer qu'elle chercha à lui faire comprendre qu'il n'était pas possible d'imposer à l'Égypte les dépenses d'une entreprise aussi formidable et aussi longue que celle de la conquête de la Perse, sans courir le risque de susciter des troubles et des révolutions ; qu'il fallait atteindre ce but par une voie plus longue mais plus sûre, en commençant à faire l'année suivante la conquête plus facile de l'Arménie. Ce pays était moins éloigné que la Perse ; son roi avait mérité ce sort par sa trahison de l'an 36 ; ses trésors immenses compenseraient Les pertes de la première expédition imputables à son roi et seraient d'un grand secours pour toutes les entreprises projetées. Il est certain en outre qu'elle insista avec une énergie redoublée pour qu'Antoine se décidât à répudier Octavie, à se déclarer ouvertement roi d'Égypte, à reconstituer autour de l'Égypte l'ancien empire des Pharaons, en le partageant entre leurs fils, et en fondant, pour leur propre descendance, une grande monarchie hellénisante, semblable à celles qu'avait fondées Alexandre. Le peuple égyptien, grisé par sa nouvelle grandeur, ouvrirait alors volontiers ses trésors pour la conquête de la Perse[52]. C'étaient là des conseils aussi hardis qu'ingénieux : un grand empire égyptien pouvait valoir la conquête de la Perse, si difficile et si incertaine. L'Italie n'était-elle pas un pays ruiné et épuisé ? Quelle gloire il y aurait au contraire à jouer en Égypte le rôle de successeur d'Alexandre I Mais le triumvir hésitait. Était-il encore possible d'arriver à une grandeur durable, en s'appuyant sur ce pays en dissolution ? Cléopâtre eut alors recours à tous les moyens de persuasion dont elle disposait comme reine et comme femme : elle l'éblouissait de fêtes magnifiques, variait sans cesse ses délassements, le mettait à la tête de la société des inimitables, une sorte de jeunesse dorée de la cour, qui prétendait être seule à connaître et à pratiquer les suprêmes raffinements de la sensualité orientale[53] ; elle s'efforçait enfin de vaincre l'opposition des amis romains qu'Antoine avait amenés avec lui d'Alexandrie. C'était là une difficulté nouvelle et qui devenait plus compliquée à mesure que les intentions de Cléopâtre devenaient plus manifestes. Tous les Romains de marque qui vivaient dans l'entourage d'Antoine avaient leurs biens, leur famille, leurs amis, leur cœur en Italie ; s'ils consentaient à demeurer en Orient aussi longtemps qu'il le fallait pour y faire fortune, ils ne voulaient pas y prendre racine ; ils répugnaient à l'idée de vivre toujours dans une cour d'affranchis et d'eunuques ; ils ne désiraient pas qu'Antoine répudiât Octavie et se brouillât avec son beau-frère, craignant les nouvelles guerres civiles qu'amènerait la discorde des deux chefs. Par le seul fait qu'Octave vivait en Italie, plusieurs amis d'Antoine, et parmi eux Statilius Taurus, étaient déjà entrés dans sa coterie, préférant ne pas s'éloigner de Rome. Cléopâtre s'efforçait d'en retenir autant qu'elle pouvait en Égypte : aux uns elle donnait de l'argent, aux autres des charges à la cour : un d'eux, un certain Ovinius, un de ces sénateurs de bas étage comme on en avait tant créé ces années-là accepta d'être le chef des ateliers de tissage de la reine[54]. Mais la plupart d'entre eux résistaient, et du moment où Cléopâtre s'apercevait qu'un ami d'Antoine appartenait aux irréductibles, elle s'appliquait à le rebuter, le maltraitant, l'insultant, le calomniant auprès d'Antoine, cherchant même à lui faire peur par de vaines menaces[55]. Il y avait donc une discorde complète et une guerre sourde entre les amis d'Antoine qui se partageaient en deux camps, celui des partisans et celui des adversaires de la reine. Mais, malgré le zèle de ceux-ci, Antoine cédait de plus en plus ; les derniers restes de son intelligence et de sa volonté, déjà dissipées dans sa vie trop aventureuse, s'évaporaient dans cette ivresse brûlante et continuelle d'adulations, de fêtes et de plaisirs. Cléopâtre réussit cet hiver-là à l'amener d'abord à tenter, en l'an 34, la conquête de l'Arménie. Le printemps et l'été de l'an 34 se passèrent donc, aussi bien en Orient qu'en Occident, à faire de petites guerres. Octave envoya Messala Corvinus soumettre les Salasses, qui habitaient la vallée que nous appelons aujourd'hui le val d'Aoste, et quant à lui, il retourna en Illyrie avec une armée pour délivrer Fufius Géminus, qui s'était laissé cerner et assiéger dans Siscia par les Pannoniens révoltés ; mais il apprit, étant encore en route, que Fufius était libre, les barbares fatigués ayant d'eux-mêmes abandonné le siège. Octave conduisit alors son armée dans l'étroite langue de terre comprise entre la mer et les Alpes Dinariques, pour y faire la guerre aux populations barbares et belliqueuses de la Dalmatie[56]. Peut-être envoya-t-il aussi un de ses généraux dans la vallée de la Sava et de là par les vallées de ses affluents dans ces régions qui sont aujourd'hui la Bosnie et la Serbie occidentale, pour y faire de rapides incursions et y recevoir des soumissions[57]. De son côté Antoine était parti au printemps d'Alexandrie ; il avait rejoint son armée qui devait se trouver à peu de distance de l'Arménie ; pour endormir sa défiance et réussir plus facilement dans son entreprise, il avait envoyé Dellius au roi d'Arménie, pour lui demander de fiancer sa fille au jeune Alexandre, l'aîné des enfants qu'il avait eus de Cléopâtre. Arrivé à Nicopolis dans la petite Arménie, il avait invité le roi à venir le trouver pour le consulter au sujet de rn guerre de Perse. Le roi d'Arménie, qui était sur ses gardes, déclina poliment, sous différents prétextes, l'invitation ; mais le général romain s'étant avancé alors rapidement avec ses légions dans la direction d'Artassata, et ayant renouvelé son invitation, il dut se rendre clans son camp. Il y fut reçu avec beaucoup d'honneur, mais retenu prisonnier : et là-dessus l'Arménie fut déclarée conquête romaine et les ministres reçurent l'intimation de livrer les trésors royaux. Ils tentèrent de résister ; l'héritier de la couronne chercha à défendre le royaume de ses pères. Il en résulta une courte guerre qui se termina par la victoire des Romains et par un pillage général du pays auquel se livrèrent les légions, qui n'épargnèrent même pas l'antique sanctuaire très riche et très vénéré d'Anaïtis dans l'Acélisène. Il y avait dans ce temple une statue de la déesse en or massif, que les soldats mirent en pièces et se partagèrent entre eux[58]. Sur ces entrefaites Antoine avait engagé des pourparlers avec le roi de Médie pour un mariage entre le jeune Alexandre et la fille de ce roi, Jotape ; les fiançailles furent conclues, et Antoine revint en été à Alexandrie, traînant avec lui le roi d'Arménie, sa famille, ses immenses trésors, c'est-à-dire une grande quantité d'or et d'argent[59]. Octave continuait pendant ce temps-là la guerre contre les Dalmates[60]. |
[1] Voir ce que disent PLUTARQUE, Antoine, 51, et DION, XLIX, 31, sur la distribution que fit Antoine de 35 drachmes par tête aux légionnaires et sur l'aide financière que lui prêta Cléopâtre. L'exiguïté de la donation, les bruits que l'argent venait de Cléopâtre confirment qu'Antoine manquait d'argent, et que les raisons principales de son alliance avec l'Égypte ont été les difficultés financières.
[2] APPIEN, B. C., V, 122 ; DION, XLIX, 11.
[3] APPIEN, B. C., V, 123-126 ; DION, XLIX, 12 ; VELLEIUS, II, 80.
[4] OROSE, VI, XVIII, 32.
[5] APPIEN, B. C., V, 129.
[6] DION, XLIX, 13-14 ; APPIEN, B. C., V, 129 ; OROSE, VI, XVIII, 33.
[7] APPIEN, B. C., V, 127.
[8] APPIEN, B. C., V, 130 ; DION, XLIX, 15.
[9] Voy. ce que dit VELLEIUS, II, LXXIX, 6, sur la haine implacable qui s'attacha à Titius, le gouverneur d'Antoine qui passa pour être responsable de sa mort.
[10] DION, XLIX, 15.
[11] C. I. L., I, p. 461 et 478.
[12] APPIEN, B. C., V, 130 ; DION, XLIX, 15.
[13] DION, XLIX, 15.
[14] APPIEN, B. C., V, 130.
[15] DION, XLIX, 16.
[16] DION, XLIX, 16.
[17] APPIEN, B. C., V, 131.
[18] Voy. l'anecdote de PLUTARQUE (Cicéron, 49) qui se rapporte à une époque plus tardive.
[19] DION, LXIX, 16.
[20] DION, XLIX, 32.
[21] APPIEN, B. C., V, 129.
[22] APPIEN, B. C., V, 133 ; DION, XLIX, 17.
[23] APPIEN, B. C., V, 132.
[24] DION, XLIX, 34 ; voy. KROMAYER, dans Hermes, XXXI, p. 14 et 15 ; HYGIN. éd. Lachmann, p. 177.
[25] VELLEIUS, II, 81 ; DION, XLIX, 14.
[26] APPIEN, B. C., V, 127.
[27] MON. ANC. (Lat.), V, 1 ; APPIEN, B. C., V, 131.
[28] APPIEN, B. C., V, 132. Mais il ne s'agissait alors que d'un projet qui fut exécuté beaucoup plus tard.
[29] VELLEIUS, II, 81 ; DION, XLIX, 15 ; MON. ANC. (Lat.), IV, 1.
[30] VELLEIUS, II, 81.
[31] APPIEN, B. C., V, 132.
[32] HORACE, Ép., I, III, 1 et suiv. nous apprend qu'Agrippa avait des biens considérables en Sicile. Ils ne pouvaient guère lui venir de l'héritage qu'il avait fait d'Atticus, car nous ne voyons pas que celui-ci ait possédé de terres en Sicile : il est donc probable que c'étaient des biens de proscrits. D'où la supposition qu'ils lui furent donnés après la conquête de la Sicile et comme récompense de ses victoires.
[33] APPIEN, B. C., V, 132 ; DION, XLIX, 15 ; OROSE, VI, XVIII, 34. Voy. MOMMSEN, Res Gestæ Divi Augusti (1re édition), p. 23.
[34] APPIEN, B. C., V, 133-139 ; DION, XLIX, 17 et 18.
[35] APPIEN, B. C., V, 132.
[36] Voy. l'Appendice.
[37] PLUTARQUE, Antoine, 53.
[38] APPIEN, Ill., 16. Voy. KROMAYER, dans Hermes, p. 4. C'est encore une supposition de sa part qu'Agrippa ait commandé la flotte. VULIC, Contributi alla guerra di Ottavio in Illiria, Padoue, 1903, 2 et suiv., conteste cette hypothèse de Kromayer et donne d'ingénieux arguments ; mais le peu de documents fait qu'il est malaisé de trancher la question.
[39] KROMAYER, dans Hermes, XXXIII, p. 4.
[40] APPIEN, Ill., 16 ; KROMAYER, dans Hermes, XXXIII, p. 4.
[41] DION, XLIX, 35 ; APPIEN, Ill., 13-21 ; KROMAYER, dans Hermes, XXXIII, p. 5, n. 3.
[42] DION, XLIX, 37 ; APPIEN, Ill., 22-24.
[43] Voy. DION, XLIX, 33.
[44] DION, XLIX, 48 ; APPIEN, B. C., V, 140-444. Il me semble que c'est là l'explication la plus vraisemblable de la façon peu claire, même pour les anciens, dont cette mission fut remplie.
[45] DION, XLIX, 33 ; PLUTARQUE, Antoine, 52.
[46] DION, XLIX, 33, dit que cette année-là et après l'ambassade de Polémon, Antoine partit d'Alexandrie pour aller faire la guerre au roi d'Arménie. Mais il est évident qu'il fait une confusion avec l'expédition de l'année suivante ; on ne voit pas en effet quel rapport il y aurait entre l'alliance proposée par le roi de Médie et une guerre au roi d'Arménie. Voy. PLUTARQUE, Antoine, 52.
[47] PLUTARQUE, Antoine, 53, dit très nettement que cette comédie avait pour but de détourner Antoine d'aller en Médie.
[48] Voy. PLUTARQUE, Antoine, 72.
[49] DION, XLIX, 18.
[50] PLUTARQUE, Antoine, 53 ; DION, XLIX, 33.
[51] DION, XLIX, 33. — BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, II, Paris, 1904, p. 269 : On a peine à croire qu'Antoine ait été réellement dupe de cette stratégie féminine. Sans être assez sceptique ou assez modeste pour apprécier le talent de la comédienne, il savait bien qu'en somme il avait affaire à une femme jalouse et que son absence n'eût pas passé pour un abandon, si Octavie ne s'était pas trouvée à quelques journées de la côte d'Asie. Ce n'était pas une raison pour renoncer à une expédition que Cléopâtre elle-même jugeait naguère tout à fait opportune et pour tromper l'attente du roi de Médie, qui risquait de se trouver seul en face des Parthes informés de son alliance avec les Romains. Mais après la triste expérience de l'année précédente, Antoine appréhendait, plus qu'il n'osait se l'avouer à lui-même, une nouvelle campagne d'Orient, et il est probable qu'il ne fut pas fâché de se heurter à des objections. On s'aperçut tout à coup que les préparatifs étaient insuffisants et la saison trop avancée. Il ne fallait pas recommencer la faute commise et s'exposer de nouveau à être surpris par l'hiver en pays ennemi. Ces considérations du savant historien français sont excellentes. Après les avoir lues, je me suis persuadé que la meilleure manière d'expliquer la conduite d'Antoine à ce moment est de supposer qu'au fond il ne voulait plus tenter une seconde fois l'expédition.
[52] Voy. l'Appendice.
[53] Voy. PLUTARQUE, Antoine, 28.
[54] OROSE, VI, XIX, 20.
[55] Les faits rapportés par PLUTARQUE, Antoine, 59, bien qu'ils aient trait à une époque postérieure, peuvent donner une idée de la façon dont Cléopâtre tracassait les amis d'Antoine qui lui étaient contraires.
[56] DION, XLIX, 38 ; APPIEN, Ill., 25-27.
[57] KROMAYER le nie ; mais VULIC, op. cit., p. 28 et suiv., fait certaines objections qui ne sont pas sans valeur. C'est encore là une question qu'il est impossible de trancher par une conclusion définitive.
[58] DION, XLIX, 3940 ; OROSE, VI, XIX, 3. C'est une conjecture vraisemblable que le temple dont parlent aussi STRABON, XI, XIV, 16 et PLINE, XXXIII, IV, 82, fut pillé à ce moment-là.
[59] OROSE, VI, XIX, 3 : magnam vimauri argentique.
[60] DION, XLIX, 40.