GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME IV. — ANTOINE ET CLÉOPÂTRE

CHAPITRE IV. — « LES GÉORGIQUES ».

 

 

Le 27 novembre de cette même année (38 av. J.-C.), Ventidius entrait dans Rome au milieu des applaudissements du peuple, et célébrait le triomphe sur les Parthes[1] ; quelque temps après (les dates précises nous font malheureusement défaut), Mécène revenait de Grèce et Agrippa de Gaule[2]. Octave avait espéré faire décréter également le triomphe à Agrippa, pouf faire le pendant au triomphe de Ventidius et démontrer que les généraux d'Antoine n'étaient pas les seuls à remporter des victoires. Mais Agrippa comprit que son triomphe, décrété par la volonté d'Octave après ses succès peu importants en Gaule, aurait été mesquin en comparaison de celui de Ventidius, décrété par la grande voix de l'opinion publique après la glorieuse bataille de Gindare ; il craignit peut-être aussi d'éveiller la jalousie d'Octave, et il prétendit qu'il ne voulait pas d'un triomphe, alors que le désastre de Scilla était encore si récent[3]. D'ailleurs des soucis beaucoup plus graves survenaient. Nous n'avons pas de témoignages directs pour nous dire exactement quel message Mécène rapportait à Octave ; mais les faits qui suivirent nous portent à croire qu'il devait être à peu près celui-ci : Antoine se déclarait prêt à venir en aide à Octave dans la guerre contre Pompée, en lui cédant une partie de sa flotte, mais il demandait en échange un contingent de soldats pour la conquête de la Perse, contingent très important, du moins à ce qu'il semble, et non pas de recrues nouvelles, comme Antoine aurait pu en enrôler lui-même en Italie sans l'assentiment d'Octave , mais de soldats aguerris pris dans l'armée de son collègue. Antoine était maintenant décidé à tenter l'année suivante (l'an 37) la guerre de Perse ; mais comme une partie de son armée assiégeait alors Jérusalem, que pour la conquête de la Perse sa flotte était inutile, et qu'il se sentait à court d'argent, il avait imaginé cet échange pour faire des économies sur les dépenses navales[4]. Quant au renouvellement du triumvirat, il renvoyait l'accord au printemps, quand il viendrait en Italie pour conclure l'échange ; et c'était là un nouvel expédient pour obliger Octave à se montrer conciliant. En effet, le triumvirat n'étant pas renouvelé avant la fin de l'année, Octave, s'il ne voulait pas revenir à la vie privée ou violer la légalité, allait être obligé le premier janvier de l'an 37 de sortir de Rome, car un principe fondamental du droit constitutionnel romain voulait que tout chef d'armée conservât son commandement, comme par intérim, au-delà de la date fixée, tant que son successeur n'avait pas été nommé ou n'était pas parvenu sur les lieux ; mais il fallait pour cela qu'il se tînt en dehors du pomœrium. Les triumvirs conserveraient donc l'imperium sur les armées et sur les provinces, c'est-à-dire la partie essentielle de leur autorité, tant que leurs successeurs ne seraient pas désignés, à la condition cependant de se tenir en dehors de Rome[5], condition indifférente pour Lépide et pour Antoine, qui étaient en Afrique ou en Grèce, mais très fâcheuse pour Octave, qui avait le gouvernement de l'Italie.

En définitive, Antoine voulait faire supporter aux troupes de son collègue une partie des pertes occasionnées par cette conquête de la Perse, dont il devait ensuite tirer lui seul gloire et puissance. Il est donc naturel que les propositions d'Antoine aient été pour Octave et ses amis un gros objet de considérations et de discussions. Fallait-il céder ou résister ? Et si l'on résistait, comment le faire sans provoquer une guerre civile ? Conseillé sans doute par Agrippa et par Mécène, Octave prit le parti de se mettre immédiatement à construire une nouvelle flotte, sans reculer devant la nécessité d'accabler les propriétaires de nouvelles charges en argent et en esclaves[6], pour pouvoir, quand Antoine viendrait au printemps, lui répondre que l'on n'avait plus besoin de ses vaisseaux, et chercher ainsi, par des marchandages, à rendre l'échange proposé moins onéreux. Agrippa, qui était un homme actif et plein de ressources, fut chargé de la construction de la nouvelle flotte. Sans tarder il se rendit à Naples, embaucha des ouvriers, fit prendre aux soldats la pioche et la hache, eut l'idée de creuser entre Pouzzoles et le cap Misène un canal qui ferait communiquer le lac Averne avec le lac Lucrin, et de changer en un môle à ouvertures l'étroite bande de terre qui séparait le lac Lucrin de la mer[7]. Au commencement de l'an 37, les bords du beau golfe de Pouzzoles étaient pleins de terrassiers, de maçons, de forgerons, de calfats qui travaillaient au port et à la flotte.

Cependant, à la fin de l'an 38, Octave était sorti du pomœrium[8], et le 1er janvier de l'an 37, le pouvoir des triumvirs expirait, Rome était de nouveau administrée par les anciens magistrats républicains déjà nommés, dont le nombre depuis un an avait encore augmenté. On avait nommé cette année-là non seulement un grand nombre de préteurs, mais aussi un nombre extraordinaire de questeurs[9]. Mais comme Octave ne pouvait entreprendre la guerre contre Sextus Pompée tant qu'il ne se serait pas mis d'accord avec Antoine, il ne se passa rien avant le mois de mai, c'est-à-dire jusqu'au moment où Antoine arriva dans le port de Tarente avec trois cents vaisseaux[10] pour effectuer l'échange proposé. Mais Octave n'y était pas, et il n'avait envoyé aucune nouvelle. Antoine fut obligé d'envoyer de tous les côtés des messagers le chercher, de solliciter sa réponse, et de l'attendre longuement, car Octave ne se pressait nullement de la lui envoyer. Et à la fin, la réponse arriva ; mais elle était négative. Octave lui faisait dire qu'il n'avait pas besoin de ses vaisseaux, parce qu'il s'était fait construire une flotte. Antoine en fut très mécontent. Même s'il comprit facilement que c'était là une feinte pour traiter dans des conditions plus avantageuses, il n'en voyait pas moins son expédition contre la Perse de nouveau entravée ; et d'autre part, il ne pouvait pas employer la force, commencer une nouvelle guerre civile pour obliger son collègue à accepter une partie de ses vaisseaux, malgré l'absurdité de la décision prise par Octave de faire construire une nouvelle flotte, alors que la sienne pourrirait dans les eaux de la Grèce. Il fallait donc patienter, obliger par d'autres moyens Octave à en finir avec ses feintes. Antoine, qui ne manquait jamais d'expédients, se servit cette fois de sa femme : il effraya la douce Octavie, en menaçant de faire la guerre à son frère ; il l'amena ainsi à intervenir, et il envoya de nouvelles ambassades. Mais Octave ne se pressa pas de répondre, en sorte qu'Antoine dut attendre encore pendant les mois de juin et de juillet. Enfin, au mois d'août, à ce qu'il semble, il se décida à se rendre à Tarente avec Agrippa et Mécène. Octavie vint à leur rencontre, elle supplia Octave de ne pas faire d'elle, qui était si heureuse, la plus malheureuse des femmes, en provoquant une guerre dans laquelle elle perdrait ou son frère ou son mari[11] ; et le frère se laissa attendrir. C'est du moins ce que put croire le public naïf, habitué maintenant à voir les femmes diriger les affaires politiques. En réalité, Octave, Agrippa et Mécène comprenaient qu'il fallait donner au moins en partie satisfaction à Antoine et faire l'échange, qui du reste n'était pas inutile ; car si on irritait trop le triumvir, on risquait de le pousser à s'allier avec Sextus et avec Lépide. Cette nécessité, plus encore que les prières d'Octavie, rendirent possible à Tarente un accord. Antoine se montra plus modéré dans ses demandes, et Octave voulut bien y accéder ; il fut convenu que l'on présenterait au peuple une loi qui renouvellerait le triumvirat pour cinq ans, à partir du 1er janvier de l'an 37[12] ; Antoine céda à Octave 130 vaisseaux et il reçut en échange 21.000 hommes[13]. Il fut décidé en outre que Julie, la fille d'Octave, serait fiancée au fils aîné d'Antoine, et que la fille d'Antoine et d'Octavie serait fiancée à Domitius[14]. Enfin le traité de Misène était annulé. Antoine partit aussitôt pour la Syrie, en laissant à Tarente 430 vaisseaux.

Mais cette paix n'apporta pas au public l'allégresse qu'avait causée la paix de Brindes. A l'agitation, aux troubles, aux émeutes de l'an 39 avaient succédé un mécontentement muet et une morne indifférence. La surexcitation une fois passée, tout le monde était tombé dans un grand découragement ; on s'imaginait que la puissance des triumvirs était inébranlable, qu'il n'y avait plus aucun espoir d'une amélioration ou d'un changement. Personne ne se doutait que les triumvirs eux-mêmes sentaient leur situation très faible et très menacée. Ainsi, en dehors de ceux qui ambitionnaient des charges, il semblait qu'il n'y eût plus personne qui s'occupât de politique. Et pourtant sous ce découragement et sous cette indifférence universelle, se cachait le principe d'un renouveau salutaire, le premier et timide effort de la nation, après la tourmente de la révolution, pour s'adapter au nouvel ordre de choses et pour tirer encore de ces ruines le plus grand avantage, comme elle l'avait tiré de la prospérité de l'époque heureuse de César et de Pompée. Telle est la loi éternelle de la vie, qui par un perpétuel retour change le bien en mal et le mal en bien. Peu à peu, sous l'effort patient des hommes cherchant chacun à s'assurer la plus grande portion de bonheur, tous les fléaux de la révolution devenaient autant de bienfaits ; la division même des terres et des capitaux, que la révolution avait faite par tant d'injustices et de violences, commençait à produire ses effets salutaires. Les vétérans qui avaient reçu des portions des grandes propriétés morcelées, les nouveaux propriétaires qui dans les guerres civiles avaient acheté des terres à très bon compte, aussi bien que les anciens propriétaires, qui avaient perdu une partie de leurs domaines, étaient poussés par la crise économique, par leurs besoins accrus, par les impôts, par le désir de réparer autant qu'il était possible les pertes qu'ils avaient subies, à accomplir définitivement la transformation commencée depuis un siècle de l'ancienne et grossière agriculture en une agriculture nouvelle, plus savante, se servant de capitaux, employant des esclaves, utilisant mieux la science agronomique des Orientaux. Assurément, si les terres ne manquaient pas, l'argent se faisait rare depuis que le monde romain, déjà dévasté par les guerres civiles, avait été divisé en deux parties par Antoine, et l'Italie semblait se résigner à ne plus recevoir les tributs, même très amoindris, de l'Asie. Mais ce manque de capital était encore pour le moment une chose très bonne. Le crédit avait été trop facile à l'époque de César, et cela avait fait beaucoup de mal ; tout le monde en avait abusé ; on s'était aventuré dans des spéculations et des entreprises dangereuses, et on avait souvint dépensé plus qu'il n'était raisonnable ; tandis que maintenant qu'il était presque impossible de trouver de l'argent à emprunter, on mesurait mieux ses forces, on s'ingéniait à tirer le plus grand profit de ce que l'on avait, on apportait dans la culture et dans le commerce un esprit plus avisé et plus prudent. La disposition de l'esprit public changeait aussi. Comme on était loin de l'époque où toute l'Italie s'extasiait devant les grandes conquêtes de César et de Crassus, et les dépenses énormes de Pompée ! de l'époque où les fortunes rapides, le luxe public et privé, les ambitions sans scrupules, les dettes formidables, les gains faits par violence ou par fraude, étaient tolérés ou même admirés par ce peuple, qui dans le pillage du monde cherchait de quoi embellir ses villes et en faire le joyeux rendez-vous de tous les hommes libres, vivant du travail des esclaves et du tribut des vaincus ! Maintenant au contraire, dans l'effroi causé par tant de ruines, cette classe aisée et cultivée, qui avait à son tour subi pendant la révolution la violence qu'elle avait elle-même exercée si longtemps sur les autres, se souvenait des petits commencements du grand empire et déplorait la perte des vertus de l'ancienne époque agricole, détruites par les vices de l'époque mercantile La tradition, après toutes les hardiesses de l'esprit révolutionnaire, revenait en faveur ; il y avait tout un retour de mœurs d'autrefois pour les choses dont le peuple, malgré la révolution, restait encore le maître : la vie privée et l'administration domestique. Tandis qu'il était autrefois de mode de déployer un grand luxe, il était maintenant de bon ton de faire ostentation de pauvreté et de simplicité. A Mécène qui engageait Horace à devenir un homme politique et à solliciter des magistratures, le poète répondait par la sixième satire du premier livre, en se vantant d'avoir eu pour père un affranchi bon et honnête, en déclarant qu'il se contentait de sa pauvreté, de ses humbles ancêtres, et qu'il ne désirait pas autre chose[15]. Revenir à la terre, à la mère saine et féconde de toutes choses, semblait à tous la vraie sagesse. Salluste lui-même, qui cependant avait mis sa parole, sa plume et son épée au service de César, c'est-à dire du parti qui avait fomenté de toutes ses forces l'esprit révolutionnaire de l'époque mercantile, posait alors comme fondement de toute sa conception historique la doctrine que la richesse, le luxe et les plaisirs corrompent les nations, en détruisant les fortes vertus de l'âge rustique. Tandis que l'on s'entretenait des discordes des triumvirs, des nouvelles guerres civiles et des nouvelles confiscations menacées, partout, aussi bien dans les hautes classes que dans la classe moyenne, aussi bien à Rome que dans les petites villes d'Italie, dans le palais de Mécène que dans la maison que le vétéran de César avait volée à son propriétaire, on discutait passionnément sur la vie des champs, les cultures nouvelles et les profits que l'on pouvait en tirer ; partout on cherchait sur ce sujet des livres, des préceptes, des conseils. Un sénateur romain, qui, toute sa vie, s'était comme tant d'autres occupé plutôt de cultiver ses champs que de gouverner l'État, Cnéus Trémellius Scrofa, avait déjà publié ces années-là un traité d'agriculture[16]. Dans ce monde des intellectuels de profession qui se formait alors et où entraient des affranchis de grandes familles et des hommes de la classe moyenne libre, il ne pouvait manquer de se rencontrer quelqu'un qui, sans être agriculteur, imitât l'exemple de Scrofa, et en feuilletant les écrivains grecs qui s'étaient occupés de la culture, se mit à composer des traités d'agriculture, destinés aux anciens et aux nouveaux propriétaires. C'est ce que fit un certain Caïus Julius Hyginus, esclave que César, à ce qu'il semble, avait pris tout jeune à Alexandrie, puis affranchi et laissé en héritage à Octave[17]. Il composa, en l'an 37 probablement, un livre De agricultura, et un traité d'apiculture, le premier qui ait été écrit en latin[18]. Mais l'humble travail d'érudition de l'affranchi correspondait si bien à un besoin du moment, que cette même année deux grands esprits latins se mettaient à composer, l'un un grand traité de technique et d'économie rurales, l'autre un grand poème sur l'agriculture.

Varron, qui avait échappé aux proscriptions en y perdant une partie de son grand patrimoine[19], entreprenait à quatre-vingts ans, vers la fin de l'an 37[20], de résumer ses innombrables expériences d'agriculteur et d'homme politique, toutes ses connaissances et ses réflexions d'érudit et de travailleur[21], dans un des livres les plus importants qui soient pour l'histoire de l'Italie antique, et que les historiens ont eu tort de ne pas lire assez. Nul autre parmi les écrivains de cette époque dont nous possédons les œuvres, pas même Cicéron, n'a fait un effort plus vigoureux que Varron dans le dialogue De re rustica, pour s'orienter dans le désordre des événements qui bouleversaient alors son pays. L'Italie était-elle en progrès ou en décadence ? Fallait-il aller de l'avant avec courage vers un avenir meilleur ou revenir en arrière ? Varron s'efforce de dominer, des hauteurs d'une doctrine générale, toutes les contradictions qui à son époque provenaient du contraste existant entre les anciennes traditions agricoles et l'esprit mercantile qui pénétrait même dans l'agriculture, de la guerre sourde et tenace que se faisaient les grands propriétaires des latifondia si éprouvés depuis quelques années, et la bourgeoisie qui tentait par tous les moyens, même par la révolution et la violence, de partager l'Italie en domaines de moyenne grandeur, — de trente, quarante, cinquante hectares — qui, cultivés par des esclaves, pourraient fournir à leurs propriétaires ce dont ils avaient besoin pour les plaisirs, les charges, les honneurs de la vie municipale dans les nombreuses villes d'Italie. Varron professe ce que nous appellerions aujourd'hui la théorie du progrès ; il n'est pas d'accord avec ces philosophes et ces poètes grecs qui considéraient l'histoire du monde comme une décadence de l'ancien âge d'or ; il pense que le genre humain change et va toujours vers le mieux, qu'il a d'abord vécu des fruits naturels de la terre, puis qu'il est passé à une vie pastorale encore barbare et primitive ; que les hommes dispersés dans les solitudes des campagnes se sont mis ensuite à les cultiver ; et qu'enfin ils se réunirent dans les villes, où les arts et les métiers, les plaisirs et aussi des vices plus raffinés et plus funestes[22] se développèrent et se perfectionnèrent. Il veut donc, en philosophe, étudier ce qui se passe à son époque, qu'il regarde comme une époque de transformation nécessaire. Mais quand ses personnages, qui sont tous de riches propriétaires, considèrent isolément les phénomènes de cette transformation, ils tombent dans de singulières contradictions ; et la même chose arrive à Varron lui-même, quand il parle en son nom dans les introductions ou dans le dialogue. Le beau-père de Varron, C. Fundanius, le chevalier Agrius, le publicain Agrasius considèrent ensemble une carte d'Italie peinte sur le mur du temple de Tellus et ils s'écrient que l'Italie est le pays le mieux cultivé du monde[23], qu'elle est presque convertie tout entière en un immense verger[24]. D'autre part Cnéus Trémellius Scrofa constate plus modestement que de son temps l'Italie est mieux cultivée qu'aux siècles précédents[25]. Et cependant, plus loin, Varron répète, lui aussi, la récrimination pessimiste si fréquente à son époque, d'après laquelle les hommes s'étaient trop amollis et, aimant mieux applaudir les acteurs dans les villes que de bécher la terre, délaissaient l'art de Cérès, si bien que l'Italie ne produisait plus comme autrefois tout ce qu'il fallait pour sa subsistance, et que Rome se nourrissait de blés importés de pays lointains[26] ! Les méthodes de culture changeaient, mais les résultats des premières expériences étaient si variables qu'il était difficile, en effet, de discerner les cas où l'insuccès était causé par l'inexpérience des agriculteurs de ceux où il tenait au contraire à des difficultés insurmontables. C'est ainsi que Varron laisse émettre, sans y contredire ouvertement, l'opinion encore très répandue alors que l'on ne pouvait pas cultiver la vigne avec profit en Italie[27]. Ses personnages savent par expérience qu'un propriétaire riche peut gagner beaucoup en élevant des ânes pour les cultivateurs, des chevaux pour les voitures, pour les chars et pour l'armée ; en tenant de grands troupeaux de brebis et de chèvres dans les pâturages de l'Italie méridionale ou de l'Épire, en achetant des esclaves de Gaule ou d'Illyrie pour les garder, chacun d'eux chargé des soins à donner à environ quatre-vingts ou cent bêtes, et sous la direction d'un chef esclave plus instruit et plus intelligent. Le poil de chèvre était recherché pour les machines de guerre et la peau pour faire des outres ; la laine des moutons se vendait avec profit, à mesure qu'augmentait dans les villes la population des petites gens qui ne pouvaient se faire leurs vêtements chez eux avec la laine de leurs moutons. Mais Varron lui-même conserve encore quelque chose de la vieille rancune des paysans d'Italie, qui, un siècle auparavant, avaient eu peur, à un certain moment, d'être tous chassés des champs de leurs aïeux, pour faire place aux moutons et aux chèvres. Il se plaint parfois que les anciennes lois restrictives sur le droit de pâture et les troupeaux soient tombées en désuétude[28]. Fidèle aux grandes traditions romaines, Varron déteste les villes et les considère comme des écoles de corruption, d'oisiveté, de luxe ; il vante l'austère pureté de la vie des champs, qui conserve la santé du corps sans les exercices artificiels de la gymnastique, les vertus du caractère sans les leçons fatigantes de la philosophie ; il regrette l'époque où les grands passaient presque toute l'année à la campagne, et retenaient autour d'eux, sous leur protection, le petit peuple des cultivateurs libres, qui respirait ainsi l'air pur des champs au lieu du souffle pestilentiel des ruelles et des carrefours[29].

Et pourtant Varron consacre dans son traité tout un livre, le troisième, pour montrer quel parti les agriculteurs peuvent tirer des vices, des orgies, des débauches des grandes villes et en particulier de Rome ; pour montrer aussi tout ce que peut donner dans le voisinage de Rome, à cause des banquets publics si fréquents, et de la tendance générale à la bonne chère, l'élevage des grives, des oies, des pigeons, des escargots, des poulets, des paons, des chevreuils, des sangliers, enfin de tous les animaux dont la chair pouvait servir à rompre la monotonie de la viande de porc, d'agneau et de chevreau, les seuls animaux dont on mangeait communément, à cette époque où le bœuf servait presque uniquement au travail. Avec quel soin Varron énumère et étudie tous ces objets de gain ! Un des interlocuteurs raconte qu'il a entendu dire à l'affranchi comptable d'une villa de Marcus Séius auprès d'Ostie, où l'on élevait toute sorte d'animaux pour les revendre aux marchands de Rome, que Séius gagnait à cela 50.000 sesterces par an[30]. Varron ajoute que sa tante maternelle, en élevant des grives dans un domaine de la Sabine, situé à vingt-quatre milles sur la via Salaria, avait gagné 60.000 sesterces en une seule année, pendant laquelle elle en avait vendu 5.000, au prix moyen de 12 sesterces la pièce, environ 3 francs, tandis qu'un excellent domaine de Varron à Rieti, d'une contenance de 200 arpents (80 hectares), ne rapportait que 30.000 sesterces (7.500 fr.) par an[31]. Le premier interlocuteur intervient de nouveau, et raconte, en citant encore l'exemple de Marcus Séius, qu'un troupeau de cent paons, aux soins duquel suffisait un intelligent procurator, esclave ou affranchi, pouvait rapporter environ 40.000 sesterces par an, par la vente des œufs et des petits[32]. Les interlocuteurs poussent des exclamations d'étonnement et frémissent d'envie ; et le vieil écrivain oublie alors ses théories austères, pour leur enseigner avec un soin méticuleux le meilleur moyen de pêcher ces gros bénéfices dans les eaux fangeuses des vices et du luxe des villes. Faut-il donc en conclure, comme beaucoup d'historiens l'ont fait, que l'admiration pour la simplicité des vieilles générations, professée par Varron et par un si grand nombre de ses contemporains, n'était qu'un naïf anachronisme ? Je ne le crois pas. Malgré les causes nombreuses et profondes qui altéraient les vieilles mœurs, ces vertus, sous des formes un peu différentes et moins grossières qu'autrefois, étaient encore nécessaires à la classe des moyens propriétaires d'Italie. Varron a très bien vu la raison dernière des difficultés au milieu desquelles cette classe se débattait. Dans les siècles précédents, quand le père de famille, soutenu par de riches protecteurs, n'employait pour cultiver son champ que ses bras et ceux de ses enfants, de nombreuses familles pouvaient vivre assez bien sur de petits lots de terre, à la condition de travailler beaucoup et de savoir se contenter de peu ; de même que les grandes propriétés à esclaves pouvaient donner un petit revenu en argent au propriétaire, si la terre était fertile et les esclaves à bon marché. Mais la propriété moyenne cultivée avec des esclaves et où le matte s'imaginait trouver sans travailler lui-même une douce aisance, donnait facilement des mécomptes, et cela pour une raison que Varron entrevoit déjà et que l'économie politique a depuis cent ans révélée : la grande cherté du travail servile, qui arrivait facilement à engloutir tous les revenus d'un domaine peu étendu. Varron cite en effet le compte de Caton, d'après lequel il fallait, pour une plantation d'oliviers de 240 arpents, treize esclaves, un régisseur et sa femme, cinq manouvriers, trois laboureurs, un ânier, un porcher, un berger ; et pour un vignoble de cent arpents, le régisseur et sa femme, dix manouvriers, un laboureur, un porcher, un ânier, en tout quinze esclaves. Il fait cependant observer avec raison que ces chiffres conviennent à des fermes d'une certaine étendue, mais que pour des terres plus petites la dépense est relativement plus grande, car il faut toujours un régisseur et sa femme, et on ne peut pas toujours réduire le nombre des esclaves en proportion de l'exiguïté du terrain ; en sorte que le travail que l'on fait faire par des esclaves est d'autant plus coûteux que la propriété est plus petite[33]. Varron indique en outre un autre inconvénient de l'exploitation par les esclaves et dont la moyenne propriété a beaucoup plus à souffrir que la grande ; ce sont les maladies et la mort des esclaves. La perte d'un seul esclave peut en effet quelquefois annuler tout le revenu d'une année, si la terre est de peu d'étendue[34]. Il signale encore une difficulté du même genre, quand il considère l'acquisition des objets industriels nécessaires à l'exploitation. Autrefois la plupart de ces objets étaient fabriqués à la maison par quelqu'un de la familia ; mais Varron voit bien que la chose est plus difficile, si l'on emploie des esclaves au lieu d'employer ses enfants, car, en général, les esclaves n'étant capables que d'accomplir un seul travail, il faudrait avoir sur la propriété, pour des travaux aussi différents, un grand nombre d'esclaves artisans, chacun spécialisé dans un métier. Mais l'entretien de tant d'esclaves et les risques de mort et de maladie seraient beaucoup trop lourds pour une propriété de moyenne grandeur. Varron conseille donc d'acheter des terres dans le voisinage d'une ville où l'on pourra trouver des artisans de condition libre, ou auprès de grandes propriétés habitées par des familiæ d'esclaves nombreux et spécialisés, de façon à pouvoir louer un de ces esclaves pour le travail qu'il peut faire, et simplement pour le temps nécessaire[35]. Enfin il conseille d'employer autant que possible des ouvriers libres, surtout pour les travaux insalubres et pour les travaux temporaires comme la moisson et la vendange[36] ; il veut que l'on mette à la tête des domestiques, comme régisseur, un esclave habile, expérimenté et fidèle, sans lequel la propriété conterait au lieu de rapporter[37] ; il recommande avant tout d'être économe et simple ; de suivre dans l'administration des propriétés, non pas les exemples récents, mais la tradition séculaire ; de se garder de la folie des grandeurs, et de ne point imiter Lucullus, mais les vieux Romains d'autrefois, quand on construit une ferme ; sans quoi les revenus seront consumés par les intérêts du capital, nécessaire à ces constructions[38]. Il s'élève donc avec raison contre la prodigalité imprévoyante qu'il avait vue se répandre en Italie à l'époque de César, et il comprend, d'une façon confuse sans doute, qu'une bourgeoisie de propriétaires aisés ne pourrait faire face aux grandes dépenses de la culture avec des esclaves que dans des terres de grand rendement, et qu'il lui fallait encore pouvoir vendre les produits à un bon prix, se montrer sage dans ses dépenses et pouvoir acheter dans les villes les objets industriels nécessaires à l'exploitation. Du temps de César, la hausse momentanée des prix, qui était causée par l'importation du butin, par la facilité du crédit, par la prodigalité générale, avait amené un âge d'or fictif qui n'avait pas duré ; il fallait maintenant se montrer plus prudent, équilibrer les dépenses et les profits, le prix des denrées et les frais de culture ; en revenir enfin à certains principes très sages de l'ancienne économie domestique que la génération précédente avait trop méprisés.

Virgile, qui était un poète, ne songeait guère, naturellement, à écrire un traité d'agriculture aussi savant. Mais si l'on s'étonne que, après avoir écrit les dix Bucoliques, il entreprit précisément en l'an 37 de composer les Géorgiques, c'est-à-dire une œuvre si différente de la première par le fond et la forme, il faut observer qu'à la même époque Trémellius, Hyginius et Varron écrivaient ou publiaient leurs traités. Le poète choisit pour son nouvel ouvrage le sujet qui préoccupait le plus à ce moment les esprits, c'est-à-dire l'agriculture ; guidé en cela moins par les conseils de Mécène que par son désir de gloire et par son instinct d'artiste, naturellement porté vers les sujets qui passionnaient son public. Ce qui faisait vivre la littérature, ce n'était plus seulement la protection de quelques grandes maisons aristocratiques, mais aussi la renommée, le succès auprès du grand public. Les grands n'admiraient sérieusement que les écrivains qui avaient conquis la popularité. D'ailleurs un poème sur l'agriculture, n'était-ce pas ce qui pouvait convenir le mieux à Virgile qui était fils d'agriculteur, qui avait passé son enfance à la campagne, qui avait un sentiment profond du paysage, qui était en même temps un poète et un philosophe professant les doctrines d'Épicure ? Poète et agriculteur, ayant étudié les théories des agronomes grecs et vu son père cultiver la terre, il avait la préparation nécessaire pour composer sur l'agriculture un livre sérieux et assez de talent poétique pour ne point faire de son poème une énumération aride de préceptes, mais une œuvre d'art pleine de vie et de couleur. Il allait développer son enseignement dans une suite de ravissants tableaux de la vie champêtre, le rendre poétique en faisant ressortir le pénible labeur des hommes qui cultivent la terre sur le fond immense de la vie universelle qu'il avait appris à contempler dans les écoles de philosophie, idéaliser dans une douce poésie les vertus et les bonheurs de la vie rurale, pour lesquels on avait alors une admiration qui était presque une mode. Les Géorgiques ne sont pas une imitation froide des poèmes grecs, faite par un lettré, qui ne tonnait ni ne sent l'agriculture ; elles sont une sorte de poème national célébrant cette rénovation de l'agriculture en Italie, qui fut le grand progrès accompli pendant les cent cinquante ans qui suivirent la mort des Gracques. Virgile a trouvé des accents poétiques pour chanter cette grande œuvre dont Varron s'efforçait, en agronome et en économiste, de montrer les contradictions et les difficultés, et il a composé dans son poème un hymne immortel à la charrue, avec laquelle, autant qu'avec l'épée, les Romains avaient conquis l'Italie.

 

 

 



[1] C. I. L., I, p. 461, 478.

[2] APPIEN, B. C., V, 92.

[3] DION, XLVIII, 49 ; ces motifs du refus d'Agrippa ne sont que des suppositions ; mais le motif donné par Dion ne fut certainement que le prétexte allégué par Agrippa.

[4] Que ce fût là un des buts poursuivis par Antoine en proposant cet échange, c'est ce que dit expressément APPIEN, B. C., V, 93 : Τή τε γάρ χορηγία τοΰ ναυτικοΰ κάμνων'...

[5] Voy. les fines considérations de KROMAYER, Die Rechiliche Begründung des Principats, Marburg, 1888, p. 7 ; je partage tout à fait sa manière de voir.

[6] DION, XLVIII, 49.

[7] DION, XLVIII, 48-51 ; VELLEIUS, II, 79 ; FLORUS, IV, VIII, 6 ; SUÉTONE, Auguste, 16.

[8] Voy. KROMAYER, Die Rechtliche Begründung des Principats, Marburg, 1888, p. 7, au sujet de cette conjecture nécessaire pour expliquer les événements de cette année-là.

[9] DION, XLVIII, 53.

[10] APPIEN, B. C., V, 93. Pour cette année-là encore nous ne pouvons déterminer les dates que d'une façon approximative. La date du mois de mai de l'an 37 pour l'arrivée d'Antoine est proposée par KROMAYER, Die Rechtliche Begründung des Principats, Marburg, 1888, 56-57 et il s'appuie sur de bonnes raisons. Je ne puis cependant m'expliquer pourquoi Antoine alla à Tarente au lieu d'aller à Brindes. PLUTARQUE, Antoine, 35, dit bien que les habitants de Brindes ne le laissèrent pas entrer, mais il n'explique pas pourquoi. Les citoyens de Brindes ne peuvent avoir agi ainsi que sur les ordres d'Octave ; mais si Octave ne voulait pas laisser Antoine pénétrer dans un grand port, pour quoi ne donna-t-il pas les mêmes ordres aux Tarentins ?

[11] PLUTARQUE, Antoine, 35 ; DION, XLVIII, 54 ; APPIEN, B. C., V, 93.

[12] DION, XLVIII, 54 ; APPIEN, B. C., V, 95 ; APPIEN, III, 28. Dans ce second passage Appien dit que la loi fut approuvée par le peuple, tandis que dans le premier il dit que non. Le second texte est le plus vraisemblable : les triumvirs en effet n'avaient aucun intérêt à négliger une formalité qui ne leur coûtait rien, et qui donnait à leur autorité une consécration légale.

[13] APPIEN, B. C., V, 95 ; PLUTARQUE, Antoine, 35, dit au contraire deux légions et mille hommes pour 120 vaisseaux.

[14] DION, XLVIII, 54.

[15] HORACE, Sat., I, VI, 100 et suiv. En ce qui concerne cette satire, le temps et l'époque où elle fut écrite, voy. la belle étude de CARTAULT, Étude sur les satires d'Horace, Paris, 1899, 29 et suiv.

[16] SCHANZ, Gesch. Rom. Litte, I, 301.

[17] SUÉTONE, ILL., Gr., 20.

[18] COLUMELLE, IX, XIII, 8. Voy. SCHANZ, Gesell. Rom. Litt., II, 218.

[19] Quand Varron dans le De r. r. parle de son patrimoine, il emploie toujours l'imparfait. Par exemple, II, III, 9 : mihi greges in Apulia hiberuabant.

[20] VARRON, R. R., I, I, 1 : annus enim octogesimus admonet me.

[21] VARRON, R. R., I, I, 11 : quæ ipse in meis fundis colendo animadverti, et quæ legi, et quæ a peritis audii.

[22] VARRON, R. R., II, Præf., 3-4.

[23] VARRON, R. R., I, II, 3.

[24] VARRON, R. R., I, II, 6.

[25] VARRON, R. R., I, VII, 2.

[26] VARRON, R. R., II, Præf., 2 et suiv.

[27] VARRON, R. R., I, VIII, 1.

[28] VARRON, R. R., II, Præf., 4.

[29] VARRON, R. R., II, Præf., 1 et suiv.

[30] VARRON, R. R., III, II, 14.

[31] VARRON, R. R., III, II, 15.

[32] VARRON, R. R., III, 6.

[33] VARRON, R. R., I, 18 (ce chapitre est très important).

[34] VARRON, R. R., I, XVI, 4 : non nunquam unius artificis mors tollit lundi fructum.

[35] VARRON, R. R., I, XVI, 3-4.

[36] VARRON, R. R., I, XVII, 2.

[37] VARRON, R. R., I, XVII, 4.

[38] VARRON, R. R., I, XI, 1 ; I, XIII, 6.