GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME IV. — ANTOINE ET CLÉOPÂTRE

CHAPITRE II. — LE FILS DE POMPÉE.

 

 

Dès que la paix fut conclue, Antoine s'occupa d'abord de ses provinces qui avaient été envahies par les Parthes, Il nomma Cnéus Domitius Ænobarbus gouverneur de la Bithynie, L. Munatius Plancus gouverneur de l'Asie, P. Ventidius Bassus gouverneur de la Syrie ; il leur donna les forces militaires qui étaient alors disponibles à Brindes et en Macédoine, et leur enjoignit de s'efforcer de délivrer immédiatement les provinces envahies[1]. Il s'occupa enfin de faire passer en Orient les légions qu'il avait en Europe, et il chargea Asinius Pollion de les rassembler dans la vallée du Pô, et de les conduire par la Vénétie, l'Istrie, la Dalmatie, l'Illyrie et l'Épire jusqu'en Macédoine, dont Asinius devait être le gouverneur en l'an 39[2]. De grandes fêtes furent ensuite célébrées, et elles firent voir à quel point, pendant ces deux années, Antoine avait subi l'influence de l'Asie. Il sembla à tout le monde être venu dans ses goûts, et jusque dans sa mise, un Asiatique[3]. Mais les fêtes ne tardèrent pas à être troublées. Les soldats s'imaginaient qu'Antoine était revenu d'Orient tout chargé d'or, et ils jugèrent le moment propice pour lui réclamer les sommes promises avant Philippes et les arriérés de leur solde. Antoine, au contraire, n'avait recueilli que peu d'argent l'année précédente dans l'Orient déjà pressuré par Brutus et Cassius ; il s'excusa donc auprès des soldats et leur dit que la chose lui était impossible. Les soldats ne voulurent pas le croire ; une révolte éclata. Pour l'apaiser, Antoine et Octave durent faire de nouvelles promesses, accorder leur congé aux soldats qui avaient passé le plus de temps sous les armes et leur donner des terres en Italie[4].

Cette sédition nous montre de nouveau combien la fidélité des armées était chose précaire à ce moment où s'effondraient toute tradition et toute autorité. Et cependant la puissance des triumvirs reposait sur cet unique fondement. En dehors des armées, le triumvirat avait mécontenté en trois années toutes les classes, bien que, comme tant d'autres révolutions de l'histoire ancienne, cette guerre civile permît à la classe moyenne et à la classe pauvre de se jeter sur les biens de l'aristocratie et de la ploutocratie et d'en faire le partage. La fortune laissée par César et les patrimoines de tous les chefs de la révolution, dans les deux partis, depuis Decimus et Marcus Brutus jusqu'à Octave, avaient été dépensés pour payer les soldats, les officiers, les espions, les agents de toute espèce qui appartenaient presque tous à la classe pauvre et à la classe moyenne ; les patrimoines des plus grands personnages de Rome, de Pompée, de Lucullus, de Varron, des deux mille plus riches chevaliers d'Italie, avaient été confisqués entièrement ou en partie, et avaient été partagés entre les tribuni militum, les centurions, les soldats et les aventuriers. En outre, les ouvriers qui fabriquaient les armes, les marchands de métaux et d'habillements militaires, les gens qui tenaient les tabernæ devorsoriæ, auberges fumeuses sur les grandes routes, où passaient tant de soldats, de messagers, de courriers, d'ambassadeurs, de propriétaires chassés de chez eux, de quémandeurs et d'aventuriers qui se rendaient à Rome ; et les gens qui sur ces mêmes routes faciebant velaturam, c'est-à-dire fournissaient aux voyageurs des voitures, des cochers et des chevaux, tous faisaient de gros profits[5]. En outre, la proscription de tant d'usuriers et la confiscation de tant de terres annulaient en fait, sinon en droit, beaucoup de dettes et d'hypothèques : car la république, c'est-à-dire les triumvirs, qui s'étaient substitués aux créanciers, n'avaient guère le temps d'exiger ni d'examiner tout le monceau des syngrafæ, et les terres confisquées étaient vendues ou assignées aux nouveaux propriétaires exemptes de charges et de dettes. Tandis que l'ordre sénatorial et l'ordre équestre étaient ainsi appauvris, et que des chevaliers et des sénateurs se faisaient gladiateurs pour vivre[6], cette bourgeoisie municipale qui depuis quarante ans devenait plus nombreuse, plus aisée et plus puissante, se grossissait de tous les vétérans congédiés et de tous les gens qui, au milieu de ces bouleversements, parvenaient à se faire un petit magot, à acquérir des terres, à acheter des esclaves. En somme, dans cette révolution comme dans toutes les révolutions, à côté de ceux qui perdaient, il y avait beaucoup de gens qui gagnaient. Et cependant tout le monde semblait être mécontent, parce qu'en réalité le nombre de ceux qui avaient eu du profit était trop petit en comparaison des victimes. Si tout le petit peuple pauvre de l'Italie et de Rome, rendu furieux par l'assassinat de César, enflammé du désir de le venger et plein de chimériques espérances, avait en l'an 44 et en l'an 43 favorisé le parti populaire, seuls les soldats avaient gagné à la victoire ; au contraire, la plupart des pauvres affranchis, des artisans, des petits marchands, des propriétaires avaient été amèrement déçus. Pour payer les soldats, on n'avait pas seulement fait peser sur l'Italie des impôts écrasants, mais on avait suspendu les travaux publics, négligé l'entretien des édifices sacrés et profanes qui tombaient en ruines, cessé de réparer les grandes routes d'Italie si maltraitées par le passage incessant des armées, ôtant ainsi leur gagne-pain à de nombreux artisans et aux petits entrepreneurs. Pour former les flottes de Sextus et des triumvirs, on avait pris à beaucoup de marchands leurs vaisseaux en les ruinant. La destruction de tant de familles riches ruinait certains commerces et certains métiers qui avaient été très florissants ; les stucateurs, les sculpteurs, les peintres, les marchands de pourpre, les parfumeurs, les antiquaires languissaient ou faisaient faillite ; les grosses rétributions extorquées par les triumvirs avaient fait disparaître partout, en Italie, beaucoup de petits propriétaires, qui, ne pouvant pas payer et ne trouvant pas non plus à emprunter, avaient été dépouillés de leurs terres. Ce n'étaient pas seulement l'aristocratie et la ploutocratie, mais aussi la petite propriété qui était immolée à l'avidité de cette partie de la classe moyenne, qui était représentée alors par les soldats et les politiciens de la faction victorieuse. On voyait aussi accourir alors dans les villes, et surtout à Rome, les petits propriétaires ruinés, les marchands faillis, les artisans et les affranchis sans travail qui n'avaient pas pu s'enrôler et qui n'osaient pas s'adonner au brigandage, dont l'Italie tout entière était infestée ; on y voyait accourir les affranchis savants des grandes familles détruites (parmi eux un grand nombre d'affranchis de Pompée), réduits à vivre des épargnes qu'ils avaient faites dans les temps heureux, car les nombreux acquéreurs des biens de la noblesse ne savaient que faire de ces hommes trop instruits et des droits de patronat sur eux ; on y voyait venir, enfin, beaucoup de jeunes gens, fils de propriétaires italiens, qui avaient étudié la philosophie et l'éloquence et qui, à Rome, s'égaraient dans ce grand désordre, sur les routes trop étroites et trop encombrées de la fortune. Enfin tout le monde avait à souffrir de la disette de l'argent et de la dépréciation générale de toutes les valeurs. Même ceux qui s'enrôlaient et qui réussissaient à rendre service aux triumvirs, demeuraient le plus souvent mal satisfaits ; ils ne recevaient sur leur solde et sur les récompenses promises que de petits acomptes ; ceux mêmes qui avaient su pendant la révolution mettre la main sur quelque chose possédaient bien des champs et des maisons, mais n'avaient guère d'argent ; ils ne pouvaient donc s'offrir aucun luxe coûteux, et il leur fallait malgré eux vivre simplement. Personne enfin n'était bien sûr de pouvoir conserver ce qu'il possédait. Or, malgré leur toute-puissance, qu'avaient fait les triumvirs depuis trois ans ? Ils avaient distribué des terres à quelques milliers de vétérans ; mais c'était toute leur œuvre, et ils n'avaient pas fait bénéficier la grande masse du peuple du moindre avantage.

Partout, en Italie, une grande colère couvait donc dans les esprits ; mais les charbons demeuraient cachés sous la cendre, car on avait peur. Antoine semblait très puissant, et on disait d'Octave qu'il avait fait mettre à mort ou maltraiter d'une façon affreuse les personnes soupçonnées de lui faire de l'opposition[7]. La terreur abattait tous les courages, et le peu de vigueur qui restait était chez la plupart des gens détruit par le besoin. L'insolence croissante des soldats rendait plus lâches, dans les classes moyennes et cultivées, les gens qui, malgré leur mécontentement, s'attachaient au peu qu'ils possédaient encore ; tout espoir de secouer la tyrannie des armées et de leurs chefs semblait perdu ; on s'adaptait à tout, étouffant son chagrin. Le partage de l'empire, qui détachait de l'Italie la part la plus belle de ses conquêtes, ne semble même pas avoir soulevé l'indignation publique, comme s'il s'agissait d'une chose ayant peu d'importance. Virgile lui-même, qui était cependant un esprit si éminent, n'avait pu résister aux sollicitations d'Alfénus Varus, qui, après lui avoir enlevé ses biens, voulait être célébré dans ses poèmes ; et comme, dans la maison de son vieux maître Siron, il avait senti se réveiller la passion philosophique de son jeune âge et son admiration pour Lucrèce, il lui dédiait l'églogue philosophique qu'il composait alors, la sixième, dans laquelle il résumait, en reprenant la vieille fable grecque de Silène, la théorie épicurienne de l'origine du monde, faisant passer ainsi un peu du souffle de Lucrèce sur les roseaux de Théocrite. Chacun rongeait son frein sans rien dire et cherchait à vivre du mieux qu'il pouvait, sans se soucier d'autrui, allant chacun de son côté vers des destinées différentes. Les uns se jetaient dans la fange des plaisirs grossiers, courant les festins somptueux, recherchant les hétaïres et les jeunes garçons ; d'autres s'adonnaient à l'étude et à la philosophie ; beaucoup à la religion ou à la superstition. C'était la seule chose dont il n'y eût pas disette alors ; car, chassés de leurs pays par la pauvreté et les ruines causées par tant de guerres, on voyait affluer à Rome, pour ramasser quelques morceaux de pain dans les balayures du monde, tous les parasites de la civilisation antique, les astrologues, les mages, les sorciers, les prêcheurs de religions ou de doctrines bizarres[8]. Les histoires de magie devaient fournir une matière abondante aux propos de la société ignorante et cultivée, puisque un poète tel qu'Horace s'occupera tant de Canidie, la sorcière qui était alors la plus en vogue. Rome était pleine de philosophes vagabonds et à l'accoutrement bizarre, qui, ne trouvant plus d'abri dans les maisons des grands, désertes et abandonnées, s'en allaient par les rues, prêchant des doctrines que l'on qualifierait aujourd'hui de nihilistes, contre le luxe, la richesse, la puissance et le plaisir[9]. Aux époques maigres fleurit toujours la philosophie de l'abstinence. Années inquiètes et douloureuses dont personne ne sentit plus profondément que le jeune Horace les troubles et les malaises ! Revenu eu Italie après la bataille de Philippes, il avait perdu cette terre qui lui venait de son père ; car Venouse avait été comprise dans les villes données aux vétérans de César. Il était donc venu à Rome, n'ayant sauvé de ce naufrage que quelques esclaves, trois jeunes gens, à ce qu'il semble[10], et un petit capital avec lequel il acheta, à bon compte probablement, une charge de scribe auprès d'un questeur, c'est-à-dire de secrétaire du trésor[11]. C'était là une des rares charges rétribuées et réservées aux hommes libres dans la République, et qui pouvaient se vendre comme tant de charges de l'ancien régime..Tout alors était si incertain que le jeune homme crut faire ainsi un meilleur emploi de son capital qu'en achetant une terre et une maison. Mais ce fils unique d'affranchi, à qui son père avait donné une éducation au-dessus de son rang et de sa fortune, était à la fois orgueilleux et timide, paresseux et raffiné. Il s'était bientôt trouvé dans l'embarras ; il avait connu Plotius, Varius, et d'autres jeunes lettrés ; mais, en dehors d'eux, il n'avait de relations qu'avec des gens de rien, acteurs, parasites, sophistes, usuriers, marchands[12], qui déplaisaient à ses instincts aristocratiques ; il n'osait pas, d'autre part, se présenter dans le monde des grands seigneurs, retenu qu'il était par sa timidité et par son passé politique que son orgueil lui défendait de renier. Il avait eu des amours avec des hétaïres, mais il avait une santé trop délicate et une fortune trop modeste pour pouvoir s'adonner à la vie galante et voluptueuse, à moins de consentir à devenir un parasite, ce à quoi sa fierté native se refusait[13]. Il aimait l'étude et les lettres, mais il était paresseux pour écrire et ne savait que faire en ces temps troublés ; il s'était mis à composer des poésies grecques, et s'en était rebuté[14]. Il songeait parfois à rajeunir le genre de Lucilius, la satire mordante des latins. Mais, pour ne pas se montrer indigne de son grand prédécesseur, il lui aurait fallu s'attaquer aux grands, à leurs vices et à leurs fautes, qui étaient les vices et les fautes du temps ; se faire le censeur de la moralité en face du parti populaire triomphant et du triumvirat ; et le courage manquait au fils timide de l'affranchi, qui s'épouvantait à la seule pensée de lire en public, ou de mettre en vente ce qu'il composait ! Ainsi la première satire (la seconde du premier livre) qu'il composa était une chose bien modeste et bien prudente. Il se bornait à se moquer de quelques-uns de ses humbles amis, et au lieu de traiter avec véhémence quelque grande question morale, il tranchait avec beaucoup de cynisme la question de savoir ce qui vaut mieux pour un jeune homme : faire la cour aux femmes mariées, ou fréquenter les courtisanes. C'est en faveur de celles-ci que se prononçait le sage moraliste. Il fallait que la peur fût grande, pour que le successeur de Lucilius traitât de pareils sujets, au moment où le monde romain était dans une situation si tragique.

La paix de Brindes causa donc une grande joie en Italie ; et le peuple vit avec plaisir au commencement d'octobre[15] les deux triumvirs redevenus amis rentrer à Rome, et Antoine épouser Octavie[16]. On allait donc pouvoir respirer un peu ! Mais l'espoir fut de courte durée. Octave ne se souciait guère de l'Italie ; maintenant que l'accord était conclu, il voulait reprendre la Sardaigne immédiatement, et il avait déjà envoyé son affranchi Hélénus pour reconquérir l'île. Hélénus ayant été vaincu par Ménodore[17], il dirigea la guerre lui-même, et pour avoir de l'argent, mit une taxe sur les héritages et un impôt de cinquante sesterces par esclave[18]. La guerre civile allait donc recommencer à cause d'une haine privée, et parce qu'Octave voulait l'extermination complète de la famille de Pompée[19] ? C'en était trop : cette nation si timide et si soumise eut soudain un de ces violents accès de colère qui, chez les êtres faibles, compensent la mollesse ordinaire. A Rome le peuple furieux déchira les édits qui intimaient le paiement de nouveaux impôts, et il fit des démonstrations tumultueuses en faveur de la paix[20] ; dans toute l'Italie le sentiment républicain, qui sommeillait mais qui restait vivant, se réveilla brusquement ; un changement imprévu se produisit dans l'opinion publique en faveur de Sextus Pompée[21]. On se remit avec une piété exagérée à admirer son père, le grand guerrier, le grand législateur, qui était mort en défendant la république et la propriété contre la turbulente ambition de César et de sa bande ; on s'apitoya sur le destin tragique de cette famille qui s'éteignait si misérablement ; son dernier survivant apparut comme un libérateur[22]. Cependant ce libérateur, maitre de la Sardaigne et de la mer, affamait Rome où, en novembre, la famine devint terrible[23]. Mais au lieu d'en faire un reproche à Sextus Pompée, le peuple fut de plus en plus exaspéré contre Octave ; et le 15 novembre[24], le premier jour des Circenses qui se célébraient à la fin des Ludi Plebei, quand apparut la statue de Neptune (Sextus prétendait être son fils), la foule éclata en applaudissements frénétiques et interminables. Le jour suivant Antoine et Octave ne firent plus porter la statue de Neptune ; mais le peuple réclama l'idole à grands cris, et il courut renverser les statues des triumvirs[25]. Octave voulut jouer d'audace, se montrer au forum et y prendre la parole ; mais le peuple faillit l'écarteler ; Antoine dut accourir, et il fut, lui aussi, très mal reçu. Des désordres s'ensuivirent et pour les réprimer, il fut nécessaire de faire venir des soldats à Rome[26].

L'ordre fut facilement rétabli, non toutefois sans effusion de sang ; mais ce double gouvernement militaire était si faible, et les deux triumvirs furent tellement effrayés par cette explosion subite de haine, que non seulement ils suspendirent les préparatifs de la guerre, mais qu'ils cherchèrent à donner quelque satisfaction au sentiment républicain. Le public s'aperçut avec surprise que les tumultes et les menaces étaient choses beaucoup plus efficaces que les pleurs et les lamentations. Les triumvirs se mirent à chercher de nouveaux amis ; et, comme toutes les charges avaient été assignées pour jusqu'à la fin du triumvirat, ils décidèrent de diminuer le temps des magistratures, de façon à pouvoir nommer les magistrats au moins deux fois, et même plus souvent, tous les ans[27]. Ils répartiraient ainsi dans la classe moyenne besogneuse et ambitieuse l'héritage politique de l'aristocratie détruite, ces magistratures républicaines, qui à l'époque de Cicéron étaient encore entre les mains des descendants, dégénérés ou non, des grandes familles, et qui conservaient un tel prestige pour le peuple, habitué depuis des siècles à considérer de loin les consuls, les préteurs, les édiles, les sénateurs, presque comme des demi-dieux. Bien qu'on fût déjà à la fin de l'année, les consuls et les préteurs furent invités à donner leur démission ; l'Espagnol Cornélius Balbus, l'ancien agent de César, et P. Canidius qui s'était donné tant de mal pour faire se révolter en faveur d'Antoine les légions de Lépide, furent élus consuls ; tous les préteurs furent remplacés[28]. Tandis qu'ils faisaient faire ainsi de rapides carrières à leurs amis, ils cherchaient aussi à épouvanter ceux dont ils n'étaient pas sûrs. Antoine avait révélé à Octave que Salvidiénus lui avait proposé de lui céder les légions, et Octave, dont tant d'aventures avaient augmenté la crainte et la cruauté, voulait le faire périr ; mais il redoutait la colère du peuple, et il n'osait ordonner sa mort. Il finit par se décider à traduire Salvidiénus devant le sénat qui jugeait les crimes de haute trahison ; et qui, comme Octave le prévoyait, déclara Salvidiénus coupable de perduellio[29]. Antoine au contraire, voulant encourager Agrippa dans sa fidélité, obtint pour lui du vieil Atticus la main de sa fille unique[30]. Un fait caractéristique de cette époque révolutionnaire, c'étaient les fortunes si rapides que faisaient certains jeunes gens. Agrippa n'avait encore que vingt-quatre ans, et, bien qu'issu d'une famille obscure et pauvre, il avait exercé la préture, et allait épouser la plus riche héritière de Rome. Mais ces concessions et la cessation des hostilités ne suffisaient pas pour calmer l'exaspération publique ; on s'obstinait à vouloir la paix avec Sextus Pompée qui mettrait fin à la disette ; les manifestations étaient de plus en plus nombreuses et de plus en plus bruyantes. Ni Antoine, ni Octave n'osaient quitter Rome, et cependant en Orient la situation devenait difficile. Vers la fin de l'année Hérode, fuyant devant l'invasion des Parthes, était arrivé à Rome, avec l'intention de se faire nommer par les triumvirs roi de Judée et de rentrer dans ses États soutenu par les légions romaines[31].

C'est ainsi que l'année 39, où Lucius Marcius Censorinus et Caïus Calvisius Sabinus furent les premiers consuls, commença dans le trouble et l'incertitude. En voyant que l'opinion publique ne s'apaisait pas, Octave et Antoine se montrèrent encore plus conciliants et cherchèrent à couvrir un peu leur puissance arbitraire et tyrannique avec l'autorité du sénat. Ils proposèrent à l'approbation du sénat toutes les mesures qu'ils avaient prises comme triumvirs[32] ; il semble qu'ils firent décréter par le sénat les nouveaux impôts en y apportant des diminutions[33] ; ils invitèrent enfin le sénat à trancher la question de la Judée. Hérode avait gagné Antoine par de grands présents ; et le sénat, sous l'instigation des triumvirs, de Messala, de L. Sempronius Atratinus et d'autres hauts personnages, décida que la Judée redeviendrait un royaume et qu'Hérode serait roi[34]. Antoine et Octave faisaient donc tout ce qu'ils pouvaient pour paraître de bons républicains respectueux de l'autorité du sénat ; ce qui ne les empêchait pas toutefois de promettre déjà les charges des magistrats pour les quatre années qui devaient suivre[35] ; de nommer un grand nombre de sénateurs, en choisissant des hommes d'origine modeste et de peu de considération : des officiers, des centurions, de vieux soldats et jusqu'à des affranchis[36]. Le despotisme militaire commençait à fléchir ; ce que nous appellerions aujourd'hui la petite bourgeoisie envahissait le sénat d'où avaient disparu les hommes de haut lignage ; une foule obscure se pressait pour s'asseoir sur ces bancs où avaient siégé à l'aise Lucullus, Pompée, Cicéron, Caton, César ; la dynastie des hommes de plume, fondée par Cicéron, acquérait une influence de plus en plus grande, dans le désordre universel. Au milieu de tant de révolutions et de guerres le public vit avec étonnement un homme qui ne maniait que la plume devenir un personnage influent. Depuis quelque temps le nom de Virgile, connu d'abord dans les petits cercles des νεώτεροι et des jeunes lettrés, se répandait dans le grand public : des acteurs et parmi eux la fameuse Cithéris, l'affranchie de Volumnius qui avait été la maîtresse d'Antoine, s'étaient mis à déclamer ses Bucoliques sur les théâtres[37] : Mécène et Octave, qui au fond était un intellectuel et qui cherchait à se faire des amis partout, finirent par vouloir le connaître ; ils lui donnèrent bientôt des terres, en Campanie, pour compenser la confiscation dont il avait été victime. Cette protection augmenta encore sa renommée littéraire ; et Virgile devint, au milieu des troubles, un personnage très en vue et très important. Il n'en continua pas moins à perfectionner son art : et il composa deux autres imitations de Théocrite, la septième et la huitième églogue, dont l'une contient en couplets très courts une lutte entre deux pâtres ; et l'autre, inspirée à la fois de la première et de la seconde idylle de Théocrite, met en scène deux pâtres trop raffinés qui se rencontrent à l'aurore et chantent dans des vers mélodieux et imagés les amours malheureuses d'un jeune homme, et les sortilèges d'une femme passionnée qui voudrait rappeler à elle son amant parti pour la ville. Mais il ne se borna plus seulement à écrire des vers ; il s'efforça aussi de faire profiter de son autorité ses confrères pauvres, ses amis et ses concitoyens. Il avait espéré un moment, en appelant à son aide les Muses de Sicile, amener Alfénus Varus à révoquer la confiscation des terres de Mantoue ; ayant échoué, il tâchait, au commencement de l'an 39, d'aider Horace à améliorer sa situation en le présentant à Mécène. Le moment était propice : les triumvirs effrayés et leurs amis ouvraient leurs portes aux solliciteurs. Mécène cependant, tout en faisant un aimable accueil au jeune homme qui, très intimidé, ne sut que balbutier quelques mots[38], ne put s'occuper immédiatement de lui. Le conseiller d'Octave avait bien d'autres soucis. Les triumvirs s'étaient trompés en pensant qu'il suffirait de faire de nouvelles concessions et de laisser passer un peu de temps pour changer l'opinion publique : la disette au contraire se prolongeait, et le peuple, en voyant les hésitations des triumvirs, se montrait de plus en plus exigeant ; des manifestants s'étaient même rendus auprès de Mucia, la mère de Sextus, pour la supplier d'intervenir, et ils menaçaient de mettre le feu à sa maison, si elle n'y consentait pas[39]. Que fallait-il faire ? Octave s'obstinait à vouloir résister ; mais Antoine comprit que pour le moment il fallait céder ; et il demanda à Libon, qui était à la fois le beau-père de Sextus Pompée et le beau-frère d'Octave, de vouloir bien s'interposer[40].

Par un contraste singulier, tandis qu'Octave et Antoine ne parvenaient pas, au prix même des flatteries républicaines les plus basses, à calmer l'indignation du pays, le jeune homme qui était devenu, aux yeux de l'Italie, le défenseur de la république et de la liberté, avait établi au milieu de la mer, dans les trois fies, un gouvernement despotique selon la mode asiatique ; il était devenu un vrai monarque, ayant comme ministres d'intelligents affranchis orientaux de son père, Ménodore, Ménécrate, Apollophane, transformés en amiraux et en gouverneurs. Beaucoup de nobles qui &étaient réfugiés auprès de lui, et parmi eux le fils de Cicéron, se trouvaient mal à l'aise dans ce gouvernement despotique ; il en résultait même des mécontentements, des discordes, des soupçons, qui poussaient parfois Sextus à la cruauté et à la violence, et qui récemment lui avaient fait mettre à mort Staïus Murcus[41]. En outre, Sextus avait recruté neuf légions, composées en grande partie d'esclaves des domaines siciliens qui avaient appartenu aux chevaliers de Rome, et dont Sextus s'était emparé, et il avait fait de son petit empire circulaire un refuge pour tous les esclaves qui voulaient bien s'enrôler dans son armée[42]. Il y avait là de quoi inquiéter beaucoup la classe aisée en Italie. Et cependant l'Italie haïssait tellement les triumvirs et surtout le fils de César ; elle avait mis dans le fils de Pompée tant d'espérances, que certains historiens modernes sont d'avis que si Sextus, au lieu de se borner à piller les côtes, avait osé débarquer en Italie avec son armée, il aurait peut-être pu venger Pharsale et changer pour toujours le cours des événements. Mais on était au printemps de l'an 39, et depuis le passage du Rubicon, dix années s'étaient écoulées, et quelles années ! La hardiesse et la timidité des chefs, dans les grandes luttes historiques, ne sont pas le simple effet de leurs qualités innées ou acquises ; elles dépendent aussi, au moins en partie, de la confiance ou du découragement que répandent partout autour d'eux les succès ou les revers. César avait pu dix ans auparavant passer le Rubicon d'un pied sûr, non seulement parce qu'il avait de l'audace, mais aussi parce que la nation tout entière, tranquillisée par vingt-cinq ans de paix intérieure, ne croyait plus à la possibilité d'un grand bouleversement. Lui-même, du reste, il ne pensait pas déchaîner une terrible guerre civile entre les riches et les pauvres ; il s'imaginait contraindre ses adversaires à transiger dans un simple conflit entre politiciens. Mais maintenant les désastres terribles que l'on avait éprouvés avaient profondément découragé les esprits ; Antoine lui-même et les chefs du parti victorieux redoutaient à chaque instant de nouvelles difficultés ; tout le monde attendait et laissait les événements se précipiter d'eux-mêmes dans une sorte de passivité. Ce n'était pas non plus de Sextus que l'audace pouvait venir. Il lui aurait fallu un bien grand génie, pour ne point être découragé, dans le moment décisif où il pouvait tout oser, par la destinée tragique sous laquelle sa famille avait été écrasée ! Mais s'il était incapable d'imiter les coups d'audace d'un César, Sextus Pompée était cependant assez intelligent pour comprendre qu'Octave et Antoine avaient à ce moment-là plus besoin de la paix que lui ; et Ménodore, son habile conseiller, lui disait de résister, de laisser les choses traîner en longueur : ses menaces et la disette rendraient la situation des deux rivaux de plus en plus difficile[43]. D'autre part, cependant, de hauts personnages romains réfugiés auprès de lui, tels que Libon et Mucia, agissaient sur lui dans un sens opposé, et prétendaient que, s'il continuait, l'Italie lui deviendrait hostile et se tournerait contre lui[44]. Les négociations furent longues, mais on finit par conclure un accord : on reconnaîtrait comme appartenant à Sextus Pompée la Sicile et la Sardaigne, et on lui donnerait le Péloponnèse pour cinq ans, c'est-à-dire jusqu'en l'an 34 ; il serait consul en 33 ; il ferait partie du collège des pontifes ; il recevrait soixante-dix millions de sesterces comme indemnité des biens confisqués à son père ; il s'engagerait en échange à ne plus inquiéter les côtes d'Italie ; il n'offrirait plus d'asile aux esclaves fugitifs ; il ne chercherait plus à entraver la liberté de la navigation, et il prêterait son concours pour réprimer la piraterie. En outre, on profiterait de la paix de Misène pour pardonner à tous les déserteurs et à tous les proscrits survivants, en n'exceptant de cette amnistie que les conspirés condamnés pour le meurtre de César ; on restituerait aux déserteurs tous leurs biens immobiliers et aux proscrits la quatrième partie de leurs biens ; tous les esclaves qui avaient été soldats sous les ordres de Sextus recevraient la liberté ; on promettrait de donner les mêmes récompenses aux soldats de Sextus qu'à ceux d'Octave et d'Antoine[45]. Après cet accord, dans le courant de l'été, les deux triumvirs se rendirent avec une armée à Misène ; Sextus y vint aussi avec sa flotte ; et dans le beau golfe, en face de l'armée qui couvrait le rivage du promontoire, en face de la flotte dont les voiles fermaient l'horizon de la mer, le fils de César et le fils de Pompée se rendirent avec Antoine sur un vaisseau, ratifièrent la paix, s'invitèrent à un banquet solennel et fiancèrent une fille de Sextus, toute jeune encore, avec le petit Marcellus, fils d'Octavie. Pour mieux consolider la paix, on dressa encore la liste des consuls pour quatre nouvelles années, c'est-à-dire pour jusqu'à l'an 31 avant J.-C.[46]. Puis Sextus alla en Sicile, Antoine et Octave revinrent à Rome, amenant avec eux un nombre considérable de proscrits illustres ou d'anciens partisans de Lucius Antonius qui avaient fui après la prise de Pérouse, et qui profitaient de l'amnistie accordée pour abandonner Sextus et ses affranchis et pour venir recouvrer à Rome ce qui restait de leurs biens. Parmi eux étaient Lucius Arruntius, Marcus Junius Silanus, Caïus Sentius Saturninus, Marcus Titius, et le fils de Cicéron[47]. La paix était donc rétablie, à la grande joie de toute l'Italie ; et, pour la rendre plus solide, la Fortune semblait ajouter tout exprès de nouveaux nœuds aux liens de parenté qui unissaient les trois auteurs du traité de Misène. Scribonia venait de donner (ou allait donner) à Octave une fille qui fut appelée Julie, et Octavie, la femme d'Antoine, était enceinte.

En concluant la paix de Misène les triumvirs capitulaient pour la première fois devant la force invisible de l'opinion publique. C'est ce qui donne à ce traité une si grande importance. C'était là le commencement d'une lutte sourde entre les classes aisées de l'Italie et la dictature militaire de la révolution, lutte dans laquelle le parti sans armes imposera peu à peu ses volontés au parti armé. Cependant Virgile, encouragé par la paix de Misène, composait une nouvelle églogue, la neuvième, dans laquelle il osait mettre dans la bouche des pâtres ses plaintes au sujet de la confiscation de sa propriété et des terres des Mantouans, en rappelant, comme sur un ton de reproche, qu'il avait salué l'astre de César et qu'il avait été bien mal récompensé des sentiments qu'il avait témoignés à l'égard du dictateur.

 

 

 



[1] DION, XLVIII, 39, APPIEN, B. C., V, 65 ; PLUTARQUE, Antoine, 33. Voy. GANTER, Die Provinzialverwaltung der Tritunvirn, Strasbourg, 1892, p. 37 à 41.

[2] C'est ainsi qu'il faut interpréter SERVIUS, ad Verg., Ecl. 4 ; et ad Verg., Ecl. 8, 6-7. Voy. GANTER, P. V. T., p. 71.

[3] DION, XLVIII, 30.

[4] DION, XLVIII, 30.

[5] Voy. VARRON, R. R., I, II, 14 ; I, II, 23.

[6] Voy. DION, XLVIII, 33 ; XLVIII, 43.

[7] SUÉTONE, Auguste, 27.

[8] Agrippa les chassa en l'an 33. Voy. DION, XLIX, 43.

[9] Damasippe et Stertinius, si bien décrits dans la troisième satire du second livre d'Horace, sont deux prêcheurs de ce genre.

[10] Voy. HORACE, Sat. I, VI, 116.

[11] SUÉTONE, Vita Hor.

[12] Voy. CARTAULT, Études sur les Satires d'Horace, Paris, 1899, p. 12 et suiv.

[13] Il y a là-dessus de nombreux passages dans les Épodes, mais l'épode XI me parait seule rapporter une aventure véritable.

[14] HORACE, Sat., I, X, 31.

[15] KROMAYER, dans Hermes, vol. 29, p, 540-561.

[16] DION, XLVIII, 31.

[17] DION, XLVIII, 30 ; APPIEN, B. C., V, 66.

[18] APPIEN, B. C., V, 67 ; DION, XLVIII, 31.

[19] APPIEN, B. C., V, 67.

[20] APPIEN, B. C., V, 67.

[21] DION, XLVIII, 31.

[22] DION, XLVIII, 31.

[23] APPIEN, B. C., V, 67.

[24] Les Circenses auxquels fait allusion DION, XLVIII, 31, ne peuvent être ceux qui furent donnés les trois derniers jours des Ludi Plebei, c'est-à-dire les 15, 16 et 17 novembre. Ceux-ci étaient les derniers des grands jeux de l'année. Voy. le Calendario Maffeiano dans G. VACCAI, Le feste di Roma antica, Turin, 1902, XXI ; et KROMAYER, dans Hermes, vol. 29, p. 557.

[25] DION, XLVIII, 31 ; il n'en est pas question dans Appien.

[26] APPIEN, B. C., V, 68 ; DION, XLVIII, 31.

[27] DION, XLVIII, 35. Voy. DION, XLVIII, 43 : il rapporte des faits très importants qui ont été passés sous silence par tous les historiens.

[28] DION, XLVIII, 32.

[29] VELLEIUS, II, 76 ; DION, XLVIII, 33 ; APPIEN, B. C., V, 66 ; SUÉTONE, Auguste, 66 ; LIVE, Per., 127. — Les historiens ne se sont pas rendu compte que, si Octave et Antoine firent ces mois-là une politique si ostensiblement républicaine, la raison en était dans le mécontentement public et dans la popularité de Sextus Pompée.

[30] CORNELIUS NEPOS, Att., 12 ; il ne dit pas cependant que le mariage se fit à ce moment-là Mais la chose me parait vraisemblable, parce quo ce fut le dernier séjour à Rome d'Antoine, harum nuptiarum conciliator. Avant Philippes le mariage n'était pas possible, Agrippa étant encore un homme trop obscur.

[31] JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XIV, XIV, 3.

[32] DION, XLVIII, 34.

[33] DION, XLVIII, 34 : mais le texte est demeuré obscur...

[34] JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XIV, XIV, 4.

[35] En réalité DION, XLVIII, 35, dit qu'ils furent choisis pour huit ans ; mais APPIEN, B. C., V, 73, dit qu'après la paix de Misène les consuls furent désignés pour quatre ans, et il donne les noms des consuls du quadriennium 34-31. Cela prouve que les consuls du quadriennium 38-35 étaient déjà désignés au moment dont parle Dion ; et celui-ci a confondu les deux désignations de consuls pour quatre années, qui furent faites à peu de distance, en une seule qui aurait été faite pour huit ans.

[36] DION, XLVIII, 34.

[37] SERVIUS, ad Ecl., VI, II ; DONATUS, in vita, p. 60, R.

[38] HORACE, Sat., I, VI, 56 et suiv.

[39] APPIEN, B. C., V, 69.

[40] APPIEN, B. C., V, 69 ; DION, XLVIII, 36.

[41] SUÉTONE, Tibère, 4 ; VELLEIUS, II, 77 ; APPIEN, B. C., V, 70.

[42] SEECK, Kaiser Augustus, 74 et suiv.

[43] APPIEN, B. C., V, 70.

[44] APPIEN, B. C., V, 70-71.

[45] DION, XLVIII, 36 ; APPIEN, B. C., V, 72.

[46] APPIEN, B. C., V, 73 ; DION, XLVIII, 37-38.

[47] VELLEIUS, II, 77 ; il se trompe cependant en mettant au nombre de ces hommes qui s'étaient réfugiés auprès de Sextus, et qui revinrent à Rome, Tiberius Claudius Néron, qui y était revenu après la paix de Brindes. Voy. DION, XLVIII, 15 et SUÉTONE, Tibère, 4.