CONQUÊTE DES GAULES

 

LIVRE TROISIÈME. — TROISIÈME CAMPAGNE.

 

 

GUERRE DANS LE VALAIS. - RÉVOLTE DES VÉNÈTES. - DÉFAITE DES UNELLES ET DE LEURS VOISINS. - CONQUÊTE DE LA GASCOGNE. - EXPÉDITION CONTRE LES MORINS ET LES MÉNAPIENS.

(Avant J.-C. 56. — An de Rome 698)

 

César ouvre le récit de sa troisième campagne par une expédition isolée qui appartient naturellement à la fin de la campagne précédente ; nous imiterons son exemple et indiquerons ensuite les causes de cette singularité.

En partant pour l'Italie, il avait envoyé Servius Galba avec la douzième légion et une partie de la cavalerie chez les Nantuates, les Veragri et les Seduni, qui s'étendaient depuis la frontière des Allobroges, le lac Léman et le Rhône, jusqu'au plus haut des Alpes.

On assigne aux Nantuates les terres situées depuis Évian jusqu'au delà de Saint-Maurice, l'ancienne Agaunum ; aux Véragres celles qui suivent jusque devant Sion, ayant Octodurus (Martigny) pour ville principale, et aux Seduni le canton qui s'étendait depuis les confins des Véragres jusqu'à Brig.

Son dessein était de maintenir libre la route qui passait à travers les Alpes, route très-fréquentée par les marchands, qui ne pouvaient la suivre sans danger et sans payer de forts droits : Causa mittendi fuit quod iter per Alpes, quo magno cum periculo magnisque portorus mercatores ire consueverant, patefieri volebat.

Or, si ce chemin, venant des Alpes, passait par Martigny, Saint-Maurice et Évian, on en doit conclure que la route actuelle de Genève au mont Cenis qui côtoie le lac Léman et le Rhône existait déjà, et qu'elle était fréquentée par un grand nombre de voyageurs. On peut en même temps se rendre compte de l'intérêt que César portait aux marchands qui trafiquaient avec la Gaule, y apportaient les produits de l'Italie et lui achetaient probablement ses prisonniers.

Galba avait permission de prendre ses quartiers d'hiver chez les Nantuates s'il le jugeait à propos. Il s'empara de plusieurs forts du pays, le soumit et en reçut des otages. Voyant la paix faite de ce côté, il y établit deux cohortes (près d'Agaunum), et alla avec le reste à Octodurus (Martigny). Ce bourg était situé dans un vallon et contigu à une petite plaine bordée de hautes montagnes. Comme il était séparé en deux par une rivière (la Dranse), le général romain en laissa une partie aux habitants et garda, pour y passer l'hiver, l'autre partie qu'il fit entourer d'un vallum et d'un fossé.

Il y avait séjourné plusieurs jours et fait des vivres, lorsque ses éclaireurs vinrent lui dire que ceux d'Octodurus s'étaient retirés pendant la nuit dans les montagnes voisines, pour rejoindre une multitude de Séduni et de Véragri qui s'y étaient rassemblés.

Galba occupait nécessairement la gauche de la Dranse, et ceux du bourg avaient dû se porter à l'est, pour se rapprocher des Séduni venus du même côté.

Tous avaient le projet de fondre sur le camp romain sachant qu'il ne contenait qu'un petit nombre d'hommes. Galba fit ses dispositions pour le défendre et, se voyant attaqué, combattit avec acharnement pendant six heures. Sa légion était exténuée, l'ennemi commençait à couper le boulevard et à combler le fossé : vallum scindere et fossas complere cœpissent, lorsque, d'après le conseil de Baculus, officier expérimenté, Galba fit sortir ses cohortes par deux portes, tomba sur l'ennemi, fort de trente mille hommes, lui en en tua dix mille et mit le reste en fuite. Ce pays étant pacifié, il revint dans celui des Nantuates et le traversa sain et sauf. Il dut enlever les deux cohortes qu'il y avait laissées, et alla finir son quartier d'hiver chez les Allobroges, vers Aoste (Augustum), où l'on dit qu'il campa après avoir côtoyé le lac de Genève et le Rhône.

Ici devait naturellement se terminer le récit de la seconde campagne. Si l'expédition de Galba se trouve au commencement de la troisième, c'est que chaque livre des Commentaires était écrit d'année en année dans la Gaule et clos au moment où César partait pour l'Italie. En effet, l'auteur du VIIIe livre ne dit-il pas dans son prologue à Balbus : Nous avons sur ceux qui jugent du mérite des Commentaires l'avantage de savoir avec quelle promptitude ils ont été rédigés : Nos etiam quam facile atque celeriter eos con fecerit scimus. lls assistaient donc à leur rédaction qui avait lieu de nuit, sous une tente de peaux, si l'on s'en rapporte à Ammien Marcellin, disant (lib. V) que Julien suivit lorsqu'il écrivait l'exemple de César : quœ dum sub pellibus scribens, obscure noctis altitudine ad œmulationem Cœsaris Julii.

Les lettres que le conquérant adressait au sénat ne devaient relater que les actes de sa campagne. Les Commentaires n'indiquent pas autre chose ; alors comment croire qu'il ait fait deux rédactions analytiques sur le même sujet ? S'il eût voulu faire un livre spécial de la guerre des Gaules, il lui aurait donné plus d'ampleur ; il aurait écrit lui-même la huitième campagne, tandis que tout son travail ne parait formé que de la réunion de simples rapports.

Les Commentaires ne doivent donc être que la minute des lettres envoyées à Rome. On a pu y ajouter la finale concernant les prières publiques et certains exordes rappelant les discordes civiles dont le sénat n'avait pas besoin d'être informé.

S'il y avait eu deux ouvrages différents, pourquoi n'aurait-on pas publié sous Auguste les fameuses lettres du chef de sa dynastie, puisque, d'après Suétone (in vit. Cæs.), elles existaient encore de son temps dans les archives du sénat ? Les Commentaires ont suffi à la curiosité publique, donc ces lettres n'en auraient été que la répétition.

Ces ouvrages portaient à la vérité deux titres différents : Commentarii et Litterœ, mais l'un et l'autre ont le même sens dans la latinité et signifient journal, aussi Plutarque donne-t-il aux Commentaires le nom d'Éphémérides. Peut-être était-ce une locution convenue d'appeler litterœ tous les rapports de ce genre adressés à l'illustre compagnie ; mais, lorsqu'ils devaient arriver au public sous la forme de livre, l'auteur était libre de leur donner tel titre qui lui paraissait le plus convenable.

Hirtius compléta la Guerre des Gaules, ce qui nous a valu le VIIIe livre des Commentaires, et continua non jusqu'à la fin, mais jusqu'à la mort de César, les Guerres civiles, que ce dernier avait laissées imparfaites (lib. VIII. Prolog. à Balbus).

Le dictateur était évidemment mort quand ce nue livre parut, car Hirtius ne se serait pas permis de l'écrire du vivant de son général. On peut donc supposer qu'il y a eu un intervalle de neuf à dix ans entre son apparition et la guerre des Gaules, et que l'écrivain a dû, vu ce laps de temps, apporter moins d'exactitude dans le récit des faits militaires et topographiques que César, qui écrivait ses Commentaires à la fin de chaque campagne.

Nous arrivons à l'analyse du IIIe livre. Le général romain, satisfait des succès de Galba et des résultats obtenus contre les Belges et les Germains, croyait la Gaule pacifiée, mais il ne tarda pas à être détrompé.

Bien que Crassus eût obtenu des otages de tous les peuples voisins de la mer, il ne les avait pas pour cela soumis. Il s'en aperçut à l'occasion d'une grande disette qui, affligeant le pays des Andes, le força d'envoyer des préfets et des tribuns demander des vivres aux nations voisines : in finitimas civitates.

Comment pouvait-il disposer de tant d'officiers ayant tous le rang de chef de légion, puisqu'il n'en avait qu'une seule avec lui ? C'est évidemment qu'auprès de chacune se trouvaient plusieurs préfets en disponibilité, et qu'un seul en avait le commandement.

Au nombre de ces officiers étaient Terrasidius, Trébius Gallus, Vélanius et Silius. Terrasidius alla chez les Eusebii, que l'on croit être les mêmes que les Unelli (de Coutances), Gallus chez les Curiosolites (de Courseult et de Saint-Brieuc), Vélanius et Silius chez les Vénètes (de Vannes).

On remarquera que l'expression finitimas civitates ne doit pas être prise dans un sens trop absolu, car les Vénètes étaient séparés des Andes par les Namnètes[1] et les Curiosolites par les Rhédons[2].

Il est probable que d'autres officiers allèrent chez ces derniers et chez les Namnètes ; mais César ne cite que ceux envoyés chez les peuples où ils rencontrèrent de l'opposition et sur lesquels reposera l'intérêt de la campagne qui va s'ouvrir.

Les Vénètes, ajoute l'historien, sont une des plus considérables et des plus puissantes nations maritimes de la Gaule, tant par le grand nombre de navires avec lesquels ils trafiquent dans l'île des Bretons que par l'habileté de leurs matelots et par la possession où ils sont de tous les ports de la côte, peu nombreux dans ces parages, et au moyen desquels ils rendent tributaires tous ceux qui y naviguent. Dans l'intention de recouvrer leurs otages livrés à Crassus, ils retiennent ses envoyés Silius et Vélanius. Les Curiosolites et les Unelles (Eusebii) en font autant et gardent Trébius Gallus et Terrasidius.

Ce parti pris, tous les peuples de la rive maritime s'engagent à courir la même fortune et font dire à Crassus qu'ils ne lui rendront ses officiers qu'en échange des otages qu'ils lui ont donnés.

Ces choses se passaient pendant que César allait en Italie et avant que l'armée romaine eût pris ses cantonnements chez les Carnutes, les Torons et les Andes ; car les nations de l'Armorique y auraient peut-être regardé à deux fois avant de se mutiner sous les yeux de sept légions.

César, ayant appris ces événements par Crassus, ordonna de construire sur la Loire des navires longs, c'est-à-dire fins, selon l'expression moderne : naves interim longas œdificari in flumine Ligeri.... jubet. Cet ordre s'adressait évidemment à toutes les légions cantonnées sur les bords du fleuve, et non particulièrement à celles que commandait Crassus ; aussi toutes durent-elles établir des chantiers depuis Amboise jusqu'au-dessous d'Angers.

La même missive ordonnait d'appeler des rameurs de la Province, c'est-à-dire de la Méditerranée, puisque la Province était bornée à l'ouest par l'Aquitaine, et de réunir un grand nombre de matelots et de pilotes : remiges ex Provincia institui, nautas gubernatoresgue comparari jubet. Il est à croire que des légionnaires devaient monter sur ces navires, bien que l'historien ne le dise pas, car des rameurs, des pilotes et des matelots bons pour la manœuvre ne pouvaient suffire seuls aux exigences d'un combat naval.

Ses ordres ayant été promptement exécutés, il revint près de son armée, aussitôt que le temps le lui permit : His rebus celeriter administratis, ipse, quam primum per anni tempus potuit, ad exercitum contendit ; c'est-à-dire qu'il arriva chez les Turons par Vienna (Vienne), Lugdunum (Lyon), Forum (Feurs), Pocrinium (Perrigny-sur-Loire), Aquœ-Bormonis (Bourbon-l'Archambault) et Avaricum (Bourges). Ayant atteint la Loire, il dut visiter ses navires depuis Ambacia (Amboise) jusqu'à Angers, donnant l'ordre de les réunir sur un point qui ne pouvait être que dans le voisinage des Ponts-de-Cé, où se trouvait la dernière des légions. L'établissement de chantiers à Tours et à Angers, le séjour que fit César dans ces deux oppida leur ont, sans doute, valu les noms de Cœsarodunum et de Juliomagus, qu'ils durent porter dès la fin de la conquête (lib. VIII), pour des services rendus aux légions pendant la construction de ces navires.

Les Vénètes et toutes les autres cités voisines : Veneti reliquœque item civitates, instruits de son arrivée et des préparatifs qui se faisaient sur la Loire, sentirent la faute qu'ils avaient commise en retenant ses députés ; aussi firent-ils des préparatifs proportionnés aux dangers dont ils étaient menacés et se munirent-ils de tout ce qui était nécessaire pour l'armement de leurs navires : quœ ad usum navium pertinerent providere instituant. Comme il ne sera jamais question que de la flotte des Vénètes, nous devrons cependant nous rappeler qu'elle se composait de leurs propres vaisseaux et de tous ceux des nations maritimes qui s'étaient confédérées.

La plus grande confiance de ces peuples était fondée sur l'assiette de leurs places. Ils savaient que les chemins qui y conduisaient étaient souvent inondés : pedestria esse itinera concisa œstuariis, c'est-à-dire que leurs oppida devenaient des Îles à marée haute ; ils n'ignoraient pas que les Romains ne pouvaient sans péril se tenir sur une mer qu'ils ne connaissaient pas et qui possédait peu de rades ; car il y avait bien de la différence entre naviguer dans la Méditerranée ou sur le vaste Océan ouvert à tous les vents : Ac longe aliam esse navigationem in concluso mari[3], atque in vastissimo atque apertissimo Oceano perspiciebant.

Ces réflexions faites, ils fortifient leurs oppida et y transportent les blés des campagnes : oppida muniunt, frumerda ex agris in oppida comportant.

Ils mettent ensuite dans leur parti les Osismii, les Lexovii, les Namnètes, les Ambiliates (Ambibarri), les Morini, les Diablintes et les Menapii, peuples du Finisterre, de Lisieux, de Nantes, d'Avranches[4], de Boulogne, de Jublains et de la Gaule septentrionale ; puis ils font venir des renforts de l'île des Bretons, située vis-à-vis d'eux, du côté de la mer.

César, voyant un soulèvement si général et craignant qu'il ne s'étendît sur toute la Gaule, résolut de châtier d'abord les Vénètes et de répandre ses forces sur différents points, pour contenir les autres peuples. Il sépara, dans ce but, ses troupes en quatre divisions. Labienus fut envoyé avec la cavalerie chez les Trévires, qui touchaient au Rhin, ayant mission de maintenir dans le devoir les Rhèmes et le reste des Belges, probablement les Leuci et les Médiomatrices : Huic mandat Rhemos reliquosque Belgas adeat.

Il devait aussi repousser les Germains mandés, disait-on, par les Belges, s'ils tentaient de passer le fleuve sur des navires : Germanosque, qui auxilio a Belgis accersiti dicebantur, si per vim navibus flumen transire conentur, prohibeat.

Il est question ici des Suèves, qui franchissaient le Rhin sur les embarcations des Ubiens, et dont la guerre était l'état normal : aussi les Trévires les avaient-ils constamment chez eux, tantôt comme auxiliaires, le plus souvent comme ennemis.

L'expression huic mandat prouve que Labienus n'était pas dans les mêmes quartiers que César, autrement nous lirions mittit. Ce général dut, en quittant le pays chartrain pour aller d'abord chez les Rhèmes, passer par Lutèce, Chailly, Épernay, puis gagner ensuite Antumnacum (Andernach) par Mozomagus (Monzon), Epusium (Yvoy), Andethanna (Epternach) et l'oppidum des Trévires. La suite ne dit pas quand et sur quel point il rejoignit César.

La seconde division de l'armée romaine, forte de douze cohortes et de nombreux escadrons : magno equitatu, se dirigea, sous le commandement de Crassus, chez les Aquitains, parce qu'on craignait qu'ils n'envoyassent des secours aux nations qu'on allait avoir à combattre.

Titurius Sabinus partit de son côté avec trois légions pour contenir les Curiosolites, les Unelles et les Lexoves (peuples de Saint-Brieuc, de Coutances et de Lisieux) : Sabinum legatum cum legionibus III in Unellos, Curiosolitas, Lexoviosque mittit. Ces trois légions étaient nécessairement celles qui avaient hiverné chez les Carnutes, où elles se trouvaient plus à proximité des Unelles que les corps placés sur la Loire et occupés de la construction des navires.

La quatrième division, devant agir sur terre et sur mer contre les Vénètes, se composait des légions campées chez les Turons et chez les Andes, moins celle qui avait été envoyée en Aquitaine. On n'en pouvait donc réunir plus de trois pour la campagne qui allait s'ouvrir : une devant s'embarquer sur la flotte et les deux autres marcher sous les ordres de César. Nous ne voyons pas que celle de Galba, restée chez les Allobroges, soit venue prendre part à l'expédition.

Le jeune Brutus reçut le commandement des navires faits dans la Loire et de ceux des Pictons, des Santons et des autres peuples pacifiés dont César avait ordonné la réunion : D. Brutum adolescentem classi gallicisque navibus, quas ex Pictonibus et Santonis reliquisque pacatis regionibus convenire jusserat, prœficit. Ces peuples pacifiés ne pouvaient être que les Aquitains, chez lesquels on avait envoyé Crassus. Les combats que ce général leur livra prouvent qu'ils étaient plutôt attachés au parti national qu'à celui des Romains et qu'ils n'envoyèrent pas de navires à César.

La réunion de la flotte était ordonnée, venons-nous de voir, mais pas encore opérée quand Brutus en reçut le commandement. Il y a donc tout lieu de croire que les navires des nations maritimes situées au midi du fleuve ne le remontèrent pas jusque chez les Andes, qu'ils se contentèrent d'attendre dans un port des Pictons, celui de Paimbœuf par exemple, le passage de la flotte romaine pour se joindre à elle et recevoir les légionnaires qui devaient compléter leurs équipages.

Alors Brutus reçut l'ordre de partir aussitôt qu'il le pourrait pour la Vénétie, et César lui-même s'y rendit avec ses légions : et, quum primum possit, in Venetos proficisci jubet. Ipse eo pedestribus copiis contendit.

H résulte de ce texte que la flotte n'était pas encore prête lors du départ du général romain. Nous ne partagerons donc pas le sentiment de M. Alfred Lallemand, président de la Société archéologique du Morbihan, lequel, dans un mémoire[5] touchant la stratégie de cette campagne, fait voyager César sur la rive gauche de la Loire, de concert avec la flotte dont il se serait servi pour faire traverser l'embouchure de ce fleuve et celle de la Vilaine aux légions. Ceci n'a pu avoir lieu, puisque César attendit peut-être plus d'un mois sur les côtes des Vénètes que ses navires sortissent de la Loire. Donc il n'en avait pas usé pour traverser les deux rivières.

Nous croyons qu'il alla directement chez ces peuples et prit la voie la plus courte, celle qu'avaient déjà suivie les envoyés de Crassus. Elle quittait la Loire à Ancenis pour gagner Dureria (Rieux), où l'on franchissait la Vilaine. Ce passage opéré, César entrait immédiatement en Vénétie.

On dira, peut-être, que cette route le contraignait d'emprunter les terres des Namnètes, qui faisaient partie de la confédération. C'est vrai mais les forces des coalisés s'étant portées sur la rive maritime, deux légions pouvaient fort bien s'engager sur le territoire des Namnètes sans crainte d'être attaquées.

L'erreur que commet M. Lallemand en faisant traverser l'embouchure de la Loire aux légions le jette dans une autre non moins grave. Il prétend que le général romain commença ses opérations contre les premiers promontoires situés au nord du fleuve, c'est-à-dire contre le Bourg-de-Bas et le Croisic. Il oublie que ces positions appartenaient aux Namnètes jusqu'à la Vilaine, et que César a positivement dit qu'il se mit en route pour aller chez les Vénètes : Ipse eo [in Venetos] pedestribus copiis contendit, et que ces peuples assemblèrent le plus de navires qu'ils purent sur leurs côtes, persuadés que les Romains y commenceraient la guerre : naves in Venetiam, ubi Cœsarem primum bellum gesturum constabat, quam plurimas possunt, cogunt.

Les promontoires des Namnètes étant hors de cause, nous croyons que César, après avoir quitté Rieux, tourna les sources de la rivière de Penerf pour atteindre la presqu'île de Rhuis, située entre le Morbihan et l'embouchure de la Vilaine, et d'où il pourrait voir aisément, sur sa droite, la flotte ennemie mouillée dans le golfe, devant Locmariaquer et la sienne propre, sur sa gauche, lorsqu'elle sortirait de la Loire.

C'est autour de cette presqu'île que se trouvaient les oppida des Vénètes. Nous citerons ceux de Penvins, de Saint-Jacques, de Beausec et de Grandmont, qu'il dut successivement attaquer.

Il reconnut bientôt que ces places fortes étaient situées sur des langues de terre qui avançaient dans la mer et qu'on n'en pouvait approcher par terre, quand la mer était haute, ni par eau, à marée basse. Il était difficile de les assiéger, car, lorsque après un pénible travail on avait élevé une terrasse à peu près à la hauteur des murailles en retenant la mer par des digues, si leurs défenseurs se sentaient trop pressés, ils montaient sur leurs navires avec tout ce qu'ils possédaient et se transportaient dans l'oppidum voisin.

Ils exécutèrent cette manœuvre pendant la meilleure partie de la campagne : Hœc eo facilius magnam partem cestatis faciebant, car la flotte était retenue par des vents contraires. Ici le général romain compare ses navires à ceux des Gaulois et fait ressortir leurs qualités et leurs défauts en marin exercé. Ceux des Vénètes, dit-il, étaient à fond plat et, par conséquent, peu incommodés des bas fonds et des reflux. La proue en était fort haute et la poupe propre à résister aux vagues et aux tempêtes. Leurs ancres tenaient à des chaînes de fer au lieu de cordes, et leurs voiles étaient de peaux molles et bien apprêtées, parce qu'ils ne croyaient pas que la toile pût résister aux agitations et aux vents impétueux de l'Océan. Ceux des Romains ne les surpassaient qu'en agilité et en vitesse dans l'action.

Après s'être emparé de plusieurs oppida, César, voyant qu'il ne pouvait faire de mal aux ennemis ni empêcher leur retraite, prit la résolution d'attendre ses navires, c'est-à-dire qu'il resta inactif, de même que les Vénètes, qui tenaient leurs embarcations mouillées dans le golfe. Enfin, la flotte romaine parut à l'embouchure de la Loire. Les Gaulois, l'ayant aperçue, firent sortir de leur port deux cent vingt navires bien équipés et bien armés qu'ils rangèrent en bataille devant ceux de Brutus : atque omni genere armorum ornatissimœ, e portu profectœ. Ce port dont il est ici question était la baie du Morbihan. Si maintenant les navires gaulois sortirent de la passe quand ceux des Romains quittaient la Loire, et si les deux flottes marchèrent au-devant l'une de l'autre, elles durent évidemment se rencontrer devant le promontoire de Saint-Jacques.

Brutus et les officiers qui commandaient sur chaque navire étaient fort embarrassés, car la pointe des leurs ne pouvait se heurter contre ceux des Gaulois beaucoup plus solidement construits, ayant des poupes qui surpassaient en hauteur celle des tours dressées sur les vaisseaux romains. On avait bien les navires des Pictavi et des Santons, qui auraient dû présenter les mêmes avantages que ceux des Vénètes ; ils ne seront jamais cités, ce qui porte à croire qu'ils étaient très-clair-semés dans la flotte.

Les Romains lançaient des flèches de bas en haut qui produisaient peu d'effet ; mais ils étaient pourvus d'un instrument qui leur rendit les plus grands services : c'étaient des espèces de faux emmanchées au bout d'une longue perche avec lesquelles ils coupaient les cordes qui soutenaient les vergues. Les navires, ainsi privés de leurs voiles, ne purent plus gouverner. Alors le succès du combat dépendit de la valeur de chacun. Les Romains reprirent leur supériorité habituelle, surtout en combattant sous les yeux de leur général et de toute l'armée qui couvrait les collines les plus rapprochées de la mer : omnes enim colles et loca superiora, unde erat propinquus despectus in mare, ab exercitu tenebantur. Il est aisé de comprendre que l'armée occupait la pointe Saint-Jacques et les hauteurs littorales du territoire de Saint-Gildas.

Après avoir ôté aux vaisseaux ennemis le secours de leurs voiles, deux ou trois navires romains les environnaient, les soldats montaient à l'abordage et s'en rendaient maîtres : milites summa vi transcendere in hostium naves contendebant. Le mot milites indique évidemment qu'il y avait sur la flotte de Brutus des légionnaires mêlés aux rameurs, aux pilotes et aux matelots gaulois.

Les Vénètes, voyant une partie de leurs vaisseaux perdus, cherchèrent leur salut dans la fuite. Ils avaient pris le dessus du vent, mais il survint un si grand calme qu'il leur fut impossible de bouger de place. Ce calme acheva l'action, car ils furent attaqués l'un après l'autre et capturés ; très-peu gagnèrent la terre à la faveur de la nuit.

Cette bataille mit fin à la guerre, parce que presque tous, jeunes, vieux et de distinction, y avaient pris part. Ceux qui restaient, n'ayant plus le moyen de défendre leurs oppida, se rendirent à discrétion. César crut devoir faire un exemple d'autant plus sévère qu'il voulait apprendre aux autres nations à respecter le droit des envoyés : quo diligentius in reliquum tempus a barbaris jus legatorum conservaretur. Il fit mourir tout le sénat et vendit le reste à l'encan : sub corona vendidit.

On a prétendu que sub corona rappelait l'usage existant à Rome de vendre les prisonniers de guerre couronnés de roses. Ces fleurs auraient été singulièrement placées sur les rudes têtes des Vénètes.

Nous avons pensé que les mêmes mots pouvaient aussi bien se rapporter à l'anneau en fer qu'on rivait au poignet des esclaves, peut-être encore à une empreinte circulaire et indélébile placée sur leur front, empreinte que, par une dérision barbare, les Romains auraient appelée couronne.

L'explication la plus simple est peut-être la meilleure. Nous voyons, lors du siège d'Alesia, César plaçant sa contrevallation de manière à ce qu'elle ne soit pas envahie par une couronne de soldats : nec facile totum opus militum corona cingeretur. Or, puisqu'il appelle couronne des soldats placés en rond, pourquoi les prisonniers n'auraient-ils pas été groupés dans un pareil cercle au moment où on les vendait ?

La vengeance ordonnée par César était atroce, puisque les Vénètes n'avaient combattu que pour la conservation de leur liberté. Ils en souffrirent assurément, mais cela ne les empêcha pas d'envoyer, quatre ans plus tard, un contingent de six mille hommes : millia sena, au secours de Vercingétorix, assiégé par l'armée romaine.

Ici vient naturellement la question de savoir si Dariorigum (Vannes) existait alors. César ne la nomme pas. Ptolémée, géographe du ne siècle, est le premier qui l'ait citée, ce qui a fait dire à quelques-uns que son existence était postérieure à la conquête. Ceci n'est pas concluant, car César a parlé de beaucoup de peuples dont il n'a pas mentionné les capitales. S'il a passé Dariorigum sous silence, c'est qu'elle n'était probablement pas susceptible d'être défendue, puisque les Vénètes s'étaient retirés dans leurs places maritimes. Il est rare que la capitale d'un peuple sous l'empire ne l'ait pas été dans les temps celtiques. Ajoutons que les Vénètes, gouvernés par un sénat, devaient avoir un lieu principal pour y tenir leurs assemblées, y recevoir les délégués des peuples voisins. Comment les envoyés de Crassus auraient-ils pu remplir leur mission s'ils n'avaient su d'avance là où ils devaient aller pour conférer avec les chefs du pays ?

Pendant que cette guerre avait lieu, Sabinus, parti des environs de Chartres pour contenir les Curiosolites, les Unelles et les Lexoves, arrivait chez les Unelles (de Coutances) : in fines Unellarum pervenit. Ceux-ci avaient élu Viridovix pour chef, et les nations voisines s'étaient soumises à son autorité. Les Éburovices et les Lexoves mêmes venaient de tuer leurs sénats, parce qu'ils s'opposaient à la guerre et s'étaient réunis à ce chef, qui se vit bientôt à la tête d'une puissante armée.

Sabinus parait avoir pris la route la plus directe pour arriver à l'endroit où les patriotes gaulois s'étaient réunis. En effet, s'il fût passé chez les Éburovices et les Lexoves (d'Évreux et de Lisieux), ces peuples se seraient immédiatement soumis, et au lieu d'envoyer leurs contingents chez les Unelles, c'eût été Viridovix, au contraire, qui serait venu les secourir. Sabinus suivit donc l'antique voie de Mortagne, de Séez, d'Argentan, de Falaise, de Vire et de Saint-Lô.

Après avoir dépassé ce dernier lieu, il arrive à peu de distance de l'armée gauloise, sur le territoire du village actuel de Périers, s'y arrête, s'établit dans un lieu propre à recevoir son camp et s'y tient fortement retranché : Sabinus idoneo omnibus rebus loto castris sese tenebat. Viridovix vint immédiatement prendre position à 3 kilomètres de lui : contra eum duorum minium spatio consedisset, et lui présenta chaque jour la bataille.

Alors Sabinus simule la terreur pour se faire attaquer, ce qui engage les Gaulois à s'approcher de plus en plus de son retranchement. Viridovix, voulant tenter l'assaut, prépare un nombre considérable de fascines pour combler le fossé du camp romain.

La montagne sur laquelle il était assis présentait une pente douce et aisée d'environ 1.000 pas de longueur. Pour ne pas donner aux légions le temps de s'armer, les Gaulois la gravissent au pas de course et arrivent hors d'haleine aux remparts. Sabinus fait promptement sortir les siens par deux portes et surprend tellement les assaillants qu'ils s'enfuient, ne pouvant pas seulement soutenir le premier choc. Les Romains s'élancent tous frais à leur poursuite, en font un grand carnage et la cavalerie met le comble à leur défaite.

Les retranchements, encore très-visibles, du camp de Sabinus existent sur le grand Montcastre, à la limite des cantons de Périers et de la Haye-du-Puits, à la jonction des quatre paroisses : le Plessis, Lastelle, Gerville et Lithaire, situées à 6 kilomètres au sud-est de la Haye-du-Puits. Sa contenance est de quarante hectares, et ses fossés sont larges de vingt-quatre mètres sur quelques points.

On remarque à 3 kilomètres de là, dans la lande de l'Aulne, canton de Lessay, le camp de Viridovix, divisé en trois compartiments portant le nom de Castillons, lesquels ont dû servir à chacun des trois peuples coalisés.

Cette curieuse découverte, due à M. de Gerville, fut publiée dans un mémoire dont ce savant fit lecture à l'Institut en 1813.

Il y a quelques années, M. l'abbé Desroches, dans une histoire du mont Saint-Michel, a placé le camp de Sabinus à Champrepus, village situé à l'ouest de Villedieu. Il nous semble que Montcastre était mieux que Champrepus à la portée des Éburovices et des Lexoves, qui durent passer par Bayeux et Saint-Lô pour venir se joindre à Viridovix.

M. l'abbé Desroches paraît, du reste, avoir ignoré que fines, chez César, signifie territoire et non confins, et qu'il n'y a pas, en conséquence, nécessité de faire rencontrer les deux armées sur la frontière des Unelles.

Montcastre offre des traces irrécusables de deux camps, tandis qu'ils nous paraissent très-problématiques près de Villedieu. Quelles sont, en effet, les preuves de leur existence produites par M. l'abbé Desroches : l'emplacement probable d'un camp romain, d'où serait venu le nom de Champrepus (Campus prepulsus) ou camp de repoussement, que porte la paroisse où il aurait été établi, déduction qui paraîtra toujours bien futile. Quant aux vestiges de castramétation, on en voit, dit le même auteur, surtout dans la partie du nord, et il oublie de dire en quoi ils consistent. Au midi, c'est autre chose ; on y trouve enfouis dans des prés, sur les bords du ruisseau du Claireau, des pans de murailles. On admirait aussi, auprès de l'église et dans un champ voisin, trois citernes. Deux sont aujourd'hui comblées. Ainsi, la grande preuve archéologique de l'existence d'un camp romain à Champrepus consisterait en maçonneries ne pouvant convenir à une enceinte militaire où Sabinus ne resta que plusieurs jours.

Quant au camp de Viridovix, M. l'abbé Desroches le place à 3 kilomètres de là, sur les terres du fief de Vierville, nom rappelant celui du chef gaulois. Nous aimons mieux croire que Vierville signifie villa située près de la voie publique, que de lui donner une origine si hasardée. Ce fief, ajoute-t-il, était placé sur un coteau qui s'appelait la colline des Bardes, nom resté à la rivière qui passe auprès. Ce fut là que les poètes chantèrent : Nos guerriers ont bu dans la coupe sanglante, et la pierre de Teutatès a reçu leurs serments.

Nous ne croyons pas que les découvertes équivoques et les arguments poétiques de M. l'abbé Desroches, qui ont cependant impressionné le pays, soient de force à l'emporter sur la savante dissertation appuyée de preuves matérielles de son illustre devancier.

César et Sabinus reçurent en même temps la nouvelle de leurs victoires. Après la défaite des Unelles, tous les peuples voisins se soumirent aussitôt : civitatesque omnes se statim Titurio dediderunt. Nous ne savons rien de plus concernant cette campagne. Il est probable que Sabinus attendit dans l'enceinte de Moncastre les ordres de son général.

Il nous reste à parler de l'expédition de Crassus. Peu de temps après son départ des bords de la Loire, ce chef arrivait en Aquitaine, troisième partie de la Gaule, persuadé qu'il aurait une rude guerre à soutenir contre les habitants qui avaient précédemment défait plusieurs armées romaines.

Il avait dû suivre, après avoir quitté Tours, la voie de Châtellerault, de Limonum (Poitiers), d'Augustoritum (Limoges), de Versunna (Périgueux), de Diolindum (la Linde), et d'Aginum (Agen) ; car, s'il eût passé par Burdigala (Bordeaux), il aurait été contraint de traverser les terres des Vocates (de Bazas), alors soulevés, et de les attaquer chemin faisant, tandis qu'il ne marche contre eux qu'après avoir soumis les Sotiates. L'itinéraire que nous lui faisons suivre lui permettait de recevoir à Aginum une foule d'auxiliaires et de soldats de la Province, nominativement appelés, qui lui arrivaient de Narbonne, de Carcassonne et de Toulouse : multis prœterea viris fortibus Tolosa, Carcasone et Narbone... ex his regionibus nominatim evocatis. Ces derniers mots prouvent qu'on tenait dans la Province un contrôle des hommes susceptibles de porter les armes, et qu'on les requérait au besoin.

Muni de ces renforts, le général romain entra sur le territoire des Sotiates : in Sotiatium fines exercitum introduxit. Le mot introduxit démontre qu'il n'eut, pour s'y rendre, que la Garonne à traverser.

Ces peuples, ayant réuni de grandes forces, attaquèrent les légions en chemin. Leur cavalerie fut chargée par celle de Crassus. Ils démasquèrent alors leur infanterie et repoussèrent les escadrons romains.

Le combat fut long et opiniâtre, car ils faisaient dépendre de leur courage le salut de toute l'Aquitaine. Les légionnaires n'étaient pas moins animés, désirant se signaler sous les yeux de leur général. Enfin l'ennemi, couvert de blessures, prit la fuite, et Crassus, après en avoir fait un grand carnage, alla du même pas assiéger leur principale forteresse (Condom) : Crassus ex itinere oppidum Sotiatium oppugnare cœpit. La défense étant très-vigoureuse, il fut obligé d'employer des mantelets et des tours, car l'ennemi fatiguait les assiégeants par des conduits souterrains semblables à ceux qu'il pratiquait pour les mines, dont le pays était couvert. Voyant que rien n'arrêtait les Romains, ils demandèrent à se rendre. Crassus y consentit à condition qu'ils remettraient leurs armes.

Pendant ces pourparlers, Adcantuan, qui commandait dans la place, fit une sortie par une autre porte, avec six cents braves, nommés solduriers et liés à la vie et à la mort à la bonne et à la mauvaise fortune de leur chef. Les Romains se portèrent de leur côté, les repoussèrent dans la ville et accordèrent néanmoins à Adcantuan les mêmes conditions qu'auparavant.

Les armes et les otages livrés, Crassus partit pour les terres des Vocates et des Tarusates (de Bazas et d'Aire) : in fines Vocatium et Tarusatium profectus est. Cette manière de s'exprimer serait inexacte si elle ne signifiait que Crassus marcha contre les Vocates réunis aux Tarusates sur le territoire de ces derniers. Ces deux peuples, en effet, s'étaient ligués, s'étaient livré des otages et avaient appelé à leur secours des Cantabres (de la Biscaye), qui leur avaient déjà envoyé d'habiles capitaines, anciens soldats de Sertorius, desquels ils apprirent l'art de se fortifier et de couper les vivres à l'ennemi : His consuetudine populi romani, loca capere, castra munire, commeatibus nostros intercludere instituunt. Or, sur le territoire des Tarusates, ils pouvaient plus facilement que sur celui des Vocates recevoir les auxiliaires si nombreux et si expérimentés que leur envoyaient les Cantabres.

Crassus, ayant remarqué qu'il n'avait pas assez de soldats pour tenir la campagne sans trop dégarnir son camp : et castris satis prœsidii relinquere, et que les forces de l'ennemi pouvaient augmenter tous les jours, pensa qu'il ne fallait pas différer la bataille : in dies hostium numerum augeri, non cunctandum existimavit quin pugna decertaret. Ce fut aussi l'avis de son conseil.

Les Romains et les Aquitains étaient en présence et renfermés les uns et les autres dans leurs camps. La découverte de ces travaux militaires nous a occasionné de longues recherches. Nous les placions arbitrairement du côté de Mont-de-Marsan, et ils y existent en effet, car les Vocates et les Tarasates réunis devaient se trouver naturellement près du Midou, l'une des branches de l'Adour, qui les rapprochait de la route des Pyrénées passant par Dax et Orthez. Nous en ignorions néanmoins le véritable emplacement lorsque nous avons eu recours à l'obligeance de M. Tartière, savant archiviste du département des Landes, lequel est parvenu, comme on le verra bientôt, à confirmer nos prévisions de la manière la plus inattendue et la plus heureuse.

Crassus, en quittant Condom, avait pris l'antique voie de Gabaret à Mont-de-Marsan, pour atteindre les confédérés. Depuis deux jours les deux armées s'observaient. Les légionnaires attendaient que l'ennemi prit une décision. De leur côté, les Aquitains restaient tranquilles dans leurs lignes, épiant le moment où, faute de vivres, les Romains seraient contraints de partir, car tous les passages étaient gardés. Cette inaction diminua le courage de leurs troupes et enfla l'ardeur des Romains qui demandèrent à attaquer : Crassus les lança sur le camp gaulois.

Tandis que les uns comblaient le fossé, que les autres chassaient du rempart ses défenseurs accablés d'une grêle de traits, tandis que les auxiliaires des Romains étaient employés à porter partout des pierres, des dards et des fascines, les Aquitains se défendaient toujours vaillamment et avec fermeté sur leur rempart, d'où ils ne lançaient pas inutilement leurs traits.

Le sang des légionnaires coulait à flots sur cette terre d'indépendance, et leur aigle s'y serait brisée si les Gaulois n'eussent pas laissé la porte décumane de leur camp presque dégarnie. La cavalerie romaine s'en aperçut et en fit rapport à Crassus.

Il exhorte aussitôt ses officiers et fait sortir quatre cohortes, leur ordonnant de prendre un long détour pour n'être pas découvertes et d'arriver subitement sur les derrières du camp gaulois. Elles en forcent le vallum et y pénètrent. Les Aquitains, se voyant enveloppés de tous côtés, se jettent à bas du rempart et cherchent leur salut dans la fuite. La cavalerie romaine les poursuit en rase campagne, les atteint, et de cinquante mille qu'ils étaient, tant de l'Aquitaine que de la Cantabrie, elle en passe plus des trois quarts au fil de l'épée et retourne à son camp, où elle n'arrive que bien tard dans la nuit. Les peuples de l'Adour et de la Garonne luttèrent donc inutilement contre la fortune qui se plaisait à couronner les armes des Romains.

Le bruit de cette victoire s'étant répandu, presque tous les Aquitains se rendirent à Crassus et lui envoyèrent des otages. De ce nombre étaient les Tarbelli (peuples de Dax), les Bigerriones (de Bigorre), les Preciani (qu'on ne connaît plus), les Vocates (de Bazas), les Tarusates (de Tursan), les Elusates (d'Eause), les Garites (de Gaure), les Ausci (d'Auch), les Sibuzates, les Garumni, les Cocosates (trois peuples de la Gascogne). Quelques nations plus éloignées s'en dispensèrent, se flattant que la saison rigoureuse qui approchait les mettrait à couvert. Il ne peut être ici question de ceux de Bordeaux, ni de ceux de la Teste (Boïos), puisqu'ils n'avaient pas pris part à la guerre.

César ne dit rien de plus au sujet de cette campagne. Nous retrouvons plus tard Crassus avec lui, sans que l'on puisse se rendre compte quand et sur quel point il le rejoignit avec ses troupes.

Avant de poursuivre notre analyse, nous devons dire que le camp de Crassus existait à 1 kilomètre ½ au sud-ouest de Mont-de-Marsan, sur un plateau assez élevé attenant au bourg de Saint-Pierre, où se voit encore la trace de fossés très-étendus et fort reconnaissables sur plusieurs points. Il est nommé Castra Crassus dans deux chartes de la collection des archives de Mont-de-Marsan[6], et a conservé le nom de Tuc de Castra, signifiant hauteur du camp.

A peu de distance de là, et plus au nord, on reconnaît les restes du retranchement des Aquitains partout où l'établissement de la gare du chemin de fer et le passage de la voie ferrée n'en ont pas amené l'entière destruction. Entre les deux plateaux se trouve une plaine de cinq à six cents mètres. Il y en a d'autres à l'ouest et au nord qui sont très-vastes, et où la cavalerie romaine eut beau jeu pour se mettre à la poursuite des vaincus. Il ne peut plus maintenant y avoir de doute sur l'origine par trop oubliée de ces deux camps.

César profita du reste de la belle saison pour marcher contre les Morins et les Ménapiens, associés à la ligue des Vénètes, et les seuls qui n'eussent pas encore désarmé, bien que tout le reste de la Gaule fût en paix : tamen quod, omni Gallia pacata, Morini Menapiique supererant qui in armis essent  arbitratus id bellum celeriter confici posse, eo exercitum adduxit. Telles sont les seules paroles de l'historien, évidemment trop concises s'il avait voulu faire toute autre chose qu'un simple rapport sur ses opérations militaires.

De Vannes, il arrive tout d'un trait chez les Morins, dans un lieu que nous placerons vers Cassel (Castellum Morinorum), sans qu'il ait dit un mot des incidents de son voyage. Nous voyons seulement qu'il était accompagné des légions ramenées par lui de la côte maritime et des trois de Sabinus, que nous avons laissées chez les Unelles.

Son rendez-vous avec ce dernier dut être à Botomacos (Rouen), où se voyait le premier pont en bois qui existât sur la basse Seine. Sa route pour y arriver était tracée par Condate (Rennes), Nudionnum (Jublains), Sagium[7] (Séez), Mediolanum Aulercorum (Évreux) et Uggade (Pont-de-l'Arche), tandis que Sabinus suivait celle d'Arœgenus (Vieux), de Noviomagus (Lisieux) et de Breviodurum (Brionne).

De Rotomacos, ces légions réunies durent aller passer la Somme à Samarobrive, la rivière d'Authie à Duriocoregum, et s'avancer par Montreuil, Étaples et Gessoriacum, sur un point que nous placerons à peu de distance d'Arubleteuse, où elles eurent un premier engagement avec les Morins.

César n'en parle pas dans ce livre ; mais, dans le suivant, il dit qu'à son retour de l'île des Bretons il attaqua ceux des Morini qui étaient au-dessous du port Itius (Wissant) : paulo infra, et les fit presque tous prisonniers, parce qu'ils avaient trouvé à sec les marais où ils s'étaient réfugiés l'année précédente : Qui quum, propter siccitates paludum quo se reciperent, non haberent quo per fugio superiore anno fuerant usi (lib. IV).

Ce texte est précieux pour éclairer la marche qui nous occupe, car il établit que l'armée romaine s'arrêta à 3 ou 4 lieues environ au sud du port Itius que César dut aller reconnaître, puisqu'il projetait de s'y embarquer l'année suivante pour l'île des Bretons.

Quant à ses troupes, elles durent aussitôt quitter les bords de la mer pour faire un long détour vers l'est ; car les accidents géologiques qui ont donné un nouvel aspect à ce sol, l'un des plus productifs de la Belgique, ne s'étaient pas encore manifestés. Saint-Omer était alors un port maritime sis au bord d'un golfe de 10 lieues d'étendue[8], à plus de 8 lieues de la mer. Il fallait donc contourner cette ville pour entrer chez les Ménapiens.

Ces peuples, ayant vu que les plus puissantes nations avaient été vaincues en bataille rangée, résolurent de ne pas combattre et de s'enfuir, avec tout ce qu'ils possédaient, dans l'épaisseur de leurs forêts : continentesque silvas ac paludes habebant, eo se suaque omnia contulerunt. Ces forêts couvraient une partie de leur territoire, et s'avançaient au midi jusqu'au delà de Cassel. On les connaissait entre Ypres et Bruges, sous le nom de Thigabusca, où elles formaient une portion de la forêt des Ardennes.

César parvint à l'entrée de ces bois et y établit son camp : ad quarum initium silvarum quum pervenisset Cœsar, castraque munire instituisset. Il est évident que de Saint-Omer il s'était dirigé sur Cassel, où il dut se retrancher. On prétend que le castellum établi sur ce point dans le second siècle de l'Empire, pour couvrir la partie soumise du pays des Ménapiens, fut élevé sur l'emplacement d'un camp romain que la tradition attribue à César. Là commençaient les grandes forêts dont parle l'historien. Un jour les ennemis en sortent et tombent à l'improviste sur les légionnaires pendant qu'ils travaillaient à se retrancher. Ceux-ci prennent les armes et perdent quelques hommes qui s'étaient avancés à la poursuite des Ménapiens dans des lieux couverts. César fait ouvrir la forêt et jeter les arbres des deux côtés du chemin pour éviter une attaque de flanc. Il parvient ainsi fort avant dans les bois, et s'empare du bagage et du bétail de l'ennemi. Les pluies lui empêchant d'aller plus loin, il ramena ses troupes et les plaça en quartier d'hiver chez les Aulerces, les Lexoves et les autres États où elles avaient dernièrement fait la guerre : Cœsar exercitum reduxit, et in Aulercis Lexoviisque, reliquis item civitatibus quœ proxime bellum fecerant, in hibernis collocavit.

Nous avons une remarque à faire touchant les Aulerces. Deux peuples voisins portaient ce nom dans la Gaule : les Aulerci Cenomani (du Mans) et les Aulerci Eburovices (d'Évreux). Nous n'hésiterons pas à opter pour ces derniers, car, au commencement de la campagne, les Cénomans ne sont pas cités comme ayant pris part à la guerre.

Il est supposable qu'en quittant Cassel les légions se tinrent éloignées du littoral pour suivre la route directe de Némétocenne, de Samarobrive et de Rotomacos, et que ce fut dans cette dernière ville qu'elles se séparèrent pour atteindre leurs différents quartiers.

Celles qui se rendirent chez les Aulerces Éburovices y fondèrent l'enceinte placée sur la côte Saint-Michel qui domine la ville d'Évreux. On ne pourrait autrement expliquer l'existence de cette vaste fortification.

Les légions envoyées chez les Lexoves y élevèrent le camp du Catelier, sur le territoire de Saint-Désir, près de Lisieux. C'est le plus grand que l'on puisse citer dans le département du Calvados. Nous ne serions pas surpris qu'elles eussent aussi fondé celui de Moult, précisément situé à la frontière de l'ancien pays des Lexoves.

Quant aux légions qui allèrent s'établir chez les peuples soulevés l'année  précédente, on ne peut se dispenser de leur faire occuper l'ancien camp de Sabinus chez les Unelles. Nous ne pensons pas qu'il en ait été envoyé chez les Vénètes, qui avaient été ravagés, tués ou vendus. Ainsi échelonnées sur la rive maritime, elles purent la tenir en respect et empêcher toute alliance hostile entre elle et l'île des Bretons.

Les mots reduxit et collocavit qui se trouvent dans le texte ci-dessus ont peut-être besoin d'être expliqués : reduxit signifie que César ramena ses légions du pays des Ménapiens ; mais collocavit in Aulercis Lexoviisque ne veut pas dire, comme certains commentateurs l'ont cru, qu'il les installa lui-même chez ces différents peuples. Nous avons consulté à ce sujet tous les textes des Commentaires et remarqué, à la fin de la septième campagne, que César, s'étant décidé à passer l'hiver à Bibracte : ipse Bibracte hiemare constituit, fit camper ses légions sur quatre points différents, et qu'il s'est alternativement servi des expressions : proficisci jubet, collocat et mittit : Cabillioni et Matiscone  collocat. Pourtant, on ne peut supposer qu'il ait quitté Bibracte pour aller conduire lui-même une légion à Châlons-sur-Saône et une autre à Mâcon. Le mot collocat veut donc dire simplement qu'il leur assigna ces quartiers.

Il put cependant aller jusqu'à Rotomacos, en partir pour l'Italie, passant par Lutèce, Agendicum et Bibracte, d'où il suivit la voie que nous lui avons déjà fait prendre.

 

 

 



[1] Peuples de Nantes.

[2] Peuples de Rennes.

[3] Cette expression in concluso mari a fait dire à tort au père dom Hyacinthe Morice, dans son Histoire ecclésiastique et civile des Bretons, que César avait eu en vue le golfe du Morbihan, opinion qui a obtenu quelques partisans et qui est tout à fait abandonnée.

[4] On trouve dans ce canton le village d'Amble, dont le nom semble dériver d'Ambibarri.

[5] Vénétie armoricaine. Campagne de César, l'an 56 avant J.-C. Vannes, 1860.

[6] Première et seconde charte, p. 30 et 47. — Notes de M Tartière.

[7] Ce nom n'est cité par aucun géographe de l'antiquité. C'est donc à tort que Séez a été appelée Vagoritum, nom qui appartient à la ville des Arvii, Arve, située à peu de distance de Sablé.

[8] Malbranq, De moribus et Morinorum rebus (t. Ier).