CONQUÊTE DES GAULES

 

LIVRE DEUXIÈME. — DEUXIÈME CAMPAGNE.

 

 

GUERRE CONTRE LES BELGES. - SOUMISSION DES SUESSIONES, DES BELLOVACÉS ET DES AMBLANI. - DÉFAITE DES NERVII, RUINE ENTIÈRE DES ATUATES.

(Avant J.-C. 57. — An de Rome 697)

 

Les succès de César firent craindre aux Belges d'être attaqués aussitôt après la soumission des Celtes. Ils se concertèrent pour la défense commune, levèrent des troupes et s'entredonnèrent des otages.

César, ayant appris cet état de choses par Labienus, quitta l'Italie avec deux nouvelles légions et vint rejoindre celles que nous avons laissées chez les Séquanes. Il y en eut alors huit dans la Gaule. Il dut prendre la voie qu'il avait déjà suivie pour se rendre chez les Ségusiaves lors de sa première campagne. De Lugdunum à Vesontio, sa route était tracée par Mâcon, Châlons-sur-Saône, Pontoux (Fons Dubis) et Orchamps (Crucinia).

Il mande aussitôt aux Senones (de Sens) et à ceux de la frontière des Belges (les Tricasses, peuples de Troyes) de lui donner avis de ce qui se passait chez leurs voisins. Tous lui répondirent que les Belges levaient des troupes auxquelles un rendez-vous était assigné. Sur cette nouvelle, il arrête d'aller chez eux dans douze jours : quin ad eos duodecimo die proficisceretur. En attendant il amasse des vivres : re frumentaria provisa, puis il se met en route et arrive environ quinze jours après sur les terres des Belges, c'est-à-dire chez les Catalauni : diebusque circiter XV ad fines Belgarum pervenit. Il est évident qu'il ne lui fallait pas quinze jours pour aller de Besançon à Châlons-sur-Marne (Durocatalaunum), c'est pourquoi nous croyons qu'il passa par Bibracte (Autun), y séjourna quelque temps et en partit avec les auxiliaires éduens, que nous allons bientôt voir avec lui chez les Rhèmes.

Ces derniers, le voyant arriver plus tôt qu'ils ne l'attendaient, lui dépêchent Iccius et Antebrogius, personnages éminents du pays dont les noms se voient sur plusieurs médailles celtiques, pour lui dire que, n'ayant pas pris part au complot des autres nations, ils sont prêts à lui livrer des otages, à le recevoir dans leurs oppida, et à lui fournir des blés et les autres choses dont il aurait besoin : frumento ceterisque rebus juvare. Ces autres choses étaient, comme nous le verrons bientôt, des auxiliaires qu'ils mirent à la garde de leurs places.

César apprit, en même temps, que tous les autres Belges étaient sous les armes et avaient attiré dans leur parti les Germains de la rive gauche du Rhin : Germanosque qui cis Rhenum incolunt, c'est-à-dire ceux qui s'étaient fixés dans le pays des Trévires ; qu'ils étaient tous si animés que les Rhèmes n'avaient pu détacher de cette ligue les Suessiones (de Soissons), leurs frères, qui vivaient sous les mêmes lois et ne formaient avec eux qu'un même corps d'état.

Ils ajoutèrent que les Belges descendaient, pour la plupart, de ces Germains qui avaient passé le Rhin, et qu'ils étaient les seuls que les Cimbres et les Teutons n'avaient osé attaquer ; que leurs forces leur étaient d'autant mieux connues qu'ils savaient ce que, dans leur assemblée, chacun s'était engagé à fournir pour cette campagne ; que les Bellovaces[1], les plus guerriers, les plus nombreux et les plus puissants d'entre eux, pouvant réunir un contingent de cent mille hommes, en avaient offert soixante mille d'élite et demandaient le commandement de toute l'armée ; que les Suessiones[2], possédant un pays très-fertile où avait régné Divitiacus, prince le plus puissant des Gaules et possédant un royaume chez les Bretons, avaient alors pour roi Galba, auquel était dévolu le commandement de toutes les troupes ; qu'ils étaient maîtres de douze villes et promettaient cinquante mille hommes à la confédération ; les Nervii[3] autant, les Atrebates[4] quinze mille, les Ambiani[5] dix mille, les Morini[6] vingt-cinq mille, les Menapii[7] neuf mille, les Caletes[8] dix mille, les Velocasses et les Veromandui[9] autant, les Atuates[10] vingt-neuf mille, enfin les Eburons[11], les Condrusi, les Cœresi et les Pœmuni[12], tous peuples d'origine germanique, ensemble quarante mille hommes. L'ennemi pouvait donc en opposer aux légions trois cent mille, si tous étaient réunis.

César exhorta les Rhèmes à persévérer dans leur alliance avec les Romains, et voulut qu'ils lui envoyassent pour otages leur sénat et les enfants des principaux du pays. Toutes ces choses furent exécutées le même jour : qua omnia ab his diligenter ad diem facta sunt, preuve qu'il se trouvait près de Durocortorum (Reims), leur principe oppidum.

Nous entrons dans une phase qui a toujours exercé la sagacité des antiquaires. Il convient d'en donner l'analyse complète avant d'arriver aux déductions qui en découlent.

Devant tant d'ennemis qui s'approchaient, césar représenta à Divitiacus, commandant l'armée éduenne probablement enlevée de Bibracte, qu'il était nécessaire, pour faire diversion, qu'il allât avec ses troupes attaquer et ravager le territoire des Bellovaces. On remarque pour la seconde fois le contingent des éduens parmi les légions. Cette voie dans laquelle ils étaient entrés fut le principe de leur alliance constante avec les Romains.

Bientôt César apprend par les Rhèmes et ses éclaireurs que l'armée ennemie vient à sa rencontre, et qu'elle n'est même pas très-éloignée. Il se hâte de traverser la rivière d'Aisne, située, dit-il, à l'extrême frontière des Rhèmes, et Y établit son camp : Flumen Axonam, quod est in extremis Rhemorum finibus, exercitum transducere maturavit, atque ibi castra posuit.

S'il passe sur la rive droite de l'Aisne, c'est que les Belges s'y trouvaient nécessairement : ad se venire. Il dut donc les y attendre dans une bonne position. Celle qu'il choisit était telle que la rivière défendait un des côtés de son camp : Que res, et latus unum castrorum ripis fluminis muniebat, de sorte que ce camp couvrait tout ce qui était en deçà, et pouvait recevoir en toute sécurité les blés venant de chez les Rhèmes et de chez leurs voisins.

Il y avait un pont sur la rivière. Il y plaça un poste et laissa de l'autre côté T. Sabinus avec six cohortes : In eo flumine pons erat. Ibi prœsidium ponit et in altera parte fluminis Q. T. Sabinum legatum cum vi cohortibus relinquit. Il fit élever autour de son retranchement un rempart de douze pieds de haut, près duquel courait un fossé de dix-huit pieds de profondeur.

A huit mille pas de ce camp (3 lieues kilométriques) était Bibrax, ville des Rhèmes : Ab ipsis castris oppidum Rhemorum, nomine Bibrax, aberat millia passuum VIII. Les Belges l'attaquent avec impétuosité après être sortis de leur chemin : Id ex itinere magno impetu Belgœ oppugnare cœperunt. Cette place était évidemment en dehors de la voie que suivait l'armée ennemie, car si elle eût été sur la voie même César se serait servi de l'expression posita in via, comme il le fait (lib. VII) au sujet de Noviodunum. Les assiégés soutiennent leurs efforts avec peine, car les Belges, dit l'historien, attaquent les places à la manière des Celtes qui, après les avoir environnées de troupes, lancent de toutes parts des pierres contre les murs pour en chasser les défenseurs, puis, se couvrant de leurs boucliers, en rompent les portes et en sapent les murailles : portis succedunt, murumque subruunt. La nuit seule mit fin à l'assaut.

Iccius, qui commandait la garnison et qui s'était bravement conduit, envoya dire à César qu'il ne pouvait plus tenir s'il n'était secouru. Sur cet avis, le général romain fit partir, vers minuit, sous la conduite des députés de ce même Iccius, un corps d'archers numides et crétois et des frondeurs des Îles Baléares. Ce secours releva le courage des assiégés et ôta aux assiégeants l'espérance de prendre la place.

Les Belges conservent encore quelque temps leur position, et, après avoir ravagé les campagnes des Rhemi, brûlé aussi loin qu'ils peuvent aller leurs bourgades et leurs maisons, se dirigent tous du côté du camp romain : Itaque paulisper apud oppidum morati, agrosque Rhemorum depopulati, omnibus vicis cedificiisque quo adire poterant incensis, ad castra Cœsaris cum omnibus copiis contenderunt. Ils n'y sont pas plus tôt arrivés qu'ils s'établissent à moins de deux mille pas de distance (3 kilomètres) des légions. On pouvait juger, par la fumée de leurs campements, qu'ils occupaient une étendue de près de trois lieues.

César résolut d'abord de ne point combattre ; leur grand nombre et l'opinion qu'on avait de leur valeur l'en détournaient. Tous les jours il se contentait de tenter de nouvelles escarmouches. Lorsqu'il vit que les légionnaires ne leur cédaient en rien, il choisit, pour y ranger son armée en bataille, un lieu convenable qui existait devant le camp. La colline, dit-il, sur laquelle posait ce camp était un peu élevée au-dessus de la plaine et offrait, en face de l'ennemi, autant de largeur qu'il en fallait pour y déployer les légions. Ses deux flancs étaient escarpés ; elle se renflait un peu sur le devant et s'inclinait en pente douce vers la plaine : Quod is collis, ubi castra posita erant, paululum ex planifie editus, tantum adversus in latitudinem patebat quantum loci acies instructa occupare poterat, arque ex utraque parte lateris dejectus habebat, et in fronte imiter fastigiatus paulatim ad planitiem redibat.

Le camp, venons-nous de voir, était sur une colline peu élevée qui devait commencer à l'Aisne, puisque l'un de ses côtés s'appuyait contre cette rivière. On ne voyait à la surface ni montagne ni vallée, seulement la partie située en face de l'ennemi s'élevait légèrement avant de s'incliner vers la plaine.

Ayant remarqué que l'espace existant devant le camp pouvait recevoir ses légions en bataille, César fit conduire à droite et à gauche de cette terrasse un fossé d'environ quatre cents pas (600 mètres), à l'extrémité duquel il établit un castellum où il plaça des machines de guerre, craignant que l'ennemi n'enveloppât ses deux ailes : Ab utroque latere ejus collis, transversam fossam obduxit circiter passuum CD, et ad extremas fossas castella constituit, ibique tormenta collocavit, ne, quum aciem instruxisset, hostes, quod tantum multitudine poterant, a lateribus suos pugnantes circumvenire possent.

Il est évident que ces fossés ne protégeaient que les deux parties latérales de la ligne de bataille, et que si l'on n'exécuta pas le même travail en arrière, c'est que l'un des boulevards de l'enceinte militaire en tenait lieu.

Ces choses achevées, il laissa deux légions composées de jeunes soldats à la garde du camp et fit déployer les six autres sur le devant : pro castris. L'ennemi, imitant ces dispositions, se mit en ligne de combat.

Il y avait un petit marais entre les deux armées : Palus erat non magna inter nostrum atque hostium exercitum. On attendait, des deux côtés, que l'une ou l'autre le passât pour commencer l'attaque avec plus d'avantage. La cavalerie escarmouchait en attendant. César, après un succès obtenu par la sienne, fit rentrer ses troupes dans le camp.

Cette manœuvre fut cause que l'ennemi changea de tactique. Il s'approcha de l'Aisne et s'efforça de la faire passer à gué par une partie des siens, qui avaient ordre d'attaquer, s'ils le pouvaient, le fort que gardait Sabinus, de détruire le pont, ou au moins de ravager les campagnes des Rhèmes, qui fournissaient des vivres aux Romains : eo consilio ut, si possent, castellum cui prœerat Q. Titurius legatus expugnarent, pontemgue interscinderent ; sin minus, agros Rhemorum popularentur.

César, prévenu de ce trait d'audace par Sabinus, traverse le pont avec- sa cavalerie, les archers numides, et se dirige du côté de l'ennemi. Il repousse et tue le plus grand nombre de ceux qui sont déjà sur la rive gauche.

Les Belges confondus, voyant que tout allait leur manquer, qu'ils n'avaient pu s'emparer de Bibrax, ni traverser l'Aisne, ni piller les Rhemi, et que Divitiacus allait entrer avec les Éduens sur les terres des Bellovaces, prennent la résolution de se retirer chacun chez eux, se promettant de mutuels secours s'ils étaient attaqués.

Ce parti bien arrêté, ils abandonnent leur camp, vers neuf heures du soir : secunda vigilia, sans garder aucun ordre et en faisant beaucoup de bruit, de sorte que leur retraite ressemblait plutôt à une fuite qu'à la marche ordinaire de gens de guerre.

César retint ses troupes retranchées, crainte de surprise ; mais, connaissant la vérité, il lança au jour : prima luce, toute sa cavalerie contre eux, et ordonna à Labienus de la suivre avec trois légions. Ces troupes atteignirent l'arrière-garde ennemie et la poursuivirent longtemps. Tandis qu'elle tenait ferme et se défendait vigoureusement, ceux qui la précédaient, se voyant éloignés du péril et n'étant retenus ni par la nécessité ni par aucun ordre, rompirent leurs rangs et cherchèrent leur salut dans la fuite. Les cavaliers et les légionnaires ne firent que tuer tant que le jour dura. Vers le coucher du soleil, ils s'arrêtèrent et revinrent au camp.

César, voyant que les Belges s'enfuyaient, ne songea plus qu'à les attaquer dans leur propre pays ; aussi, dès le lendemain, avant qu'ils fussent revenus de leur étonnement et se fussent ralliés, il se porta chez les Suessions, voisins des Rhèmes, et, après une marche qu'il qualifie de grande journée, il arriva devant Noviodunum (Soissons), leur ville principale : et, magno itinere confecto, ad oppidum Noviodunum contendit.

Tel est le récit de César, que nous allons expliquer pendant qu'il fera le siège de Noviodunum. Nous essaierons d'indiquer sa marche depuis Durocortorum (Reims) jusqu'à l'Aisne, le lieu où il campa sur le bord de cette rivière et l'emplacement très-contesté de Bibrax. Commençons par rechercher celui du camp romain.

Les villages de la rive droite de l'Aisne ont tous la prétention d'avoir possédé ce camp et n'en montrent aucune trace. M. de Saulcy, dans un article de la Revue européenne (juin 1859), prétend l'avoir découvert sur une montagne située à un quart de lieue au nord-est de Pont-Arcy, oubliant qu'il devait être sur une simple colline ou massif peu élevé, touchant immédiatement à l'Aisne, ne présentant à la surface aucune solution de continuité, s'élevant seulement un tant soit peu avant de s'incliner vers le marais. Il y a loin de ces faits topographiques à ceux qui s'appliquent à la haute montagne dont parle M. de Saulcy, existant à un kilomètre de l'Aisne et à l'extrémité d'une petite plaine.

L'historien, d'ailleurs, ne dit-il pas : Flumen Axonam, quod est in extremis Rhemorum finibus, exercitum transducere maturavit, César passa l'Aisne, qui était à l'extrême frontière des Rhèmes, sans désigner sur quel point ? Ce texte est clair. Qui croirait pourtant que, dans l'intérêt de sa découverte, le même savant le traduise ainsi : César fit passer l'Aisne à son armée, au point où cette rivière coule à l'extrême frontière du pays des Rhèmes ?

Cette version est peu académique, et César ne dit rien de tout cela. Mais M. de Saulcy a besoin de donner au mot extremis une toute autre signification que la plus naturelle, puisqu'il prétendra bientôt que l'Aisne ne coulait pas à l'extrême frontière du pays des Rhèmes, c'est-à-dire ne lui servait pas de limite septentrionale. Il lui faut d'avance préparer ses batteries, torturer le texte cité et trouver de l'emploi au gênant extremis, en établissant le camp romain là où cette rivière entrait seulement chez les Rhemi.

Sanson, d'Anville et Napoléon Ier le placent à Pontavert ; nous adoptons a priori les mêmes parages, c'est-à-dire le territoire de Chaudardes, qui n'est qu'à 2 kilomètres à l'ouest de Pontavert, et l'on verra que ce n'est pas sans raison. En effet, après avoir parlé de ses conférences avec les Rhèmes, non loin de leur oppidum, César arrive sans transition à son passage de l'Aisne. Il devait donc s'être approché d'avance de cette rivière par l'antique voie de Reims à Laon, qui traverse Saint-Thierry, Villers-Franqueux, Cormicy, et s'être établi, nous dirons pourquoi, à 4 à 500 mètres de Pontavert, sur la colline des Blancs-Monts, qui domine la plaine. De ce point ses éclaireurs purent aller reconnaître l'armée des Belges, qui n'en était qu'à 6 ou 7 lieues.

Ayant su que les ennemis venaient à sa rencontre : ad se venire, il n'a pas besoin de se porter plus avant ; aussi se retranche-t-il dans une bonne position, de l'autre côté de la rivière qui gardait les derrières de son camp : Quœ res et latus unum castrorum ripis fluminis muniebat.

Il la franchit, selon nous, à Pontavert. En effet, le mot ver signifiant rivière en langue gauloise, et aver étant le même nom qu'Elaver (l'Allier), on peut présumer que le pont qui existe en ce lieu, et qui a conservé jusqu'à nos jours sa terminaison celtique, a dû succéder à celui que traversa l'armée romaine.

César dit qu'il posa (punit) un poste près du pont et laissa (relinquit) sur l'autre partie de la rivière Sabinus avec six cohortes. Qu'on remarque bien la différence de sens qui existe entre ces deux mots latins : punit signifie qu'il établit un poste pour garder le pont après l'avoir traversé ; relinquit, qu'il laissa Sabinus sur les Blancs-Monts, dans le retranchement qu'on venait de quitter et qui ne touchait à coup sûr pas à la rivière, autrement il eût gardé le pont, et l'on n'aurait pas eu besoin d'y placer un poste.

Le lieu où campa César doit être cherché à l'ouest du pont, sur la colline de Chaudardes. A la vérité, les faits archéologiques n'abondent pas sur ce terrain, l'un des mieux cultivés du pays. Peut-être des fouilles exécutées avec intelligence feraient-elles distinguer les terres qui furent remuées à l'endroit où existèrent les fossés ; peut-être aussi un œil exercé pourrait-il s'aider de la végétation, présentant toujours quelque chose d'anormal sur un sol fertile qui a été profondément bouleversé. Il est toutefois certain qu'on ne trouve pas plus de restes de travaux militaires sur ce plateau que sur tout autre point de la rive droite de l'Aisne.

A défaut de ces renseignements, nous aborderons les faits topographiques qui s'adaptent mieux à la colline de Chaudardes qu'à celle de Pontavert, eu égard à la description des Commentaires. En effet, celle de Chaudardes, qui commence à 200 mètres du Ployon et s'étend jusqu'au pied de Cuiry, est protégée par l'Aisne et par un marais qui la couvre circulairement au nord, depuis Beaurieux jusqu'aux environs de Guignicourt. Le plateau présente assez d'espace pour avoir pu recevoir l'armée romaine, et l'on remarque, du côté du marais, la terrasse un tant soit peu relevée sur laquelle les six légions durent être mises en bataille.

L'endroit voisin du marécage où la cavalerie romaine en vint aux mains avec celle de l'ennemi existe sur le territoire de Presles, en latin Prœlium.

Mais ce qui peut faire disparaître tous les doutes, ce sont les Blancs-Monts, sur lesquels se voit une partie du retranchement de Sabinus, et où il a été trouvé des jugulaires de casque en bronze et divers autres objets antiques. La forme circulaire qu'affecte ce retranchement a toujours fait dire, dans le pays, que c'était un cirque romain[13].

Les Belges, déconcertés de leurs revers, se décidèrent à franchir l'Aisne. Ce ne put être à l'ouest du camp romain, entre Maizy et Œuilly, car d'où était Sabinus il n'aurait pu voir ce qui se passait sur ce point. Leur dessein étant d'ailleurs d'aller détruire le pont, il leur aurait fallu côtoyer la rivière, passer sous les yeux des soldats du camp, et César aurait été de suite informé de leur manœuvre. Nous préférons, avec ceux qui connaissent le pays, leur faire traverser l'Aisne à la Pescherie, après avoir exécuté vers l'est, par la Chapelle-aux-Bois, une marche que les accidents de terrain devaient dérober à l'armée romaine. Sabinus pouvait seul les voir des hauteurs où il était ; il avertit César, qui traversa le pont, les atteignit sur la rive gauche et les repoussa en leur faisant essuyer de grandes pertes.

Il ordonna de les poursuivre le lendemain, et, après une marche forcée : magno itinere, il arriva devant Noviodunum (Soissons). S'il eût fait plusieurs longues étapes, il aurait dit : magnis itineribus. Magno itinere indique qu'il n'en fit qu'une seule d'une dizaine de lieues. Or, comme il n'y a que 6 lieues de Pont-Arcy à Soissons, une marche ordinaire lui aurait suffi pour s'y rendre ; il faut donc qu'il soit parti de Pontavert afin que son étape puisse être qualifiée de grande journée. Il est regrettable que M. de Saulcy n'ait pas prévu cette objection.

Si César ne mentionne la rencontre d'aucun ennemi sur sa route, c'est qu'il suivit la rive gauche de l'Aisne, en passant par Maizy, Vieil-Arcy et Braine, pour atteindre Noviodunum.

Il nous reste à parler de Bibrax, oppidum existant à 8 milles ou 3 lieues kilométriques du camp romain. La découverte de cette place ne nous parait pas d'une excessive difficulté, si l'on veut bien s'en tenir à la lettre des textes et ne pas les défigurer.

M. de Saulcy prétend l'avoir découverte dans le camp de Saint-Thomas, situé au-dessous de Laon. Il y a une telle incohérence entre le placement de Bibrax à Saint-Thomas et celui du campement romain à Pont-Arcy que l'on comprend à peine qu'elle n'ait pas sauté aux yeux du savant académicien. Quoi ! César aurait su que l'ennemi suivait la route de Laon à Reims, et il serait allé lui barrer le chemin à Pont-Arcy ? Ç'eût été tout bonnement lui livrer le pays des Rhèmes, d'où il recevait ses provisions de blé.

D'autres ont vu Bibrax à Bievre, dans le Laonnais, à Fismes et à Braine[14]. Nous ne combattrons pas autrement leur opinion qu'en exposant la nôtre.

César vient de dire qu'il traversa l'Aisne, qui est à l'extrême frontière des Rhèmes : flumen Axonam, quod est in extremis Rhemorum finibus. Or, le Laonnais, situé au delà de cette rivière, n'appartenait pas aux Rhèmes ; donc il ne faut pas aller chercher Bibrax, ville rémoise, dans ces parages.

Sanson attribue le Laonnais aux Suessions, sans en dire la cause ; l'abbé Belley est d'opinion contraire ; mais, lorsqu'il a voulu chercher leurs douze oppida, il a été obligé de prolonger arbitrairement leur territoire jusqu'aux abords de la Seine[15]. Nous préférons nous ranger du côté de Sanson ; car si l'on retranchait la contrée de Laon du Soissonnais, que resterait-il à ce dernier, que César dit si puissant, maître de douze villes et pouvant fournir cinquante mille hommes à la confédération ? Il ne serait pas plus grand que l'Amiénais, qui n'en envoya que dix mille.

Si l'on rejette, d'un autre côté, la division politique de Guillaume le Breton (in vit. Phil. Aug.) lorsqu'il prolonge le Soissonnais jusqu'à Troyes et Auxerre, on doit admettre avec lui que cette contrée s'étendait, au nord, jusqu'à Noyon et à Laon.

On nous objectera que le Laonnais devait appartenir aux Rhèmes, car (selon Flodoard) il dépendait de leur diocèse métropolitain : Rhemensis parrochicœ, lorsque saint Remi l'en détacha pour l'ériger en évêché suffragant. N'avait-on pas déjà distrait de la métropole rémoise la majeure partie du Soissonnais, qui appartenait pourtant aux Suessions du temps de César ?

Les évêques de Reims englobèrent d'abord le territoire de plusieurs nations pour former leur diocèse métropolitain. Plus tard ils en détachèrent certaines portions pour y établir des évêques suffragants. Prétendra-t-on que ces parties détachées appartenaient primitivement aux Rhèmes, parce qu'elles provenaient du démembrement de leur circonscription métropolitaine ?

A ces arrangements diocésains dont on cherche à tirer parti nous opposerons celui qui eut lieu, cinquante ans plus tard, entre les fils de Clotaire, lors du partage de la monarchie des Francs : Sigebert eut le royaume de Reims, Chilpéric celui de Soissons : cathedramque Suessonias (Greg. Tur., lib. IV). Or, le Cointe et Pagi ont prouvé jusqu'à l'évidence que Laon faisait partie du royaume de Soissons.

Que nous arrivions à la bataille de Bouvines, ne voit-on pas dans Guillaume le Breton que l'évêque Robert de Laon se réunit, lui et ses vassaux, aux chevaliers du Soissonnais et non à ceux du pays de Reims ?

Le Laonnais n'a-t-il pas fait postérieurement partie du Parisis avec le Soissonnais ; ne devra-t-on pas accorder à ces divisions politiques, conformes au texte de César, beaucoup plus d'autorité qu'à celle qui résulte de la création du diocèse de Laon ?

Nous demanderons maintenant pourquoi M. de Saulcy place Bibrax à Saint-Thomas dans le Laonnais, à 8 milles de l'Aisne, quand César dit simplement qu'elle était à 8 milles de son camp : Ab ipsis castris oppidum Rhemorum, nomine Bibrax, aberat millia passuum VIII ? Cette différence d'interprétation est énorme, car, d'après le texte, Bibrax peut avoir aussi bien existé sur le bord de l'Aisne que partout ailleurs.

Ce sera donc sur cette véritable frontière des Rhèmes que nous la placerons, et dans un lieu où elle aura pu être attaquée par les Belges venant de Samarobrive. Son nom n'indique-t-il pas, d'ailleurs, qu'elle existait sur les bords d'une rivière, puisque briva ou bibra signifie pont en langue celtique, et la finale ax ou arx que ce pont était sur la rivière Axona, ou conduisait à la citadelle : arx ?

Quelle est maintenant la ville située à 3 lieues de Pontavert dont l'emplacement s'accorde avec le texte de l'historien ? C'est, dirons-nous, Pont-Arcy, devant laquelle M. de Saulcy place si malheureusement le camp romain. En effet, César, conférant avec le Rhème Iccius, venu à sa rencontre, dut s'entendre avec ce chef sur les moyens de défendre son propre pays. Il prend l'Aisne pour base de ses opérations ; Iccius devra donc se placer sur la même ligne et occuper la forteresse qui se trouve à l'extrémité du territoire rémois et garde la route d'Amiens à Reims. Ce sera précisément sur cette antique voie que défileront les Belges venant de la contrée des Ambiani. M. Prioux, né à Braise et connaissant parfaitement les antiquités de son pays, l'a étudiée et nous a fait voir, sur une délicieuse carte du Soissonnais rédigée par lui, qu'elle traversait Noyon, Neuville-sur-Marigny, l'Ange-Gardien, le Chemin-des-Dames, la ferme de Fromont et Moussy, d'où elle arrivait à peu de distance de Pont-Arcy.

L'ancienneté de cette place est incontestable. On y voit encore les culées d'un pont antique formées de grosses pierres brutes, et certaines traces de travaux militaires du même temps, à la base de ses murailles.

Pont-Arcy n'est pas sur une colline comme la plupart des oppida gaulois ; aussi son emplacement convient-il au siège que décrit César. L'ennemi l'entoure immédiatement, tente d'en forcer les portes et d'en saper le mur, genre d'attaque qui n'aurait pu convenir pour une place située en l'air et dans les conditions topographiques où se trouve l'enceinte du vieux Laon. Si les Belges l'assiègent de leur route ou en sortant de leur route : ex itinere, c'est qu'ils ne veulent rien laisser derrière eux qui puisse les inquiéter, leur projet étant d'aller combattre l'armée romaine.

Il nous reste à déduire quelques arguments finaux qui prouveront, d'une part, que Bibrax était à Pont-Arcy, de l'autre, que la frontière septentrionale des Rhèmes se terminait à la rivière d'Aisne. Si, en effet, Bibrax eût été à Bievre ou au vieux Laon, comment les archers envoyés au secours de la place auraient-ils pu s'y rendre à travers l'armée des Belges ? Cette difficulté disparaît s'ils vont à Pont-Arcy par la rive gauche de la rivière, puisque l'ennemi campe sur la rive droite.

Si le Laonnais eût appartenu aux Rhèmes, les Belges auraient évidemment traversé les terres de ces derniers pour se rendre d'abord à Bievre, ensuite à Pontavert. Pourquoi César ne signale-t-il leurs ravages chez les Rhemi que quand ils entourent Bibrax et se portent au loin sur leurs terres : quo adire poterant. Cette phrase serait exacte s'ils assiégeaient Pont-Arcy, première place frontière des Rhèmes ; elle sera un non-sens relativement à Bievre ou au vieux Laon, puisque l'armée belge aurait pu dévaster le Laonnais ou les terres des Rhèmes, selon nos contradicteurs, aussi bien avant comme après le siège de l'oppidum.

Autre argument du même ordre : lorsque l'armée belge, battue devant le camp de Chaudardes, tente de passer l'Aisne, César ne dit-il pas qu'elle projetait, dans le cas où elle ne pourrait ni repousser Sabinus ni détruire le pont, de s'en dédommager en pillant les terres des Rhèmes : sin minus, agros Rhemorum popularentur ? Elle n'y était donc pas avant d'avoir passé la rivière.

Ainsi se termina, contre les Belges, cette mémorable campagne, objet de tant d'appréciations diverses. Nous les avons toutes consultées, ne cherchant que la vérité, et non des armes pour soutenir avec opiniâtreté des idées nouvelles et préconçues. Aucune ne nous ayant satisfait, nous proposons de placer, pour la première fois, Bibrax à Pont-Arcy, prenant toutefois l'engagement de nous soumettre aux décisions de la science si notre jugement nous a fait défaut.

Revenons à la suite des opérations de la campagne, c'est-à-dire au siège de Noviodunum. César, ne pouvant s'emparer d'emblée de cette place, à cause de la hauteur du mur et de la largeur du fossé, s'y retranche, fait ses approches à la faveur de mantelets, et prépare tout ce qui est nécessaire pour un assaut. Pendant la nuit suivante, une foule de Suessions, qui avaient abandonné leur armée et pris la fuite, rentrent dans l'oppidum : Interim omnis ex fuga Suessionum multitudo in oppidum proxima nocte convent. César attaquait donc la place du côté où il était venu et ne l'avait pas encore investie, puisque les fuyards purent s'y introduire à son insu.

Ceux de la place, bientôt effrayés des travaux romains, envoient des députés pour se rendre. Ils obtiennent leur pardon à la prière des Rhèmes, après avoir livré leurs armes et des otages, parmi lesquels se trouvaient les deux fils du roi Galba.

De Noviodunum, César mena son armée chez les Bellovaces : exercitum in Bellovacos duxit. C'était le début de l'attaque qu'il méditait contre les confédérés.

Pour atteindre leur oppidum, une route existait depuis Soissons jusqu'à Beauvais ; c'était celle qui a précédé la voie romaine passant, selon Walckenaer, par Champlieu[16], Verberie et Pont-Sainte-Maxence (Latanobriga). César la suit et marche sur Bratuspantium, où les Bellovaces s'étaient renfermés avec tout ce qu'ils possédaient : qui quum se suaque omnia in oppidum Bratuspantium contulissent. Il est clair que cet oppidum, comme tous ceux des Belges, était une espèce de place forte, ou plutôt un refuge établi sur une montagne à contours escarpés, possédant une mince bourgade, mais dont l'enceinte présentait pourtant assez de développement pour recevoir les populations voisines avec leurs approvisionnements et ce qu'elles avaient de plus précieux. Nous parlerons plus en détail des oppida gaulois dans le vile livre, lorsqu'il sera question d'Alesia.

César ne se trouvait plus qu'à 7 kilomètres de Bratuspantium, lorsque des vieillards qui en étaient sortis vinrent lui dire que tous se rendaient, ne voulant pas lutter contre le peuple romain. Il s'en approcha tout près, et comme il y établissait son camp : castraque ibi poneret, des enfants et des femmes se pressèrent sur la muraille, les mains jointes, pour lui demander la paix : pueri mulieresque ex muro, passis manibus, pacem a Romanis petierunt. Ils l'obtinrent par l'entremise de l'Éduen Divitiacus, qui représenta à César que les auteurs de la guerre s'étaient enfuis dans l'île des Bretons. Ces derniers s'entendaient donc déjà avec les mécontents de la Gaule pour l'insurger contre le pouvoir qui voulait absorber la nationalité de tous les peuples.

On a agité la question de savoir où était Bratuspantium : les uns la placent à Beauvais, d'autres aux environs de Breteuil, dans la vallée de Saint-Denis, où l'on a recueilli des médailles gauloises et des débris romains, près du lieu nommé le Catelet, situé sur une montagne fortifiée dans les temps antiques. Il est probable que ce lieu n'a été qu'une station protégée par un simple catelier, et qu'il faut chercher la véritable cité des Bellovaces à Beauvais même, devant laquelle César établit le premier camp romain qui ait existé dans le Beauvoisis : camp de passage qu'on ne retrouve plus et qu'il occupa seulement un jour ou deux pendant qu'il traitait avec ceux de la place.

Ces peuples étaient très-puissants, aussi en exigea-t-il six cents otages et toutes les armes renfermées dans l'oppidum.

Il marcha ensuite contre les Ambiani, qui se soumirent sans délai et livrèrent leurs armes et des otages : Ab eo loto in fines Ambianorum pervenit, qui se suaque omnia sine mora dediderunt. Nous traduisons suaque omnia par armes et otages ; c'est, en effet, ce qu'avaient remis ceux de Bratuspantium, autrement on ne saurait trop s'expliquer ce qu'auraient livré les Ambiani.

Il y a aussi nécessité de faire venir César jusqu'à Samarobrive (Amiens), car ce n'est pas en chemin et avec le peuple des campagnes qu'il aurait pu traiter. Toute transaction n'a dû avoir lieu que sous les murs du principal oppidum et avec les chefs du pays. Il établit, dit-on, son camp sur l'emplacement 4 la citadelle d'Amiens, camp qu'il vint réoccuper lorsqu'il passa un quartier d'hiver à Samarobrive.

Nous supposons même qu'il resta plusieurs jours en ce lieu, mûrissant l'expédition qu'il méditait contre les Nerviens[17] (peuples de Bavay et de Cambray), et que ce fut là qu'après s'être enquis de leur naturel et de leurs mœurs : quorum de natura moribusque quum quœreret, il sut qu'ils interdisaient l'entrée de leur pays aux marchands, n'usaient pas de vin ni de tout ce qu'ils croyaient propre à énerver et à porter atteinte à leur courage ; que, fiers et belliqueux, ils blâmaient les autres Belges de s'être soumis ; qu'ils ne lui enverraient pas de députés et n'accepteraient aucune condition de paix : neque ullam conditionem pacis accepturos. Or, pour que les traités faits par les autres peuples avec César aient été connus des Nerviens et que la nouvelle de leur désapprobation lui soit parvenue, il faut nécessairement qu'il ait passé plusieurs jours à Samarobrive.

La soumission des Ambiani étant complètement opérée, il résolut d'entrer chez les Nerviens, dont les terres confinaient à celles des Ambiani : Eorum fines Nervii attingebant.

Ce texte doit être pris à la lettre. Les Ambiani avaient donc, à l'époque de la conquête, une langue de terre courant entre le pays des Atrebates (Arras) et celui des Veromandui (Saint-Quentin), c'est-à-dire entre Fins et le Catelet, laquelle touchait au Cambresis vers Englancourt et Vaucelles. 11 est utile d'être fixé sur ce point, qui doit bientôt éclairer les mouvements de l'armée romaine. Continuons notre analyse jusqu'à la fin de la campagne.

César quitte aussitôt Samarobrive, et, après trois jours de marche sur le territoire des Nerviens, il apprend de ses prisonniers que la Sambre n'est qu'à 10.000 pas romains (15 kilomètres) de son camp : Quum per eorum fines triduo iter fecisset, inveniebat ex captivis Sabim flumen ab castris suis non amplius millia passuum X abesse ; que les Nerviens campent de l'autre côté de la rivière avec les Atrébates et les Veromandui, leurs voisins : trans id flumen omnes Nervios consedisse, adventumque ibi Romanorum exspectare una cum Atrebatibus et Veromanduis, finitimis suis. Ici M. Walckenaer nous parait avoir fait un contre-sens, puisqu'il interprète (tome Ier, p. 479) que les Atrébates étaient voisins des Veromandui. Ce voisinage, grammaticalement parlant, se rapporte aux Nerviens. César n'a-t-il pas dit explicitement que les terres de ces derniers touchaient à celles des Ambiani ? Donc, elles séparaient les Veromandui des Atrébates.

Il sut en même temps que ces trois peuples réunis sur la Sambre allaient être bientôt rejoints par les Atuates (de Namur), et qu'ils avaient entassé leurs femmes et leurs vieillards dans un lieu que des marais rendaient inaccessible à une armée : Exspectari etiam ab his Aduaticorum copias atque esse in itinere ; mulieres, quique per cetatern ad pugnam inutiles viderentur, in eum locum conjecisse, quo propter paludes exercitui aditus non esset.

Sur cet avis, il détache quelques officiers avec des éclaireurs pour aller choisir un lieu propre à camper sur le bord de la rivière. Quelques Gaulois nouvellement soumis et incorporés dans ses troupes allèrent, de nuit, avertir les Nerviens de l'ordre dans lequel marchait l'armée romaine, et leur conseillèrent d'attaquer la première légion qui arriverait au camp, parce qu'elles marchaient à une grande distance l'une de l'autre, séparées par quantité de bagages : quum prima legio in castra venisset, religuœque legiones magnum spatium abessent. Ils ajoutèrent que, cette légion battue, les bagages pillés, les autres n'oseraient tenir ferme. Le conseil fut trouvé d'autant meilleur que, de tout temps, la force des Nerviens consistait en infanterie, parce que, voulant empêcher leurs voisins de venir les piller avec leur cavalerie, ils avaient coupé leur pays de ronces et d'arbres entrelacés formant comme un mur qui défendait non-seulement de passer, mais encore de se voir : ut instar muri hœ sepes munimenta prœberent, quo non modo intrari, sed ne perspici quidem, posset.

César parle ici de tout le pays des Nerviens ; il n'y a donc pas lieu de croire que de son temps la gauche de la Sambre fût plus découverte que la droite, parce qu'il n'en est pas de même aujourd'hui.

Les Romains campèrent sur une montagne qui descendait en pente douce vers la rivière. De l'autre côté, et à 200 pas, en face de leur camp, il y avait une autre montagne d'une pente toute semblable, mais plus basse que la première. Découverte jusqu'au haut, elle était ombragée au sommet d'arbres épais à travers lesquels la vue ne pouvait pas aisément pénétrer. C'était là que les ennemis se tenaient cachés. Il paraissait seulement quelques gardes de cavalerie dans un endroit découvert, le long de la Sambre, qui n'avait en ce lieu qu'environ trois pieds de profondeur : Fluminis erat altitudo circiter pedum III.

César s'était fait précéder par sa cavalerie et la suivait avec toutes ses troupes, mais dans un ordre différent que celui dont les Gaulois avaient donné connaissance aux Ku-viens. L'ennemi n'étant pas éloigné, il faisait, suivant sa coutume, marcher ensemble six légions. Le bagage de toute l'armée venait après, escorté par les deux autres corps nouvellement levés qui fermaient la marche.

Aussitôt leur arrivée, la cavalerie, les frondeurs et les gens de trait passèrent la Sambre et attaquèrent les cavaliers ennemis, qui se retiraient, revenaient à la charge sans qu'on osât les poursuivre au delà des lieux découverts.

Alors vinrent les six premières légions, qui se mirent à fortifier leur camp en partageant le travail entre elles : interim legiones sex, quœ primœ venerant, opere dimenso, castra munire cœperunt, c'est-à-dire que les soldats furent répartis sur tous les points où devaient passer les remparts du camp.

L'ennemi, embusqué dans les bois, ayant aperçu la tête du bagage romain, signal auquel il devait attaquer, vient tout d'un coup fondre sur la cavalerie des légions et, l'ayant chassée au delà de la rivière sans éprouver de résistance, il la traverse lui-même et fond sur ceux qui étaient occupés à fortifier le camp.

César dut alors pourvoir à tout en même temps, faire sonner la charge, retirer les légionnaires du travail, ranger l'armée en bataille, rappeler ceux qui s'étaient écartés pour aller chercher du bois (devant servir aux palissades). Ces difficultés furent aplanies par l'intelligence des soldats, car ceux qui avaient reçu l'ordre de travailler au camp se trouvèrent avec tous les autres dans les rangs.

César, arrivé à la dixième légion, l'encourage et donne le signal du combat. Il va faire la même exhortation aux autres, qui étaient déjà engagées avec l'ennemi. On avait eu si peu de temps pour se préparer que beaucoup d'officiers combattaient sans leurs insignes, beaucoup de soldats sans leur casque. Aucun ne cherchait sa compagnie ou son drapeau.

Les légions, écartées les unes des autres, ne se voyaient même pas, à cause des broussailles épaisses qui les séparaient. Le général ne pouvait donner d'ordres convenables. Le désordre amena des chances diverses.

La neuvième légion et la dixième, postées à l'aile gauche, se battaient contre les Atrébates, formant par conséquent l'aile droite ennemie. Elles tombèrent sur ce peuple accablé de lassitude et le poussèrent du haut de la montagne jusqu'à la rivière. Elles le poursuivirent, en firent un grand carnage et passèrent elles-mêmes la Sambre. L'ennemi, revenant à la charge, fut attaqué de nouveau et mis en fuite. Ainsi l'armée romaine se trouva débarrassée des Atrébates.

Au centre, la onzième légion et la huitième, séparées l'une de l'autre, battirent les Veromandui et les précipitèrent jusqu'à la rivière, de sorte que presque tous les ennemis de l'aile gauche et du centre avaient disparu.

Restaient la douzième légion et la septième, tenant l'aile droite et séparées entre elles. Les Nerviens, conduits par Boduognat, leur roi, vinrent les attaquer en masse. Comme elles étaient absolument à découvert (il n'y avait donc ni haies ni arbres de ce côté), l'ennemi les prit en tête et en flanc, tandis qu'une partie de ses troupes allait s'emparer du camp romain situé, par conséquent, à droite de la ligne de bataille.

Le désordre devint alors si grand que la cavalerie des Trévires, qui jouissait pourtant d'une grande réputation de valeur, voyant l'ennemi dans le camp, crut que tout était perdu et prit immédiatement la route de son pays, publiant partout la défaite des Romains, la prise de leur camp et de leurs bagages.

César, après avoir quitté la dixième légion qui avait repoussé et poursuivi les Atrébates, arriva devant la douzième au moment où elle était si chaudement engagée. Tous les drapeaux étaient ensemble, les soldats tellement serrés qu'ils se nuisaient mutuellement. Les centurions de la quatrième cohorte étaient tués, l'enseigne mort, le drapeau pris ; les autres cohortes n'étaient pas mieux traitées ; Baculus, premier capitaine, avait été percé de tant de coups qu'il ne pouvait se soutenir. Les affaires semblaient désespérées : il n'y avait aucun corps de réserve pour rétablir la bataille.

A cette vue, César, accouru sans bouclier, arrache celui d'un légionnaire des dernières files et se met à la tète des troupes. Il fait desserrer les rangs, afin qu'on puisse s'aider plus aisément de l'épée. Sa présence ranime l'ardeur du soldat et fait relâcher peu à peu celle de l'ennemi.

Il donne l'ordre à la septième légion de se rapprocher insensiblement de la douzième. Les troupes, ne craignant plus d'être enveloppées, montrent plus de vigueur. Dans le même temps, les deux légions qui escortaient le bagage, ayant appris le combat, doublent le pas et sont aperçues des ennemis qui combattent sur la montagne : in summo colle ab hostibus conspiciebantur. — Cette hauteur dominait donc la plaine, puisqu'on put du sommet voir arriver ces deux légions.

De son côté, Labienus, maître du camp ennemi situé sur l'autre rive de la Sambre, ayant découvert ce qui se passait à l'aile droite romaine, détache promptement la dixième légion pour secourir les deux qui étaient aux prises, dégager le camp et César lui-même du danger qu'il courait. César ne pouvait avouer en termes plus explicites qu'il devait peut-être le gain de la bataille à Labienus et la conservation de sa propre vie.

L'arrivée de la dixième légion et des deux autres préposées à la garde du bagage apporta un tel changement que les soldats, même blessés, revinrent au combat appuyés sur leurs boucliers, et que la cavalerie, qui avait fui au commencement de l'action, rivalisa d'ardeur avec les autres corps. L'ennemi, de son côté, faisait des prodiges de valeur, combattait du haut des cadavres amoncelés des siens et renvoyait aux Romains les traits qu'ils lui avaient lancés.

Ce combat ne dura pas plus de deux heures, puisque toute l'armée gauloise arriva à la fois et au pas de course sur les légions, et que César quittait à peine son aile gauche qu'il trouva l'aile droite engagée avec les Nerviens. On se demande comment la dixième légion, placée à l'extrême gauche et ayant traversé la Sambre à la suite des Atrébates, fut précisément celle que Labienus envoya au secours de la douzième, qui tenait l'extrême droite. La seule explication que l'on puisse donner, c'est que cette aile droite occupait l'intérieur d'une sinuosité de la rivière, et que les légions qui s'étaient portées dans les camps de l'autre rive contournaient cette sinuosité et se trouvaient toutes à portée de la montagne sur laquelle combattaient la treizième légion et la septième.

On a, selon nous, exagéré l'importance de cette bataille en parlant des suites désastreuses qu'elle aurait pu avoir pour les Romains. Nous ne portons pas le même jugement puisque les Atrébates et les Veromandui furent culbutés dès le premier choc. A la vérité, les corps de l'aile droite eurent à souffrir de l'attaque des Nerviens, qui seuls montrèrent une persistante résolution ; mais César put bientôt les dégager, ayant à sa disposition les quatre légions qui avaient passé la Sambre et les deux arrivées avec les bagages. Sa fortune n'a donc couru nuls dangers. L'aile droite a fait des pertes sensibles, mais elle ne pouvait se heurter impunément contre soixante mille Nerviens. Nous citerons, à cet égard, ce fait qui nous parait concluant : la septième légion avait combattu avec la douzième et partagé les même dangers. Eh bien ! c'est la septième que nous allons voir envoyée par César, après la bataille, pour soumettre les nations voisines de la Loire, preuve qu'elle n'avait pas été si maltraitée qu'on pourrait le croire pendant l'action.

Ce combat fini, où la race et le nom des Nerviens furent presque entièrement éteints : et prope ad internecionem gente ac nomine Nerviorum redacto, les femmes et les vieillards placés dans le marais dont nous avons parlé envoyèrent, du consentement de ceux qui avaient échappé au carnage, des messagers à César pour faire leur soumission : omnium qui supererant consensu, legatos ad Cœsarem miserunt, seque ei dediderunt.

Ces vieillards et ces femmes avaient dû se grouper en arrière de l'armée gauloise ; car, pour les rejoindre, les fuyards ne se seraient pas hasardés à passer au milieu des lignes romaines. Quant aux marais, ils devaient être soit du côté de Wattignies, soit entre Maubeuge et Mons ; tout cela dépend de la position prise par les Nerviens sur l'une ou l'autre rive de la Sambre, question que nous allons bientôt aborder.

Les députés de l'armée vaincue dirent à César que de six cents sénateurs ils étaient réduits à trois, et que de soixante mille combattants il en restait à peine cinq cents en état de porter les armes. Il y a une exagération manifeste dans ce résultat, puisque nous reverrons bientôt cette nation sur le champ de bataille avec les Éburons. César a écrit sous l'impression de sa victoire ; sa relation eût été plus véridique s'il ne l'eût rédigée qu'après la conquête.

Usant de clémence envers ces malheureux qui s'étaient si courageusement battus après avoir traversé une large rivière à bords escarpés : ausos esse transire latissimum flumen, adscendere altissimas ripas, il leur rendit leurs terres et leurs oppida, défendant aux peuples voisins de les insulter ni de tirer parti de leurs disgrâces.

Il est remarquable qu'il dise (livre vi) que les Nerviens et les Ménapiens n'avaient ni forts ni villes susceptibles d'être défendus : non prœsidium non oppidum quod se ternis de fenderent. S'il en était ainsi, quels seraient donc ces oppida dans lesquels il permet aux Nerviens de rentrer ? C'étaient au moins de misérables villages situés sur des montagnes à bords escarpés et pourvus d'un certain nombre de maisons ; autrement, que leur aurait-il rendu ?

Il ne parle plus ni des Atrébates ni des Veromandui. Il est probable qu'ils demandèrent à traiter et que ce fut à la suite de leur soumission que Comius fut nommé roi des Atrébates, comme nous le verrons dans les IVe et Ve livres des Commentaires : Atrebatibus regem ibi constituerat.

Telle est l'analyse exacte du récit de César, récit trop bref, puisqu'il laisse à deviner l'itinéraire de l'armée romaine depuis son départ de Samarobrive et sur quelle rive de la Sambre elle campa avant d'engager la bataille.

Disons, pour faciliter cette recherche, que de longues couches d'ossements humains trouvés sur la droite de cette rivière, dans les bois de Saint-Remi-Mal-Bâti, que les noms de Campin et de Fosses que portent plusieurs points de la rive opposée, que des débris de bataille, communs sur tout sol guerrier, indiquent qu'on s'est battu des deux côtés de la Sambre ; qu'une armée s'étendait en ligne depuis Bachant jusqu'à Hautmont sur la rive droite, et qu'une autre s'est déployée du côté gauche, sur les terrains du village de Boussières. Cette vérité admise indiquera le point où les légions ont dû tendre après leur départ de Samarobrive.

En s'enquérant des Nerviens, César n'avait pas su qu'ils étaient sous les armes et avaient été rejoints par les Atrébates et les Veromandui. On l'ignorait à Samarobrive, parce que ces trois peuples n'avaient plus de rapports avec les Ambiani depuis que ces derniers avaient traité avec les Romains ; parce que, pour aller rejoindre l'armée nervienne sur la Sambre, les Atrébates s'étaient dirigés sur Bavay par Valenciennes, et les Veromandui sur Saint-Remi par Landrecies, de sorte que leur marche s'était opérée loin de la frontière des Ambiani.

En campant sur la droite de la Sambre, entre Bachant et Saint-Remi, les Nerviens se mettaient à portée des Atrébates, des Veromandui, des Atuates, et avaient dans ce lieu l'avantage d'être couverts par la rivière et des bois. Les Veromandui, arrivés par Landrecies, se déployèrent à droite des Nerviens, les Atrébates s'établirent à leur suite, de sorte que ceux-ci formèrent l'aile droite de l'armée, les Veromandui le centre, et les Nerviens l'aile gauche, tous embrassant extérieurement la sinuosité de la Sambre qui étreint le territoire de Boussières.

Nous plaçons donc les Belges sur la droite de la rivière, contrairement à l'opinion de MM. Piérart et Dinaux, qui les font camper sur la rive gauche, par le seul motif que, dans cette position, ils couvraient leur oppidum de Bavay, renfermant leurs richesses, leurs prêtres, les tombeaux de leurs pères et leurs dieux. Ces aperçus ne sont que d'ingénieuses suppositions. En effet, les Nerviens devaient penser que César, venant de Samarobrive, se présenterait sur cette rive. Ils n'avaient, par conséquent, d'autre parti à prendre que de placer cette rivière entre eux et l'armée romaine.

Nous ne comprenons pas non plus que Bagacum ait eu dès cette époque l'importance qu'on lui attribue. Du moment où les Nerviens l'ont abandonnée ainsi que tous leurs oppida pour placer leurs femmes, leurs enfants et leurs vieillards dans un endroit entouré de marécages, c'était évidemment là que se trouvaient leurs dieux, leurs richesses et leurs affections.

Quant à César, il dut s'avancer du côté où leurs terres étaient contiguës à celles des Ambiani chez lesquels il se trouvait, car ce n'est pas sans motif qu'il a parlé de ce fait géographique. S'il fût passé par Saint-Quentin et Landrecies, sur le territoire des Veromandui, il aurait su de suite que ces derniers étaient allés rejoindre les coalisés ; s'il eût, au contraire, pris la route de Cambray pratiquée chez les Ambiani, il n'aurait pas tardé à connaître la marche des Atrébates sur Bavay.

S'il n'obtint ces renseignements qu'après avoir fait trois étapes chez les Nerviens, et au moment où il se trouvait à 3 lieues ½ de la Sambre et du camp des Belges, il faut qu'il soit passé par Péronne et le Catelet, et se soit avancé entre les deux routes suivies par les Atrébates et les Veromandui, c'est-à-dire entre l'Escaut et la Sambre, Ayant à sa droite la forêt de Mormal qui lui masquait ce dernier cours d'eau. Il n'apprit donc qu'au dessus du Quesnoy, sur la voie de Soissons à Bagacum, que les Belges l'attendaient sur les rives de la Sambre.

Ajoutons que s'il eût atteint cette rivière à Landrecies et en eût suivi le cours jusqu'à Saint-Remi, comme le prétend M. Dinaux, il l'aurait nécessairement reconnue dès son premier jour de marche chez les Nerviens, et n'en aurait pas été à 3 lieues ½ lorsqu'on la lui signala pour la première fois.

Pour qu'il s'en trouvât à une telle distance sur la rive droite, il aurait fallu que, partant de chez les Ambiani, il eût fait un détour considérable qui l'aurait conduit à Avesnes, précisément située à 3 lieues ½ de la Sambre : marche inexplicable qu'il conviendrait pourtant d'adopter si l'on interprétait dans le même sens que nos contradicteurs le texte que tous ont cité, sans réfléchir aux déductions importantes qui en découlent.

Il n'en sera pas de même si on le fait s'arrêter à 3 lieues ½ de cette rivière, sur un point quelconque de la route du Quesnoy à Bavay, d'où il pourra facilement se rendre sur les hauteurs de Boussières. L'agriculture a fait disparaître les traces de son camp, qui ne fut réellement que commencé, mais le souvenir de son existence n'en subsiste pas moins dans les noms de Campin et de Fosses restés à l'emplacement qu'il occupait.

Après la ruine des confédérés, César devait châtier les Atuates qui s'étaient avancés pour les secourir. Ces peuples, Cimbres ou Teutons d'origine, anciennement laissés au nombre de six mille, à la garde des bagages, sur la rive gauche du Rhin, quand leurs hordes se dirigeaient sur la Province et l'Italie, contraignirent les Éburons, après plusieurs années de guerre, à leur céder une partie de leur territoire que représente assez bien le pays de Namur, et même à devenir leurs tributaires. Ces empiétements continuels empêchent de marquer la ligne de séparation qui existait entre eux et les Éburons. Nous entrevoyons toutefois qu'elle partait de la Meuse, à 2 lieues à l'ouest de Huy, et se dirigeait au nord vers Saint-Tron. Les succès qu'ils avaient obtenus dans ces contrées les engagèrent à essayer leurs forces contre les Romains.

Mais, dès qu'ils eurent appris la défaite des Nerviens et le désastreux résultat de la bataille, ils rebroussèrent chemin pour rentrer chez eux : hac pugna nuntiata, ex itinere domum rever terunt. Donc ils étaient sortis du pays de Namur, et, comme ils n'avaient pu suivre de route plus directe pour se joindre aux confédérés que celle de Tongres à Bavay, qui côtoyait la gauche de la Sambre, nous supposons qu'ils arrivaient à la hauteur de Thuin lorsqu'ils apprirent la défaite des Nerviens.

César ajoute que, après avoir résolu de rétrograder, ils abandonnèrent tous leurs oppida et leurs forts pour aller se renfermer avec ce qu'ils possédaient dans une seule place merveilleusement fortifiée par la nature : Cunctis oppidis castellisque desertis, sua mania in unum oppidum contulerunt. Il est évident que l'historien ne parle pas ici des seuls Atuates venus au secours des Nerviens, lesquels retournaient chez eux et n'étaient renfermés ni dans des forts ni dans des oppida. Il s'agit donc, comme à l'ordinaire, de toute la population du pays, y compris les femmes, les enfants et les vieillards. Or, pour qu'une pareille multitude aille se renfermer dans une place à la suite d'une armée, il faut que cette armée traverse d'abord son propre pays et se dirige sur la frontière opposée à celle d'où elle vient et par laquelle l'ennemi doit entrer.

Nous faisons ces observations, car il y a une infinité de sentiments au sujet de l'oppidum dans lequel allèrent se jeter les Atuates. Les uns le placent à Anvers, d'autres à Bois-le-Duc ; d'Anville et après lui Napoléon Ier se décident pour Falais, près de la Mehaigne, non loin de Huy. L'opinion la plus généralement accréditée admet la montagne où depuis s'éleva Namur, ou bien la hauteur nommée Hastedou, située à une ½ lieue de cette ville, à la même distance de la Meuse et de la Sambre.

Si l'on avait reconnu des restes de la contrevallation que César fit exécuter, on serait fixé sur l'emplacement de l'oppidum. On ne signale aucun vestige des travaux romains. Comme il faut cependant déterminer cet emplacement et adopter celui qui paraîtra le plus convenable, nous commencerons par mettre hors de cause les localités ci-dessus mentionnées dont la topographie ne s'accorde ni avec les récits du siège ni avec les descriptions de l'historien.

Les deux dernières places se trouvaient d'ailleurs trop au centre du pays, et l'on ne comprendrait pas que les Atuates du nord et ceux de l'est eussent quitté leurs cantons et leurs oppida pour venir se réfugier vers Namur, à quelques marches seulement des légions, qui auraient eu le temps d'y arriver avant eux.

M. le général de Goëler a eu le mérite de découvrir, le premier, que l'oppidum des Atuates était le mont Falize, mont situé en face de Huy, sur la rive gauche de la Meuse qui le défend du même côté. Cette antique place n'est plus qu'une montagne entourée de roches et de précipices. Sa forme est celle d'un cône renversé, c'est-à-dire qu'elle présente une ligne droite à la base et se rétrécit en s'arrondissant à l'autre extrémité où se trouve la seule avenue fort étroite par laquelle on peut arriver sur le massif.

On remarquera aussi que le nom de Falize rappelle ceux d'Alaise, d'Alise, d'Alais et de Falaise, montagnes alors fortifiées, qui n'étaient autre chose que des oppida gaulois.

De son côté, César ne tarda pas à arriver devant la place et à reconnaître les difficultés de l'approche, car elle ne pouvait avoir lieu que par la seule avenue dont nous avons parlé, large d'environ deux cents pas et s'inclinant en pente douce vers la plaine : una ex parte leniter acclivis aditus. L'ennemi l'avait fortifiée d'un double mur, soutenu de gros quartiers de pierres et de poutres pointues enfoncées dans le vallum.

Les Atuates firent alors plusieurs sorties et livrèrent quelques petits combats ; à la fin, ils furent arrêtés par une contrevallation de douze pieds de haut et de quinze mille pieds (quatre mille cinq cents mètres) de longueur, flanquée de forts rapprochés les uns des autres : postea vallo pedum XII, in circuitu XV millium crebrisque castellis circummuniti, oppido sese continebant.

Quand les assiégés virent les approches faites à la faveur de mantelets, la terrasse élevée, et plus loin une tour en construction, ils demandèrent aux Romains, en les raillant du haut de leurs remparts, ce qu'ils voulaient faire d'une si prodigieuse machine, et quelles forces de petits hommes comme eux auraient pour la remuer, car les Gaulois étaient de grande taille et méprisaient les Romains, généralement petits.

Mais, voyant cette tour s'approcher des remparts, ils députèrent vers César pour lui demander la paix. Il la leur accorda en exigeant la remise de leurs armes ; ils les jetèrent immédiatement dans le fossé et le remplirent jusqu'à la hauteur des murailles. Ils en retinrent cependant plus du tiers, puis, se faisant des boucliers avec de l'osier qu'ils recouvrirent de peaux, ils attaquèrent pendant la nuit les lignes romaines, les croyant moins bien surveillées depuis le traité.

L'alarme ayant été aussitôt donnée par des feux, suivant l'ordre de César, les légionnaires accoururent des forts voisins. Les Atuates se battirent comme des braves qui sont dans le plus grand danger. Leur position était désavantageuse, car on leur lançait des traits des tours et du rempart voisins. On en tua quatre mille. Le lendemain, les portes de l'oppidum ayant été forcées sans opposition, César y entra et fit vendre tous ceux qui s'y trouvaient : sectionem ejus oppidi universam Cœsar vendidit. Il sut par les marchands qui les achetèrent qu'ils se montaient à cinquante-trois mille, y compris les femmes, les enfants et les vieillards : Ab his qui emerant capitum numerus ad eum relatus est millium LIII. Il ne devait pas y avoir dans ce nombre plus

de quinze mille combattants, d'après les supputations que nous avons déjà faites. N'est-on pas surpris de voir tant d'acheteurs d'hommes à la suite des légions, et tant d'hommes se laissant vendre et emmener en captivité comme des troupeaux de bêtes ? On les transportait chez des nations éloignées : cause du mélange des races et de l'existence de tant d'idiomes différents dont on retrouve les traces dans certains noms de rivières et de localités. Cependant tous les prisonniers n'étaient pas vendus, puisque Suétone dit (in Ces.) que César en envoyait à des rois, à des peuples dont il voulait conserver l'amitié, et qu'il en donnait même avec des terres à ses soldats.

Ce peuple, si facilement détruit, avait pourtant fait longtemps trembler tous ses voisins. Ambiorix, chef des Éburons (Liégeois), vint faire sa soumission et parla de ses griefs contre les Atuates. César fit cesser le tribut que sa nation leur payait et rendre les otages qu'elle leur avait livrés, parmi lesquels se trouvaient le neveu et le fils de ce roi, retenus dans la servitude et dans les fers : Ejus opera stipendio liberatus esset quod Aduaticis finitimis suis pendere consuesset ; quodque ei et filius et fratris filius ab Cœsare remissi essent, quos Aduatici obsidum numero missos apud se in servitute et catenis tenuissent (lib. V). La suite prouvera qu'Ambiorix fut peu reconnaissant de tant de bienfaits.

Ainsi se termina la seconde campagne de César. Elle fit tant de bruit dans la Gaule et au loin que les Germains mêmes s'empressèrent de lui offrir des otages.

Maintenant se présente un passage qui a besoin d'explication. César dit qu'après sa victoire il reçut.la nouvelle que Crassus, envoyé avec une légion chez les Vénètes, les Unelli, les Osismii, les Curiosolites, les Sesuvii, les Aulerci et les Rhedones, peuples de Vannes, de Coutances, de Tréguier, de Quimper, de Séez, du Mans et de Rennes, tous appartenant à la rive maritime, les avait soumis à la puissance du peuple romain et en avait reçu des otages. Cette narration est précise ; nous devons l'admettre comme certaine.

Or, dans le livre suivant on verra que la légion placée sous les ordres de Crassus était la septième, et comme, avons-nous déjà dit, elle avait très-activement concouru à la défaite des Nerviens, il faut que César l'ait fait partir immédiatement après sa victoire pour les contrées maritimes qui n'avaient pas encore vu les aigles romaines. Il faut aussi, pour que César ait reçu de ses nouvelles aussitôt après la défaite des Atuates et la prise de leur oppidum, que Crassus ait eu le temps de faire cent lieues avec sa légion depuis son départ de la Sambre, de recevoir les otages des nations maritimes et d'en transmettre la nouvelle à son général. Tout cela n'est pas impossible et dépend seulement du temps que César aura mis, entre le départ de la septième légion, à faire rafraîchir ses troupes, à se rendre devant l'oppidum des Atuates et à faire le siège de cette place.

Crassus dut donc quitter César immédiatement après la défaite des Nerviens et se diriger chez les Andes, par Samarobriva, Bratuspantium, Lutetia, Autricum (Chartres) et Subdinum (le Mans), pour aller créer le camp dit de César, qui se trouve à une lieue et demie au-dessus d'Angers, à peu de distance des Ponts-de-Cé, dans l'angle formé par la Mayenne et la Loire. Le retranchement qui le sépare de la plaine existe depuis le village de Frémur jusqu'auprès de la rive droite du fleuve, sur une étendue de plus de 200 mètres. Nous ne ferons pas comme certains étymologistes dériver le nom de Ponts-de- de celui de ponts de César, et nous n'en attribuerons pas la construction à la légion de Crassus, car ils devaient exister avant qu'elle eût campé chez les Andes. vient, selon nous, du mot gaulois scey, signifiant cours d'eau ; aussi avons-nous, près de Grammont, sur l'Oignon, Villers-sur-Scay et Cassay ; sur la Saône, Scay et Jussay ; enfin, dans le département de la Manche, deux rivières : l'une la Sée, l'autre la Scie. Il ne revient donc rien à César de la dénomination des Ponts-de-.

Le général romain envoya les légions qui étaient auprès de lui en quartiers d'hiver chez les Carnutes, les Andes et les Turons, peuples de Chartres, d'Angers et de Tours, voisins des lieux où il avait fait la guerre : in Carnutes, Andes, Turonesque, que civitates propinquœ his locis erant ubi bellum gesserat.

Elles durent, pour gagner leurs quartiers, se rendre d'abord à Bavay, s'engager de là sur la route qu'avait suivie la septième légion, et arriver ensemble chez les Carnutes. Trois légions y restèrent et établirent deux camps : l'un, de forme circulaire, entouré d'un fossé encore profond de deux à trois mètres, sur les hauteurs de Changé, à 3 lieues de Chartres, où il est connu sous le nom de Camp-de-César ; le second, pouvant contenir une légion, se voit à Alluyes-sur-le-Loir, dans le canton de Bonneval. Un passage du livre suivant fait connaître que ces trois légions étaient sous les ordres de T. Sabinus.

Deux autres allèrent hiverner chez les Turons, et durent fonder l'enceinte militaire qui existe près -de la ville de Luynes et celle que l'on remarque avec ses silos, au confluent de la Loire et de l'Amasse, près du château d'Amboise, laquelle porte aussi le nom de Camp-de-César.

Une autre légion alla chez les Andes ou Andegaves, où se trouvait déjà celle de Crassus, la septième, campée près des-Ponts-de-Cé ; elle dut fonder l'hiberna de Chênehutte, à 2 lieues de Saumur, sur le sommet d'un coteau dont la déclivité s'étend jusqu'à la rive gauche de la Loire. On y a trouvé des médailles du Haut-Empire frappées depuis Auguste jusqu'aux Antonins ; cela n'empêche pas d'attribuer ce camp aux légions de César, car on croit qu'il est devenu la station de Robrica, fondée peu de temps après la conquête.

Enfin nous verrons dans le livre suivant qu'une des légions qui avaient combattu chez les Nerviens, la douzième, commandée par Galba, fut envoyée dans les Alpes, pour faire la guerre aux Seduni ; elle dut se diriger sur Genève en passant par Reims, Troyes, Autun, Châlons-sur-Saône, Mâcon et Bourg, puis de Genève atteindre le pied des Alpes par Évian. Cet itinéraire est forcé, puisqu'elle entra d'abord chez les Nantuates, placés entre Évian et le Rhône supérieur.

César retourna en Italie aussitôt que les légions furent arrivées dans leurs camps : legionibus in hiberna deductis, in Italiam profectus est. Peut-être les avait-il accompagnées jusque chez les Carnutes, d'où il se serait engagé sur la voie de Genabum (Orléans), d'Avaricum (Bourges), de Moulins, de Lyon, de Vienne et de Briançon.

Aussitôt que la relation de cette campagne fut arrivée à Rome, le sénat prescrivit quinze jours de prières publiques, ce qui n'avait jamais eu lieu pour aucun général.

 

 

 



[1] Peuples du Beauvoisis.

[2] Peuples du Soissonnais.

[3] Peuples du Hainaut.

[4] Peuples de l'Artois.

[5] Peuples d'Amiens.

[6] Peuples du Boulonnais.

[7] Peuples de la Gueldre.

[8] Peuples de Caux.

[9] Peuples de Rouen et de Saint-Quentin.

[10] Peuples de Namur.

[11] Peuples de Liège.

[12] Tous trois peuples du Luxembourg.

[13] Notes de M. Fromage, très-intelligent instituteur à Pontavert.

[14] Probablement à cause de l'analogie qui existe entre les noms de Braine et de Bibrax, sans remarquer que Braine ou Brennacum, selon Grégoire de Tours, signifie Villa du Brenn, c'est-à-dire du chef gaulois, d'où l'on doit conjecturer que les rois francs remplacèrent en ce lieu les chefs des Suessions.

[15] Dissertation sur l'état ancien des habitants du Soissonnais.

[16] Cette route porte, près de Champlieu, le nom de Chaussée-de-Brunehaut.

[17] Ils étaient bornés, à l'occident, par l'Escaut, ayant pour voisins les Atrébates et les Ménapiens, au nord, par le Rupel et la Dyle, qui les séparait des Ménapiens, à l'est, par une ligne partant des sources de la Dyle et passant par Charleroi et Chimay.

Le grand pagus des Nerviens comprenait plusieurs pagi minores que César attribue aux Centrons, Grudiens, Levaciens, Plenmosiens et Gordiniens. Il est difficile de préciser leur position, car il n'a pas été longtemps question de ces pagi.