CONQUÊTE DES GAULES

 

LIVRE PREMIER. — PREMIÈRE CAMPAGNE.

 

 

DESCRIPTION DES GAULES. — GUERRE CONTRE LES HELVÉTIENS COMBAT CONTRE ARIOVISTE

(Avant J.-C. 58. — An de Rome 596)

 

César quittait à peine le consulat qu'il obtint le gouvernement de la Gaule cisalpine et de l'Illyrie. La Cisalpine, traversée par le P6, se divisait en Gaule transpadane et en Gaule cispadane. La transpadane était bornée au midi par le P6 et à l'ouest par la Vénétie ; la cispadane se voyait entre le même fleuve et le Rubicon. Il joignit bientôt à ce gouvernement celui de la Transalpine, c'est-à-dire de la portion du territoire gaulois appartenant aux Allobroges (Savoie et Dauphiné) et de la partie conquise depuis soixante-sept ans par Fulvius et Sextius, composée de la Provence et du Languedoc, que les Romains avaient appelée Provincia.

On connaît les bornes de la Savoie, du Dauphiné et de la Provence. Il est utile d'être fixé sur les limites des terres conquises à l'ouest du Rhône : contre le fleuve se voyaient les Helvii (de Viviers), après eux les Rutènes provinciaux, dont la ville principale était Albi ; ensuite les Tolosates (de Toulouse) ; à l'ouest étaient les Aquitains de Lectoure, d'Auch et de Conserans ; au midi, la Province avait pour limites la Méditerranée et les Ibères, qui en étaient séparés par une ligne tirée de Port-Vendres (Portus Veneris) à Conserans.

César avait désiré joindre la Transalpine à son gouvernement de la haute Italie, prévoyant qu'elle lui donnerait sujet de faire la guerre et de créer une armée brave, aguerrie et dévouée à sa personne. Il ne projetait pas encore de détruire la constitution de son pays, bien qu'elle fût viciée depuis que le sénat subissait le joug des factions. Il enviait seulement la gloire des premiers généraux de la république et voulait les égaler par ses hauts faits, noble ambition que justifieront dix années de rudes travaux et de conquêtes. Pompée vit bientôt qu'il aurait un rival ; de là ses menées près du sénat pour faire rejeter toutes les demandes de César, ne prévoyant pas que par sa haineuse opposition il mettait en jeu sa propre fortune, celle de Rome et du monde entier.

Les entreprises des Helvetii (Helvétiens ou Helvètes) vinrent heureusement servir le proconsul et contribuer à l'exécution de ses projets. La Gaule ultérieure, dit-il, est divisée en trois parties, composées de l'Aquitaine, de la Celtique et de la Belgique. L'Aquitaine s'étend de la Garonne aux Pyrénées et de la partie de l'Océan qui baigne l'Espagne à la frontière de la Province romaine.

La Celtique est entre le Rhône, la Garonne, l'Océan, la Seine et la Marne. Ces deux derniers cours d'eau la séparent des Belges. Elle s'étend à l'ouest jusqu'au Rhin, ayant pour limites septentrionales celles des Lingons et des Séquanes (peuples de Langres et de la Franche-Comté).

Les Belges, qui commencent aux frontières des Celtes, s'avancent jusqu'à l'embouchure du Rhin et regardent le nord et l'orient.

Les Helvétiens sont bornés d'un côté par ce fleuve, qui les sépare de la Germanie ; d'un autre par le mont Jura, placé entre eux et les Séquanes : qui est inter Sequanos et Helvetios ; et enfin par le lac Léman (de Genève) et le Rhône, qui coule entre l'Helvétie et la Province romaine : tertia lacu Lemano et flumine Rhodano qui Provinciam nostram ab Helvetiis dividit.

Cette description est positive, et il nous importe surtout d'établir que les Helvétiens possédaient la portion de territoire comprise entre le Jura, le lac de Genève et le Rhône, c'est-à-dire les plaines qui s'étendent du côté de Gex, de Coppet, et courent, en se rétrécissant, jusqu'au Pas-de-la-Cluse, maintenant le Fort-de-l'Écluse.

Le Rhône séparait dans ces contrées les Helvètes des Allobroges : Helvetiorum inter fines et Allobrogum.... Rhodanus fluit. Ceux-ci faisaient depuis peu de temps partie de la Province, nom que les Romains donnaient à tous les pays conquis qu'ils annexaient à leur république. Ceci s'accorde avec ce que vient de dire l'historien : que la Gaule celtique indépendante ne commençait qu'au Rhône.

Genève était, vers le nord, le dernier oppidum des Allobroges. Le pont de cette ville touchait au territoire des Helvètes : Extremum oppidum Allobrogum est proximumque Helvetiorum finibus Geneva.... ex eo oppido pons ad Helvetios pertinet. Ces détails géographiques serviront à l'intelligence de ce qui va suivre.

Les Helvètes, trop à l'étroit sur leurs terres, avaient depuis plusieurs années conçu le projet d'aller s'établir dans la Gaule. L'ambitieux Orgétorix, l'un de leurs principaux citoyens, les entretenait dans cette idée, espérant arriver à la royauté. Ayant eu mission de rechercher l'alliance des nations voisines : ad eas res conficiendas Orgétorix diligitur, il passa en Séquanie et persuada à Casticus, fils de Catamantalède, qui avait régné sur ce pays, de succéder à son père. Il alla nouer les mêmes intrigues chez les Éduens, près de Dumnorix, frère de Divitiacus, premier magistrat de la cité, et lui donna sa fille en mariage. Ces projets devaient assurer à chacun la domination de son propre pays, et leur triumvirat celle de toute la Gaule. Les Helvètes, avertis du dessein d'Orgétorix, le mettent en prison et l'obligent à se justifier. Le feu doit être la peine de son crime. Ses partisans se réunissent et veulent le défendre ; il meurt sur ces entrefaites, soupçonné de s'être donné la mort.

Les Helvètes n'en persistent pas moins dans leur projet d'émigration ; ils amassent, à cet effet, des vivres et passent deux ans à faire les préparatifs de leur départ, qui devait s'effectuer dans la troisième année.

Pour s'ôter toute espérance de retour, ils détruisent les blés qu'ils ne peuvent emporter et brûlent jusqu'à douze villes, quatre cents villages, sans compter les maisons des particuliers : vicos ad quadragentos, reliqua privata ædificia[1] incendunt. Ils persuadent aux Rauraci, aux Tulingi et aux Latobriges[2], leurs voisins, de se joindre à eux et obtiennent le même succès près des Boïens, qui avaient passé le Rhin pour aller s'établir dans la Norique[3]. Leur réunion se montait à trois cent soixante-huit mille âmes.

Ils n'avaient que deux chemins pour sortir de leur pays : duo itinera ex domo[4] exire possent, l'un passant par les terres des Séquanes, étroit et difficile, courant entre le Rhône et le Jura, et dans lequel un chariot aurait eu peine à passer : Erant omnia itinera duo, quibus itineribus domo exire possent, unum per Sequanos, angustum et difficile, inter montem Juram et flumen Rhodanum, quo vix singuli carri ducerentur. Il était dominé par une haute montagne, de sorte qu'avec peu de monde on pouvait facilement y arrêter une armée : Mons autem altissimus impendebat, ut facile pauperci prohibere possent.

On peut aisément se rendre compte de cette route, puisqu'elle courait entre le Rhône et le Jura : c'est évidemment celle qui passe au pied des montagnes, par Saint-Genis, Col-longe, Bellegarde, et franchit le Pas-de-la-Cluse où l'armée des Helvètes pouvait être facilement arrêtée par les Séquanes.

La seconde voie qu'ils pouvaient suivre empruntait la Province romaine. Elle était plus facile et plus expéditive que l'autre ; car, sur plusieurs points, ils pouvaient franchir à gué le Rhône, qui séparait leur pays de celui des Allobroges nouvellement pacifiés : Alterum per Provinciam nostram, multo facilius atque expeditius, propterea quod Helvetiorum inter fines et Allobrogum, qui nuper pacati erant, Rhodanus fluit, isque nonnullis locis vado transitur. Entrés chez les Allobroges, ils auraient tourné le Jura et traversé la Province par Condate (Chana), Augustum (Aoste, près Chambéry), Vienna (Vienne), Revessio (le Puy), Anderitum (Mende), Divona (Cahors) et Vesunna (Périgueux), pour se rendre chez les Santons (de Saintes).

Ils ne pouvaient pénétrer dans la Gaule que par l'une ou l'autre de ces deux voies. Il s'en trouve d'autres, il est vrai, dans les montagnes, mais ce serait une erreur de croire qu'elles fussent praticables alors.

Ils choisissent celui de la Province, comptant user de persuasion avec les Allobroges, peu affectionnés au peuple romain, se réservant d'employer la force au besoin : Allobrogibus sese vel persuasuros, quod nondum bono animo in populum romanum viderentur existimabant, vel vi coacturos, ut per suos fines eos ire paterentur. Ils arrêtent, à cet effet, de se réunir à jour fixe sur les bords du Rhône, nécessairement en face et au-dessous de Genève. Ce jour était le 28 mars de l'année 58 avant notre ère.

César, ayant appris leurs projets, quitte Rome, se dirige à grandes journées sur la Gaule et arrive à Genève : In Galliam ulteriorem contendit et ad Genevam pervenit.

Nous lui ferons prendre, après avoir quitté Milan, la voie antique de Novare, de Vercellæ (Verceil), d'Eporedia (Ivrée), d'Augusta Prœtoria (Aoste), de Durantia (Moutier, capitale de la Tarentaise), de Casuaria (Conflans) et de Bautœ (Vieil-Annecy).

Il ordonne de couper le pont de Genève : pontem qui erat ad Genevam jubet rescendi, et de faire des levées dans la Province, car la Gaule ultérieure ne possédait alors qu'une seule légion.

Il paraît clair que les Helvètes n'étaient pas réunis avant son arrivée ; autrement, rien ne leur eùt empêché de franchir le pont et d'entrer chez les Allobroges. Ils ne tardèrent cependant pas à se présenter, et lui envoyèrent les chefs Naméius et Verudoc pour réclamer la permission de passer par la Province, promettant de n'y faire aucun dégât.

L'intention bien arrêtée de César était de leur interdire cette voie. Voulant néanmoins donner le temps d'arriver aux soldats mandés de la Province, probablement pendant qu'il traversait les Alpes, il dit aux députés qu'il délibérerait sur leur demande et qu'ils eussent à se représenter le treizième jour du mois d'avril pour avoir sa réponse. Il gagnait ainsi quinze jours, puisque les émigrants lui députèrent dès leur arrivée, qu'ils avaient fixée eux-mêmes au 28 mars.

Pendant ce temps-là, avec la légion qui est près de lui et les recrues qui lui arrivent de la Province, il fait élever, sur une longueur de 19.000 pas (un peu plus de 28 kilomètres) : millia passuum decem novem, un mur haut de seize pieds, muni d'un fossé, depuis le lac Léman, qui se jette dans le Rhône, jusqu'au mont dura, qui divisait alors les Helvétiens des Séquanes : a lacu Lemano, qui in flumen Rhodanum influit, ad montem Juram, qui fines Sequanorum dividit. Il flanque ce boulevard de corps de garde et de redoutes : ex opere perfecto prœsidia disponit, castella communit, travaux qui le mettent en mesure de repousser l'ennemi s'il tente de passer le fleuve.

Les députés des Helvètes s'étant représentés le jour convenu, il leur dit que les Romains n'avaient pas coutume de livrer passage sur leurs terres, et que s'ils voulaient le faire de force il était résolu de s'y opposer.

Il est surprenant qu'une armée si nombreuse soit restée plus de quinze jours inactive, voyant surtout arriver journellement des recrues à l'armée romaine et s'élever tant de travaux importants. César, il est vrai, avait agi de ruse envers eux, car sa première entrevue avec leurs députés avait été plutôt de nature à leur donner des espérances qu'à leur faire craindre un refus.

Alors, détrompés, ils essayent de passer le Rhône tantôt de jour, mais le plus souvent de nuit, les uns sur des radeaux ou des barques jointes ensemble, les autres à gué aux endroits où il était le moins profond : Helvetii ea spe dejecti, navibus junctisque compluribus factis, alii vadis Rhodani qua minima altitudo fluminis erat, nonnumquam interdiu, scepius noctu, si perrumpere possent. Bientôt repoussés sur tous les points par les forts et les traits des soldats, ils se voient contraints d'abandonner leur entreprise : Conati operis munitione et militum concursu, et telis repulsi, hoc conatu destiterunt.

Il est clair que César ne s'était préoccupé que de défendre le pays des Allobroges, c'est-à-dire la Province, laissant ouverte la route difficile qui menait chez les Séquanes par le Pas-de-la-Cluse, aussi ne doit-on chercher les traces de ses travaux que sur la rive gauche du Rhône, depuis Genève jusqu'au mont d'Arèze, qui n'est séparé du Jura que par le fleuve, et qu'on pouvait considérer alors comme faisant partie de la même chaîne de montagnes.

La position de ce boulevard n'est-elle pas confirmée de la manière la plus positive par le texte ci-dessus ? En effet, du moment où les Helvétiens tentent de passer le Rhône, soit à gué, soit sur des barques ou des radeaux, et sont repoussés par ceux qui gardent la fortification, on ne peut douter que cette fortification n'ait été sur la rive opposée ; ce serait donc une puérilité, une vaine dépense d'érudition que de combattre, armé de toutes pièces, l'opinion de ceux qui placent ces travaux sur la droite du fleuve.

Il restait aux Helvétiens à prendre la route difficile du Pas-de-la-Cluse ; mais ils ne pouvaient le faire sans la permission des Séquanes : Relinquebatur una per Sequanos via qua, Sequanis invitis, propter angustias ire non poterat. Ils expédièrent des messagers à l'Éduen Dumnorix, ami de cette nation, qui la leur fit accorder.

César connut bientôt le résultat de ces démarches qui durent employer un certain nombre de jours pendant lesquels les deux armées restèrent en présence. Il sut aussi que les Helvètes projetaient, après être passés chez les Séquanes et les Éduens, d'aller s'établir sur les terres des Santons (Saintes), voisines de la Province : Cœsari nuntiatur Helvetiis esse animo per arum Sequanorum et Æduorum iter in Santonum fines facere. Il laissa à Labienus la garde de son retranchement : munitioni prœfecit, et quitta l'armée pour se rendre en toute hâte en Italie. Il y leva deux légions et tira de leurs quartiers d'hiver les trois qui campaient auprès d'Aquilée[5] : circum Aquileiam hiemabant. Tout porte à croire qu'il n'alla pas les enlever lui-même de leurs quartiers et qu'il les attendit à Milan.

Jugeant alors que le plus court chemin pour se rendre dans la Gaule ultérieure était de franchir les Alpes : qua proximum iter in ulteriorem Galliam per Alpes erat, c'est-à-dire qu'il était moins long que celui qui traversait l'Apennin et passait par Antibes, Fréjus, Aix et Avignon, il s'y engagea avec ses cinq légions en suivant le cours du Pô. II ne redoute pas les neiges et ne se préoccupe que de prendre la voie la plus courte, ce qu'il avait déjà fait lors de sa première apparition à Geneva.

Les Centrons, les Garocelli et les Caturiges, peuples des montagnes, tentent de l'arrêter ; mais, après les avoir battus dans plusieurs rencontres, il arrive à Ocellum (Exiles), dernière ville de la Province citérieure : quod est citerioris Provincice extremum.

Ocellum appartenait aux Garocelli. Ils étaient donc allés au-devant de l'armée romaine avec leurs voisins les Caturiges (d'Embrun) et les Centrons (de la Tarentaise), puisqu'il ne pénètre dans cette ville qu'après avoir battu ces deux derniers peuples et sans être entré sur leurs terres.

Il partit de suite d'Ocellum et arriva le septième jour chez les Voconces, de la Province ultérieure : in fines[6] Vocontiorum ulterioris Provinciœ die septimo pervenit, passant par les Alpes cottiennes, Brigantio (Briançon), Gemince (Mens), Lucus Augusti (Luc) et Dea (Die), ville principale des Voconces.

Il est surprenant qu'il n'ait pas pris la route de Grenoble, menant plus directement à Vienne que celle de Die. Il faut qu'elle n'ait pas été praticable, car nul autre motif ne le forçait à ce détour, surtout alors qu'il connaissait la marche des émigrants sur le pays éduen.

De chez les Voconces il entra sur les terres des Allobroges, dont la ville principale était Vienna (Vienne), et de là chez les Ségusiaves, les premiers au delà du Rhône, en dehors de la Province : Ab Allobrogibus in Segusianos exercitum durit... hi sunt extra Provinciam primi.

Les Ségusiaves, peuples du Lyonnais, avaient pour ville principale Feurs (Forum Segusianorum). Leur port, sur la Saône, était Lugdunum, où ils tenaient leurs navires. Quelques-uns leur donnent des terres sur la rive gauche, peut-être d'après ce passage de Strabon : Le Rhône, après être descendu des montagnes de la Germanie, coule entre les terres des Ségusiaves et des Allobroges, puis devant Lyon après s'être joint à la Saône.

Ce texte est implicitement corroboré par cet autre du même auteur, disant que la Saône, qui prend sa source dans les Alpes, sépare les Séquanes des Éduens et des Lingons. Il est évident que si à la suite des Éduens il n'a pas cité les Ségusiaves, c'est que de son temps la Saône coulait à travers les terres de ces derniers. Il n'en était pas de même à l'époque de la conquête, puisque César dit que le Rhône sépare les Séquanes de la Province romaine, c'est-à-dire des Allobroges : quum Sequanos a Provincia nostra Rhodanus divideret.

Les Séquanes ou leurs clients s'étendaient donc au midi jusqu'au Rhône, et touchaient vers l'ouest à la Saône. Alors César ne dut pas camper sur la rive gauche de cette rivière, qui n'appartenait pas aux Ségusiaves, bien que ce soit de ce côté qu'il attaquera les Helvètes. Nous pensons que, après être entré à Lugdunum, il s'établit à 5 kilomètres à l'ouest de cette ville, sur le territoire accidenté des communes d'Écully, de Tassin et de Craponne, où existent les restes du seul camp romain qui se voie chez les Ségusiaves et que l'on doit attribuer à ce passage de César, puisque ni lui ni ses lieutenants n'y ont jamais séjourné à aucune autre époque.

Il apprit bientôt que les Helvétiens avaient franchi la route difficile du Jura, traversé les terres des Séquanes, d'où ils étaient passés sur celles des Éduens dont ils ravageaient les campagnes : Helvetii jam per angustias et fines Sequanorum transduxerant, et in Æduorum fines pervenerant, eorumque agros populabantur.

Les Éduens, voyant qu'il leur était impossible de se défendre, envoient des messagers à César pour lui demander assistance et lui exposer que, ayant toujours été alliés du peuple romain, ils voyaient avec peine que leurs champs étaient ravagés, leurs enfants emmenés en esclavage, et leurs oppida attaqués à la vue d'une armée romaine : cum se suaque ab his defendere non possent, legatos ad Cœsarem mittunt, rogatum auxilium. Ita se omni tempore de populo romano meritos esse, ut pene, in conspectu exercitus nostri, agri vastari, liberi eorum in servitudinem abduci, oppida expugnari non debuerint.

Arrivent après eux les Ambarri, amis et de même sang que les Éduens. Ils disent que leurs champs sont ravagés, et que, dans le triste état où ils sont réduits, ils peuvent à peine défendre leurs oppida : Eodem tempore quo Ædui, Ambarri quoque, necessarii et consanguines Æduorum, Cœsarem certiorem faciunt sese, depopulatis agris, non facile ab oppidis vim hostium prohibere.

A leur tour, les Allobroges, ayant leurs bourgades et leurs maisons au delà du Rhône, viennent se réfugier auprès de César et lui exposent qu'il ne leur reste plus rien que le sol : Item Allobroges, qui trans Rhodanum vicos possessionesque habebant, fuga se ad Cœsarem recipiunt, et demonstrant sibi prœter agri solum nihil esse reliqui.

César, touché de ce qu'il apprenait, ne crut pas devoir attendre pour y remédier que la ruine de ses alliés fût consommée et que l'ennemi fût arrivé chez les Santons : in Santones Helvetii pervenerint.

Nous n'avons que la combinaison de ces deux derniers textes pour comprendre la marche des Helvétiens depuis leur départ de Genève, car les plaintes des peuples successivement ravagés indiquent la route qu'ils ont dû suivre.

Les Allobroges de la rive droite du Rhône, étant les plus éloignés, arrivent les derniers et se plaignent de maux passés : il ne leur reste plus rien que le sol. Milo les émigrants étaient entrés sur leurs terres et les avaient pillées depuis le Pas-de-la-Cluse jusqu'à Belley.

Les Éduens et les Ambarri, encore aux prises avec les Helvètes, étaient nécessairement venus les premiers, se trouvant les plus rapprochés du camp romain. On conne la position des Éduens. Si maintenant pour arriver chez eux, après avoir quitté les Allobroges d'outre-Rhône, les émigrants passent chez les Ambarri, ces derniers étaient donc fixés dans la Bresse méridionale, entre Belley et la Saône, et non, suivant quelques géographes, dans le Charolais, car on ne verrait pas trop pourquoi les Helvètes auraient suivi la droite du Rhône jusqu'à Belley pour remonter, de là, devant Châlons.

César qualifie les Ambarri du titre d'amis et de frères des Éduens : necessarii et consanguinei Æduorum, ce qui ne veut pas dire clients, car alors il se serait servi des expressions clientes, sub imperio ou conjuncti. Celle d'amis et de frères fait seulement comprendre que les Ambarri, anciens peuples éduens, étaient passés, depuis un temps plus ou moins long, sur la rive gauche de la Saône, où ils étaient devenus Séquanes. Ils ne sont pas, en effet, cités parmi les clients des Éduens lorsque ceux-ci vont au secours d'Alesia (lib. VII).

Leur point de départ est indiqué chez les Éduens par le village d'Ambérieux, situé au-dessous d'Anse (Assa Paulini), dans le Beaujolais qui semble avoir été leur berceau. On s'explique leur extension à l'ouest de la Saône par les noms d'Ambérieux et de Bérieux, et leur plus forte agglomération sur la gauche de l'Ain, par ceux des localités d'Ambérieux, d'Ambatrix, d'Ambronay et de la rivière Albarine.

Tout porte à croire que, après avoir traversé le pays des Allobroges d'outre-Rhône, les Helvétiens arrivèrent à Saint-Rambert, où ils entraient chez les Ambarri. Là, deux chemins s'offraient à eux pour gagner la Saône : l'un allait, par Meximieux, Villars, Ambérieux et Trévoux, devant Villefranche ; l'autre se dirigeait, par Bourg, en face de Mâcon. Tout chemin intermédiaire était impossible, le pays étant coupé par cinq rivières, une foule d'étangs et de marais. La suite prouvera qu'ils, prirent celui qui menait devant Villefranche. Les Séquanes, en leur permettant de traverser leurs terres, le leur avaient peut-être imposé, car il passait chez les Ambarri qui pouvaient être impunément pillés, n'étant pas leurs frères.

Pendant qu'ils cheminaient sur la rive droite du Rhône, Labienus, que nous allons bientôt voir avec César, devait les suivre de flanc avec sa légion, pour les empêcher de franchir le fleuve et d'entrer chez les Allobroges. Nous le ferons passer par Condate (Chana), par Etanna (Ienne), Augustum (Aoste), Bergusium (Bourgoin), Vienna et Lugdunum, où il dut rencontrer son général.

La position que César occupe près de Lugdunum est parfaite. Il peut y être rejoint par Labienus, recevoir les députés des Éduens, des Ambarri et des Allobroges, surveiller les mouvements de l'armée ennemie et lui couper, au besoin, le passage chez les Santons. Ajoutons que son voisinage de la Saône lui permet de faire charger sur des navires les blés nécessaires à la nourriture des troupes tant qu'elles ne s'éloigneront pas trop de la rivière.

Pressé par cette foule d'alliés qui lui promettaient des vivres, il résolut d'entrer de suite en campagne. Le succès le rendait maître de leurs destinées. Rien ne flattait mieux les vues ambitieuses du futur conquérant.

Il apprit alors par ses éclaireurs que les Helvétiens traversaient la Saône sur des radeaux et des barques jointes ensemble : Id Helvetii ratibus ac lintribus junctis transibant ; que les trois quarts de leur armée l'avaient déjà franchie, et qu'il ne restait plus que l'autre quart sur la rive gauche : Ubi per exploratores Cœsar certior factus est tres jam copiarum partes Helvetios id flumen traduxisse, quartam vero partem cirta 'fumen Ararim reliquam esse. Des éclaireurs ne peuvent guère être envoyés à plus de cinq ou six lieues de leur corps d'armée ; c'est précisément la distance qu'il y avait du camp de César à Jassans et à Beauregard, villages qui se trouvent sur les bords de la Saône, au-dessus de Trévoux.

Il quitte ce camp dès la troisième veille (après minuit) avec trois légions, et arrive devant la partie des Helvétiens qui n'avait pas encore passé le fleuve : De tertia vigilia cum legionibus tribus e castris profectus, ad eam partem pervenit quœ nondum flumen transierat.

Il se met en route après minuit, dit-il, passant nécessairement la Saône à Lyon puisque l'ennemi qu'il veut attaquer est sur la rive gauche. Peut-on tirer d'un départ si matinal la conséquence qu'il avait fait une marche forcée d'une douzaine de lieues ? Non, car il se serait servi de l'expression magno itinere, qu'il emploie pour une de ses longues étapes sur l'Aisne (lib. II). Il n'aurait pas fait, d'ailleurs, parcourir tant de chemin à ses troupes, ayant le projet de livrer bataille en arrivant en face de l'ennemi. Or, s'il part dès la troisième veille, c'est qu'il veut le surprendre au point du jour, après une simple marche de six lieues, et cette marche le conduit au-dessus de Trévoux. Nous ne croyons donc pas avec M. de Saulcy[7] que les Helvétiens étaient campés à quelques lieues au-dessus de Mâcon. Il aurait fallu que César fît une trop longue étape pour les y rencontrer, et franchit une foule de rivières et de terrains marécageux qui existaient entre Trévoux et cette ville, lesquels ont contraint de faire passer la voie gauloise sur la rive droite de la Saône.

Les émigrants, embarrassés de bagages et pris à l'improviste, furent tués ou dispersés dans les bois voisins : Eos impeditos et inopinantes aggressus magnam partem eorum concidit, reliqui sese fugœ mandarunt atque in proximas silvas abdiderunt. Ils appartenaient au canton de Zurich, qui antérieurement, sorti seul de son pays, avait vaincu Cassius et fait passer ses soldats sous le joug. César éprouva d'autant plus de plaisir à les battre qu'un aïeul de son beau-père, lieutenant de Cassius, avait été tué avec ce général.

Il est à croire que les quatre-vingt dix mille Helvètes qui furent attaqués au moment où ils pillaient les Ambarri n'étaient pas entassés sur les bords de la Saône, et qu'on fut obligé d'aller les chercher un peu plus loin ; aussi placerons-nous le champ de bataille sur les territoires de Juis et de Mizerieux où passe la rivière de Toublain, dont le voisinage était nécessaire pour une si grande réunion d'hommes, et près des bois d'Ambérieux, où ils durent se sauver après leur défaite. Quelques-uns ont parlé de la plaine de Bierse, sans réfléchir qu'elle n'était alors qu'un marais impraticable comme l'indique son nom Biertia, d'après notre savant du Cange.

Les noms de Juis et de Mizerieux ne rappelleraient-ils pas d'ailleurs le souvenir de Jules et celui de ce combat où tant de malheureux Helvétiens tombèrent sous le fer des légions, opinion d'autant plus admissible que la tradition du pays porte que cette bataille se livra en face de Villefranche, c'est-à-dire au-dessus de Trévoux ?

Cette affaire terminée, César songea à poursuivre ceux qui avaient passé la rivière. Il y fit jeter un pont et la franchit avec ses troupes : Pontem ad Arare faciendum curat, arque ita exercitum transduxit. Nous lui ferons prendre position sur la rive droite du côté de Villefranche, où il dut être rejoint par ses trois dernières légions conduites par Labienus.

Les Helvétiens, surpris qu'il eût opéré ce passage en un seul jour quand il leur en avait fallu vingt pour arriver au même but, lui firent demander de les établir là où il le voudrait, sinon qu'il se souvînt des victoires qu'ils avaient plus d'une fois remportées sur les légions. Il leur répondit que, quand même il consentirait à oublier leurs anciennes injures, ils devaient se rappeler qu'ils venaient de ravager les terres des Éduens, des Ambarri, des Allobroges, et qu'ils avaient tenté de passer de force par la Province : quod ex invito, iter per Provinciam per vim tentassent, quod Æduos, quod Ambarros, quod Allobroges vexassent ; qu'il était prêt néanmoins à traiter avec eux pourvu qu'ils consentissent à lui donner des otages et à réparer le tort qu'ils avaient fait à ses alliés. Le chef de la députation répondit que les Helvétiens n'avaient pas l'habitude de livrer des otages et se retira.

Ces nombreux émigrants, suivis d'une foule considérable de chariots, durent, en présence de l'armée romaine, s'engager sur le chemin qui leur paraissait le plus facile. Ils en avaient deux à leur portée, l'un gagnant la Loire par les défilés du Morvan et passant par Beaujeu et Charlieu, l'autre allant directement de Lyon à Châlons. En suivant ce dernier, ils avaient l'avantage d'éviter les montagnes et de passer sur les terres des Éduens, où ils étaient appelés par la faction qui leur avait fait ouvrir la voie de la Séquanie.

Ils décampèrent dès le lendemain et, comme ils étaient à quelque distance des légions, César envoya sa cavalerie pour voir définitivement quelle route ils prendraient : qui videant quas in partes hostes iter faciant. Ils s'étaient donc groupés à trois lieues au moins de lui, vers Belleville, après avoir rappelé ceux de leurs compatriotes répandus dans toutes les directions sur les terres des Éduens.

César, ayant su qu'ils prenaient la voie de Mâcon, de Tunirtium (Tournus) et de Châlons, les suivit et campa chaque soir derrière eux. Les noms des villages de Jullié, de Julliénas, de Montbellet (Mons Belli) qui se trouvent sur cette route, ne rappelleraient-ils pas quelques-uns de ses campements ?

La cavalerie envoyée en reconnaissance se composait de quatre mille hommes, les uns fournis par toute la Province, les autres par les Éduens et leurs alliés : quem ex omni Provincia et Æduis atque eorum sociis coactum habebat. Elle fut battue par cinq cents cavaliers helvétiens, ce qui augmenta leur assurance et les rendit plus entreprenants.

Comment se fait-il que cinq cents cavaliers de bette nation battent les quatre mille de l'armée romaine ? Liscus, souverain magistrat de Bibracte, l'apprendra dans peu de jours à César : c'est que ceux-ci étaient commandés par un ami des Helvétiens, gendre d'Orgétorix, l'Éduen Dumnorix, dont la fuite sur le champ de bataille avait donné lieu à celle des autres : Initium ejus fugœ a Dumnorige atque ejus equitibus factum esse, eorumque fuga reliquum esse equitatum perterritum.

Reste à savoir comment la cavalerie éduenne se trouvait avec César. S'il l'eût mandée, à jour fixe, sur la droite de la Saône, c'eût été livrer le secret de sa marche aux Helvétiens, dont elle n'aurait pu traverser l'armée sans danger. Nous préférons croire qu'elle avait escorté les députés éduens venus dans le camp romain pour réclamer le secours des légions et qu'elle s'y était ralliée aux cavaliers de la Province.

Après cette malheureuse rencontre, César crut devoir suivre les émigrants sans combattre, n'occupant les siens qu'à les serrer de près pour les empêcher de courir et de piller. Ils marchèrent durant environ quinze jours, de sorte que leurs dernières troupes n'étaient qu'à 5 ou 6 milles (8 kilomètres environ) de son avant-garde : Ita dies circiter quindecim iterfecerunt uti inter novissimum hostium agmen, et nostrum primum, non amplius quinis aut sens millibus passuum interesset.

Il s'aperçut alors qu'il allait bientôt manquer de vivres ; car les Éduens ne s'empressaient pas de lui envoyer ceux qu'ils lui avaient promis, et il ne pouvait compter sur la moisson qui était loin d'être prête (on était donc dans les premiers jours de juillet), ni sur le blé qu'il avait fait conduire par la Saône, puisque l'ennemi, qu'il ne voulait pas perdre de vue, s'en était éloigné : Eo autem frumento, quod flumine Arari navibus subvexerat, propterea minus uti poterat, quod iter ab Arare Helvetii averterant, a quibus discedere nolebat.

Ces deux derniers textes peuvent nous instruire de la marche des légions, si l'on se rend compte d'avance que César approchait du lieu où il livrera bataille aux Helvétiens et que ce lieu, comme la science moderne l'a prouvé, existe sur les territoires d'Ivry et de Cussy-la-Colonne, villages situés à 7 lieues au nord-est d'Autun.

Pour y arriver, les Helvétiens avaient donc suivi les bords de la Saône jusqu'à Châlons, d'où, tournant à gauche, ils s'étaient engagés sur la route d'Arnay-le-Duc ; ce fut, par conséquent, à Châlons que les Romains abandonnèrent leurs navires, ce qui les priva de blés à mesure qu'ils s'en éloignèrent.

Il y a 7 lieues de Cussy-la-Colonne à Châlons, 12 lieues 1/2 de Châlons à Mâcon, par conséquent 19 lieues ½ de Cussy à cette dernière ville. Si l'on suppose, avec M. de Saulcy, que les Helvétiens aient passé la Saône à 2 lieues au-dessus de Mâcon et que César les ait trouvés réunis à 4 lieues plus loin, il faudra adopter Tournus pour lieu de leur concentration. Or, Tournus n'étant qu'à 13 lieues de Cussy, ils auraient donc, chose inadmissible, employé quinze jours pour franchir une distance si courte, tandis que s'ils sont partis de Belleville, comme nous l'avons établi, ils auront fait 27 à 28 lieues pendant ces quinze jours, nombre satisfaisant pour une pareille foule.

César, allant bientôt manquer de blés, rassembla les chefs éduens qui étaient près de lui. Nous citerons Liscus, vergobret ou souverain magistrat de la cité, et Divitiacus, un des principaux du pays. Divitiacus était druide, preuve que ces prêtres, qui décidaient presque toujours de la paix et de la guerre, étaient partisans de l'alliance romaine.

Il se plaignit à eux de n'être pas secondé pour une guerre entreprise dans leur propre intérêt et dans le seul but de les délivrer. Liscus le tira en particulier et lui apprit qu'il y avait deux partis à Bibracte, que Dumnorix, frère de Divitiacus, homme hardi et entreprenant, tenait toutes les fermes du pays à vil prix, ce qui lui permettait d'être en grand crédit près du peuple par ses libéralités : Complures annos portoria reliquaque omnia Æduorum vectigalia parvo pretio redempta habere : propterea quod ille licente contra liceri audeat nemo. Ce texte prouve que les revenus publics étaient affermés dans la Gaule et qu'il y en avait de diverses natures.

Liscus ajouta que ce factieux, qui entretenait un corps de cavalerie toujours à sa suite, avait plus de pouvoir que le souverain magistrat et persuadait au peuple par ses discours séditieux que si les Éduens ne pouvaient être maîtres, il valait encore mieux se soumettre à des Gaulois qu'aux Romains, enfin que, étant allié des Helvètes, il avait été cause, par sa fuite, de la dernière défaite de la cavalerie.

César, avant de passer outre, fait venir Divitiacus, qu'il savait attaché au peuple romain, et sans autre interprète que Valérius Procillus, l'homme le plus distingué de la Province gauloise, l'instruit de ce qu'on vient de lui dire de son frère. Divitiacus ne put nier les menées de Dumnorix, son ambition et son désir de se faire roi à la faveur des Helvétiens, mais il pria César de lui pardonner, parce que s'il le punissait personne, à cause de la bienveillance dont il l'honorait, ne pourrait croire que ce fût contre sa volonté et qu'il serait odieux à toute la Gaule.

Touché de ses raisons et de ses larmes, César lui prend la main et le rassure, puis fait venir Dumnorix, et, en présence de son frère, lui déclare les sujets de plainte qu'il a donnés tant aux Romains qu'à ses propres concitoyens. Il lui pardonne en considération de Divitiacus, le renvoie, mais fait pourtant épier ses discours et ses actes.

Il apprend, le même jour, par ses éclaireurs que les Helvétiens s'étaient postés au pied d'une montagne située à 8 milles (3 lieues) de son camp. L'ayant fait reconnaître, il sut qu'on pouvait la gravir aisément, et envoya Labienus, vers minuit, avec deux légions guidées par les mêmes éclaireurs, avec ordre de s'établir au sommet de la montagne ; lui-même part trois heures après, précédé de toute sa cavalerie. Cosidius, qui passait pour un général expérimenté, avait la conduite des éclaireurs.

Labienus occupait le poste qui lui avait été assigné, et César n'était qu'à 514 de lieue de l'ennemi lorsque Cosidius accourut à toute bride pour lui dire que les Helvétiens étaient maîtres de la montagne. Il n'avait pas reconnu les troupes de Labienus. Le plan d'attaque se trouvant dérangé par ce faux avis, l'armée romaine fut mise en bataille sur une éminence voisine. Pendant ce temps-là les Helvètes décampaient et s'éloignaient des légions. César marcha derrière eux à la distance accoutumée et s'établit à 5/4 de lieue de leur camp.

Le lendemain, jour de la distribution des blés aux soldats, voyant qu'il allait bientôt en manquer et qu'il n'était pas à plus de 7 lieues de Bibracte, il résolut d'abandonner la poursuite de l'ennemi et de se diriger sur cette ville pour en faire provision : Iter ab Helvetiis avertit, ac Bibracte ire contendit.

Nous devons interrompre notre récit pour rechercher où était Bibracte, oppidum des Éduens dont la position a été souvent contestée. Les uns l'ont placée à Autun, devenue Augustodunum sous l'empire, les autres sur les monts de Beuvray, situés à 3 lieues à l'ouest de la même ville. Ils ajoutent que ce lieu, muni de boulevards fort élevés et riche de souvenirs druidiques, a porté le nom de Briffactum et de Bibractensis dans les plus anciennes chartres.

Nous croyons que cette montagne pouvait être l'oppidum, refuge des habitants d'Autun s'ils venaient à être forcés dans leur ville principale, et que ce motif seul lui a fait donner un nom similaire à celui de Bibracte. Nous pensons que ces deux localités se complétaient mutuellement, et que s'il existe un camp romain dans un coin de l'enceinte de Briffactum, c'est que César l'aura fait occuper comme position stratégique et pour empêcher les Éduens de s'en servir.

Autun était donc, selon nous, leur ville principale :

1° Parce que toutes les voies gauloises, devenues romaines, rayonnent autour d'elle et qu'il en existe à peine une seule du côté de Beuvray ;

2° Parce que le nom gaulois de Bibracte rappelant le souvenir d'un pont (bibra), il passe justement une rivière à Autun et il n'en existe pas à Beuvray ;

3° Parce que César, partant de Cussy-la-Colonne et disant qu'il n'est qu'à 7 lieues de Bibracte, ce qui était vrai pour Autun, en aurait été à 9 s'il eût été question de Beuvray. Cette déduction vaut mieux que toutes celles qu'on cherche à tirer d'un texte d'Eumènes si peu clair qu'il ne prouve rien.

Les Helvètes, ayant appris le mouvement de César sur Bibracte par quelques déserteurs d'Æmilius, officier de la cavalerie gauloise, crurent qu'il agissait par crainte, d'autant mieux que la veille il ne les avait pas attaqués sur leurs hauteurs. Ils tournent court sur son arrière-garde, soit pour la harceler, soit pour couper les vivres à l'armée. César se porte immédiatement sur une éminence, place quatre vieilles légions sur trois lignes vers le milieu de la colline, et envoie sur le haut les deux qu'il avait nouvellement levées dans la Province citérieure, lesquelles s'occupèrent de faire un retranchement pour garder les bagages. Les Helvétiens, après avoir pareillement réuni leur attirail de voyage et leurs chariots, montent à l'attaque de la première ligne des légions.

Celles-ci fondent sur eux l'épée à la main et leur font lâcher pied. Ils reculent vers une montagne située à ¼ de lieue de là. Les Romains les suivent, et, pendant qu'ils montent après eux, un corps de Boïens et de Stulingiens formant environ quinze mille hommes vient les envelopper et les attaquer de flanc. Les Helvètes, placés sur le haut de la montagne, reviennent à la charge. Les Romains sont obligés de faire face de deux côtés.

Ainsi, le combat fut longtemps opiniâtre et douteux. Enfin, les ennemis fatigués se retirent, les uns sur la montagne, les autres sur leurs chariots dont ils se font un rempart. Après une longue résistance, tout leur bagage est pris et leur camp forcé. La fille d'Orgétorix et l'un de ses fils sont faits prisonniers. Ceux qui se sauvent, au nombre de cent trente mille environ, marchent jour et nuit sans s'arrêter et, le quatrième jour, arrivent sur les terres des Lingons : in fines Lingonum die quarto pervenerunt.

César ne les suit pas immédiatement, croyant devoir rester trois jours en ce lieu, tant à cause des blessés qu'à cause des morts qu'il fallait inhumer : quum et propter vulnera militum et propter sepulturam occisorum, nostri triduum morati eos sequi non potuisset. C'est la seule fois qu'il sera question de ce pieux devoir dans les Commentaires.

Le lieu où se donna cette mémorable bataille, ce vaste cimetière de toute une nation, a été longtemps cherché. On a fini par le découvrir dans les plaines de Cussy-la-Colonne, de Santosse, d'Ivry et d'Auvenay, sur un espace de plus de 2 kilomètres où existent de nombreux tumuli contenant des restes humains, des bracelets en bronze, des couteaux en silex et des débris de poteries. A Cussy se voit une haute colonne due à l'art romain. Le souvenir qu'elle rappelle restait inconnu lorsque la découverte des tumuli a fait songer à la défaite des Helvétiens. On croit qu'elle a remplacé un monument plus ancien dont on montre les débris, lequel dut être élevé, sous Auguste, par les Éduens à la mémoire de César qui les avait délivrés de l'invasion étrangère.

Les malheureux émigrants qui s'étaient enfuis après la bataille arrivèrent, dit l'historien, le quatrième jour chez les Lingons. Leur retraite sur ce pays était toute naturelle, puisque les légions leur coupaient le chemin de la Séquanie ; il leur fallut d'abord gagner Langres pour atteindre ensuite les terres que les Germains occupaient entre les Vosges et le Rhin.

En partant de Cussy, sans chariots et sans bagages, pour suivre la route que nous indiquons, ils durent prendre la vallée d'Ouche qui menait à Dibio (Dijon) par Bligny et Pont-de-Pany. De Cussy à Dijon il y a 12 lieues, ils n'en avaient donc pas fait plus de trois par étape.

Bien que César se fût arrêté trois jours sur le champ de bataille, il n'en avait pas pour cela oublié les débris de l'armée vaincue. Il fit défendre aux Lingons de leur fournir des vivres s'ils ne voulaient pas être traités en ennemis. C'était jeter le désespoir parmi les fugitifs. Le cinquième jour il se mit à leur poursuite avec toutes ses forces : ipse, triduo intermisso, cum omnibus copiis eos sequi cœpit. C'est-à-dire qu'il se mit en route trois jours écoulés entre celui de la bataille et celui de son départ.

S'il part le matin du cinquième jour, il campa nécessairement, après deux étapes, vers Dijon, alors que les Helvètes venaient d'en sortir. Le lendemain il dut les serrer de plus près, puisque sa marche était le double de la leur.

Engagés sur l'antique voie de Dibio à Andematunum (Langres) et se voyant si chaudement poursuivis, ils envoient des messagers à César pour lui faire agréer leur soumission. Ceux-ci le croisent en route, se jettent à ses pieds et lui demandent la paix. Il leur commande de retourner de suite auprès des leurs et de les faire s'arrêter là où ils le rencontreraient : quo tam essent.

Il est clair que l'armée romaine dut les joindre entre Dijon et Langres, peut-être vers l'antique Tile, appelée maintenant Til-le-Château. Arrivé près d'eux, César leur demanda des otages, leurs armes et les esclaves qui s'étaient enfuis et cachés dans leurs rangs : servos qui ad eos perfugissent. Chose curieuse à noter que cette foule de serviteurs, anciens prisonniers de guerre vendus à l'encan quittant les domaines de leurs maîtres pour se cacher parmi les étrangers. Tout porte à croire que César les réclama, à la prière des Éduens dont les campagnes désertes manquaient de bras pour les cultiver. Il ne pouvait d'ailleurs autoriser un pareil état de choses sans s'exposer lui-même à ne plus trouver d'acheteurs quand aurait lieu ce trafic d'hommes, que nous verrons se renouveler plusieurs fois dans le cours des Commentaires.

Pendant que ce traité avait lieu, six mille Urbigeni (du canton de Berne), craignant qu'on ne les fît mourir après les avoir désarmés, se dérobèrent, au commencement de la nuit, et se dirigèrent du côté du Rhin vers les terres des Germains : ad Rhenum finesque Germanorum contenderunt.

Informé de leur fuite, César écrit à toutes les cités chez lesquelles ils pourraient passer : quorum per fines ierant, de marcher contre eux et de les ramener au camp sans délai. Ils durent chercher à atteindre les terres des Leuci et des Mediomatrices, ensuite celles des Germains fixés entre le Rhin et les Vosges. C'était, avons-nous vu, le projet de toute leur armée après sa défaite ; s'ils eussent, en effet, pris la route de Besançon, César, au lieu d'écrire à plusieurs peuples, n'aurait envoyé ses ordres qu'aux Séquanes.

Enfin tous ces malheureux furent.arrêtés, ramenés au camp romain et traités en ennemis : reductos in hostium numero habuit ; c'est-à-dire qu'ils furent probablement vendus comme esclaves, car on ne peut supposer que César ait eu la cruauté de les faire mourir. Nous ne cherchons pas à pallier ses actes trop rigoureux que rien n'excuse, mais nous le verrons seulement faire couper les mains aux défenseurs d'Uxellodunum, qui devaient être à ses yeux plus coupables que ces pauvres Helvétiens qui s'étaient enfuis dans la crainte d'être égorgés.

Quant aux autres, après qu'ils eurent donné des otages, rendu leurs armes et les transfuges, il les renvoya dans leur pays, ne voulant pas que les Germains s'en emparassent et ne devinssent trop voisins de la Province gauloise et des Allobroges : et finitimi Provinciœ Galliœ Allobrogibusque essent. Il leur ordonna de rebâtir leurs villes et leurs bourgades, et comme ils avaient perdu tous les fruits de leurs terres et ne trouveraient rien en arrivant chez eux pour apaiser leur faim, il manda aux Allobroges de leur fournir une certaine provision de blés : ut his frumenti copiam facerent.

Ces réquisitions n'ont pu être faites aux Allobroges de la rive droite, complètement dépouillés. D'un autre côté, César ne dut pas faire passer les Helvétiens chez ceux de la rive gauche, qui appartenaient à la Province. On peut donc croire qu'après avoir traversé le pays des Séquanes par Pontoux, Romenai, Bourg, Pont-de-l'Ain et Nantua, ils reçurent les blés des Allobroges provinciaux au moment où ils côtoyaient le Rhône, depuis le Pas-de-la-Cluse jusqu'à Genève. Cette explication satisfait au texte de l'historien, car il ne fut pas ordonné aux Allobroges de leur fournir des blés pour les nourrir en passant, mais pour qu'ils en eussent une certaine provision quand ils rentreraient dans leurs maisons.

Avant le départ de ces malheureux, les Éduens obtinrent de César les Boïens, peuple en grande réputation de valeur, qu'ils établirent sur leurs terres entre le Cher et l'Allier, vers Bourbon-l'Archambault, lieu convenable pour couvrir leur frontière du côté des Arvernes. On fit le dénombrement de ceux qui s'en retournèrent dans leur pays, il ne s'en trouva que cent dix mille. Il en était sorti trois cent soixante-huit mille, d'après les listes écrites en lettres grecques : litteris grœcis, qui furent trouvées dans leur camp : on y comptait deux cent soixante-trois mille Helvétiens, trente-six mille Stulingiens, quatorze mille du Brisgau, vingt trois mille du pays de Bâle et trente-deux mille Boïens. Dans cette foule se voyaient quatre-vingt-douze mille combattants, c'est-à-dire le quart de la population émigrante, fait curieux à noter, pouvant faire apprécier cette de toute la Gaule.

En effet, Strabon dit (lib. IV) que la Belgique, telle qu'elle était avant la conquête, contenait trois cent mille hommes en état de porter les armes ; sa population se montait donc à douze cent mille âmes.

Mais la Celtique et l'Aquitaine étaient plus peuplées. Que nous doublions donc ce chiffre pour chacune de ces contrées, nous arriverons à un total de quatre millions huit cent mille, lequel, joint à la population de la Belgique, fournira pour l'ancienne Gaule près de six millions d'âmes. L'exigüité de ce chiffre doit d'autant moins surprendre que sous Louis XIV la France n'était peuplée que de quinze millions d'habitants, et que Paris au XIVe siècle n'en comptait que cinquante mille.

La défaite des Helvétiens paraît énorme, mais si l'on réfléchit que ces peuples avaient eu à peine soixante-neuf mille hommes engagés dans la dernière bataille, puisqu'il en était resté le quart sur la rive gauche de la Saône, que ce nombre, encore exagéré peut-être par l'historien, avait eu à lutter contre l'embarras apporté par la grande masse de gens impropres au combat qui les encombrait, que, d'un autre côté, les six légions de César au complet, renforcées d'auxiliaires gaulois, formaient un effectif de près de quarante mille hommes aguerris, bien armés et disciplinés, on jugera que leur succès, qui semble d'abord prodigieux, peut être réduit à des proportions moins gigantesques.

Cette guerre terminée, les principaux du pays vinrent féliciter César et lui demander permission de tenir leurs états. Il la leur accorda. Ainsi, dès cette première campagne, rien d'important ne se faisait déjà plus dans la Gaule sans l'assentiment du général romain.

Il ne dit pas où il se trouvait alors ; tout porte à croire que c'était à Langres, et qu'il y resta peut-être plus d'un mois, puisque, après la tenue des états, les mêmes personnages avec lesquels il avait conféré revinrent le trouver pour en obtenir une nouvelle audience : Eo concilio demisso, iidem principes civitatum qui ante fuerant ad Cœsarem reverterunt. Cette assemblée n'a pu être tenue qu'à Bibracte ; César n'y était pas, autrement il ne se serait pas servi de l'expression ad Cœsarem reverterunt, indiquant un certain espace parcouru pour venir près de lui.

Ils le conjurèrent de les écouter et de leur garder le secret le plus inviolable, car si ce qu'ils avaient à lui communiquer était découvert ils courraient risque d'être perdus, Divitiacus, portant la parole, lui représenta que la Gaule celtique était divisée en deux factions, que les Arvernes se voyaient à la tête de l'une et les Éduens de l'autre ; qu'après s'être longtemps disputé la souveraineté, les Arvernes réunis aux Séquanes avaient fait venir les Germains à leur secours ; que d'abord il en était passé dans la Gaule environ quinze mille qui, ayant reconnu la bonté du pays, en avaient attiré tant d'autres qu'ils étaient bien à présent cent vingt mille : nunc esse in Gallia ad C et XX millium numerum ; que les Éduens et leurs alliés, dans deux batailles contre eux, ayant perdu leur cavalerie, leur noblesse et leur sénat, avaient été obligés de donner les principaux d'entre eux en otages aux Séquanes, mais que l'état de ces derniers était encore plus triste que celui des Éduens, puisque Arioviste s'était établi dans un des meilleurs cantons formant le tiers de leur pays : tertiamque partem agri Sequani... occupavisset, et qu'il en voulait encore avoir un autre tiers pour les Harudes (de Constance) qui, depuis peu, étaient venus le joindre, au nombre de vingt-quatre mille ; enfin, qu'Arioviste était devenu si fier depuis la bataille qu'il avait gagnée sur les Gaulois à Amagetobriga qu'il voulait avoir en otage les enfants des premières maisons et les traitait cruellement quand tout n'allait pas à sa fantaisie : Ariovistum autem, ut semel Gallorum copias prcelio vicerit, quod prœlium factum sit Amagetobria, superbe et crudeliter imperare, obsides nobilissimi cujusque liberos poscere, et in eos omnia exempla cruciatus edere, si qua res non ad nutum aut ad voluntatem ejus facta sit.

Divitiacus ajouta qu'ils seraient obligés d'abandonner leur pays si César n'empêchait pas les Germains d'entrer dans la Gaule et ne les défendait eux-mêmes de la violence d'Arioviste. Il promit de faire attention à leurs demandes et les congédia.

Il est évident qu'il existait deux factions en Séquanie, que Casticus, fils de l'ancien roi, se trouvait à la tête du parti favorable aux Germains, puisque c'était lui qui avait accordé passage aux Helvètes.

Nous avons besoin, dans l'intérêt de ce qui va suivre, d'interrompre notre récit pour chercher où devait être Amagetobriga, lieu célèbre par la défaite des Éduens et de leurs alliés. Il y a une infinité d'opinions à ce sujet : Sanson l'a vue à Magstad, en Lorraine, puis à Bingen, sur la Nave, par suite d'un passage fort obscur d'Ausone[8]. Marlien interprète Touan, Charles de Bouelle Mézières, Schœflin Dampierre ou Bavans, enfin d'autres Cernay. D'Anville opte pour Moigte-Broye sur l'Oignon : parce que, dit-il, la situation de ce lieu parait convenable, en ce que, les Ædui allant au-devant des Germains pour couvrir leur pays, c'est en remontant la Saône et dans son voisinage qu'ils ont dû se rencontrer.

Ce raisonnement serait juste si les Éduens seuls avaient eu affaire aux Germains ; mais on sait que la Gaule était alors divisée en deux factions, à la tête desquelles se voyaient les Éduens et les Arvernes. Or, puisque les Éduens ont été défaits avec leurs clients : cum his Æduos, eorumque clientes semel, atque etiam armis contendisse, il est permis de croire que les Lingons faisaient partie de cette clientèle, et qu'Arioviste a pu être arrêté par l'armée des coalisés, sortant aussi bien de la frontière lingone que de la frontière éduenne ; cela dépend de la route qu'aura suivie le chef germain pour venir les attaquer.

On prétend, en faveur de Moigte-Broye, qu'il y a été trouvé un fragment de vase sur lequel était écrit : Magetob. Malheureusement, personne ne l'a vu. Dans le cas contraire, ce ne serait pas encore une raison pour confondre le nom d'Amagetobrige avec celui d'un potier.

Nous préférons, avec M. Walckenaer, Amage, situé entre Luxeuil et Faucogney. Arioviste aura pu prendre la route directe des Vosges, passant par Raon-l'Étape, Rambervillers, Remirecourt, Faucogney, Amage, Luxeuil, et les confédérés, sortant de Langres et marchant à sa rencontre, auront pu l'arrêter vers Amage, avant qu'il ait eu le temps d'entrer chez les Lingons par Port-Abucin (Port-sur-Saône) pour aller ensuite chez les Éduens.

Une autre opinion, qui réunit un certain nombre de partisans, voit Amagetobrige à Pontailler, ancienne station romaine placée au confluent de la Saône et de l'Oignon. Ils produisent les mêmes arguments que les amis de Moigte-Broye. Nous venons d'y répondre.

Le nom de Pontailler n'a d'ailleurs aucun rapport avec celui d'Amagetobrige, tandis que celui d'Amage le reproduit dans sa partie la plus essentielle ; reste la finale briga, rappelant le pont qui existe sur la Brenchain, rivière qui passe dans cette localité.

Mais ce qui milite encore en faveur d'Amage, ce sont les marais dont cette commune est entourée ; c'est le vaste tumulus qui existe sur son territoire, d'où l'on exhumait autrefois tant d'ossements humains que le moyen âge y a placé une chapelle pour arrêter ce qu'il regardait comme une profanation de sépultures. Ne serait-ce pas là le champ de repos où furent inhumés les Éduens et leurs alliés défaits par Arioviste ?

Nous prions nos lecteurs de se rappeler Amagetobrige et la voie gauloise allant de Strasbourg à Autun, que nous venons de signaler.

Nous avons maintenant à dire quel était le tiers de la Séquanie dont le chef germain avait obtenu la concession. Ce territoire devait se composer de la haute Alsace, depuis Bâle jusqu'à Schélestadt ; car la basse Alsace, ayant appartenu partie aux Séquanes, partie aux Médiomatrices, avait été cédée, dit Strabon, aux Tribocci, peuples germains qui s'y étaient établis.

Le même auteur (lib. IV) et César ne citent que cette nation entre le Rhin et les Vosges ; car les Rauraci, les Némètes, les Vangions et les Caracates n'étaient pas encore passés sur la rive gauche du fleuve.

Arioviste, roi germain, dut arriver d'abord chez les Tribocci, ses anciens sujets, et s'étendre ensuite sur les terres que lui concédèrent les Séquanes, c'est-à-dire sur celles de la haute Alsace se prolongeant jusqu'aux sources du Doubs. Il serait difficile de lui assigner d'autres cantons.

C'était à Bâle que passaient les Harudes qui, à l'arrivée de César, demandaient un autre tiers de la Séquanie. Leurs bandes occupaient déjà la partie du territoire située entre le Rhin et Mandeure, d'où elles partaient pour faire des excursions jusque chez les Éduens.

Arioviste était fixé depuis quatorze ans dans ses nouveaux États ; c'est donc à tort que l'auteur allemand, M. Auguste de Goëler, le fait résider dans le Wurtemberg. Ce chef, dans ce cas, eût-il dit à César qu'il n'aurait jamais songé à passer le Rhin si les Gaulois ne l'en eussent prié ; qu'il avait quitté son pays et ses proches sur les grandes espérances dont on l'avait flatté ; que les terres qu'il occupait dans la Gaule lui avaient été données volontairement, et que s'il avait battu les Gaulois (à Amagetobrige), c'est qu'ils l'avaient attaqué : Transisse Rhenum sese non sua sponte, sed rogatum et accersitum a Gallis, non sine magna spe domum propinquosque reliquisse : sedes habere in Gallia ab ipsis concessas ?

Nous croyons qu'il résidait chez les Tribocci, vers Argentoratum (Strasbourg), à l'extrémité de l'antique voie de Langres à cette ville, puisque les messagers de César purent aller deux fois conférer avec lui, mission difficile s'il eût demeuré dans le Wurtemberg. Il ne devait même pas être très-éloigné de Bingen, car on craint que son armée ne soit renforcée de celle des Suèves réunie sur les bords du Rhin, d'où elle menaçait le pays des Trévires. Il était même depuis longtemps dans cette contrée, puisqu'il y avait appris la langue gauloise par suite d'une longue pratique : qua multa jam Ariovistus longinqua consuetudine utebatur.

Après les plaintes des députés de la Gaule, il parut honteux à César que les Éduens, amis de la république, fussent réduits en esclavage par les Germains et obligés de leur donner des otages, ainsi qu'aux Séquanes. Rome était, d'ailleurs, intéressée à empêcher les peuples d'outre-Rhin de s'établir dans la Séquanie, qui n'était séparée de la Province que par le Rhône : prœsertim quum Sequanos a Provincia nostra Rhodanus divideret.

Il envoya des députés à Arioviste pour lui demander une entrevue dans un lieu situé à égale distance des positions qu'ils occupaient : in aliquem locum medium utriusque. Ils durent suivre, en quittant Langres, la voie de Toul, de Nancy et de Saverne, c'est-à-dire celle que nous prendrions aujourd'hui ; car les Gaulois ont eu le mérite de découvrir dans leurs montagnes toutes les issues dont nous avons trouvé bon de nous emparer. Cette voie n'était pas la plus courte, mais elle faisait éviter les difficultés que l'on rencontrait sur celle de Luxeuil, de Remiremont et de Rambervillers.

Le chef germain répondit à ces députés que si César désirait lui parler, c'était à lui de venir le trouver, car il ne jouirait d'aucune sécurité sur les terres des Romains qu'à la tête de ses forces, et ne pouvait les réunir qu'avec beaucoup de peines et de dépenses. Il exagérait les difficultés, puisque nous allons bientôt le voir à la tète d'une armée de plus de cent mille hommes.

César, à la réception de ce message, renvoya les mêmes députés près d'Arioviste ; il resta donc, en attendant leur retour, un certain temps chez les Lingons, pendant lequel il contracta une alliance solide avec eux, et, rapprochement singulier, nous voyons un siècle plus tard le chef lingon Sabinus, si connu par le dévouement de sa femme Éponine, se repaissant, dit Tacite, de la chimère d'une alliance glorieuse, parce que sa bisaïeule avait plu à César du temps de la guerre des Gaules et qu'on avait parlé de leur adultère : proaviam suam divo Julio, per Gallias bellanti, corpore arque adulterio placuisse. (Hist., lib. IV).

Les députés de César avaient mission de dire à Arioviste qu'il n'attirât plus de Germains dans la Gaule, qu'il rendit les otages des Éduens et qu'il ne commît aucune hostilité contre les alliés du peuple romain. Il répondit qu'il avait usé du droit de la victoire, que les Éduens étaient soumis à un juste tribut, que jamais il ne rendrait leurs otages, et que si les Romains se rangeaient de leur côté ils pourraient apprendre à leurs dépens ce que vaut une nation invincible qui depuis quatorze ans n'a pas couché sous un toit : qui infra annos quatuordecim tectum non subissent. Ils n'étaient donc que campés dans le pays qu'ils occupaient, ne s'y livrant à aucun travail d'agriculture et ne vivant que de rapines aux dépens des peuples qui les avaient accueillis.

Dans le temps où cette réponse était transmise à César, des messagers éduens et trévires vinrent lui porter plainte : les Éduens, de ce que les Harudes (peuples de Constance), appelés au nombre de vingt-quatre mille par Arioviste, passaient le Rhin (à Bâle) et portaient la désolation dans leur pays ; les Trévires, de ce que les cent cantons des Suèves, réunis sur la rive droite du même fleuve, essayaient de le traverser. La suite prouvera qu'ils étaient sur le territoire des Ubiens, probablement entre Bingen et Coblentz, à la frontière orientale des Trévires. Nous continuerons notre analyse jusqu'à la fin de la campagne, avant d'entrer dans les explications qu'elle comporte.

César, craignant la jonction des Suèves à l'armée germaine, comprit qu'il n'avait pas de temps à perdre pour commencer ses opérations : Maturandum sibi existimavit ne, si nova manus Suevorum cum veteribus copiis Ariovisti sese conjunxisset, minus facile resisti posset.

Il quitte ses campements et marche à grandes journées contre Arioviste : magnis itineribus ad Ariovistum contendit. Il faisait sa troisième étape : quum tridui viam processisset, lorsqu'il apprit que le roi germain était sorti depuis trois jours de ses États : triduique viam a suis finibus processisse, et se dirigeait sur Vesontio (Besançon), ville principale des Séquanes : quod est oppidum maximum Sequanorum.

Jugeant qu'il fallait mettre tout en œuvre pour le prévenir, il marche jour et nuit, entre dans cette place et y met garnison : Huc Cœsar magnis diurnis nocturnisgue itineribus contendit.

Pendant le peu de jours : paucos dies, qu'il y resta pour régler ce qui concernait les vivres et son armée, la frayeur s'empara de l'esprit des soldats, auprès desquels les Gaulois et les marchands avaient exagéré la valeur et la haute taille des Germains. Les amis que César avait amenés de Rome demandèrent eux-mêmes à se retirer. Ses principaux officiers disaient qu'ils n'appréhendaient pas la bataille, qu'ils craignaient plutôt la difficulté des chemins et la profondeur des forêts qui s'opposeraient au transport des vivres : Non se hostern vereri, sed angustias itineris et magnitudinem silvarum quœ inter eos atque Ariovistum intercederent, aut rem frumentariam ut satis commode supportari, posset timere dicebant.

Voyant une consternation si générale, César leur dit, pour les rassurer, que.ces peuples avaient toujours été battus par les Romains, même par les Helvétiens, et que, s'ils avaient vaincu les Gaulois à Amagetobrige, c'est qu'ils s'étaient tenus constamment dans leurs marais et n'avaient attaqué leurs adversaires qu'après qu'ils se furent dispersés, ayant désespéré de pouvoir combattre.

Il ajouta qu'il avait pourvu aux vivres, que les Séquanes, les Leuci et les Lingons lui en fourniraient : hœc sibi esse curce : frumentum Sequanos, Leucos, Lingones subministrare ; que la moisson était prête, qu'ils jugeraient eux-mêmes que les chemins n'étaient pas si difficiles, et qu'il était résolu de partir dès le lendemain avant le jour, afin de voir de suite si la crainte l'emporterait chez eux sur le devoir ; qu'il était toutefois assuré que la dixième légion ne l'abandonnerait pas et qu'il en ferait sa cohorte prétorienne. Cette allocution produisit un changement surprenant sur les esprits, et tous lui dirent qu'ils le suivraient partout.

Après avoir reçu leurs excuses et s'être informé des chemins près de l'Éduen Divitiacus, il résolut, pour mener son armée par une route découverte, de faire un détour de 40 milles (58 kilomètres) et partit dès le lendemain dès trois heures du matin, comme il l'avait dit : Et itinere exquisito per Divitiacum.... ut millium quadraginta circuitu lods apertis exercitum duceret, de quarta vigilia uti dixerat profectus est.

Il marche pendant six jours, et le septième, comme il était en route, ses éclaireurs lui donnent la certitude que l'armée des Germains est à 24.000 pas (35 kilomètres) de lui : Ab exploratibus certior factus est Ariovisti copias a nostris millibus passuum quatuor et vigenti abesse.

Arioviste, ayant eu connaissance de son arrivée, lui envoya dire qu'il acceptait une entrevue alors qu'il pouvait le faire sans danger. César y consentit et la fixa à cinq jours plus tard. Arioviste demanda qu'ils ne se fissent accompagner que de cavalerie l'un et l'autre, protestant qu'il ne viendrait qu'à cette condition. César, qui ne se fiait pas trop aux escadrons gaulois, fit monter leurs chevaux par la dixième légion, sur laquelle il comptait le plus pour en être secouru en cas de besoin. Si toute la légion, composée de quatre à cinq mille soldats, était montée, l'escorte se composait donc d'un pareil nombre de cavaliers. Il est surprenant que l'armée romaine n'ait pas eu parmi les siens assez d'escadrons pour faire un pareil service et que tant de gens de pied se soient trouvés aptes à faire l'office de cavaliers, transformation qui fit dire très-plaisamment à un des légionnaires que César leur tenait plus qu'il ne leur avait promis, puisqu'au lieu de les faire prétoriens il les faisait chevaliers.

L'entrevue eut lieu dans une grande plaine ; sur un tertre assez élevé, également éloigné des deux camps : Planities erat magna, et in ea tumulus terreus satis grandis, hic locus æquo fere spatio ab castris utrisque aberat. Pendant que César exposait ses griefs à Arioviste, la cavalerie germaine se mit à charger celle des Romains. La conférence fut rompue et César alla rejoindre les siens, qui n'en montrèrent que plus d'ardeur et plus d'envie de combattre.

Deux jours après, Arioviste lui demanda une nouvelle entrevue. Il ne crut pas devoir s'y rendre ni envoyer aucun de ses lieutenants. Il se contenta d'expédier Valérius Procillus, le même qui lui avait servi d'interprète près des Éduens Divitiacus et Dumnorix. Procillus, fils de Caburus, souverain magistrat des Helvii (lib. VII), était un jeune Gaulois distingué, parlant également bien la langue des Romains, celle des Celtes et celle des Germains. On lui adjoignit Mettius, qui avait droit d'hospitalité près d'Arioviste. Celui-ci, les voyant arriver, leur demande ce qu'ils viennent faire dans son camp et les fait mettre aux fers, puis il part et vient s'établir au pied d'une montagne, à 9 kilomètres de César. Le lendemain il défile devant l'armée romaine et prend position à 3 kilomètres derrière elle, afin de lui couper les vivres venant du pays des Séquanes et des Éduens : Uti frumento commeatugue, qui ex Sequanis et Æduis supportaretur, Lœsarem intercluderet.

César rangea pendant cinq jours de suite ses troupes en bataille devant son camp. Arioviste se contenta d'escarmoucher avec sa cavalerie. Le général romain, voyant qu'il allait manquer de vivres, alla se poser à 600 pas au-dessous de lui et travailla à s'y retrancher.

Cet ouvrage terminé, il y laissa deux légions et ramena les quatre autres au premier camp. Le jour d'après, il sortit avec toute son armée, offrit la bataille à l'ennemi, qui la refusa. Les Romains ne furent pas plus tôt rentrés dans le petit camp que les Germains les attaquèrent sans succès. Le lendemain, César marche avec toutes ses légions contre leur position. Ceux-ci, composés de Harudes, de Marcomans, de Vangions, de Tribocci, de Némètes, de Sedusii et de Suèves, se mettent en ligne par ordre de nation et s'entourent de leurs chariots, d'où leurs femmes leur tendaient les bras en passant, et, toutes échevelées, les exhortaient à ne pas les livrer aux Romains.

César mit un légat et son questeur à la tête de chaque légion pour les rendre témoins de la valeur de chacun : Cœsar singulis legionibus singulos legatos et quœstorem prœfecit, uti eos testes suœ quisque virtutis haberet. Ce passage est remarquable, en ce sens qu'il indique une nouvelle création dans la hiérarchie militaire des Romains. Jusqu'à cette époque la légion n'avait pas été mise sous les ordres d'un même chef. Six tribuns placés à sa tête la commandaient à tour de rôle. Désormais le tribun ne sera plus qu'un chef de cohorte.

Ces arrangements pris, César commence l'attaque par l'aile droite, qui lui paraît la plus faible. Il fond sur l'ennemi qui, de son côté, en vient aux mains si rapidement qu'on n'a pas le temps de lancer le javelot. On le jette à terre et l'on met l'épée à la main. Les Germains se serrent en un gros bataillon pour soutenir le choc. Les Romains se lancent sur eux, rompent et mettent en déroute leur aile gauche, mais leur droite presse vivement les légionnaires par son grand nombre. Le jeune Crassus arrive avec la cavalerie pour les dégager.

Le combat se trouvant rétabli, l'ennemi tourna le dos sur tous les points, s'enfuit et ne s'arrêta qu'au Rhin, qui était à 50 milles environ (75 kil.) du champ de bataille : Omnes hostes terga verterunt, neque prius fugere destiterunt quam ad Rumen Rhenum millia passuum ex eo loto circiter quinquaginta pervenerint.

Quelques-uns se sauvent à la nage ou sur des nacelles. Le roi germain est du nombre de ces derniers. Le reste, poursuivi par la cavalerie romaine, est taillé en pièces : reliquos omnes equites consecuti nostri inter fecerunt. Deux femmes d'Arioviste y périssent.

César, qui poursuivait la cavalerie germaine, eut la satisfaction de rencontrer son interprète Valérius Procillus qu'on emmenait lié de trois chaînes et de le délivrer : In ipsum Cœsarem hostium equitatum persequentem incidit. Procillus lui apprit qu'on avait tiré trois fois au sort, en sa présence, pour savoir si on le ferait brûler sur-le-champ ou si l'on remettrait son supplice à un autre temps. On trouva aussi Mettius et on le ramena.

Les Suèves abandonnèrent les bords du Rhin aussitôt qu'ils eurent appris la défaite de l'armée germaine. Les Ubiens, dont ils avaient envahi le territoire, profitant de leur terreur, les poursuivirent et en tuèrent une grande partie : Domum reversi cœperunt, quos Ubii, qui proxime Rhenum incolunt, perterritos insecuti, magnum ex his numerum occiderunt. Ce n'est donc pas sans raison que nous les avons placés chez les Ubiens et prêts à fondre sur le territoire des Trévires.

Ce grand succès obtenu, César ramena ses légions en quartiers d'hiver chez les Séquanes : in hiberna in Sequanos deduxit ; c'est-à-dire qu'il quitta les terres concédées aux Germains sur les bords du Rhin (la haute Alsace), rentra chez les Séquanes, où il laissa son armée sous le commandement de Labienus.

Ce récit est esquissé à grands traits, et César laisse mille choses à deviner depuis son départ de Langres. Pour s'en rendre compte, il convient de rechercher d'abord par quel côté de ses États Arioviste sortit pour aller de Strasbourg à Besançon : il aurait pu en sortir par Belfort ou par les Vosges. Par les Vosges, il suivait la route antique de Rambervillers, de Remiremont, d'Amage, de Luxeuil et d'Autun. La route de Nancy et de Toul aurait peut-être été plus facile, bien que plus longue, s'il eût été dans son plan d'entrer chez les Leuci et chez les Lingons, mais il est à croire qu'il voulut éviter l'armée romaine et atteindre Besançon, d'où il pourrait, selon les événements, entrer chez les Éduens ou se retirer en Germanie.

S'il se fût engagé entre le Rhin et les Vosges, il serait entré dans l'oppidum des Séquanes avant les légions, puisque depuis trois jours il avait dépassé ses propres frontières, que l'on doit placer de ce côté vers Belfort, lorsque César eut connaissance de sa pointe sur Besançon. Pourtant Beatus Rhenanus met le champ de bataille sur le territoire de Saint-Apollinaire, à une lieue du Rhin, et fait traverser le fleuve à l'armée germaine, près de Bâle, sur la foi d'un interprète grec qui a employé le mot quinque au lieu de quinquaginta avant les mots millia passuum.

Cette leçon ne peut convenir ; car Plutarque, copiste de César, ne l'a pas suivie, et Orose, qui écrivait quatre siècles plus tard, porte cette distance à 50 milles. Cinq milles ne peuvent être admis par cette autre raison que César parle comme d'une chose surprenante de la fuite non interrompue des Germains jusqu'au fleuve : neque prius fugere destiterunt... quam ad flumen pervenerunt, tandis que rien ne serait plus naturel qu'ils eussent fait une lieue ½ d'un seul trait. Le mot pervenerunt n'indique-t-il pas d'ailleurs un assez long parcours exécuté pour arriver au but ? Celse, scoliaste de César, le comprenait ainsi, puisque, après avoir parlé de la déroute des Germains, il dit : Usque ad ripam Rheni fuga perpetua fuit. Une fuite continue ne peut s'appliquer à une distance qui n'aurait été que de 7 kilomètres.

D'autres placent la rencontre des deux armées à l'est de Mulhouse, sur le territoire de Cernay. Sur ce point, Arioviste n'aurait pas été à trois jours de marche de ses États, et Cernay est à 5 lieues du Rhin, distance trop longue ou trop courte, soit qu'on admette celle de l'un ou l'autre texte.

M. de Golbéry choisit Arcey, près Montbéliard[9], et fait fuir les Germains sur Vieux-Brissac. Son opinion est-elle mieux fondée que les précédentes ? Elle peut l'être quant à la distance qu'il fait parcourir arbitrairement aux troupes d'Arioviste après leur défaite pour arriver aux 50 milles de l'historien, mais elle ne l'est pas quant à celle d'Arcey au Rhin, vers Bâle, puisqu'il n'y a pas plus de 7 à 8 lieues entre ces deux points, et que le champ de bataille était, d'après le texte, à 75 kilomètres du Rhin.

Nous ajouterons que, la distance de Besançon à Arcey n'étant que de 15 lieues, il n'aurait pas été nécessaire à César, partant avant le jour de l'oppidum des Séquanes, de faire sept étapes pour gagner Arcey. A la vérité, M. de Golbéry, voulant obéir aux exigences du détour que dut faire l'armée romaine, la conduit dans la vallée de l'Oignon et la fait passer par Cromary et Montbozon, c'est-à-dire qu'il lui attribue un supplément de 12 kilomètres à peine, au lieu des 60 (40 milles) mentionnés dans les Commentaires.

Serait-ce enfin entre Besançon et Montbéliard qu'auraient existé ces grandes forêts, ces chemins étroits dans lesquels les officiers romains craignaient de s'égarer et de manquer de vivres ?

La route de Besançon à Montbéliard et Belfort a toujours été ouverte et praticable. Ne sait-on pas que près de Montbéliard existait Mandeure, fort établissement gaulois, et peut-on croire que la nation qui possédait peut-être plus de chariots que toutes les autres nations voisines manquât d'une route commode pour communiquer de cet oppidum à sa principale cité ?

Saint-Apollinaire et Montbéliard nous paraissent hors de cause, car Arioviste n'aurait pas eu la pensée de s'engager entre le Rhin et les Vosges, ni César celle d'aller l'atteindre au delà de Colmar. S'il en eût été ainsi, comment ce dernier aurait-il lm compter, eu égard à l'obstacle des montagnes, sur les vivres des Lingons et des Leuci ?

Que nous jetions maintenant nos regards à l'ouest des Vosges en nous demandant si Arioviste n'est pas sorti par la frontière occidentale de ses États pour prendre la route de Rambervillers, qu'il avait déjà suivie, et sur laquelle existaient ses anciennes positions d'Amagetobrige, nous croyons à cet itinéraire, et, pour en démontrer l'exactitude, nous avons besoin de jeter un regard en arrière et de suivre César depuis le moment où il quitta le territoire des Lingons pour aller au-devant d'Arioviste et revenir à Besançon.

En quittant Antumnacum (Langres), il projetait nécessairement d'aller combattre le chef germain vers Strasbourg, où ses messagers l'avaient laissé. Il dut prendre la route de Toul, qu'ils avaient suivie ; car, s'il se fût engagé sur celle de Besançon, ville qui n'est qu'à 20 lieues de Langres, il ne lui aurait pas fallu faire d'abord trois étapes à grandes journées et marcher ensuite jour et nuit pour s'y rendre.

Il pouvait donc être à 20 ou 24 lieues de Langres, sur la voie de Toul, passant par Mosa (Meuvy), Noviomagus (Neuchâteau) et Solimaraca (Soulosse), lorsqu'il apprit qu'Arioviste, au lieu de l'attendre dans ses États, en était sorti et marchait sur Besançon. Si le chef germain eût pris, lui aussi, la route de Toul, il aurait rencontré César, et les deux armées en seraient venues aux mains ; il y a donc lieu de croire qu'il avait suivi la voie des Vosges conduisant directement à Besançon par Luxeuil, Vesoul, et qu'il pouvait être à Rambervillers lorsque César eut connaissance de sa marche.

Ce dernier ne juge pas à propos de faire une conversion sur sa droite pour l'atteindre dans les montagnes. Il connaît les projets du chef germain sur Vesontio et préfère rétrograder pour le devancer dans cette place. Arioviste avait 30 lieues à parcourir sur la route directe de Vesoul ; César en avait près de 40, en suivant l'antique voie de Neufchâteau, la Marche, Jussey, Seveux (Segobodium), où existait un pont sur la Saône ; mais, s'il marche nuit et jour, il pourra devancer l'armée ennemie, qui avait à traverser des montagnes et des bois.

Il paraît qu'Arioviste, renseigné sur la marche de César, s'arrêta en route et reprit son ancienne position d'Amagetobrige[10] pour y attendre l'armée romaine. Il en connais-. sait les marais, les dispositions topographiques ; il y avait battu les Éduens et leurs alliés ; il devait essayer du prestige que son ancien champ de bataille pouvait exercer sur l'esprit des siens.

César, rendu à Besançon, projeta d'aller joindre Arioviste, qui ne s'empressait pas de venir le trouver. Il avait de grands bois et de mauvais chemins devant lui ; aussi les objections de ses officiers n'ont trait qu'à ces deux difficultés et non aux montagnes, preuve qu'Arioviste en était sorti.

Pour éviter ces bois, César se met en marche sous la conduite de l'Éduen Divitiacus, qui devait être mieux renseigné sur la route allant de son pays à Argentoratum que sur celle qui serait passée par Colmar. Le choix de ce guide ferait seul présumer qu'il ne prit pas cette dernière voie. Nous le ferons donc aller de Vesontio à Gray, et même un peu plus loin, dans le pays lingon, si c'est nécessaire, pour venir ensuite traverser la Saône au Port-Abucin de l'Itinéraire, maintenant Port-sur-Saône, où il pouvait recevoir par bateaux les blés qui lui arrivaient du pays éduen et de la Séquanie. Ce détour lui faisait précisément faire 12 à 15 lieues de plus que s'il fût passé par Vesoul.

De Port-Abucin il suivait la voie de Langres à Luxovium (Luxeuil) et marchait sur cette dernière ville, lorsqu'il acquit la certitude : certior factus est, par ses éclaireurs qu'Arioviste se trouvait à 35 kilomètres environ de lui. Qu'on remarque bien les mots : certior factus est : ils prouvent qu'avant de quitter Vesontio, on lui avait dit dans quels parages Arioviste s'était arrêté. Sans cela, il n'eût pas fait un détour si considérable pour le joindre, au risque de ne plus le trouver si celui-ci eût continué sa route sur Besançon.

Le camp d'Arioviste, situé à l'est de Luxeuil, à 2 kilomètres d'Arnage, sur la montagne où existe le petit village de Langle, était gardé par de vastes marais voisins de la rivière de Brenchin, qui coule dans la plaine.

Cette plaine commence à 5 kilomètres du camp germain et se termine du côté de Baudoncourt.

César, ayant continué d'avancer, se retrancha le septième jour de sa marche sur la colline qui s'étend jusqu'aux bois de Mandron et finit à Provenchères. Son retranchement, portant encore le nom de Camp-de-César, existe en face de Villers-lès-Luxeuil, à 4 lieues de celui d'Arioviste. Ce n'était que le prœtorium de la castramétation qui couvrait toute la colline.

Arioviste quitta sa position (d'Amagetobrige) et vint s'établir au pied d'une montagne située à 9 kilomètres du camp romain.

Le tertre assigné au rendez-vous doit être le plateau qui domine le Brenchin, occupé par un des faubourgs de Luxeuil.

Arioviste, voulant retrancher à César les vivres venant du pays éduen et de la Séquanie, défila dès le lendemain devant l'armée romaine et vint s'établir sur le territoire de Meure-court. Cette manœuvre contraignit César à gagner son nouveau camp, qui se voit encore dans la plaine, à 500 mètres environ du premier.

Qu'on remarque bien qu'il n'est plus question ici de vivres venant de chez les Lingons et les Leuci. Ils devaient être interceptés depuis plusieurs jours par la cavalerie d'Arioviste ; il n'en aurait pas été de même si les deux armées se fussent rencontrées du côté de Montbéliard, car les blés fournis par ces deux nations seraient aussi bien parvenus au camp romain que ceux envoyés par les Éduens et les Séquanes.

C'est entre le faubourg de Luxeuil et Meurecourt que se donna la bataille. On y exhume tous les jours des ossements humains, témoignage muet de cette grande et mémorable défaite des Germains.

Les restes de leur armée prirent la fuite et gagnèrent sans s'arrêter le Rhin, qui était à 75 kilomètres environ du champ de bataille.

César les poursuivit avec ses légions. Il était à la tête de la cavalerie lorsqu'il eut le bonheur de délivrer lui-même son envoyé Procillus. S'il ne mentionne aucun obstacle provenant de chemins étroits et de montagnes, c'est que l'ennemi, au lieu de s'en retourner du côté où il était venu, suivit la route antique signalée pour la première fois par M. E. Clerc, de Besançon, laquelle passait par Baudoncourt, Lantenot, Châlons-Villars, Belfort, Altkirch et Saint-Louis.

On comprend, depuis la découverte de cette voie, que sous Julien les Germains aient pu se rendre de Basilia (Bâle) à Langres seulement en quatre jours de marche.

César se trouvait alors près du Rhin, sur les terres que les Séquanes avaient concédées à Arioviste ; aussi dit-il qu'il ramena son armée en Séquanie.

Ses six légions durent se porter sur Montbéliard, d'où quatre d'entre elles allèrent fonder près du Doubs le camp de Baume-les-Dames et celui d'Orchamps, devenu l'ancienne station de Crustina.

Quant au campement des deux autres, et à défaut de données historiques positives, nous suivrons la tradition qui a existé de tout temps à Luxeuil, à savoir qu'après la poursuite des Germains Labienus vint occuper l'enceinte dans laquelle César s'était retranché avant la bataille, et qu'on lui doit même la découverte des eaux thermales qui ont fait la réputation de la contrée. Nous serions d'autant moins surpris de l'exactitude de cette tradition que Luxovium a toujours été sous le régime impérial un point stratégique fortifié pour arrêter les Germains.

César était allé en Italie pour y tenir les états. C'est à peu près ce qu'il dira à la fin de chaque campagne, sans indiquer la ville où se réunissait cette assemblée. Nous trouvons dans Suétone[11] que c'était à Ravenne, antique cité fondée par les Thessaliens et conquise deux cent trente-quatre ans avant Jésus-Christ par Rome, qui en avait fait la capitale de la Cisalpine.

 

 

 



[1] Il est évident que, dans cette phrase, ædificia privata se rapporte aux maisons des particuliers répandues çà et là dans les champs. César emploie souvent le mot ædificia seul. Nous ne croyons pas devoir le traduire par le mot granges comme l'a fait M. de Saulcy.

[2] Peuples de Bâle, de Dultingen et du Brisgau.

[3] Bavière et Autriche.

[4] Le mot domus signifie généralement pays dans les Commentaires.

[5] Ville du Frioul vénitien détruite par Attila. (Greg. Tur., lib. II)

[6] Nous ferons remarquer que le mot fines désigne toujours dans les Commentaires le territoire d'un peuple, fines medii le centre du pays, et fines extremi les frontières. Nous ne connaissons qu'une seule exception à cette règle : c'est quand César dit que Cavarinus, roi des Senons, fut poursuivi par ses sujets jusqu'aux frontières de son pays, osque ad fines insecuti, regno domoque eccpulerunt (lib. v). Son continuateur Hirtius en a fait le même usage.

[7] Revue archéologique, septembre 1860.

[8] Ausone, Idylles, XV, Mosella.

Transierem celerem nebuloso flumine Navam,

Addita miratus veteri nova mœnia vico.

Œquavit Latias ubi quondam Gallia Cannas.

[9] Supplément aux antiquités d'Alsace.

[10] C'est l'opinion de M. Walckenaer. Nous l'avions adoptée sans nous douter que nous marchions d'accord avec lui. Cependant, pour que notre conviction fût parfaite, nous avions eu recours à l'obligeance du savant M. Mand'heux, président de la Société d'émulation d'Epinal, pour avoir des renseignements sur la topographie du territoire de Luxeuil, lorsque la notice de M. Gravier, insérée dans les Mémoires de l'académie de Besançon (1845), nous a épargné toutes recherches ultérieures. C'est-à-dire que nous admettons les deux plus grands faits qu'elle relate : l'existence d'Amagetobrige à deux lieues de Luxeuil, et la défaite d'Arioviste dans le même endroit.

[11] In Cœsaris vit.