HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Les doctrines républicaines repoussées. — Celles royalistes mieux accueillies. — Dernière séance des conseils. — Première séance des conseils renouvelés. Choix des présidents. — Opinions à choisir de l’abbé de Saint-Albin. — Inquiétudes du directoire. — Barras m'admet en sa confidence. — Vertus d'un bâtard de la maison d'Orléans. — La Révellière poursuivit avec moi la conversation politique. — Réflexions qu'elle m'inspire. Je vais chez Benjamin Constant. — Caractère de ce personnage. — Moteur lui, de madame de Staël. — La montre punie. — Nous causons ensemble. — Ce qu'il veut me faire croire, — Ce que je lui réponds. —J'intrigue pour le directoire. — Nomination de Barthélemy. — Ses concurrents. — Traits d'avarice de Letourneur. — La lampe et la culotte.

 

On approchait de l'époque d'une révolution nouvelle. Tous les partis, comprimés par un seul, celui de la terreur, n'avaient osé se montrer à Paris, avant le 9 thermidor, que par des vœux timides, et n'agir que dans l'ombre. Mais aussitôt que ce terrible ressort révolutionnaire eut été brisé, la faiblesse du gouvernement, épuisé par une vigueur trop développée, inspira de la témérité ; et on se remit à travailler ouvertement contre lui. Plusieurs tentatives, soit royalistes, soit jacobines manquèrent, parce qu'on se pressa trop. Celle du 13 vendémiaire aurait réussi sans l'opposition du génie naissant de Bonaparte. Depuis lors, Babœuf, et ceux du camp de Grenelle, avaient essayé le combat en faveur des anarchistes. Leur déconfiture rapide prouva combien peu la nation se sentait du penchant pour leurs doctrines désorganisatrices.

Il n'en était pas de même à l'égard de celles qui professaient le retour à la monarchie ; elles inspiraient de la sympathie. On les écoutait avec intérêt ; il est hors de doute que, si leur propagation avait été confiée à des têtes plus habiles, elle aurait complètement réussi. Mais la royauté, en France, a eu toujours le malheur, aux époques de perturbation, de n'avoir pour interprètes ou défenseurs que des gens incapables, à qui de bonnes intentions ne suffisent plus : si des esprits supérieurs avaient eu la direction des affaires du royalisme, il est certain que la révolution aurait été finie peu de temps après le règne de la terreur.

Les élections nouvelles avaient amené de vrais amis des Bourbons dans les deux conseils. Une dernière en plaça un dans le directoire ; ce fut Barthélemy. rai déjà, par anticipation, parlé de lui, et tâché de le faire connai.tre ; il ne me reste plus qu'à le montrer agissant. Les espérances, ai-je dit, du parti qui le soutenait étaient immenses. Le premier acte des conseils les changea presque en certitude.

Le 30 floréal (19 mai) eut lieu la dernière séance de cette session des conseils. Des discours d'adieu, des vanteries pour l'avenir, occupèrent cette journée. On se sépara en jurant de maintenir la république. Le lendemain, 20 mai, on se réunit pour tâcher de la détruire. On commença la vérification des procès-verbaux, et on procéda solennellement à l'annulation de celui qui nommait Carrère député des cinq-cents, pour le département des Hautes-Pyrénées. On alla plus loin. Sur quatre cent quarante votants, trois cent quatre-vingt-sept appelèrent à la présidence le générai Pichegru. Le conseil des anciens accueillit ce choix par ses applaudissements, et se donna pour les mêmes fonctions. Barbé-Marbois, dont les opinions monarchiques étaient connues.

Ces faits, très-significatifs, causèrent une agitation extrême dans Paris. J'étais, ce soir-là, chez Rewbell, qui avait du monde. Je reconnus, en entrant, qu'on y était très-affairé. Je m’approchai de l'abbé de Saint-Albin, panégyriste ordinaire de tous les pouvoirs, et tout à la fois royaliste, jacobin, et partisan du directoire, selon que les uns ou les autres paraissaient monter ou descendre. Il était, en ce moment, du parti du maître de la maison. Il se hâta de me dire :

Nous sommes en pleine contre-révolution ; tout est perdu ; Louis XVIII va rentrer. On me fera payer les torts de ma famille. Nous n'avons qu'à nous bien tenir, nous qui avons donné des gages à la république.

— Les miens, dis-je, sont peu de chose ; je ne l’ai jamais aimée.

L'abbé me regarda avec stupéfaction.

Quoi ! répliqua-t-il, les choses sont-elles au point que l'on puisse être franchement aristocrate ? Dans ce cas, j'ai toujours détesté les opinions de mes proches ; et vous garantirez mou dévouement à la cause des Bourbons.

Et il élevait presque la voix. J'eus pitié de sa turpitude ; et dans la crainte qu'elle lui nuisit :

Nous sommes plus près de 93 que de 88, repartis-je.

— Oui-dà ! Eh bien ! nous chanterons : Vive la carmagnole ! C'est une chanson fort bien faite, et qui a beaucoup de sel.

J'étais fatigué de ce d'Orléans, autant que possible ; j'allais le quitter, quand Barras me délivra. Il me conduisit à un autre bout du salon, et là me chambrant :

Savez-vous que les conseils viennent de se prononcer d'une façon bien hostile ? La nomination de Pichegru est une véritable déclaration de guerre..... Pichegru ! c'est l'ancien régime.

— Véritablement il en est quelque chose ; ce ne sera pas du moins lui ni Bari-Marbois qui l'empêchera de revenir.

— Et vous avez vu, dit Barras, avec quelle vivacité on a repoussé Barrère.

— C'est un homme si odieux ! si coupable

— On l'a flétri, cette fois, en haine du directoire ; on n'a parlé dans la salle que de son régicide. C'est clair.

Je savais ceci ; je ne m'en étonnai donc pas, et gardai le silence. Barras continua :

Vous verrez corroborer ce trait par le choix qu'ils vont faire d'un directeur. Soyez assuré qu'ils le prendront ailleurs que parmi les votons.

— Des noms déjà circulent.

— Oui. Barthélemy, Desmeuniers, Cochon, Beurnonville, Tarbé, Rédon, et quelques autres. On les a choisis exprès, afin de n'en avoir qu'un seul. Il faudra bien l'admettre, si l'élection est constitutionnelle. Mais qui peut répondre des conséquences d'un choix ennemi ?

Barras était monté au ton d'une colère véhémente. La Révellière et Rewbell parlaient comme lui. Le stoïque Carnot manifestait pareillement de l'inquiétude. Néanmoins il aurait voulu que l'on s'accommodât avec les conseils, avant que de les combattre. Sa conduite en cette circonstance pouvait être diversement interprétée. On aurait été en droit de le soupçonner de prétendre à tenir la balance entre les deux partis. Barras m'en toucha un mot.

Celui-là, me dit-il, hésite ; il cherche où sa part sera meilleure. Il veut la paix en Italie ; il veut la guerre où nous sommes sans doute, parce qu'il se flatte d'en profiter.

Le directeur se tut un instant, puis reprenant :

Si le cas se présentait de servir utilement Bonaparte, Le feriez-vous ?

— De tout mon cœur, repartis-je ; surtout si cela vous obligeait.

Ceci était la phrase nécessaire. Barras 'ne fit une inclination.

Je vous remercie, et j'accepte au nom du général et de moi. L'avenir est obscur ; tous les attachements peuvent être. utiles. Je vous en dirai davantage sous peu de jours.

Il me quitta ; Saint-Albin me reprit.

Le directeur vous traite avec beaucoup d'affection, me dit-il ; quelle place aurez-vous ? Aucune.

— Alors de combien sera votre pension ?

— Je n'en demande, ni n'en voudrais.

— Quoi ! ni établissement, ni espèces ?

— Pas plus des uns que des autres.

— Que faites-vous donc ici ?

— Je conçois que ma présence vous étonne, après l'aveu de mon désintéressement. Je m'amuse au milieu de tant d'intrigue et de bassesse.

— Quant à moi, je ne me divertis que là où l'on trouve du profit.

— Et l'honneur ?

— Ah ! vieilleries dont on parlait autrefois, et qu'on ne rencontre plus guère.

— Je crois qu'il a passé le Rhin avec l'émigration.

— Vous plaisantez, et vous avez tort. Il n'y a dans le monde de certain que le positif.

— Aussi vous et les vôtres en faites une vertu de famille !

L'abbé ne se fâcha pas de ce propos, qui a sa place m'aurait déplu. rai déjà dit de lui, et je le répète, qu'il n'avait aucune dignité de sang ; qu'on le voyait sans cesse là où sa présence était une inconvenance, et agir de manière à compromettre toujours davantage la famille à la quelle il appartenait. Certes, le défunt Égalité n'aurait pu le renier pour frère, tant ils étaient de même nature.

Nous nous séparâmes peu après. Barras me recommanda de venir chez lui tous les jours, plutôt deux fois qu'une. Si je ne vous vois pas, me dit-il, vous parlerez toujours à Bottot, et, si vous m'êtes utile, il vous le fera savoir.

Il s'éloigna, puis, retournant sur ses pas :

Allez demain de grand matin chez Constant ; vous l'engagerez à passer ici avant dix heures. Je ne lui écris point ; le temps me manque ; vous serez près de lui mon écriture vivante.

Après Barras, La Révellière m'entreprit.

Le général (Bonaparte), se mit-il à me dire, va être bien surpris de ce qui a lieu maintenant. C'est un vrai républicain, j'aime à le croire, quoiqu'il soit trop poli envers les superstitieux. Il croira la liberté perdue, aux choix significatifs faits aujourd'hui.

— Ainsi, répondis-je, vous n'êtes pas, au directoire, satisfaits des présideras des deux conseils ?

— Et les secrétaires sont-ils plus patriotes Siméon, Vaublanc, Henri Larivière, Parisot. Il n'en est pas tin de ces quatre qui ne conspire effrontément ! Le premier est in petto ministre du comte de Lille ; le second a trempé dans la conspiration du 13 vendémiaire, dans celle de Brotier et de Lavillheurnois, et dans ce moment il recommence ; Henri Larivière est vendu, et le prouvera ; Parisot ne vagit guère davantage. La contre-révolution est patente, et vient de passer le Rubicon. Ces messieurs de Clichy croient déjà que nous sommes en route pour la potence.

— Tout me fait craindre, repartis-je en riant, qu'ils ne vous y branchent haut.

— Ils n'en sont pas là ; nous les écraserons avec le secours des armées patriotes. Ah ! le directoire ne cédera pas sans combattre, quoiqu'il lui reste un traître dans son sein, et que, selon toute apparence, celui qu’on va nous adjoindre ne vaudra pas mieux.

Je fus étonné de l'imprudence de cette phrase par laquelle Carnot était désigné clairement.

La division entre les directeurs, devenait-elle si éclatante qu'ils ne voulaient plus prendre le soin de se cacher ? Je me contins dans une retenue que j'aurais souhaitée à La Révellière, et sortis enfin du Luxembourg, l'esprit préoccupé et rempli de présages les plus sinistres pour l'avenir. Je ne me livrai pas au sommeil ; j'écrivis longuement à Bonaparte tout ce qui se passait tout ce qu'on m'avait raconté. Je lui fis part de mes conjectures, et lui peignis les hommes arrivés sur la scène, et qu'il ne connaissait pas. Le jour me surprit à mon œuvre ; je me jetai tout habillé sur une ottomane pour y prendre un peu de repos, et, avant huit heures, j'entrai dans la chambre de Benjamin-Constant.

Ce personnage, Français d'origine, Suisse de naissance, et né en 1767, n'était encore, à l'époque dont je retrace l'histoire secrète, qu'un homme d'esprit fort aimable, très-vif, et gracieux par-dessus tout. Il partageait ses journées entre la politique et la galanterie ; suivait avec une égale assiduité les gens en place et les jolies femmes, sans négliger les laides lorsqu'elles avaient du génie. Aussi, dans ce moment, était-il attaché au char de madame de Staël, qu'il ne quittait pas, et dont au fond il n'était que le sigisbé diplomatique. Avec une imagination ardente et par trop mobile, il manquait de retenue ; il ne pouvait régler pas plus sa conduite que ses sentiments ; ïl variait chaque jour d'opinion et de langage, et soutenait les thèses opposées avec une franchise précaire, preuve infaillible de sa sincérité du moment. On le gagnait de toute façon, avec des politesses, des cajoleries et des billets de banque. Il n'était pas vénal cependant, mais prodigue, et par conséquent toujours nécessiteux. Il voulait être quelque chose sans trop savoir quoi, attendu que demain il ne voulait plus ce qu'il désirait aujourd'hui ; chaque dernière sensation le dominait. Enfant véritable à toutes les époques de sa vie, il est parvenu à se faire une brillante réputation d'éloquence, et pas d'homme d'état, car il n'est aucune de ses phrases qu'on ne puisse combattre par une phrase contraire extraite de l'un de ses écrits. Il a laissé, par ces vacillations perpétuelles, le droit de suspecter sa bonne foi, tandis qu'il n'y a peut-être en lui de coupable que sou laisser-aller, que sa faiblesse excessive, qui le porte toujours à se laisser dominer par autrui. Madame de Staël, tant qu'elle a vécu, a exercé sur Benjamin-Constant une influence permanente. Il n'a pensé ou agi que d'après elle, et, en conséquence, avec peu de fixité. Aussi l'appelait-elle en riant sa brillante girouette, et avait pleinement raison. IL n'est sorti de' tutelle que depuis là mort de cette femme de génie.

Il la suivait avec une constance rare. !lexie sais plus dans quelle circonstance (c'était à Lausanne) il manqua à un rendez-vous qu'elle lui avait donné. A la première plainte qu'elle lui en porta, il s'excusa sur sa montre, la sortit ; elle s'était arrêtée. Eh bien ! s’écria-t-il, puisque par sa faute elle me rend coupable, je dois l'en punir ; et il la jeta par la fenêtre dans le lac situé au-dessous. Ce trait, digne des seigneurs de la cour de Louis XIV, fit grand bruit dans la bonne compagnie, et commença à Paris la réputation de Benjamin-Constant. Il était, à l'instant dont je parle, attaché au directoire, parce que madame de Staël y intriguait en faveur de Talle rand. Il aidait ce parti par des brochures spirituelles, remplies de sophismes, de faussetés et de louanges peu démocratiques. Benjamin se rapprochait alors du pouvoir absolu, enveloppé de formes républicaines. Il conduisait en outre une sorte d'intrigue il s'agissait d'opposer un club dit constitutionnel, et, parle fait, où ne seraient admis que les partisans du directoire, à ce fameux cerclé ; dit de Clichy, et dont ou appelait les membres clichiens, parce qu'ils se réunissaient au jardin de Tivoli, dont une des entrées s'ouvrait sur la rue de Clichy ; ce club, ce cercle directorial, tiendrait ses séances à l'hôtel de Salm ; là se réuniraient Talleyrand, Thibaudeau, Treilhard, Daunou, Constant, et tous ceux qui attendaient du directoire ce que les conseils ne leur proposaient pas..

Constant, excité par madame de Staël, qui prenait le mot d'ordre de Barras, était le Michel Morin. de cette, entreprise ; il y donnait tous ses soins, et je ne m'étonne pas que dans la circonstance présente les directeurs n'eussent besoin de lui. Nous étions peu liés. Son indiscrétion habituelle ne me convenait pas. Il avait si peu de fixité dans ses principes politiques, et faisait si bon marché de toute religion et de toute morale, que, si j'aimais son talent naissant, j'avais peu d'estime pour sa personne. Je voyais déjà en lui la mise en jeu de la brillante girouette de madame de Staël. Cependant, comme nous nous rencontrions souvent chez cette dame, au directoire, et dans d'autres salons, il y avait entre nous des rapports auxquels le vulgaire aurait pu appliquer le nom d'amitié, ou tout au moins d'intimité complète.

Je le trouvai couché, ne dormant pas ; il écrivait ; c'était l'occupation de sa vie entière. Ma présence parut le surprendre. Nous n'étions pas en cours de visites réciproques ; je me hâtai de lui apprendre le motif de mon apparition chez lui. Je pus lire sa joie sur ses traits, quand il sut que Barras le mandait.

Allons, s'écria-t-il ! Et comme si des serments solennels lui eussent engagé ma discrétion :

Voici que le directoire va sans doute frapper le grand coup. Je n'ai cessé de lui crier aux oreilles que, s'il ne tue pas les conseils, les conseils le tueront. C'est positif.

— N'est-il pas positif aussi, repris-je, que cet acte peut amener la guerre civile ?

— Eh bien, soit ! Mais la guerre civile est-elle un mal quand elle développe les grandes-vertus du citoyen et de l'homme de guerre

— Je présume que ceux dont on ravage les champs, brûle les maisons, et qu'on accable des autres maux de ce genre, se croient peu dédommagés de tant d'infortunes par les compensations que vous leur offrez.

— Il s'agit bien de l'individu ! mais de la masse ! Où en seraient les théoriciens, s'il leur fallait pré ter toute leur attention à la pratique ? Le publiciste, le philosophe sont cosmopolites ; ils ne voient l'humanité que dans son immensité complète.

— Ce qui les dispense de la servir dans les unités, monsieur — car on ne se citoyennisait qu'en public, et pas toujours encore —. Vous tenez là, permettez-moi de vous le dire, le langage d'un franc égoïste.

Benjamin se mit à rire ; il était bon compagnon, et la vérité ne l'offensait pas. Néanmoins, reprenant un ton sérieux qui, à son tour, excita ma gaîté, il répliqua :

Monsieur, je professe.

— Soit. Faites-le avec esprit ; mais, pour Dieu n'exécutez pas.

Lui alors, reprenant la parole, me débita tout d'un trait les phrases sui vantes. Je les écoutai, rues yeux ouverts tout grands, ma bouche béante, et ne sachant pourquoi Constant me parlait sur ce ton.

La révolution a été faite contre deux fléaux dont se compose la monarchie : l'arbitraire et l'hérédité. Elle a voulu détruire l'hérédité, parce que l'hérédité est une insulte aux droits de la nature, de la force et de la raison, les seules puissances qui doivent commander ; elle est un dernier anneau de cette chaire immense qu'a traîné pendant des siècles le genre humain dégradé. Cette hérédité ne se relèvera jamais, parce que étant démasquée, elle est vaincue. L'hérédité n'est donc plus à craindre. Au moment où se prononce le mot magique égalité, tout ce qui lui est opposé s'écroule ; et, depuis l'exemple de la France, nous voyons autour d'elle disparaître toutes les absurdes distinctions de la naissance. Nous nous rallierons au gouvernement pour terrasser les royalistes, parce que ce n'est qu'après leur défaite, lorsque la liberté est. également dans tous les cœurs, lorsque le salut de la république est la première pensée de tous, que les bornes de l'autorité peuvent être rigoureusement tracées, et les droits des citoyens proclamés sans réserve, et défendus victorieusement.

Il s'arrêta pour cracher ; je dis amen, et puis :

Qu'est-ce donc, demandai-je, que cette philippique ? à qui l'adressez-vous ? Je ne croyais pas avoir dit un seul mot propre à l'attirer contre moi.

— Aussi n'est-ce qu'une récitation du discours d'ouverture de notre cercle constitutionnel que je viens de composer Vous serez certainement des nôtres ?

— S'il faut vous expliquer ici ma façon de penser tout entière, je ne suis pas pour votre club. On y professera des doctrines qui peut-être me conviendront peu, et on y prendra sans doute des engagements que l'on ne pourra toujours tenir.

— Cela va sans dire, répliqua Benjamin inconsidérément, à ce que j'eus la bonhomie de croire.

— Comment, sans dire ? répliquai-je. Est-ce qu'on s'engagera là avec la détermination de ne pas tenir sa promesse ?

— Non pas positivement, sans doute ; mais enfin les circonstances nous commandent, et ce qui est vrai aujourd'hui le sera-t-il demain ?

— De telle sorte que votre belle sortie de tout à l'heure contre l'hérédité n'a de valeur que parce que le vent souffle contraire à l'hérédité, et que, s'il vient à tourner pour, vous trouveriez dans votre riche faconde de quoi nous prouver que l'égalité est une insulte aux droits de la nature, de la force et de la raison.

Constant se sentit frappé au vif ; il essaya de se justifier à l'aide de sophismes qui m'éblouirent sans me convaincre. Je le quittai, persuadé que ce serait dans la suite le premier des rhéteurs et de ceux dont les paroles sont creuses en manière de profondeur. J'allai de mon côté plus d'une fois au Luxembourg sans pouvoir, ce jour-là, approcher de Barras, à tel point les affaires présentes le distrayaient de tout autre soin. Le surlendemain je fus plus 'heureux ; mais il ne me dit rien encore d'important. Je vis aller et venir madame de Staël, Benjamin Constant, Talleyrand, au Luxembourg et ailleurs. J'eus à parler pour ma part aux députés de ma connaissance, à Ozun, à Texier-Olivier ; on me poussa chez Cambacérès. Ces messieurs, déjà bonapartistes, car dès lors Bonaparte avait un parti, demeuraient indifférents aux périls et aux angoisses du directoire. Le dernier surtout ne lui pardonnait pas de n'avoir pas voulu de lui lors 4e la première composition du pouvoir exécutif. Je suis en mesure de certifier que, dès 1797, il s'était mis en relation directe avec Bonaparte, et que celui-ci en recevait des avis précieux, et le consultait dans toutes ses démarches importantes C'est la seule manière dont je m'explique la confiance inopinée et entière que Bonaparte lui accorda dès après le 18 brumaire, et sans antécédents connus.

Je rapportai de belles paroles à Barras, mais seulement des paroles. Les clichions, de leur côté, travaillaient activement ; ils étaient décidés à nommer Barthélemy à la place vacante de directeur, et, pour cacher leur jeu, mettaient en avant tantôt Beurnonville, sorte d'honnête homme dont tout gouvernement s'accommoderait, et Cochon, qu'ils savaient infime de Carnot, et propre à le seconder dans son opposition au reste de ses collègues. Mais Cochon était régicide, et on voulait cette fois se retirer du cercle, sanglant des assassins de Louis XVI. Barthélemy était en secret l'élu de choix. Il fut présenté par les cinq-cents aux anciens, ayant réuni trois cent neuf suffrages, Cochon deux cent trente. Les généraux Masséna, Kléber et Augereau, eurent aussi des partisans. Le premier obtint cent quatre-vingt-sept voix, le second cent soixante-treize, le troisième cent trente-neuf.

La nomination de Barthélemy foudroya les trois directeurs qui marchaient ensemble, bien qu'au fond ils ne s'aimassent pas ; mais un même intérêt les réunissait, et eux qui avaient cru gagner une victoire en éloignant Letourneur, la virent se changer en défaite par la venue de Barthélemy. Car, quoi qu'on dise ou quoi qu'on imprime, il est certain que le départ de Letourneur ne fut pas l'effet du hasard ; on prit cet homme par l'avarice, qu'il poussait à un degré tel, que l'on pouvait faire sur lui les contes les plus absurdes sans paraitre s'éloigner de la vérité. Entre autres, j'ai entendu répéter celui-ci.

Letourneur était arrivé au Luxembourg sur une charrette qui portait son mobilier particulier. Là il veillait sur la cuisine de Barras, et avait fini par contracter une amitié étroite avec le chef de son collègue, ce qui lui permettait de s'approvisionner d'une foule de débris de table qui servaient a la sienne, où parfois il apportait par mégarde un plat détourné de celle si somptueuse de Barras. On m'a dit que, dans sn petite ville, un personnage, digne de lui par ses manières harpagonnes, reçut sa visite un certain soir. Une lampe à petite mèche éclairait la chambre ; le maitre du logis dit à Letourneur : La lumière est inutile, puisque nous n'avons qu’à parler. Sur ce, il souffla le pâle lumignon, et les voilà dans une obscurité profonde, discutant des thèses d’une savante économie. L'heure de la retraite sonne, la lampe est rallumée, et laisse voir Letourneur occupé à revêtir sa culotte. Quoi ! vous l'aviez quittée !Nous étions sans lumière ; et en se remuant on use tant ce qu'on porte, que j'ai cru pouvoir épargner celle-là. Il n'y a pas dix ans que je l'ai achetée presque neuve ; aussi je me flatte qu'elle ira loin.

Lorsqu'on narra devant moi cette anecdote, je dis au conteur : Elle est renouvelée des Grecs.

Et n'en est pas moins exacte. Les avares, non mieux que nos gens de lettres, n'inventent plus.