Augereau. — Son caractère. — Son père. — Anecdote. — Présentation des drapeaux d'Arcole. — Satisfaction de Joséphine. — Mélange daim sa société. — Madame de S*** et son nègre. — Madame de Bou***. — Propos de Chénier. — Quelques femmes-galantes du temps. — Madame de Montessori. — Son mot sur Talleyrand. — Elle voudrait que Joséphine vit meilleure compagnie. — Qui venait chez madame de Montesson. — Comte de Rochefort. — Marquis de Valence. — Chevalier d'Armensenne. — Le peintre Isabey. — Girodet. — Le directoire veut influencer les élections. — Liste de ses protégés. — Proclamation de Bonaparte. — Il veut venir à Paris. — Sa correspondance le prouve. — Ses victoires sur les Autrichiens. — Proclamations de Louis XVIII. — Lenteur des royalistes.Le directoire, quoique peu satisfait de Bonaparte, à cause de l'indépendance de ses manières, mettait toujours un grand éclat à tout ce qui venait de l'Italie ; c'était, dans ce temps, le seul endroit où les armes de la république fussent réellement victorieuses. Le directoire comprenait que, pour faire supputer son administration, il fallait des succès permanents il ne balança donc pas à parer des apprêts d'une fête la réception des soixante drapeaux autrichiens pris à Mantoue, et dont la remise lui fut faite le 1er mars par les mains du général Augereau. Celui-ci, enfant de Paris, né en 1757, fils d'un fruitier de la rue Mouffetard qui vivait encore, était déjà l'un des doyens de la foule de héros mis en lumière par la révolution. D'abord carabinier en France puis engagé au service de S. M. sicilienne, il avait fini par être maitre en fait d'armes à Naples, et, en cette qualité, donna des leçons d'escrime au prince royal. Une mesure politique renvoya de ce royaume, en i 792, tous les Français. Augereau, rentré dans sa patrie, courut aux armées comme volontaire ; son intrépidité audacieuse le et avancer si rapidement, que déjà en 1794 il était général de brigade à l'armée des Pyrénées. Il s'y distingua ; et général de division lors de la première campagne d'Italie, il ne se montra pas dans cette autre contrée au-dessous de sa réputation. Il combattit avec des succès constants à Millesimo, à Montesémo, à Dégo, emporta le camp retranché de Céva, s'empara d'Albe, de Casai, et, sur le pont de Lodi, rafraichit les prodiges des siècles héroïques, et renouvela encore ce brillant fait d'armes l'an d'après, au pont d'Arcole., où il se signala tant auprès de Napoléon. Vingt autres beaux faits d'armes achevèrent pendant cette dernière campagne de l'élever au premier rang. Mais, par une fatalité trop commune à tout ce qui porte le costume militaire, cet homme, si fort, si terrible un jour de combat, n'avait aucune énergie quand il s'agissait des traverses de la vie civile. Impétueux, extrême en tout emporté plutôt que rendu vers tous les par triomphants, il alla, pendant le cours entier de sa vie, de la république maratiste à celle de thermidor, de là aux mollesses du directoire, dont il se fit le séide ; plus tard, se plaignit amèrement, et le 18 brumaire, à Bonaparte, de ce qu'il n'avait pas voulu de son concours pour étouffer la république. L'empire n'eut pas de serviteur plus soumis ; il disputa de bassesse aux courtisans de la restauration, et, après avoir outragé Bonaparte vaincu, il revint lâchement dans les cent fours à l'empereur triomphant ; ce qui ne l'empêcha pas de trouver des larmes de joie à la rentrée seconde de Louis XVIII. Enfin il n'y avait en Augereau aucune mesure ni retenue ; les formes agréables lui manquaient ; aussi ce fut toujours un racoleur, au milieu des pompes de ses titres, et de sa haute dignité militaire. Je ne poursuis pas plus avant l'histoire abrégée d’Augereau, elle est trop connue ; il m'a suffi de le peindre dans ses débuts et dans son caractère. Un peu avant son arrivée à Paris avec les dépouilles glorieuses de Mantoue, les employés du directoire exécutif découvrirent que le citoyen Augereau, marchand fruitier de la rue Mouffetard, vivait encore, et continuait républicainement à exercer son commerce modeste. Ils crurent devoir fêter de leur côté ce vieillard, tandis que son fils le serait par le directoire même. En conséquence, et dès l'arrivée de la nouvelle officielle de la reddition de Mantoue, ils invitèrent à dîner te père Augereau, âgé alors de soixante quinze ans. Un fauteuil l'attendait au haut de la table, et on lui présenta un bouquet de lauriers, au nom des souscripteurs au banquet patriotique. Les couplets d'à-propos ne firent faute ; on diva piment, et, le repas achevé, une députation nombreuse des convives le ramena chez lui. Il était dix heures du soir, le voisinage commençait à s'inquiéter de son absence, quand on le vit reparaître gai et dispos, paré de son bouquet de lauriers. Chacun, se disputant l'Honneur de l'embrasser, prétendit recommencer la fête, et l'on acheva de se griser rue Mouffetard, en portant des toasts à la splendeur de la république, et à l'immortalité de ses généraux. Ce fut un prélude à la cérémonie plus solennelle de l'apport des drapeaux. On trouva cette fois que la salle. d'audience manquait d'étendue, et on prit en place la grande cour du Luxembourg. Le directoire, présidé par Rewbell, environné des ministres et du corps diplomatique, prit place sur une estrade élevée que recouvrait un pavillon ; une multitude de fonctionnaires, de dames et de peuple garnissait le reste de l'espace. Des fenêtres décorées de riches draperies avaient été réservées pour Joséphine et pour les femmes des directeurs. Augereau partit, accompagné d'un concours d'officiers, du jeune Jérôme Bonaparte, enfant de douze ans, qui peut-être déjà avait rêvé à une couronne, comme on le fait si souvent sans aucune espérance de l'obtenir. Le père, le frère d'Augereau étaient aussi du cortège. Des vétérans portaient avec orgueil les drapeaux vaincus. Des discours furent prononcés ; j'en fais grâce au lecteur. Rewbell, ayant embrassé le généra !, lui fit don, au nom de la république, d'une armure complète, et du drapeau tricolore qu'Augereau lui-même avait planté sur le pont d'Arcole. Tandis que l'on pérorait dans la cour, les drapeaux étaient promenés en triomphe dans le jardin du Luxembourg, au milieu d'une populace enivrée des triomphes de Bonaparte dont elle ne cessait de rader le nom à ses acclamations. J'étais, mêlé parmi elle, et j'é c ou tais les propos. Déjà plus d'une bouche exprimait le désir que le héros de l'Italie habitât le Luxembourg qu'il occuperait mieux, disait-on, que ceux en possession à cette heure, Un instinct inspirait à ce peuple la conviction qu'une nation n'est heureuse que sous la puissance d'un bras de fer et d'une tête capable. Des chœurs de musique ajoutaient à la pompe de la cérémoniel, sur laquelle brilla un soleil radieux. C’était un présage de ce qui adviendrait un jour. Joséphine rentra, enivrée de ce qu'elle avait entendu. Déjà on formait autour d'elle une cour peu choisie, il est vrai, mais où paraissaient toutes les sommités de l'époque, mélangées avec toutes les impuretés du moment. Joséphine avait trop de laisser-aller dans le caractère pour se démêler de ce chaos ; il lui manquait la volonté ferme de son mari ; elle trouvait tout bien et bon. Ses mœurs faciles, sa douceur, sa bienveillance, auraient eu besoin d'être rehaussées par cette réserve qui en augmente tant le prix. Il venait chez elle des gens à faire frayeur à un honnête homme, et qu'une femme, par conséquent, aurait dû repousser plus sévèrement. Jamais Joséphine ne sut, par exemple, fermer la porte à une créature portant un nom connu, bien qu'elle le tramât un peu plus bas que la boue des rues. J'ai vu là mesdames de So***, de Ja***, de Lat***, de Boulain***, de V***, et quelques autres, dignes de figurer dans les lupanars antiques. La première venait d'avoir tin procès scandaleux avec an nègre naguère à son service, et qu'elle accusait de l'avoir volée. L'enfant de l'Afrique présenta à la justice pour sa justification des lettres d'amour de la marquise, telles que Messaline ne les aurait pas écrites aux gladiateurs ses amants. Le fond de cette sale affaire provenait d'une vengeance de jalousie. Quant à madame de Boulain***, c'était, pour me servir des expressions de Chénier sur le compte de cette dame, les vices dégorgés dans le pot de chambre de Lucifer. Jamais il n'eu fut de plus impudique, de plus méchante, de plus à craindre. Elle traitait ses amis un peu plus mal que ses ennemis. Son supplice était de voir la vertu, et elle n'était agréable qu'envers les hommes, tant qu'elle pouvait espérer de les captiver ; mais cette illusion perdue — et le mécompte se renouvelait souvent —, elle s'abandonnait à son hydrophobie calomnieuse, et dardait quiconque avait eu le malheur de l'approcher. Je pourrais citer madame de Lat***, qui allait de ses amans à la bouteille, et qùi, pour ne pas faire trop de chemin, prenait les, premiers dans les cabarets ; et la marquise de Jau***, si petite femme, qu'on s'étonnait que tant d'inclinations perverses pussent contenir dans ce frêle corps ; et mesdames R***, et V***, et F***, et G***, et D***, toutes royalistes ardentes et fraichement sorties de la police du comité de salut public, d'où elles venaient de passer à celle du directoire. Madame de Vau*** était déjà à leur tête, elle qui plus tard jouerait lm si triste rôle dans son acte sanglant du règne de Bonaparte. Je ne finirais pas si j'avais à désigner toutes les femmes perdues qui arrivaient chez madame Bonaparte. Il est vrai qu'alors on ne s'occupait guère de ces espiègleries : on sortait à peine du cataclysme révolutionnaire, qui avait tout confondu, et k temps manquait encore pour démêler l'ivraie d'avec le bon grain. Madame de Montesson e ou plutôt madame la duchesse douairière d'Orléans, comme on aurait ii lai nommer, gémissait de l'irréflexion de Joséphine, à qui elle portait un intérêt sincère. Madame de Montesson femme légitime du père d'Égalité, avait dû à la supériorité de ses vertus et à la prudente réserve de sa conduite d'échapper à la faux de l'anarchie. C'était dans son salon que se réunissait la meilleure compagnie de Paris. Elle en faisait les honneurs avec une grâce infinie accompagnée d’une dignité peu commune. Sans avouer positivement sa qualité de princesse du sang de France, elle en prenait le rang avec une habile modestie, si bien que nul ne s'en offensait. Elle avait autant d'esprit, de politesse que de mesure, savait marquer à chacun sa place sans affectation, et ne reconduisait aucune dame, pas même la femme du premier consul, lorsque le cas advint, car elle était toujours incommodée. Un couvre-pied jeté sur le tabouret mis en avant de son fauteuil constituait cette maladie d'étiquette. Madame de Montesson soupçonna de bonne heure la grandeur de la destinée de Bonaparte ; aussi elle le traita en conséquence, et sut s'en faire un ami. Des gens ignorants de ce qui s'est passé à l'époque que je traite ont prétendu que le premier consul avait su mauvais gré à la veuve d'un Bourbon d'une fête qu'elle donna à la famille royale d'Étrurie. Bien n'est moins vrai la fête eut lieu du consentement de Napoléon, qui n'a jamais cessé d'estimer et d'affectionner madame de Montesson. Celle-ci, dis-je, aurait bien voulu que Joséphine montât à la hauteur de son époux ; que surtout hissent écartées d'auprès d'elle ces personnes des deux sexes indignes d'y paraître, et qui, par un destin contraire, y foisonnaient. Madame de Montesson lui en parlait souvent, se permettait des conseils autorisés par son âge, qui, s'ils ne fâchaient pas, glissaient sans faire impression. Elle écrivait des lettres parfaites, des lettres que Bonaparte vit, et qui achevèrent de l'attacher à cette dame respectable. J'avais l'honneur d'aller chez elle, et là satisfaction d'en être reçu avec une bienveillance extrême. Elle savait l'attachement que je portais au général, et néanmoins jamais ne se permit de me parler de la légèreté de la conduite de Joséphine. Il y avait entre nous deux, par l'âge, une distance trop étendue pour qu'elle m'autorisât à la franchise, et surtout par la censure de la conduite de madame Bonaparte. Talleyrand allait souvent dans cette maison ; on l'y voyait avec plaisir à cause de son amabilité. Madame de Mon tesson, toujours si retenue sur ce qu'il fallait dire, se laissa entraîner une fois néanmoins à un jugement qui me surprit et que j'ai retenu. Quelqu'un, charmé des manières de l'ancien évêque d'Autun, dit, dans un instant d'enthousiasme, que, s'il était femme, il ne pourrait rien refuser à M. de Talleyrand. Vos faveurs, soit, reprit madame de Montesson avec gaité ; mais votre confiance, non. Nous trouvâmes alors le mot sévère ; je ne sais ce qu'on en pensera aujourd'hui. On avait, dans le cercle intime de madame de Montesson, conservé l'urbanité de l'ancien régime. Cela dura jusqu'au moment où, plus avancée en âge et dans les dernières années de sa vie, elle laissa pénétrer dans son salon la tourbe de la banque et de l'agiotage. Les grands jours de ce lieu devinrent à leur tour un vrai rassemblement de foire en province ; mais les petits jours, grâce à Dieu, demeurèrent intacts, on ne les pollua pas. Je rencontrai à ces soirées privilégiées le comte de Rochefort, véritable représentant des seigneurs de l'ancien régime, dont il avait la grâce, la politesse et l'esprit supérieur, dé. gagé de tout préjuge ; le marquis de Valence, mari de mademoiselle de Genlis, et qui, ayant suivi Dumouriez dans sa désertion, rentra aussitôt que la chose lui fut possible ; le chevalier d'Armensenne, étranger naturalisé en France, dont il disait un mal affreux, et qu'il n'a jamais pu quitter ; le peintre Isabey, doux j'aimais mieux le talent que les charges ; Girodet, qui aurait pu produire des chefs-d'œuvre, et qui perdait son temps à être jaloux de quiconque avait du mite, loti, fou au point de vouloir être poète en dépit de la nature, parce que Salvator Rosa avait cultivé la poésie, et musicien en dépit de son oreille, mais parce que Michel-Ange l'était. S'aurais une foule d'autres noms à citer ; mais j'ai hâte de poursuivre ma course ; j'ai de grands événements à raconter, et d'autres acteurs à faire paraître sur la scène politique. Nous touchions à une crise nouvelle ; on la préparait de part et d'autre par une foule d'accusations, de récriminations réciproques. Les conseils jalousaient le directoire, qui s'indignait de l'attaque permanente des conseils. Le directoire, lui aussi, céda à l'envie de do-. miner les élections qui allaient avoir lieus le renouvellement du tiers, des anciens et des cinq-cents. Il usa de sa position pour influencer les électeurs, pour appeler les choix sur des hommes qui lui fussent dévoués. Les journaux dévoilèrent cette manœuvre ; ils publièrent la lettre circulaire adressée à cet effet à divers fonctionnaires publics, et donnèrent les noms de ceux si chaudement recommandés par le directoire. C'étaient les citoyens Delmas, Fourcroy, Goupilleau (de Fontenay), Poulain-Granpré, Berlier, Cambacérès, Daunou, Eschassériaux aîné, Jard-Panvilliers, Matthieu, Quinette, Richard, Treilhard et Defermont. Il y avait sur cette liste des noms très-recommandables sous le rapport des talent et de la science dans ses diverses Ill-Anches ; les hommes forts de ce temps n'avaient aucun rapport avec la nullité des hommes prétendus forts du nôtre. Ils possédaient un fonds réel, d'instruction et de hautes connaissances ; c'étaient des notabilités réelle, peut-être la vertu à put, et encore est-ce de la. vertu monarchique et religieuse que je parle Le directoire prit de l'humeur que les journalistes dévoilassent sa petite manœuvre, et ceci alla grossir la masse des griefs qu'il portait à la liberté de la presse, et qu'un peu plus tard, lé 18 fructidor venu, il punit si durement. La correspondance du pouvoir exécutif avait moins d'éclat que celle de Bonaparte : je ne peux résister au plaisir de joindre ici quelques pièces émanées de sa plume, qui, quoi que M. de Bourrienne ait dit, n'a jamais pu être que taillée et non tenue par celui-ci. Je débuterai par la proclamation du générai en chef aux soldats de l'armée d'Italie, datée du quartier-général de Bassano, 20 ventôse (10 mars.) SOLDATS, La prise de Mantoue vient de finir une campagne qui vous a donné des titres éternels à la reconnaissance de la patrie. Vous avez remporté la victoire dans quatorze batailles et soixante-dix combats ; vous avez fait plus de cent mille prisonniers, pris à l'ennemi cinq cents pièces de canon de campagne, deux mille de gros calibre, quatre équipages de pont. Les contributions mises sur les pays que vous avez conquis ont nourri, entretenu, soldé l'armée, pendant toute la campagne ; vous avez, en outre, envoyé trente millions au ministre des finances, pour le soulagement du trésor public. Vous avez, enrichi le Muséum de. Paris de plus de trois cents objets, chefs-d'œuvre de l'ancienne et de la nouvelle Italie, et qu'il a fallu tant de siècles pour produire ! Vous avez conquis, à la république, les plus belles contrées de l'Europe. Les républiques lombardes et cispadanes vous doivent leur liberté. Les couleurs françaises flottent pour la première fois sur les bords de l'Adriatique, en face et à vingt-quatre heures de navigation de l'ancienne Macédoine. Les rois de Sardaigne, de Naples, le pape, le duc de Parme, se sont détachés de la coalition de nos ennemis, et ont brigué notre amitié. Vous avez chassé les Anglais de Livourne, de Gênes, de la Corse mais vous n'avez pas encore tout achevé. Une grande destinée vous est réservée. C'est en vous que la pairie met ses plus chères espérances ; vous continuerez à en être dignes. De tant d'ennemis qui se coalisaient pour étouffer la république à sa naissance, l’empereur seul reste devant nous, se dégradant lui-même du rang d'une grande puissance. Ce prince s'est mis à la solde des marchands de Londres ; il n'a plus de politique, de volonté que celle de ces insulaires perfides, qui, étrangers aux malheurs de la guerre, sourient avec plaisir aux maux du continent. Le directoire exécutif n'a rien épargné pour donner la paix à l'Europe. La modération de ses propositions ne se ressentait pas de la force de ses armées. Il n'avait pas consulté votre courage, mais l'humanité et l'envie de vous faire rentrer dans vos familles ; il n'a pas été écouté à Vienne. Il n'est donc plus d'espérance pour la. paix qu'en allant la chercher dans le cœur des états héréditaires de l’empereur d'Autriche. Vous y trouverez un peuple brave, accablé par la guerre qu'il a eue avec les Turcs, et par la guerre actuelle. Les habitants de Vienne et des états d'Autriche gémissent sur l’aveuglement et l'arbitraire de leur gouvernement. Il n'en est pas un qui ne soit convaincu que l'or de l'Angleterre a corrompu les ministres de l'empereur. Vous respecterez leur religion et leurs mœurs, vous respecterez leurs propriétés ; c'est la liberté que vous apporterez à la brave nation hongroise. La maison d'Autriche, qui, depuis trois siècles, va perdant à chaque guerre une partie de sa puissance, qui mécontente ses peuples en les dépouillant de leurs privilèges, se trouvera réduite, à la fin de cette sixième campagne — puisqu'elle nous force à la faire —, à accepter la paix que nous lui accorderons, et à descendre dans la réalité au rang des puissances secondaires, où elle s'est déjà placée, en se mettant aux gages et à la solde de l'Angleterre. Signé BONAPARTE. Bonaparte à son tour était de mauvaise humeur, et celle-ci perçait dans les expressions de la proclamation a son armée. Il aurait voulu traiter à la fois de la paix avec le pape et l'empereur, afin d'assumer sur sa tète seule les lauriers que Moreau et d'autres généraux finiraient par partager avec lui. Un désir inquiet de se montrer à Paris le saisissait déjà ; désir irrité par tout ce que nous lui mandions. ll avait à cette époque quelque prévision du coup d'état qui ne tarderait pas à avoir lieu. Il conservait peut-être au fond de son âme l'envie d'en retirer sa part. Il voyait, d'un côté, les conseils hostiles envers le directoire ; et, de l'autre, le pouvoir exécutif envahissant tout. Il croyait sa présence à Paris nécessaire à ses intérêts ; il ne l'écrivait point, mais cela perçait dans ses lettres, dans ses propos, et, par suite, reconnaissait combien par lui-même il augmenterait le nombre de ses partisans, en se montrant à eux dans toutes les splendeurs de sa jeune gloire. Ces causes le portaient donc à souhaiter la paix ;je ne pus en douter lorsqu'il me manda La politique autrichienne est insupportable ; elle ne se décide pas. Elle me fera aller aux portes de Vienne, lorsque je voudrais prendre le chemin de celles de Paris. Je forcerai à la paix ce cabinet musard, et je tâcherai de la lui faire payer cher, ou plutôt d'en finir, car c'est là l'essentiel. Je me figure que Paris est maintenant une ville de joie ; si on s'y amuse, j'en veux ma part. Tout ceci pourrait bien finir aux agents du royalisme et de Venise. Le premier se remue par trop où vous êtes, la seconde a mis trop de duplicité dans sa conduite ; elle croit se moquer de moi : ces pantalons et leur doge jouent de leur reste. J'écraserai sans retour cette nichée d'inquisiteurs. Je lacérerai ce livre d'or, où tant d'orgueil se complaît depuis une si longue suite de siècles ; voilà ce que ron aura gagné à tricher avec moi. La paix, d'ailleurs, m'est absolument nécessaire. Je veux voir de prés ce qui se passe, savoir à qui j'aurai affaire, et, sur ce point, ne m'en fier qu'a moi. Je me recommande à vos bons soins pour me préparer les voies ; j'ai besoin du concours de tous mes amis, et vous êtes du nombre. Ce n'était point par des paroles que Bonaparte menaçait l'Autriche ; il y joignit des actes. L'archiduc Charles, prince de vertu et de mérite, homme de guerre distingué, et qui possède une réputation justement acquise, commandait la dernière armée de l'empereur, dont les succès ou la déroute décideraient la question de la paix ou de la guerre : cette question ne demeura pas long-temps indécise. L'archiduc Charles, malgré sa bravoure et ses dispositions savantes, est forcé dans les retranchements destinés à défendre l'Autriche antérieure. Le Tyrol, l'état de Venise ne sont plus soutenus ; le Tagliamento est passé par l'armée française. Gradina est contrainte de baisser ses ponts et de recevoir garnison républicaine. Botzen est pris par Joubert ; Masséna aide au succès par ses beaux faits d'armes à Tarvis ; Masséna, que Bonaparte surnommera l'enfant chéri de la victoire. Bernadotte s'empare de Trieste et de Laybach capitale de la Carniole, tandis que Masséna se fait ouvrir les portes de Clagenfurth, capitale de la Carynthie. Le bruit de ces miracles épouvantait l'Europe. Ils décidèrent plus d'un souverain à se rapprocher.de la république. Le roi de Sardaigne, nouvellement monté sur le trône, signa, quoique beau-frère de Louis XVI, un traité d'alliance avec le directoire ; ses troupes combattirent de concert avec les nôtres. Quelle honte pour lui ! Tant de bonne fortune porta le gouvernement à braver Louis XVIII, au point de ne pas balancer à faire imprimer dans les gazettes une proclamation adressée aux Français par le prince. Cela parut singulier ; on en paria beaucoup, et on forma, à ce sujet, une foule de conjectures. Il y en eut d'assez badauds pour croire que les directeurs pensaient à se rapprocher du roi, et par l'autorisation donnée à la pièce émanée de son cabinet, qu'ils prétendaient lui faciliter sa rentrée en France. Je ne partageais pas cette opinion ; je voyais, au contraire, là-dedans, la jactance de l'orgueil et du mépris. Cependant je n'en dis rien à madame d'Esparbès, chez laquelle j'allais encore de loin en loin, bien que notre intimité ne fût pas sur le pied où elle était avant l'affaire d'Uranie. Cette maison réunissait toujours l'élite de la société royaliste. On y formait toujours des plans de conspiration admirables, et dont l'effet ne manquerait point, pourvu qu'on se décidât à les mettre en œuvre. Mais le voudrait-on ?..... Quand ?... On verra... Mais enfin... Oh ! que vous êtes pressé ! il faut réfléchir, examiner, attendre.... Et l'on attendait 7 et, on trompait les princes par des mensonges et des exagérations qui leur montraient la France avide de leur présence et impatiente de les recevoir. La bonne compagnie, à toutes les époques de la révolution, s'est nourrie de chimères. Dieu veuille que dans l'avenir elle n'ait plus besoin de recourir à ce repas peu substantiel ! |