HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XIV.

 

 

Entrée en Romagne de l'armée française. — Proclamation et arrête de Bonaparte. — Ces actes déplaisent au directoire. — Pour quelle cause. —Je ruse dans l'intérêt de Bonaparte auprès de Barras. — Carnot tombe dans le piège que je lui avais tendu. — Conquête de la Romagne. — La madone de Lorette vient à Paris. — Lettre conciliante de Bonaparte au cardinal Mattey. — Lettre du pape à Bonaparte. — Réponse de celui-ci. — Scandale que cause à Paris cette correspondance. — Mot de Barras. — Fureur de La Révellière. — Nous apaisons cet orage. — Lettre de Bonaparte à ce sujet. — Manège de Talleyrand. — Sa lettre justificative. — On la critique. — Opinion de Chénier sur l'ancien évêque d'Autun. — Propos de Barras sur l'indiscrétion de madame de Staël.

 

Malgré les avertissements du général Bonaparte, le souverain pontife, entraîné par la coalition européenne, avait voulu absolument la guerre ; on la lui déclara. Des ordres furent donnés en conséquence. L'armée française marcha vers la Romagne. Bonaparte, du quartier-général de Bologne, adressa aux sujets du Saint-Père, et le 12 pluviôse an V, la proclamation suivante : (24 janvier.)

L'armée française va entrer sur le territoire du pape ; elle sera fidèle aux maximes qu'elle professe : elle protégera la religion et le peuple.

Le soldat français porte d'une main la baïonnette, sûr garant de la victoire, offre de l'autre, aux différentes villes et. villages, paix, protection et sûreté..... Malheur à ceux qui la dédaigneraient, et qui, de gaîté de cœur, séduits par des hommes profondément hypocrites et scélérats, attireraient dans leurs maisons la guerre et ses horreurs, et la vengeance d'une armée qui, dans six mois, a fait cent mille prisonniers des meilleures troupes de l'empereur, pris quatre cents pièces de canna, cent dix drapeaux, et détruit cinq armées.

ARTICLE I. Toute ville ou village, où, à l'approche de l'armée française, on sonnera le tocsin, sera sur-le-champ brûlé, et les municipaux fusillés.

II. La commune sur le territoire de laquelle sera assassiné un Français sera sur-le-champ déclarée en état de guerre ; une cotonne mobile y sera envoyée. Il y sera pris des otages, et il y sera levé une contribution extraordinaire.

III. Tous les prêtres, religieux, ministres de la religion, sous quelque nom que ce soit, seront protégés et maintenus dans leur état actuel, s'ils se conduisent selon les principes de l'Évangile ; et s'ils sont les premiers à les transgresser, ils seront traités militairement, et phis sévèrement que les autres citoyens.

 

Cette proclamation, et plus encore cet arrêté, couvrait d'une protection spéciale les prêtres français émigrés et établis dans les provinces de la Romagne. Ce lut une manifestation éclatante de la pensée intime de ce grand homme, qui n.'„entendait point combattre des individus, mais seulement des masses ; qui déjà aspirait à se rallier toutes les opinions, tous ceux chassés ou persécutés par un gouvernement inhabile, Ceci causa au directoire et aux jacobins une surprise complète. Ils ne pouvaient assez s'étonner de l'autorité que se donnait Bonaparte ; on s'indignait de l'amnistie de fait qu'il accordait en son 110D2 puisque le pouvoir exécutif n'était pas nommé. Carnot excitait le mécontentement de ses collègues. Il demanda, dans une. séance du directoire, que Bonaparte fût déchu de son commandement : il se trouva seul de son avis. Ses collègues, tout en éprouvant du dépit des allures du général en chef, ne croyaient pas qu'on pût s'en passer.

Ce qui, dans la circonstance, aida à Bonaparte, fut la jalousie, que je m'accuse ou me vante d'avoir su fomenter dans le cœur de Barras contre Carnot. Je m'avisai, vers cette époque, de dire au premier, par manière d'acquit

Avez-vous connaissance d'un bruit encore peu répandu ? On prétend que Carnot ne serait pas éloigné de renoncer aux fonctions de directeur, pour aller en Italie remplacer Bonaparte.

— Voilà un bruit très-ridicule, me fut-il répondu.

— Ridicule, j'en conviens ; seulement positif, je l'affirme.

— Oui-da ! le collègue aspirerait... ! En effet tout est croyable... J'ai bien quelque méfiance de Bonaparte ; mais, entre nous, Carnot m'est autrement suspect. Rassurez vous, il ne chassera pas le général de son poste.

Le hasard corrobora ce que j'avais imaginé. Carnot, sans projet, je suppose, s'avisa de dire au directoire que Bonaparte méritait d'être sévèrement réprimandé, et congédié s'il se maintenait dans son indépendance inconvenante ; il ajouta : J'irais plutôt prendre sa place.

Ce propos en l'air ne tomba pas. Barras y vit la confirmation de l'avertissement que je lui avais donné. La frayeur le saisit plus que jamais qu'il n'y eût dans le directoire un coup monté, pour enlever au profit de Carnot le commandement ; aussi, prenant la parole avec chaleur, il témoigna combien lui paraitrait désavantageux à la république, la destitution de Bonaparte, que l'on accuserait les directeurs d'une jalousie odieuse, qu'il valait mieux approuver la mesure du général, sauf à lui en manifester un mécontentement secret. Rewbell, sans être prévenu, parla dans le même sens ; La Révellière se piqua de générosité, bien que sa cause sacerdotale fût un peu compromise et on arrêta qu'on approuverait le général.

La victoire, toujours à ses ordres, ne tarda pas à le justifier de plus en plus. La Romagne, le duché d'Urbin, la marche d'Ancône, et Ancône même, furent conquis rapidement. On enleva une portion du trésor de-Lorette, et Bonaparte pour faire une agacerie galante à La Révellière, envoya au directoire la statue de bois de la Sainte-Vierge, honorée d'un culte si fervent dans ce qu'on croit être sa propre maison. Cette plaisanterie eut le succès attendu. La Révellière, pendant plusieurs jours, ne jura qu'au nom du vainqueur de la papauté, mais il chanta bientôt la palinodie, lorsque les actes subséquents de son héros parvinrent à lui.

On aurait pu croire que Bonaparte faisait à regret la guerre au père commun des fidèles. Déjà dès le 13 février, il écrivait au cardinal Mattey, qui lui inspirait une vive affection.

Je sais que S. S. a été trompée ; je veux bien encore prouver à l'Europe la modération du directoire exécutif de la république française, en lui accordant cinq jours pour envoyer un négociateur muni de pleins pouvoirs, qui se rendra à Foligno, où je me trouverai, et où je désire de pouvoir d contribuer, en mon particulier, à donner une preuve de la considération éclatante que j'ai pour le Saint-Siège.

De pareilles avances, si nobles et si bienveillantes, appuyées sur des succès de plus en plus rapides, décidèrent le pape à recourir à la générosité du vainqueur. En conséquence, le Saint-Père lui écrivit en ces termes :

PIE P. P. VI.

CHER FILS,

Bénédiction et salut apostolique.

Désirant terminer à l'amiable nos différends actuels avec la république française, par la retraite des troupes que vous commandez, nous envoyons et députons vers vous, comme nos plénipotentiaires, deux ecclésiastiques : le cardinal Mattey, parfaitement connu de vous ; monseigneur Galeppi, et deux séculiers : le duc don Louis Braschi, notre neveu, et le marquis Camille Massirni ; lesquels sont revêtus de nos pleins pouvoirs pour concerter avec vous, pro- mettre et souscrire telles conditions que nous espérons justes et raisonnables ; nous, nous obligeant, sous notre foi et parole, de les approuver et ratifier en forme spéciale, afin qu'elles soient valides et inviolables en tous temps. Assuré des sentiments de bienveillance que vous avez manifestés, nous nous sommes abstenus de tout déplacement de Rome, et par là vous serez persuadé combien est grande notre confiance en vous. Nous finissons en vous assurant de notre plus grande estime, et en vous donnant la paternelle bénédiction apostolique.

Donné à Saint-Pierre de Rome, le 12 février 1797, l’an vingt-deuxième de notre pontificat.

PIE P. P. VI.

 

Bonaparte possédait trop le sentiment des convenances pour manquer dans cette occasion à ce qu'il leur devait. Il accueillit les ministres plénipotentiaires du pape, et ne balança pas à lui répondre dans les termes suivants :

TRÈS-SAINT PÈRE,

Je dois remercier votre sainteté des choses obligeantes contenues dans la lettre qu'elle s'est donné la peine de m'écrire.

La paix entre la république française et votre sainteté vient d'être signée ; je me félicite d'avoir pu contribuer à son repos particulier.

J'engage votre sainteté à se méfier des personnes qui sont à Rome, vendues aux cours ennemies de la France, ou qui se laissent exclusivement guider par les passions haineuses, qui entraînent toujours la perte des états.

Toute l'Europe connaît les inclinations pacifiques et les vertus conciliatrices de votre sainteté. La république française sera, j'espère, une des amies les plus vraies de Rome.

J’envoie mon aide-de-camp, chef de brigade (Lannes) pour exprimer à votre sainteté l'estime et la vénération parfaite que j'ai pour sa personne, et je la prie de croire au désir que j'ai de lui donner, dans toutes les occasions, les preuves de respect et de vénération avec lesquelles j'ai L'honneur d'être son très-obéissant serviteur.

Signé BONAPARTE.

1er ventôse an V (19 février).

 

Oh ! pour le coup, ce fut bien à Paris et dans le gouvernement un autre scandale que la lettre du général en chef à Pie VI ; il y eut dans le premier instant une rumeur, une révolte contre lui si étrange si animée, qu'elle inquiéta ses véritables amis. On aurait dit, à entendre ces philosophes prétendus si intéressés, si grossiers ; si fanatiques eux-mêmes, que le général aspirait a la couronne de France, que déjà il ressayait sur sa tète ; on entendait de toutes parts ces propos : Avez-vous vu la lettre ? — Connaissez-vous la lettre ? — Que vous en semble ? — Est-elle assez servile ? — Assez bigote ? — Bonaparte se fait capucin, ou roi d'Italie, ou. quelque chose de mieux. — Un général de la république française ! — Quel style ! — Quelle bassesse

Les exclamations, les cris, les allégations, les calomnies, les male-conjectures, se succédaient avec rapidité. Mieux aurait valu au coupable d'avoir tué son père que d'avoir fait montre de respect envers le père commun des fidèles. Le directoire les conseils, l'armée, tous avaient ses hurleurs, ses furieux, qui imposaient silence à tout défenseur. Barras., au fond, nageait dans la joie, et dit à Daubermesnil :

Bonaparte s'est noye tant pis pour lui. Devait-il faire le caffard ?

Le bon ton de Barras lui 'manqua en cette circonstance. Était-ce à lui 'à trouver mauvais ces égards accordés un souverain, à la religion et à la vieillesse, dont un homme bien né ne se départ amas ? Je comprenais la colère des autres, gens grossiers pour la plupart. Carnot, par esprit de parti, pliait ; Letourneur soupirait ; Rewbell faisait la mine ; mais La Révellière, oh ! le pauvre La Révellière ! il fallait le voir avec son visage effaré, bouffi, ses yeux ardents, sa bosse, ma foi gonflée, jurer, gémir, tonner, pleurer presque ; il avait un cauchemar de jour et de nuit qui l'étouffait : votre sainteté, très-saint-père, l’estime, le respect, la vénération, l'aide-de-camp envoyé ; et par conséquent l'hommage religieux rendu ; et à l'écart la théophilanthropie ; et du grand-prêtre La Révellière, pas tin inct ! Comme cette lettre lé reculait ! Où serait à lui sa place ? Et un tel déboire venait de Bonaparte. dont il espérait être glorifié un jour !

Ce cher directeur n'avait pas 'assez de sa langue pour se plaindre, pour furibondes ; les cent bouches de la renommée lui auraient à peine été suffisantes à exprimer son douloureux crève-cœur ; il allait dans et hors le Luxembourg, s'en prenant à tout le monde, annonçant une rupture complète entre lui et général.

C'est mon ennemi, disait-il. Il nie déclare la guerre, je la lui ferai ; nous verrons qui triomphera. Un tel affront., à moi !... à moi !... Et qu'ai-je à faire de sa Notre-Dame, lorsqu'il adore l'idole vivante ? Le voici en route pour rétablir celle de bois — il faisait allusion à la statue de la Vierge de Lorette, qui arrivait par le roulage —. Mais patience, mon culte est jeune ; il est raisonnable ; il gagnera le dessus.

C'était à mourir de rire. Cependant aucun des partisans de Bonaparte n'avait envie de montrer de la gaité ; nous étions embarrassés, tourmentés. Comment tournerait cette attaque plus maligne que ridicule ? Je détachai Joséphine à Barras, afin de le ramener. Elle y alla, se fâchant à son tour, pleurant même ; ce qui mit le directeur hors de lui ; il ne pouvait soutenir les larmes d'une femme. Fabre de l'Aude, Ozun, Regnault, qui arrivait d'Italie, Cambacérès, Talleyrand, quelques autres et moi, travaillâmes de notre mieux à calmer l'effervescence républicaine et philosophique. Nous y parvînmes, aidés surtout des articles du brillant traité de paix de Tolentino, qui furent bientôt après connus. Au demeurant, la masse des Parisiens, de la France et de toute l'Europe, applaudit avec tant d'éclat à la conduite de Bonaparte envers le pape, que les malintentionnés comprirent que l'opinion ne les seconderait pas dans la querelle qu'ils prétendaient lui susciter. Ceci les contraignit par degré au silence.

La Révellière fut le plus difficile à faire taire et à gagner. Il y avait là ai-je déjà dit, jalousie de métier, intérêt opposé de sacristie. Nous fûmes une foule à nous mettre autour de lui, et à chacune de nos représentations de nos explications conciliantes, il répondait par un hom ! sa sainteté ! votre paternité ! Ces mots malencontreux le tenaient à la gorge. Cependant nous fîmes tant, il reçut de nous tous de si belles promesses, consentit non à pardonner d'abord, mais à modérer son désespoir, qui était au fond par trop comique.

Ce fut, de notre côté, à qui écrirait à Bonaparte pour lui rendre un compte exact de la tempête qu'il avait excitée. Je ne sais ce qu'il répliqua aux autres ; quant à la réponse qu'il me fit, ma prudence me retint de la communiquer, même à Joséphine ; je la gardai dans le plus profond de mon secrétaire, et je vais la publier pour la première fois.

Eh bien qu'est-ce ? pourquoi tout ce tapage ? Sont-ils imbéciles, fous ou enragés ? pensent-ils qu'un général en chef soit un pilier de billard, un souteneur de mauvais lieux ? ou eux-mêmes sont-ils si méchante compagnie qu'ils ne comprennent pas ce qu'un homme qui s'estime doit de respect au premier souverain du monde civilisé ? Parce qu'il plaît à l’un de jouer à la citadelle, ne pourrai je aller à la procession qu'avec lui ? Parce qu'ils ont à eux tous tué un roi, faudra-t. il que je sois grossier avec tous les monarques ? Qu'ils ne le pensent pas ; un républicain se rend plus respectable en agissant avec mesure qu'en se livrant à une grossière démagogie. La France me demanderait compte de ses armées perdues, de ses places livrées, de son territoire envahi, et, certes, ne me ferait jamais un reproche de mes formes civiles et de la dignité que je mettrais à conserver la sienne, Qu'on ne s'avise donc pas de se plaindre de mon acte en cette circonstance, de blâmer ma conduite. Loin de le souffrir, j'en appellerais à la république tout entière, bien assuré qu'elle m'approuverait.

Mes politesses à l'égard du pape ne m'ont pas empêché de dicter à notre avantage les clauses du traité de Tolentino ; les intérêts de la France n'ont pas eu et n'auront jamais à souffrir de ce que je manifesterai d'égards et d'obligeance envers les princes vaincus. Enfin, je préfère l'approbation de toute l'Europe aux murmures de gens qui, si on les laissait faire...

 

La dernière phrase n'était pas achevée dans la lettre originale, et la signature, néanmoins, se trouvait au bout. Je lus, relus cette pièce, qui me parut éloquente ; mais, ainsi que je l'ai dit, j'appréciai le péril de la publier. et je la cachai entièrement, à nos amis autant qu'à nos ennemis.

Au nombre de ceux qui dès cette époque commencèrent à lier leur cause à celle de Bonaparte je dois placer Talleyrand. Celui-là a le nez fin ; il devine toujours, non d'où le vent se lève, mais d’où il se lèvera ; chaque fortune qui surgit le compte parmi ses adorateurs, tandis qu'avec la mime constance il tourne le dos à tout pouvoir qui tombe. C'est un art consommé. Faut-il le louer ? question est ardue ; on ne la résoudra pas facilement.

Depuis la fin de l'année précédente, je voyais Talleyrand devenir plus intime avec quatre membres du directoire ; le seul Carnot retenait avec peine l'aversion que ce capelan — expression dont il se servait — lui inspirait par instinct ; il avait toujours quelque bon conte à en faire, quelque trait à lui décocher. Ses collègues, au contraire, commencèrent à en parler avec des éloges exagérés ; ils portaient aux nues son esprit, sa science des affaires, son adresse à les conduire ; on n'en disait jamais assez de bien. Lui, de son côté, louait le directoire, ses mesures, ses intentions ; c'était une-réciprocité très-édifiante.

Madame de Staël, en outre, ne sortait de chez Barras que pour aller chez Rewbell, et de chez Rewbell que pour se rendre chez La Révellière ; il y avait entre elle et ce trio des conférences secrètes, des conciliabules intimes sans fin. Qu'est-ce que cela voulait dire ? J'avoue que je ne k comprenais pas trop. Je me perdais en mille conjectures, d'autant que le moment approchait où, d'après un article de la constitution d'alors, un des directeurs devait sortir de fonctions pour faire place à un nouvel élu. Serait-ce Talleyrand, me demandais-je, qu'on prétendrait amener là ? Mais, me répondais-je, c'est impossible ; il n'est point dans le cas prévu par la loi, à moins que la condition indispensable d'avoir été ou d'être législateur ou ministre, ne s'étende aux fonctions antécédentes, et qu'un évêché, surtout, n'équivaille à la possession d'un portefeuille.

Tout cela me paraissait fort obscur ; cependant, mes idées prirent une nouvelle fixité lorsque Talleyrand, qui, jusqu'à ce jour, avait soutenu Avec une indifférence complète les attaques multipliées des journalistes, s'avisa tout-à-coup d'en 'être blessé, et descendit jusqu'à l'éclat d'une justification publique. Je vais transcrire cette pièce aujourd'hui pleinement oubliée, et néanmoins plus curieuse que jamais, à cause des rôles que ce personnage a joués depuis 1797 ; bien que, selon toute apparence, il ne doive plus en continuer aucun[1].

Lettre de Charles-Maurice Talleyrand, sur les inculpations de quelques journalistes.

Paris, 20 février 1797.

Je ne sais, et je m'inquiète peu de savoir par quelle vue d'intérêt, ou au profit de quelle intrigue, des journalistes qui me sont si inconnus, et qui me connaissent si peu, ont trouvé bon, depuis quelque temps, de placer mon nom dans leurs feuilles, à côté des inculpations les plus absurdes : quand je n'ai consulté que l'impression que j'en recevais, j'ai jugé simple et convenable à la fois de ne pas y répondre. Mais on m'a fait observer que dans un temps de défiance, et par conséquent de crédulité, je devais peut-être une dénégation publique, et qu'il fallait une fois se résoudre à parier de soi, afin d'avoir le droit de se taire pour toujours. Je déclare donc à ceux qui peuvent se rappeler encore les journaux où je suis accusé de former, chez moi, des rassemblements, des conciliabules nocturnes, et qui veulent s'étonner de mon silence, que non seulement l'allégation est fausse dans toutes ses parties, mais que je n'ai pas une seule fois, depuis mon retour d'Angleterre, reçu le soir, chez moi, une société quelconque, pas même un seul individu — j'en excepte M. Desrenaudes avec lequel je suis lié depuis vingt ans, et qui passe quelquefois ses soirées avec moi —. Je provoque, à cet égard, tous les témoignages, tous les éclaircissements, et toutes les dépositions domestiques, au choix des journalistes eux-mêmes. La démonstration, je pense, ne peut aller plus loin.

J'ajoute, pour entrer plus avale dans l'esprit de la négociation, que j’ai appris loin de mon pays à le chérir davantage ; qu'aucune injustice personnelle n'a pu un seul instant me détacher de ses intérêts ; que, du reste, dans l'éloignement où j'étais relégué, nul sentiment n'est entré dans mon âme, que celui qu'ont dû produire et les malheurs et les crimes qui ont si longtemps dévasté la France ; que, de retour par le décret qui m'a rappelé, après quatre ans d'absence, tout entier à la douleur d'avoir perdu d'irréparables amis ; et à la consolation de retrouver ce qui m’en reste, j'ignore plus que personne au monde, et les partis, et leurs projets, et ceux qui les conduisent, et ceux qui en profitent. Que mes vœux bien prononcés se sont dirigés et se dirigent constamment vers le bonheur et la glaire de la république française ; que des faits récents m'ont indiqué dernièrement deux jactions qui aspirent à la détruire, et que s'il en existe une troisième, travaillée du même désir[2], elle mérite une semblable proscription. Mais a qu'il me semble prouvé, jusqu'à présent, qu'on se plaît à faire revivre la logique de Robespierre, pour frapper, par un nom qui dispense de toutes preuves, les hommes à qui l'on veut nuire, et pour diviser ceux dont on redoute l'union. Les amis de la liberté verront sans doute le piège, et sauront s'en garantir.

Après tout, +qu'importe les vains propos de certains journalistes ? Nos armées victorieuses font respecter le nom français, et commandent l'admiration de toute l'Europe. Dans l'impuissance où ils sont d'obscurcir tant de gloire, pardonnons-leur d'injurier ceux à qui elle apporte tant de bonheur et tant d'espérance.

Signé Charles-Maurice TALLEYRAND.

 

Cette lettre parut longue, verbiageuse, froide, et sourde. Une justification qui aurait pu être tracée en deux lignes se délaya en phrases sans fin. il n'y avait là rien de net, de clair, de précis ; mais du vague à plaisir. On voyait que M. de Talleyrand parlait la langue du directoire ; que déjà il reconnaissait l'existence des trois factions royaliste, républicaine, et orléaniste, afin d'avoir le moyen de les confondre chaque fois que ce serait utile au gouvernement. On trouva triste qu'un homme qui revenait de l'exil parlât de la nécessité de proscrire. Ceci lui fit un tort infini dans l'opinion publique, et, par un effet contraire, lui attira l'approbation du directoire.

Chénier, que sans aimer trop, je rencontrais souvent, Chénier me joignait sous les galeries de bois du Palais-Royal, au camp des Tartares, deux ou trois jours après l'apparition de cette épître ; il me demanda, dès l'abord, ce que j'en pensais ; je lui répétai ce que je viens d'exprimer plus haut, et à mon tour lui adressai une question pareille.

Elle me prouve, répondit-il, que l'abbé Maurice — c'était ainsi qu'il titrait le personnage —, après avoir été monarchiste, orléaniste, et n'ayant pu être robespierriste, puisque Maximilien n'a pas voulu de lui, se fait directoriste, en attendant d'être ce que le pouvoir sera un peu plus tard. Le poursuivit-il, sans respect de l'épiscopat, est semblable à une éponge qui s'imbibe de toutes les liqueurs dans lesquelles on la trempe, avec cette différence que l'éponge pressée rend ce qu'on lui confie, et qu'ici tout sera de bonne prise pour notre ami.

Je ne pus, l'inconvenance à part, me retenir de rire de cette façon pittoresque de peindre un individu. Chénier continua

Le voilà de retour d'hier, et il propose les proscriptions pour demain ; ce philosophe veut des moyens extrêmes, il est au diapason du directoire ; mais si le directoire voulait du sang, prenez garde à votre tète, Maurice ne la leur refuserait pas.

Il y avait dans Chénier de l'aigreur contre l'ancien évêque d'Autun. Je le voyais avec moins de qualités mauvaises, et son élévation, si elle devait avoir lieu, ne me causait aucun chagrin. J'espérais de lui des améliorations ; je lui croyais des lumières supérieures ; je demeurai seulement, convaincu qu'il n'avait pas en pure perte tracé cette profession de foi, toute pâle, rachitique, et mesquine qu'elle fût. L'interroger là dessus aurait été inutile. Je m'adressai à madame de Staël, bien plus communicative ; c'était la femme la plus adonnée à la politique, et la moins capable d'en garder les formes solennelles et mystérieuses. Elle n'intriguait que pour jouir d'une intrigue, et en aurait-elle joui si elle n'en avait pas parlé ? Aussi Barras, qui la jugeait bien, me disait, dans une circonstance où il se plaignait d'une indiscrétion de cette personne célèbre

Si madame de Staël avait la faculté de dire un mensonge en place d'une vérité, elle serait le chef de la diplomatie européenne ; mais la fable ne vient à sa bouche, qu'après la réalité pleinement épuisée.

 

 

 



[1] Ceci a été écrit par l'auteur en 1815. (Note de l'éditeur.)

[2] La faction d'Orléans. (Note de l’auteur.)