HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XII.

 

 

Analyse des pièces saisies. — Plan de la contre-révolution. — Siméon pérore pour se défendre. — Lui et autres étaient royalistes. — Conversation avec Barras sur le complot. — Colère du directeur. — Pourquoi. — Axiomes du gouvernement. — Dénouement de l'affaire. — Détails sur Cochon. — Son excuse du vote régicide. — Bataille de Rivoli. — Comment Bonaparte m'annonce la prise de Mantoue. — Il haïssait le journalisme. — Anecdote plaisante à ce sujet. — Ses idées sur le pouvoir.

 

A la suite du rapport du ministre de la police venaient les pièces saisies sur les conspirateurs et celles dont ils étaient l'objet, cotées depuis A jusqu'à A M. Une, signée Louis, et plus bas Lavauguyon, excita dans le conseil de grands éclats de rire, parce qu'elle portait pour date de l'an premier de notre règne. Dans une autre, on berçait le roi d'un soulèvement général en France. Le directoire royal suprême, séant à Paris, annonçait qu'au signal donné Lyon lèverait de nouveau l'étendard de la révolte, et le Jura ferait marcher doute mille hommes sous l'étendard des lis. Les chefs qui prendraient le commandement seraient le duc d'Angoulême, dont on attendait à Paris la prochaine arrivée en la compagnie du duc de Bourbon ; le prince de Poix, le premier entre les incapables ; le comte de Puyssaie et le baron de Poly. Malgré le pardon universel que le roi accorderait, de nombreuses victimes tomberaient sous le fer vengeur de la justice : celles qui passeraient d'abord seraient La Fayette, que l'on amènerait, de sa prison à Olmutz en Autriche, dans une cage de fer ; Menou, Dumas, du conseil des anciens, Lameth (les deux frères), Barras, Carnot, Tallien, etc. Au supplice à Paris de l'ancien général en chef de la garde nationale de France, on inviterait les ambassadeurs des puissances européennes. On commencerait l'exécution du complot par une émeute jacobine, qui serait excitée. On tâcherait par tous les moyens possibles d'empêcher les prochaines élections au corps législatif. La mort, enfin, frapperait les constitutionnels de 1791, et il y aurait amnistie pour les anarchistes égarés.

Certainement tout cela était absurde et néanmoins pas incroyable. Ceux qui conspirent ne sont presque jamais que des imbéciles ou des furieux. Les plans extravagants, ridicules même dans leur horreur, sont ceux auxquels on s'arrête par préférence ; on ne croirait pas à la réussite de quelque chose de raisonnable. La dernière pièce qui fut mise sous les yeux des conseils prouvera sans réplique ce que j'avance ici : c'était le plan complet de la conspiration, dont un secrétaire donna pareillement lecture. Il contenait les dispositions suivantes

Poser des corps-de-garde de gens sûrs aux barrières et aux murs de clôture ; ne laisser entrer que les approvisionnements et les fidèles attendus, lesquels répondraient au mot d'ordre convenu ; ne laisser sortir personne clans les premières vingt-quatre heures ; s'emparer des Invalides, des télégraphes, des Tuileries, du Luxembourg, des maisons des ministres ; s'assurer du cours de la rivière au-dessus et au-dessous de Paris ; trois cents hommes de Versailles, de Sèvres ou de Paris, suffiraient à s'emparer de Meudon ; s'emparer des poudrières d'Essonne, de Corbeil, du donjon de Vincennes, pour en faire une prison ou pour protéger la retraite en cas de besoin, les habitants de Vincennes sont bons ; établir au Temple le quartier-général et la résidence des agents du roi ; intercepter les ponts, contenir les faubourgs Antoine et Marceau par tous les moyens militaires ; établir une batterie à Montmartre, pour contenir Paris et éclairer la route du Nord.

Si la promesse de l'amnistie ne ramène pas chaque directeur, mettre leur tète à prix et les déclarer traitres au roi et à la patrie ; consigner chaque membre des conseils dans sa maison, surtout empêcher leur réunion, et leur inspirer la terreur ; s'assurer des municipalités, des jacobins, des principaux terroristes ; rétablir la juridiction prévôtale et les anciens supplices ; au premier propos incendiaire faire juger prévôtalement ; brûler les presses des journaux jacobins du Père Duchêne, des Hommes libres, de la Sentinelle, de l’Ami des lois, le Rédacteur et Défenseur de la patrie ; arrêter leurs auteurs, mettre en liberté tous ceux qui ne seraient pas en prison pour crime ; proclamer une amnistie générale au nom du roi ; annoncer la paix comme prochaine ; ordonner aux juges de paix, aux tribunaux de continuer provisoirement leurs fonctions au nom du roi ; faire ope proclama-. bon honorable pour les armées et amicale pour les puissances étrangères ; faire garder honorablement, mais avec surveillance, les ambassadeurs étrangers jusqu'au retour des courriers qui seront expédiés à leurs cours ; ordonner à tous les fournisseurs et agents de continuer leurs services ; faire circuler dans les rues de nombreuses patrouilles ; ordonner l'ouverture des boutiques ; faire un approvisionnement de grenades, c'est le meilleur moyen de dissiper les attroupements ; rendre à la gendarmerie son nom de maréchaussée, lui donner un chef et lui faire faire le service de Paris ; envoyer des proclamations dans les provinces, aussitôt quelle roi aurait été proclamé à Paris ; déployer la plus grande sévérité contre les royalistes qui se livreraient à des vengeances dans le moment où l'indulgence serait proclamée an nom du roi ; nommer M. Vauvilliers directeur des approvisionnements, que personne ne peut mieux administrer que lui ; nommer M. Menin, ancien premier commis, ministre des affaires étrangères ; laisser Benezech à l'intérieur ; nommer à la marine M. de Fleurieu, à la justice Siméon ou Paresseux, aux finances M. Vignoles-Desgrandes, demeurant rue Saint-Florentin, vis-à-vis l'hôtel de l'Infantado, au ministère des Indes Barbé-Marbois ; au ministère de la police laisser Cochon ou y mettre Portalis ; mais Cochon a voté la mort du roi, ce serait trop effaroucher les royalistes ; réunir les anciens agents de police et les charger de remonter cette partie.

Abolir les décades et le comput républicain ; charger M. Débar, ancien major de la garde de Paris, de recréer cette garde ; ordonner aux anciens intendants de se rendre dans les provinces ; ordonner à M. Villière de reprendre la direction générale des ponts et chaussées ; être avare du sang français, et se souvenir qu'aucun gouvernement n'a le droit de faire mourir que pour l'exemple,

A ce plan était jointe la copie de la proclamation d'amnistie, qui devait être faite à tous les Français, et les pouvoirs- donnés au nommé Brotier ; ils étaient datés de Vérone, le 2 février 1796.

Le conseil et le public entendirent, dans ma silence mêlé par intervalle d'éclats de rire ou de murmures d'indignation, cette lecture intéressante. Certains doutaient encore de la réalité du fait, d'autres y puisaient des armes pour poursuivre le combat mort qu'ils voulaient avoir avec les royalistes. Ceux des députés dont les opinions modérées penchaient vers la douceur se demandaient si une rigueur constitutionnelle ne vaudrait pas mieux. Je dois le dire, la majorité n'était nullement bourbonienne, ou du moins ne penchait point pour la branche aimée de cette maison ; c'est un fait positif dont le temps a prouvé l'exactitude.

Siméon, alors membre des cinq-cents, et qui se voyait appelé par les agents royaux à un ministère en expectative, crut devoir imiter l'honnête Cochon, qui, le meilleur des hommes, à part son crime politique, s'était mis tout-à-coup à jacobiner, afin d'écarter tout soupçon de son accord avec les conspirateurs. Siméon demanda la parole, et, montant à la tribune, il parla en ces termes :

Il me tarde d'exprimer au conseil mon étonnement de trouver mon nom inscrit sur la liste dressée par les conjurés. Ce que le ministre de la police a dit dans son rapport, je le répéterai avec lui. Je ne sais point ce qui a pu me mériter la confiance de ces messieurs. Saris doute il est fâcheux de fixer leur attention ; mais cet outrage n'est pas un crime. Si les patriotes injurieux ne se plaisaient point à taxer de royalisme les hommes qui opposent à tous les partis des principes austères, les royalistes n'espéreraient pas trouver en nous des amis. Déjà les commissaires royaux, interrogés s'ils ont eu des relations avec moi, ont dit qu'ils n'en avaient aucune, et qu'ils n'avaient jeté les yeux sur moi que parce que j'avais la confiance du peuple. Cette confiance, je m'honorerai toujours de la mériter ; ce sentiment m'eût servi à repousser leurs propositions, s'ils avaient osé m'en faire. Vous n'avez cas, au reste, oublié que les lettres interceptées nommaient, comme dévoués au royalisme, des hommes auxquels vous avez conservé avec raison votre confiance.. Justice, s'il y a accusation contre moi ; mais, jusque là estime, je dirai presque confiance et amitié ; car c'est un dédommagement nécessaire pour l'outrage fait à un de vos collègues.

La mollesse de cette défense indiquait assez le combat intérieur entre la conscience de Siméon et la nécessité de se démêler des imprudences des royalistes. il savait bien, au fond de son âme, pourquoi ceux-là le mettaient en avant ; c'est parce qu'ils croyaient pouvoir compter sur lui, et avec raison. Siméon, maintenant, craindrait-il d'avouer la vérité ? C'est qu'à cette époque il était en relation suivie avec l'abbé de Montesquiou, agent supérieur du roi, que, comme M. Royer-Collard, il travaillait au retour des Bourbons. Plus d'un faisait comme lui. Boissy-d'Anglas marchait dans la même route, mais à sa manière toute patriotique, toute indépendante ; il cheminait seul ; c'est encore ce que je sais à ne pouvoir en douter. Quant aux autres individus signalés dans le plan d'exécution, ils étaient connus en qualité de royalistes. Portalis surtout, Barbé-Marbois avec lui, ces deux là de même que Siméon, dirigeaient leurs efforts vers le rétablissement de la monarchie constitutionnelle ; et, si Louis XVIII, à sa rentrée, avait voulu tout raconter, il aurait pu rendre justice au zèle de ces messieurs.

Dès que I e complot eut éclaté, je me rendis au Luxembourg, en sortant de la séance du conseil' des cinq-cents. II me fut impossible de parvenir à Barras aussitôt que je l'aurais voulu_ Il était en grande conférence avec ses collègues, les ministres, et des chefs militaires ainsi que des magistrats, appelés par invitation expresse. Le conseil se prolongea fort tard. Je demeurai la plupart du temps qu'il dura avec Bottot, secrétaire particulier de Barras, chez qui je m'arrêtais lorsque le directeur était invisible. Vers neuf heures on se sépara. Barras demanda à manger ; il mourait de faim ; et, sachant par Bottot que j'étais là il me fit appeler. Dès que je parus :

On ne prétendra pas cette fois, me dit-il que les royalistes se tiennent tranquilles. Les voici en plein mouvement ; et, tandis qu'on nous endort par de belles paroles, on cherche à nous égorger. C'est une duplicité abominable. On ne me prendra pas pour dupe, je vous en réponds.

Je donnai à ces paroles le sens caché que Barras y attachait. Certainement c'était l'aveu tacite de ses pourparlers actuels avec les agents du roi ; mais je ne cherchai pas à obtenir des propos plus clairs. Je me contentai de répondre

On ne doit jamais se confier pleinement à ceux dont l'avantage est de nous nuire. Mais que sont-ce dons que ces hommes, choisis pour renverser la république ?

— Des imbéciles, des aventuriers, des gens incapables de remuer un pavé des rues ; de ces intrigants qui complotent dans un arrière-cabinet, besogneux, vivant de leurs trames. Que vouiez-vous que nous ayons à craindre d'eux ? rien ; mais ils n'en sont pas moins coupables, et on les punira sévèrement. Mes collègues font grand bruit de cette affaire ; elle n'est, tout bien pesé, qu'une niaiserie..... Carnot en est tout gonflé. C'est lui, cette fois, qui aura sauvé la patrie.

Et Barras s'abandonna à un accès de gaîté de mauvaise humeur.

Comment sauvé la patrie ? répétai-je.

— Oui, c'est lui qui a mis le premier le nez dans le gâchis. Ce drôle de Malo, cet ancien frère coupe-choux défroqué, s'en est venu le trouver de préférence. Je préside le directoire, la révélation me revenait de droit. On ne m'a pas trouvé assez pur : il faut un homme sans tache ; l’ex-cordelier (Malo) l'a rencontré dans mon collègue.

A l'aigreur de ces plaisanteries, je reconnus où le bât blessait le citoyen Barras. Il regardait comme un outrage le choix de Carnot fait à son détriment par Malo, et ceci ne contribua pas peu à la vengeance qu'il en prit au i fructidor. Il aurait voulu que le commandant des dragons eût eu plus de confiance en lui ; il l'en aurait largement récompensé ; au lieu que, persistant dans sa rancune, il donna plus tard à Malo, que néanmoins il fallut tout d'abord nommer général de brigade, tant de mortifications, que ce militaire, réellement ancien moine cordelier, remit sa démission, et se renfonça si bien dans son obscurité première, que depuis il n'en est plus ressorti, et que ses parents seuls ont appris le jour où il a été de vie à trépas. Peut-être existent-il encore ; peu importe, d'ailleurs.

Je laissai Barras épancher sa colère, puis m'enquêtai de la destinée des agents royaux.

Qu'on les noie, les brûle, les pende, cria-t-il ; on les traitera toujours selon leurs œuvres. On va les faire juger par un conseil de guerre.

— On ne les a pas pris les armes à la main, répliquai-je. Et la loi ?...

— La loi ! dit Barras, ah ! la bonne..... ! elle n'est utile que lorsqu'on la viole, elle nuit chaque fois qu'on la respecte.

Le pittoresque de ce propos me fit sourire ; le directeur en fit autant 5 et cette fois, plus franchement, il continua :

Dans les temps de révolution, la légalité est une folie ; elle ne sert jamais au pouvoir tandis que c'est une arme excellente pour ceux qui l'attaquent. La loi est froide, lente et juste ; la défense doit être ardente, prompte et passionnée ; sans ces trois conditions, on est perdu. Quoi ! on emploiera les armes les plus imprévues contre nous, les complots, l'incendie, la révolte, le couteau, le poison, et nous devrons impérieusement à notre tour ne combattre qu'avec des armes courtoises, pour me servir d'un terme de l'ancienne chevalerie Ce serait par trop de duperie ; on aurait toujours le dessous. Comme on me combat je riposte ; c'est la règle de primo mihi.

Je ne pus m'empêcher de convenir qu’au fond Barras avait raison ; je me récriai seulement sur le malheur des circonstances qui obligent à s'écarter de la règle immuable, en forçant les souverains à devenir de simples chefs de partis.

Voilà où nous en sommes, reprit le directeur ; le gouvernement est notre propre affaire, notre cause personnelle, dont nous avons à nous démêler du mieux qu'on peut. lies fautes nous tuent, ne pouvant les rejeter sur nos ministres. On nous en demande toujours compte à la manière des voleurs qui, le pistolet appuyé sur la gorge des passants, leur crient : la bourse ou la vie ! A nous, on dit : la vie ou le pouvoir ! Et dans cette position on hésiterait à se servir de ressources prises en dehors de la loi ! Celui qui voudrait ne faire que par elle mériterait un brevet de logement aux Petites-Maisons.

Ce que Barras professait ce soir-là fut rois en œuvre contre les conspirateurs désignés ; on les envoya devant un conseil de guerre séant à l'Hôtel-de-Ville de Paris. On apprit dans les débats que l'épicier Dunant était l'ancien officier de marine Duverne de Presle. Les avocats des prévenus contestèrent la légalité du tribunal militaire, soutenant que leurs clients n'avaient pas été pris les armes à la main, mais arrêtés au milieu des épanche-mens d'une conférence intime. L'opinion publique se prononça dans ce sens ; elle répugnera toujours à voir intervertir l'ordre de la justice. Le conseil de guerre persista à soutenir sa permanence ; les accusés se pourvurent au tribunal de cassation ; une lutte s'établit alors entre ce tribunal suprême et les deux pouvoirs législatif et exécutif. La requête en cassation fut admise, mais le ministre de la justice, Merlin, provoqua un décret qui annula le jugement. Ceci devenait un coup d'état véritable, et amena entre les membres du tribunal de cassation et le directoire une animosité dont les conséquences furent graves, puisqu'au 18 fructidor suivant on décima l'indépendance de la haute magistrature.

Cependant le conseil de guerre se trouvait très-embarrassé ; le directoire, d'une part, usant de toute son influence, cherchait à lui arracher une condamnation sanglante ; de l'autre, renforcée par l'arrêt de cassation, lui interdisait le droit de connaître derechef de cette cause. Ses membres hésitèrent long-temps sur ce qu'ils avaient à faire ; enfin un jugement intervint de leur part il porta le cachet de leur hésitation et des capitulations de leur conscience.

Le prononcé porta que Brotier, Dunant ou. Duverne de Presle, Lavillheurnois et Poly, arrêté également, étaient coupables ; mais qu'ayant égard aux circonstances atténuantes, à la franchise de leurs aveux la peine de mort serait commuée en celle de réclusion ; savoir, Brotier et Ouverte de Presle pour dix, ans, Pol y pour cinq, et Lavillheurnois pour un. Les autres accusés qu'on avait joints au procès-furent ou acquittés ou renvoyés devant le tribunal criminel pour autres délits.

Un tel arrêt devenait un triomphe pour les conspirateurs. Ce fut la pensée du directoire, qui, plus tard, changeant la réclusion en une peine plus grave, les envoya avec les déportés de fructidor à Cayenne et à Sinnamary. En résultat, cette levée de boucliers nuisit à la cause royale, et acheva de semer la discorde parmi les membres du gouvernement.

Une de ses conséquences fut que le directoire cessa d'avoir de la confiance dans le ministre de la police. On s'imagina qu'il avait connu le complot comme complice, et qu'il ne s'était mis en mesure de le dénoncer et de le poursuivre qu'au moment où il l'avait vu arriver à la connaissance de Malo. On débuta par lui faire grise mine, par lui retirer le secret de certains actes. On poussa si loin les marques de mécontentement, que Cochon ne put se dissimuler la nécessité de sa retraite. Elle n'eut lieu pourtant que le 13 messidor suivant (6 juillet). On le remplaça par Le Noir La Roche. Tous les deux, plus tard, devaient s'asseoir ensemble au sénat consulaire et impérial. La démission du ministre de la police ne le mit pas à couvert du ressentiment de Barras : on le fructidorisa ; mais on ne l'envoya pas outre mer ; il fut retenu à Me d' Oléron, où il demeura jusqu'au 18 brumaire.

C'était un homme très-recommandable, bon administrateur et probe. Les royalistes lui ont rendu justice, quoiqu'il se fit taché de régicide. Je lui demandai, dans une occasion où nous nous trouvâmes ensemble à la campagne dans une sorte de familiarité, ce qui, malgré sa douceur naturelle, ses qualités estimables, et je ne craindrai pas de dire ses vertus, l'avait pu conduire à voter la mort de Louis XVI. Il me regarda fixement, me prit la main, la serra dans la sienne, et, tandis qu'une vive rougeur couvrait son front, il me répondit d'une voix fortement accentuée

LA PEUR !! Oui e monsieur, continua-t-il la peur Il aurait fallu se trouver à cette époque de délire et de crimes pour concevoir jusqu'où l'épouvante pouvait faire descendre des gens de bien. On tremblait non seulement pour soi, mais pour les siens, mais pour ses amis, ses simples connaissances. Le péril menaçait tous les alentours de celui qui oserait tenir tète à la révolution. On ne redoute pas, dans les temps ordinaires, la mort qui vous menace, parce qu'on a la certitude d'en être seul frappé ; mais alors un acte de courage proscrivait toute une famille, et ici le cœur demeurait saisi, dans l'intérêt des autres, d'une faiblesse qu'on aurait rougi d'avoir pour soi. Telle est, monsieur, non l'excuse, car je sais qu'il n'y en a pas pour une telle action, mais le motif du vote funeste d'un grand nombre d'entre nous.

J'admirai cette réponse naïve et loyale, déplorant toutefois qu'il y ait si peu de ces âmes fermes, capables, dans les temps d'orage, d'affronter la foudre, n'importe sur quelque front qu'elle doive tomber.

Le 1er février la présidence de Barras prit fin. Rewbell le remplaça clans cette suprématie triennale. Celui-ci voulait du bien à Bonaparte, qui avait répondu très-succinctement aux détails que je lui transmis sur le complot Brotier. Il regardait, disait-il, ces intrigues comme des misères ridicules dont on se débarrasserait aussitôt qu'on le voudrait. Il portait en ce moment toute son attention sur l'ouverture de la campagne, re commencée par, lui en plein hiver, et toujours avec un pareil succès. Il avait gagné, le 14 janvier, la bataille de Rivoli ; il fut encore vainqueur à Saint-Georges et à la Favorite. Le chef de l'armée autrichienne, Alvinzi, faisait des efforts dé espérés pour parvenir à dégager Mantoue, bloquée étroitement. Ce fut en vain. Des combats partiels lui enlevèrent ses troupes ; et, dans ces trois journées, ily eut de son côté cinq ou six mille soldats tués ou blessés et vingt mille prisonniers, le général Provera, entre autres, qui reçut là le même affront qui déjà rayait frappé l'an dernier à Millesimo.

Les drapeaux trophées de ces victoires furent envoyés à Paris. Bonaparte poursuivit ses succès ; il s'empara de Roveredo, de Trente. Enfin il m'écrivit la lettre suivante

Je vous embrasse. Mantoue est à la France. Les armes, l'artillerie, le bagage nous restent. Nous en avons besoin. Quinze mille hommes formant la garnison rentrent chez eux, avec promesse de ne pas servir jusqu'après l'échange. Voilà le principal. Je fais de mon mieux si on n'est pas content, que l’on aille se...... coucher, ce que je n'ai presque jamais le temps de faire. Je laisse à vos journaux le soin de réduire à rien la prise de Mantoue, pourvu qu'ils ne la regardent pas comme nuisible à la patrie et le commencement d'une trahison.

Le général détestait le journalisme ; il ne perdait aucune occasion de manifester son antipathie contre les feuilles périodiques. Je lui ai entendu dire sans fin que quatre gazettes hostiles faisaient plus de mal que cent mille hommes en plate campagne. La plus mauvaise recommandation qu'ou pût donner à quelqu'un auprès de lui, c'était de le prétendre rédacteur de journaux. Il ne leur pardonnait pas ses sottises débitées sur son compte. Il regardait leur liberté comme désorganisatrice de tout gouvernement. Je me souviens que, peu après le 18 brumaire, Fabre de l'Aude, qu'il estimait beaucoup, sollicitait de lui je ne sais quel emploi pour un homme de sa connaissance ; j'étais présent.

Qu’a-t-il fait ? demanda Bonaparte.

— Une gazette.

Le premier consul tressaillit.

Une gazette ! répéta-t-il. Ah ! c'est un parleur, un critique, un frondeur,, un donneur de conseils, un régent des souverains, un tuteur des nations. Il n'y a que les cabanons de Bicêtre qui conviennent à ces gens-là.

— Mais, premier consul, repartit Fabre, qui avait encore son franc parler, vous employez tous les jours des hommes qui ont été journalistes.

— S'ils n'avaient été que cela, je les repousserais. Je m'en sers malgré cela, entendez-vous ?

On ne doit donc pas s'étonner du soin extrême qu'il mit à garrotter la presse, et surtout la presse périodique. Il ne pouvait la supporter que soumise à ses volontés impérieuses. Tout était positif dans cet homme : il ne souffrait ni observations ni critique ; l'obéissance passive, voilà ce qu'il voulait uniquement.

Le pouvoir, disait-il, est une roue qui doit aller sans cesse : tout ce qui retarde ou entrave sa marche est périlleux. Il lui faut une libre carrière, le concours de tous, et nulle résistance, Sans cette condition, il vacille, il. n'est sûr de lui ni des autres. Comment ses agents lui obéiront-ils, dans le cas où Us verront les autres blâmer ses actes ? Le silence en dehors de lui fait une portion considérable de sa force.

Telles étaient les maximes sévères de ce grand administrateur, de ce personnage chargé de consolider le repos des peuples et d'affermir les trônes. Les rois et les peuples ne l'ont compris qu'après qu'il a disparu par leur faute.