HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XI.

 

 

Comment Bonaparte se dessinait. — Il écrit au cardinal Mattey. — Carnot s'en fâche. — La Revellière en prend de l'humeur. — Scène qu'il m'en fait. — Je l'apaise. — J'en instruis Bonaparte. — Ce qu'il me répond. — Boissy-d'Anglas. — Le contrat de rente, anecdote. — Les orléanistes. — Le duc de Montpensier. — Quelques-unes de ses dernières paroles. — Le comte de Beaujolais. — Ce qu'il dit à deux émigrés. — Barras craignait les orléanistes. — Nous causons sur les Bourbons. — Lemarrois présente au directoire les drapeaux d'Arcole. — Anniversaire du 21 janvier.

 

Ce n'était pas seulement de littérature et de politique intérieure que l'on s'occupait à Paris. Les cœurs et les yeux s'attachaient à suivre les mouvements de nos armées si malheureuses en Allemagne, où cependant Moreau fondait sur l'habileté d'une retraite sa gloire à venir, et si heureuses en Italie, où des triomphes 'ajoutaient chaque jour d'autres lauriers à ceux déjà cueillis. ll en résultait que le bonheur ou plutôt le génie de Bonaparte le rendait l'objet d'un enthousiasme universel ; rien n'entachait cette réputation si radieuse à son aurore, si supérieure, dans toutes les parties, à ce que l'on connaissait autour de lui ; déjà il n'avait plus d'égal. Ses rivaux lui étaient inférieurs dans l'opinion publique, et ses amis jouissaient avec orgueil de ce succès, supérieur à ceux conquis par la voie des armes. On rencontrait en lui une. vivacité de conception sans pareille, une vigueur d'exécution non moins étonnante, une intégrité au-dessus du soupçon, des formes graves, solennelles, propres à reconstituer la considération qui n'environnait plus le pouvoir ; chacune de ses paroles était retentissante ; chacun de ses actes portait coup ; une de ses lettres, et toutes avaient leur prix, obtint une approbation de vogue ; elle est conçue en ces termes, et adressée, le 21 octobre, au cardinal Mattey, archevêque de Ferrare,

Monsieur le cardinal, la cour de Rome a refusé d'accepter les conditions de paix que lui a offertes le directoire ; elle a rompu l'armistice même ; elle arme, elle veut la guerre, elle l'aura. Mais avant de voir de sang-froid la ruine et la mort des insensés qui voudraient opposer des obstacles aux phalanges républicaines, je dois à ma nation, à l'humanité, à moi-même, de tenter un dernier effort pour ramener le pape à des conditions plus modestes et conformes à ses vrais intérêts, à son caractère et à sa raison. Vous connaisse ; monsieur le cardinal, les forces et le courage de l'armée que je commande ; pour détruire la puissance temporelle du pape, je n'ai besoin que de la volonté de le faire. Allez à Rome, voyez le saint père, éclairez-le sur son véritable intérêt. Délivrez-le des intrigants qui l’assiègent, qui veulent sa perte et celle de la ville de Rome. Le gouvernement français me permet encore d'écouter des propositions de paix ; tout peut s'arranger ; la guerre, si cruelle pour les peuples, a des résultats terribles pour les vaincus. Sauvez le pape des plus grands malheurs. Vous savez combien je désire terminer par la paix une lutte qui serait pour moi sans gloire, comme sans danger.

Je vous souhaite, monsieur le cardinal, dans votre mission, le succès que la pureté de vos intentions mérite.

Signé BONAPARTE.

 

Cette lettre si mesurée, si noble, si bienveillante, déplut cependant au directoire, mais à lui seul. Carnot ne sut pas déguiser son mécontentement ; il voyait s'élever un compétiteur de gloire, un homme capable de combattre, d'administrer et d'écrire, et cela ne pouvait que le blesser. Il dit à Rewbell, de qui je le sus :

Où est le directoire ? à Paris, ou dans la tente de Bonaparte ? Que signifie ce style de potentat, sous la plume d'un général de la république ? Voyez comme par grâce il prononce le nom du gouvernement français Nous lui devons de la reconnaissance pour ce souvenir bienveillant !

Rewbell me rendit compte de ce propos, car alors il avait de l'amitié pour Bonaparte. Il me conseilla en même temps de voir La Révellière, qui, tout-à-coup et au sujet de cette lettre, avait, la veille, péroré longuement contre mon ami. Je fis ce qu'il me disait, et me rendis chez le pontife des théophilanthropes. Du plus loin que celui-ci me vit :

Il se passe en Italie de belles choses ! s'écria-t-il. Quoi fi nous ne remportons dans ce pays des victoires multipliées que pour y soutenir le fanatisme, que pour mieux affermir la religion du Christ ! Un commandant en chef des armées républicaines donne au tyran de Rome les titres de Saint-Père, de sa sainteté ! Il hésite à renverser ce trône des superstitions, et il ne craint pas de me donner ce désagrément ! Je vois bien qu'il n'est ni ne veut être mon ami..... Soit, je ne l'y force pas ; mais le directoire saura le contraindre à ne pas affecter l'empire.

Je soutins cette bordée de mon mieux, et, avec un air de componction qui, loin d'irriter La Révellière, l'adoucit, je répliquai que le général était bien à plaindre, si on méconnaissait ainsi ses intentions ; que son désir le plus ardent était e après sa soumission au directoire, de se conserver rattachement du directeur présent ; que s'il traitait le pape avec considération apparente, c'était pour ne point heurter les préjugés dont la plus grande partie de !Italie demeurait imbue ; qu'en le maltraitant il fournirait de fortes armes au fanatisme, ce qu’il fallait éviter. En un mot, j'accommodai tant que je pus cette affaire difficile. La Révellière m'écouta en hochant la tête, et lorsque j'eus fini :

Tout ceci, reprit-il, est bel et bon ; mais le général ne fait qu'à sa tête. Pourquoi, si là-bas :il mit devoir jouer au catholique, ici n'est-il pas des miens ? Il me semble que la théophilanthropie est préférable à ces momeries renouvelées des Hébreux.

— Vous en causerez avec lui à son retour, et j'espère qu'il vous donnera satisfaction. Ne lui en veuillez pas en attendant, et ne paraissez pas embrasser des inimitiés dont votre beau caractère doit être exempt.

Cette flatterie, permise à cause du motif, acheva d'apaiser l'amour-propre du concurrent à la suprématie pontificale. La Révellière, d'ailleurs, comme tous tes esprits médiocres, craignait de paraître se laisser mener, et it savait que Carnot déguisait peu cette prétention à son égard. Aussi il me répondit qu'il était au-dessus de toute influence ; son mécontentement provenait moins du fond du délit que de l'apparence du délit même, pouvant laisser croire k l'indifférence de Bonaparte à son égard.

Je me récriai de nouveau sur cette supposition, que je taxai librement d'injuste ; et, enfin, je remis le général bien dans l'esprit du fondateur de culte. Je me hâtai de faire part à celui-là du succès et du mauvais effet produit par sa lettre. Voici ce qu'il me répondit :

Il y a en France et en Europe d'autres hommes que les cinq directeurs. Ce n'est pas pour eux que je travaille, mais pour la patrie. Ce n'est pas tout que de lui fournir de la force, il faut encore la rendre respectable. La rudesse démagogique irrite et inspire autant de haine que de mépris. Je veux vaincre par les armes, par la raison et par les formes. Tant pis pour ceux dont l'intérêt serait de me voir autrement. Je conçois la jalousie d'auteur de la part de La Révellière, son indignation de ce que je fais passer le pape avant lui. Cela ne se peut autrement. La chaire de saint Pierre est plus ancienne que les tréteaux du théophilanthropisme. On doit des égards à la vieillesse. D'ailleurs, culte pour culte, je préfère celui de mes pères. Les reproches qu'on lui adresse sont injustes ; la religion chrétienne sera toujours l'appui le plus solide de tout gouvernement assez habile pour savoir s'en servir ; mais on tombe sur lui, on écrase ses ministres, et puis on s'étonne de le rencontrer sur la route en pierre d'achoppement. Quant à moi, si j'étais à diriger les affaires, je m'accommoderais avec lui, et m'en trouverais bien.

Je vous remercie pourtant de m'avoir ménagé le retour de l'ami de La Révellière je ne suis pas dans la position où un ennemi de plus est chose indifférente. Quant à la malveillance de l'autre (Carnot), ou des autres, j'espère sous peu y acquérir plus de droits ; car je me flatte également d'augmenter sous peu la gloire des armes de la république. Adieu.

Signé BONAPARTE.

 

Chaque pièce de la correspondance de ce grand homme portait avec elle ce cachet de perspicacité étendue de graves réflexions. Celle là était tout empreinte de sa pensée religieuse, dont il se hâta de fournir la preuve de l'existence aussitôt qu'il eut pris les cènes de l'administration. Était-il surprenant que des personnages si en dessous de lui, fussent jaloux de tant de mérite ? La vertu a toujours importuné la foule envieuse des gens médiocres ; ils la poursuivent partout où elle se montre. Il y avait pareillement alors un homme de la vieille roche, un de ces caractères mélangés de la force de Fabricius et de la douceur de Fénelon, et qui s'était démêlé avec plein honneur du labyrinthe révolutionnaire sans être aucunement souillé de fange ou de sang, Boissy-d’Anglas, que l'on aurait deviné si je rte l'eusse pas nommé. Celui-là non plus que Bonaparte eut à supporter les coups de la calomnie, comme il avait su braver le poignard des assassins de son collègue Féraud. On lui en voulait de sa vie irréprochable, et l'envie essayait de le surprendre de toutes façons. Il avait toujours déjoué ses efforts ; et néanmoins, comme elle est infatigable, vers ce temps elle revint à la charge, et voici dans quels termes Boissy lui-même nous raconta le dernier tour qu'elle venait de lui jouer.

Hier matin (19 décembre), au moment où la séance du conseil des cinq-cents allait s'ouvrir, le représentant du peuple Bailleul, tenant à la main le Journal des Hommes libres, parcourait rapidement les corridors du conseil, la salle des conférences, le vestibule, se glissant au milieu de quelques députés que le froid réunissait autour des poêles, leur annonçant la découverte d'un contrat de constitution de rentes, passé tai a nouvellement en faveur de mes enfants, au nom de Louis-Stanislas-Xavier, autrefois MONSIEUR aujourd'hui prétendant au trône de France. On peut s'imaginer de l'effet que produisait une pareille nouvelle, même sur ceux qui sont les moins disposés à ajouter foi aux discours de Bailleul. — Cela ne se peut pas, disaient les uns. — Cela est impossible, disaient les autres, c'est encore un mensonge de Louvet ou de Poullier. — Le fait est certain, répliquait Bailleul en souriant ; et il montrait le Journal des Hommes libres. On cite le notaire qui a reçu l'acte. Vous voyez que l'accusation est positive. — Très-positive, répétaient à la fois trois ou quatre personnes qui paraissaient avoir un grand désir de la trouver telle. — Quand je vous le disais il y a quelques jours, à la bibliothèque, poursuivait un autre, que plus de cent députés avaient leur lettre de grâce dans leur poche, et le prix de leur trahison assuré, vous leviez les épaules, vous me traitiez de fou. Eh bien ! avais-je tort ? Oh ! vous en découvrirez bien d'autres. Je suis sûr que, si vous compulsiez tous les dépôts publics de Paris, on verrait qu'Henri Larivière Lanjuinais, Dumolard Pastoret, etc., n'ont pas été plus maltraités que Boissy-d'Anglas, et on sentirait la nécessité d'une grande et prompte mesure. — Il faut convenir, murmurait un assistant, que c'est une étrange manière de conspirer, que de le faire par devant notaire. — Et tous ajoutaient : Il faut mettre Boissy en jugement ; certainement Drouet ne fut pas aussi coupable[1]. — Il n'est pas temps encore, répliqua Bailleul, il n'est pas temps ; et il entra dans la salle, où la séance venait de s'ouvrir.

Or, poursuivit Boissy d'Anglas, voici l'explication de mon crime. J'étais autrefois officier dans la maison de MONSIEUR. En 1790, la charge fut supprimée, et comme la fortune ennemie pouvait bien forcer un prince à supprimer ses officiers, mais à les payer non, MONSIEUR me passa, au commencement de 1791, chez Gondouin, notaire, rue des Quatre-Fils, un contrat de cinquante-cinq mille livres, portant dix pour cent d'intérêt, au viager, sur la tête de mes quatre enfants. Notez que la charge m'avait coûté cinquante mille livres, et qu'il y avait cinq ans de rentes arriérées... Voilà le fait ; maintenant j'attendrai l'acte d'accusation de Bailleul.

Ledit acte n'arriva pas. Bailleul en fut pour sa courte honte, sa badauderie, sa méchanceté, qui lui avaient fait adopter si légèrement une calomnie si grossière. Il fallut qu'il en demandât pardon à Boissy, qui lui répondit avec froideur

Citoyen, je préfère vos injures à vos excuses. Le mot était dur, et mérité pourtant, car, dans cette 'circonstance, Bailleul s'était mis au-dessous de sa conduite ordinaire, très-honorable d'ailleurs.

Il y avait dans les conseils des haines réciproques, qui tiraient leur source de la conduite tenue avant le g thermidor, et depuis des vengeances à exercer en retour de dénonciations, d'emprisonnements, de menaces de mort, de déportations, d'exils, de saisies de biens. Que de causes avaient dû fomenter réciproquement ces querelles intestines ! que de sujets de se détester on avait eus ! Ces époques de turbulence, de troubles, de guerres civiles, sont des moments affreux, dont le ciel frappe les peuples qu'il veut punir. Il y avait eu tant d'intrigues, tant de partis opposés, que chaque citoyen devait avoir nécessairement des ennemis ; ces partis existaient encore. C'étaient les royalistes purs, les monarchiens, les fédéralistes, les jacobins, les républicains, ceux du directoire, et puis de certains directeurs, à part de leurs autres collègues, des conseils, de Bonaparte, de Pichegru, de La Fayette, des d'Orléans ; oui, les orléanistes survivaient à la mort terrible et méritée de leur chef : ceux-là donnaient au gouvernement de l'effroi. Ils craignaient que la royauté ne fût un jour rétablie au profit du duc de Chartres, devenu titulairement duc d'Orléans, par le décès de son père ; aussi répondait-il par un refus constant à toutes les instances de la vertueuse femme du misérable ÉGALITÉ, pour obtenir la mise en liberté de ses plus jeunes fils, le duc de Montpensier, et le comte de Beaujolais ; détenus en otage au fort Saint-Jean, à Marseille. Le directoire voulait hier relâcher ces princes, mais à la condition que leur frère ainé et eux quitteraient le continent d'Europe, et passeraient en Amérique. On était à la recherche du jeune duc d'Orléans, voyageant alors dans les royaumes du nord sous le voile d'un incognito complet ; enfin on le rencontra. Les supplications de sa mère lui parvinrent ; il consentit à obéir à la frayeur du directoire. Il s'éloigna de la France, de ses partisans ; et dès qu'on le sut débarqué aux États-Unis, on ouvrit, aux duc de Montpensier et comte de Beaujolais, les portes d'une prison qu’ils avaient habitée pendant plus de trois ans et demi ; eux aussi abandonnèrent forcément la France, et n'échangèrent la captivité que pour l'exil.

C'étaient deux princes d'une belle espérance. Le duc de Montpensier avait été démocrate à faire pitié ; le comte de Beaujolais, quoiqu'e très-jeune, s'était montré royaliste, de façon à réparer les torts de sa famille. Le malheur avait corrigé le premier, trop égaré par les exemples de son père, les instructions de madame de Genlis, et sa fréquentation de l'antre des jacobins, où son frère acné l'avait présenté avec tant de joie et de sollicitude. Le duc de Montpensier, revenu de son erreur, est mort en détestant les principes révolutionnaires. Un de mes amis lui a entendu dire, à Malte, où il est décédé :

Un prince du sans qui se révolte contre son roi mérite le mépris des hommes et le chaument de Dieu.

Il avait de l'esprit, des connaissances peu profondes mais très-variées. Son frère le comte de Beaujolais se faisait adorer de tous ceux qui l'ont connu. Déjà et à peine dans l'adolescence, il témoignait à l'infortunée Marie-Antoinette le désespoir que lui inspirait la conduite criminelle de son père. Il saisissait les occasions de se rapprocher au moins de sentiment avec la famille royale, Que de fois, en exil, il a répété à des émigrés qui s'approchaient avec plaisir de lui seul

Messieurs, mes frères et moi avons tant à réparer, envers les chefs de notre rade, que l'on nous verra mourir tous plutôt que de rien faire qui lui déplaise. Mon frère aîné tiendra toujours à devoir de se montrer le premier sujet du roi de France.

Le directoire avait peur sans motif. Les orléanistes n'étaient pas en position de l’emporter. On ne trouvait là ni conviction, ni chaleur, ni enthousiasme. Le chef de cette famille inspirait de l'horreur, et on le poursuivait de malédictions jusque dans la tombe où il reposait. Ses enfants n'avaient rien fait de remarquable. L'aîné s'était battu, il est vrai, mais qui ne se bat pas en France avait accompagné Dumouriez dans sa désertion, bien que lui-même ne désertât pas. La nécessité impérieuse, le besoin naturel à l'homme de conserver sa vie, lui interdisaient de demeurer, après la fuite de sort chef, au pouvoir d'hommes furieux qui l'auraient conduit au supplice. Mais, s'il était excusable dans sa retraite à l'ennemi, cela ne lui procurait aucun partisan dans la république. Il en avait peu alors, et le gouvernement, en le craignant, faisait montre de sa faiblesse accoutumée, et point de l'étendue. de sa vue politique. Je m'amusai à plaisanter Barras sur ce point. Barras ne se divertissait pas autant que moi là-dessus. Lui, au contraire, prétendait que le parti orléaniste finirait par l'emporter en France, et soutenait bonne la mesure qui contraignait les princes de ce nom à sortir de l'Europe.

Il n'y restera toujours que trop de Bourbons, me disait-il ; trois parmi eut, sans compter ceux-là nous donneront un jour de la tablature.

— Lesquels ? demandai-je.

— Les ducs d'Angoulême, de Berry, et d'Enghien ; les deux derniers particulièrement ; on les enverra en edams perdus. Vous verrez quels tracas ils donneront à la république.

— Elle les mépriserait, répondis-je, s'ils restaient les bras croisés. Malheur aux grands qui se reposent sur d'autres du soin de rentrer dans leur héritage !

— Nous tâcherons de les empêcher de ressaisir le leur, répliqua Barras impétueusement. Non, je ne pourrais lamais croire ma tête solide sur mes épaules tant que je me verrais en face d’un Bourbon.

— Cette terreur est la sauvegarde de la république, dis-je.

— Eh ! le moyen, vraiment, de nous faire croire qu'on oubliera le passé. Il est des actes qu'un fils, qu'un frère, qu'un père, qu'une mère, ne pardonnent jamais. Nous avons posé entre les Bourbons et nous une barrière de sang ; elle ne peut être levée ni franchie.

— Et pourtant, dis-je avec une gaîté calculée, il est des gens qui vous accusent de travailler à votre accommodement avec le comte de Lille.

Les propositions m'en ont été laites souvent, très-souvent ; mais ce ne serait pas sans méfiance que je les écouterais. On peut vouloir connaître les offres que nous feraient nos ennemis, sans, pour cela, avoir la ferme résolution de traiter.

Je pris ce propos pour un aveu caché des négociations que Barras avait entamées déjà avec Louis XVIII ; mais je rue gardai bien de découvrir que je lui donnais cette signification. Je répliquai eu termes généraux contentant de m'inquiéter si on fêterait, cette année, le 21 janvier.

Il le faut bien, répondit Barras mélancoliquement ; si on ne le célébrait pas, ce jour terrible, on nous dénoncerait à la nation. Tant que la république existera, cette cérémonie deviendra son cachet annuel, et la séparera des rois. 'D'ailleurs, lors même que je pencherais vers une autre mesure, ires quatre collègues décideraient celle-là Et puis, faire une telle proposition, il faudrait avoir Les reins forts.

Une réception solennelle, et bien autrement honorable, termina l'année 1796. Le 31 décembre, le directoire, accompagné de ses ministres et du corps diplomatique ; tous en grand costume, reçut, dans son audience publique, les quatre drapeaux autrichiens pris à la bataille d'Arcole. Quatre officiers les portaient ; le brave Lemarrois, alors chef de bataillon et aide-de-camp de Bonaparte, les présenta au pouvoir exécutif, au milieu des applaudissements d'une foule immense qui encombrait les salles et les dehors du Luxembourg. Lemarrois n'était : pas éloquent, et néanmoins, en cette circonstance, il débita un discours qu'on lui avait fait, peut-être, mais qui parut chaud, rapide et plein. Il parla modestement des exploits héroïques dont il avait pris sa part, et répondit de l'armée d'Italie, qui. ne cesserait de marcher dans la route de l'honneur, et qui serait toujours prête à la défense de la patrie. Le président (c'était Barras) répliqua aussi en assez bons termes ; il louangea les braves, n'oublia par les chefs, promit la reconnaissance de la république ; et, en finissant, remit à Lemarrois, au nom du gouvernement, une paire de pistolets de la manufacture de Versailles, puis acheva par l'accolade fraternelle obligée, qui faisait partie du cérémonial républicain. On profita de l'occasion pour adjoindre une seconde présentation moins importante à celle-là si glorieuse, celle du commandant en chef des grenadiers composant la garde du corps législatif.

Le militaire revêtu de ce titre s'appelait Ramel, homme destiné à parcourir une pénible carrière, et qui, après avoir reçu des affronts insignes au temps de la république, finirait par être assassiné à Toulouse par les compagnies secrètes, après le second retour des Bourbons.

J'assistai à cette solennité ; je vis avec plaisir combien on était fier des conquêtes de Bonaparte, et j'en augurai avantageusement pour l'avenir. Tout le monde, ce jour-là avait un air de fête, quelque chose de joyeu et d'ouvert. Il n'en fut pas de même lorsqu'il fallut célébrer l'anniversaire de l'assassinat de Louis XVI ; les deux conseils ne sortirent pas de leur salle respective ; tout se borna là à des discours et à des prestations de serment de haine à la royauté, que chaque membre prononça, et que parjurèrent tous ceux que la royauté impériale ou bourbonienne voulut employer depuis.

 

 

 



[1] Le fameux maitre de poste de Sainte-Menehould, qui arrêta Louis XVI, devint membre de la convention et régicide ; il entra dans la conspiration de Babœuf ; plus tard dans celle du camp de Grenelle, on le condamna à mort. Il s'échappa, fut amnistié, et a terminé ses jours en 1824, à Mâcon, dans des sentiments d'une haute piété. (Note de l'éditeur.)