HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE X.

 

 

Suite de la négociation de lord Malmesbury. — Note III. — Note IV. — Note V. — Note VI. — Note VII. — Note VIII. — Note IX. — Note X. — Note XI. — Note XII. — Note XIII. — Barras m'instruit du résultat de l'affaire. — Article Ier d'un journal officiel d'alors. — Note XIV. — Notre XV. — Note XVI. — Rupture des négociations. — Ce que m'en dit Barras. — Fabre de l'Aude. — Le député Ozun. — Quel gouvernement convient à la France. — De l'influence des passions, par madame de Staël. — Analyse de l'ouvrage. — Citations. — Ce que La Harpe en disait. — Ce que T*** en pensait.

 

La négociation de lord Malmesbury fut si étrangement conduite de part et d'autre, et les actes qui la signalèrent si singuliers, que, revenant sur ce que j'en ai dit à la fin du chapitre précédent, je crois devoir offrir aux amateurs de diplomatie l'ensemble des pièces relatives à ce point d'histoire, et que l'on trouverait difficilement. Ce sera la partie la plus sérieuse de ce volume ; mais nos diplomates modernes apprendront du moins avec quelle hauteur leurs devanciers traitaient les affaires d'état. On se rappelle de la dernière note venue du directoire, et transmise à l'envoyé anglais par Charles de Lacroix, ministre des relations extérieures. Voici la réponse que l'on y fit.

NOTE III.

samedi 12 novembre 1796.

Le soussigné a transmis à sa cour la réponse du directoire. Ce n'est point par des injures réciproques que l'on travaille de bonne foi à l'ouvrage de la paix. Il n'est point autorisé, comme on le suppose, à une négociation séparée ; il lui est enjoint de n'entendre à aucune proposition tendant à séparer les intérêts de S. M. B. d'avec ceux de ses alliés. Sans doute leur intervention sera nécessaire ; mais pour abréger les délais on peut commencer à discuter le principe de la négociation combinée, basée sur les compensations. Le directoire ne s'est pas expliqué d'une manière précise, ni sur l'acceptation de ce principe, ni sur les modifications qu'il désirerait d'y apporter, ni enfin sur l'énonciation d'un autre principe quelconque qu'il proposerait pour servir au blême but.

Signé, MALMESBURY.

NOTE IV.

Le soussigné est chargé par le directoire exécutif de vous inviter à désigner dans le plus court délai, et nominativement, les objets de compensation réciproque, que vous proposez ; il est chargé en outré de vous demander quelles sont les dispositions pour traiter sur une base juste et équitable dont S. M. l'empereur et roi a donné au gouvernement français une preuve si éclatante au moment même de l'ouverture de cette campagne. Le directoire exécutif l'ignore. C'est l'empereur et roi qui a rompu l'armistice.

Signé, CHARLES DE LACROIX.

NOTE V.

3 novembre 1796.

Le ministre plénipotentiaire de S. M. B. s'adresse au ministre des relations extérieures pour le prier de l'informer s'il doit regarder la note officielle qu'il a reçue de sa part hier au soir comme la réponse à celle que le lord Malmesbury a remise hier matin au ministre des relations extérieures par ordre de sa cour ; il fait cette demande pour ne pas retarder inutilement le départ. de son courrier.

NOTE VI.

Réponse. Même jour.

Le soussigné ministre des relations extérieures déclare à lord Malmesbury, plénipotentiaire de S. M. B., qu'il doit regarder la note officielle qu'il lui a transmise hier comme la réponse à celle que le lord Malmesbury lui avait adressée le matin de ce même jour.

NOTE VII.

13 novembre 1796.

Le lord Malmesbury vient de recevoir la réponse du ministre des relations extérieures, dans laquelle il déclare que la note officielle qu'il lui a transmise hier doit être regardée comme la réponse à celle que lord Malmesbury lui a adressée le matin du même jour.

NOTE VIII.

novembre 1796.

Le soussigné (lord Malmesbury) n'hésite pas un moment à répondre aux deux questions que vous êtes chargé de lui faire de la part du directoire exécutif.

Le mémoire présenté ce matin par le soussigné propose en termes exprès, de la part de S. M. le roi de la Grande-Bretagne : de compenser à la France par des restitutions proportionnelles les arrangements auxquels elle devra consentir pour satisfaire aux justes prétentions des alliés du roi, et pour conserver la balance politique de l'Europe.

Avant l'acceptation formelle de ce principe, ou l'énonciation, de la part du directoire exécutif, d'un autre quelconque qui puisse également servir de base à la négociation d'une paix générale, le soussigné ne saurait être autorisé à désigner les objets de compensation réciproque.

Quant à la preuve des compensations pacifiques donnée au gouvernement français par S. M. l'empereur et roi à l'ouverture de la campagne, le soussigné se contente de rappeler les paroles suivantes, qui se trouvent dans la note du baron de Deglemann, du 4 juin, dernier :

Les opérations de la guerre n'empêcheront nullement que S. M. I. ne soit toujours portée à concourir d'après cette forme de négociation qui sera adoptée de concert entre les parties belligérantes à la discussion des moyens propres à mettre fin à l'effusion ultérieure du sang humain.

NOTE IX.

Le soussigné Charles de Lacroix, en réponse à votre seconde note d'hier, est chargé par le directoire exécutif de vous déclarer qu'il n'a rien à ajouter à la réponse qui vous a été adressée. Il est chargé également de vous demander si, à chaque communication officielle qui sera faite entre vous et lui, il sera nécessaire que vous envoyiez un courrier pour recevoir des instructions spéciales.

NOTE X.

Paris, ce a 3 novembre 1796.

Le soussigné (lord Malmesbury) ne manquera pas de transmettre à sa cour la note qu'il vient de recevoir du ministre des relations extérieures. Il déclare également qu'il sera dans le cas d'expédier des courriers à sa cour toutes les fois que les communications officielles qui lui seront faites exigeront des instructions spéciales.

NOTE XI.

26 novembre 1796.

La cour de Londres # informée de ce qui s'est passé ensuite du dernier mémoire remis par son ordre au ministre des relations extérieures a trouvé qu'il n'y a absolument rien à ajouter à la réponse faite par le soussigné (lord Malmesbury) aux deux questions que le directoire a jugé à propos de lui adresser.

Elle attend donc encore, et avec le plus grand intérêt, l’explication des sentiments du directoire par rapport au principe proposé de sa part pour base de la négociation, et dont l'adoption a paru le moyen le plus propre pour accélérer le progrès d'une négociation si importante au bonheur de tant de nations.

Le soussigné a reçu en conséquence l'ordre de renouveler la réponse d'une demande franche et précise sur cet objet, afin que sa cour puisse connaitre avec certitude si le directoire accepte ladite proposition s'il désire d'y apporter des changements ou modifications quelconques, ou enfin s'il voudrait proposer quelque autre principe pour arriver au même but.

NOTE XII.

7 frimaire.

En réponse à la note remise hier (26 novembre vieux style) 6 frimaire, par le lord Malmesbury, le soussigné (Charles de Lacroix), ministre des relations extérieures, est chargé par le directoire exécutif d'observer que les réponses raites des 5 et 22 brumaire dernier renfermaient la reconnaissance du principe de compensation, et que, pour ôter tout prétexte à discussion ultérieure sur ce point, le soussigné, au nom du directoire exécutif, en fait encore la déclaration formelle et positive. En conséquence, le lord Malmesbury est derechef invité à donner une réponse prompte et catégorique à la proposition qui lui a été faite le 22 brumaire dernier, et qui est conçue en ces termes : Le soussigné est chargé par le directoire exécutif de vous inviter à désigner dans le plus court délai et nominativement les objets de compensation réciproque que vous proposez.

NOTE XIII.

Le soussigné  (lord Malmesbury), en réponse à la note de ce matin, qui lui a été remise de la. part du ministre des relations extérieures s'empresse de lui assurer qu'il ne tardera pas un moment dé la communiquer à sa cour, dont il doit nécessairement attendre les ordres ultérieurs avant de pouvoir s'expliquer sur les points importants qu'elle renferme.

Paris, 27 novembre 1796.

 

Les journaux continuant a mettre le public dans la confidence de cette négociation me. née si bizarrement, le public en éprouvait de la colère ; il aurait voulu que l'on marchât plus droit. Il se plaignait. Barras me demanda ce que l'on disait dans les sociétés que je fréquentais.

On murmure.

— Que veut-on ?

— La paix.

— On aura la guerre, répliqua-t-il brusquement. Malmesbury ne veut que semer la discorde parmi nous, et inspirer à nos alliés de la défiance contre nous. Il exige des choses absurdes ; l'abandon de la Hollande, de la Belgique, de l'Italie ; des choses de l'autre monde. Il occupe le tapis par des balivernes, nous croit des enfants. On lui prouvera qu'il y a des hommes dans le gouvernement.

— Vous romprez donc les négociations ?

— Elles sont rompues. Vous n'avez donc pas lu les journaux ce matin ?

— Non, vraiment. Je n'aime pas ce qui me tourmente, et je rejette leur lecture vers le soir.

Le directeur alla prendre sur la cheminée le numéro du Rédacteur, du 1er nivôse (mercredi 21 décembre), et lut lui-même, en appuyant sur les mots, le paragraphe suivant :

Parie, 30 frimaire an V.

Après avoir parcouru tout le cercle des moyens évasifs et dilatoires de la tortueuse diplomatie, le lord Malmesbury a été enfin forcé, à ce qu'il parait, de s'expliquer catégoriquement.

Ses propositions étaient toutes contraires à la constitution, ou aux lois ou aux traités. Il proposait à la France la honte et la perfidie.

Comme il ne faisait, à Paris, que recevoir et envoyer des paquets, on lui a enjoint de partir.

On écoutera, cependant, les propositions ultérieures de l'Angleterre, en correspondant par courriers.

 

Que vous semble de ceci ? ajouta Barras en reposant la gazette audacieuse.

— Que, pour parler aussi haut, il convient d'agir avec force. Mais connaitrons-nous ces propositions ?

— Les voici. Méditez-les ; voyez si elles sont acceptables.

Il me remit alors deux mémoires confidentiels, datés du 27 frimaire (17 décembre), adressés par lord Malmesbury à Charles de Lacroix ; l'un sur les objets principaux de restitutions, de compensations, et d'arrangement réciproque ; l'autre, sur la paix de l'Espagne et de la Hollande. En voici la substance :

Dans le premier, notre XIV :

S. M. B. demandait la restitution à l'empereur de tous ses états sur le pied de possession avant la guerre ; le rétablissement de la paix entre l'empire et la France, par un arrangement qui serait traité avec l'empereur, comme chef de l'empire ; l'évacuation de l'Italie, avec l'engagement de ne pas intervenir dans les affaires intérieures de ce pays ; la faculté, à la cour de Pétersbourg, d'intervenir dans la négociation, ou d'y accéder ; enfin la paix entre le Portugal et la France, sans qu'il soit question d'aucune condition ou d'aucune cession de part et d'autre.

A ces conditions, S. M. B. offrait à la France la restitution entière, et sans réserve de tout ce qu'elle avait conquis sur cette puissance dans les Deux-Indes ; la restitution des îles de Saint-Pierre, de Miquelon, et de la pèche de Terre-Neuve, sur le pied du statu ante bellum. Quant à la partie espagnole de Saint-Domingue, si elle devait rester à la France, S. M. B. demanderait en retour une compensation.

Dans le second mémoire, note XV :

S. M. B. déclarait que, si le roi d'Espagne désirait accéder au traité définitif ; elle ne s'y refuserait pas ; il ne serait question que de rétablir la paix sans restitution ni compensation quelconque, ou, en tout cas, il. en serait convenu dans le cours de la négociation.

Pour ce qui regardait la république des Provinces-Unies, S. M. B. et ses alliés ne consentiraient pas à rétablir l'ancien état territorial, à moins que la France ne pût également remettre ces provinces, à tous égards, et dans même position politique ou elles se trouvaient avant la guerre, etc.

Ces deux mémoires étaient sans signatures. Le directoire chargea le ministre des relations extérieures de déclarer au lord Malmesbury qu'il ne pouvait écouter aucune note confidentielle non signée, et qu'il était requis de donner, dans les vingt-quatre heures, son ultimatum, signé de lui.

Le lord Malmesbury, en renvoyant, le 29, les deux mémoires signés de sa main, ajouta ce qui suit :

NOTE XVI.

Quant à la demande positive d'un ultimatum, lord Malmesbury observe que c'est vouloir fermer la porte à toute négociation que d'insister là-dessus d'une manière aussi péremptoire, avant que les deux puissances se soient communiqué leurs prétentions respectives, et que les articles du traité futur aient été soumis aux discussions que demandent nécessairement les divers intérêts qu'il s'agit de concilier. Il ne peut donc rien ajouter aux assurances qu'il a déjà données au ministre des relations extérieures, tant de vive voix que dans sa note officielle.

 

Lorsque j'eus achevé, Barras, sans me laisser le temps de lui expliquer ce que je pensais sur ces trois pièces, que je ne trouvais pas si déraisonnables que lui les prétendait, me dit :

Certes, après cette dernière note, le directoire n'a pu douter plus longtemps des intentions réelles du cabinet anglais ; aussi a-t-il pris la détermination de terminer brusquement une déception trop prolongée ; et Charles de Lacroix a reçu de nous l'ordre de notifier à lord Malmesbury qu'il eût à quitter Paris sous deux fois vingt-quatre heures ; que, cependant, les négociations, si l'Angleterre en voulait, pourraient être continuées par courriers. Lord Malmesbury a accusé la réception de cette dernière note, le 30 frimaire (20 décembre), et a demandé des passeports pour partir aujourd'hui. Enfin nous serons débarrassés d'un intrigant qui, tout à la fois en paraissant s'occuper de traiter avec le directoire, cabalait auprès des jacobins et des royalistes.

— Son renvoi, si subit, fera beaucoup crier, me mis-je à dire.

— Oh ! nous le savons ! Les ennemis de la république sont ceux du directoire. Ils ne perdront pas l'occasion de le déchirer. Peu lui importe, il fait son devoir..... Mandez tout ceci au général ; il ne sera pas trop fâché de la continuation de la guerre.

Ce fut par là que se termina la conversation. Je sortis du Luxembourg, tout pensif. Comme je descendais la rue de Tournon, deux individus m'accostèrent, tous les deux membres du conseil des cinq-cents, et très-estimés de leurs collègues et du public. C'était Fabre de l'Aude, qui depuis, sous l'empire, fit un beau chemin. Il devint membre et président du tribunat, sénateur, grand procureur-général du conseil du sceau des titres, et commandeur de la légion - d'honneur. Il est aujourd'hui pair de France[1]. C'est un homme de probité, de sens, d'un caractère doux, conciliant, et néanmoins ferme, très-entendu dans la partie des finances, dont alors il se mêlait beaucoup. L'opinion générale l'appelait au ministère, qu'occupait alors le conventionnel et régicide Ramel. Fabre de l'Aude était entièrement pur de tous les excès de la révolution.

Le second, Joseph-Antoine Ozun né dans le comté de Bigorre, à Sarrancolin, d'une famille fort ancienne et tris-estimée, réunissait une foule de qualités brillantes et agréables. Il avait de l'esprit, de l'énergie, de la vivacité, pensait et parlait bien. Appelé, en septembre 1795, aux cinq-cents, il s'y distingua par des travaux importants sur les branches diverses de l'administration. Bonaparte se lia avec lui à son retour d'Italie, l'apprécia, et se servit de lui plus tard pour préparer les résultats de la journée du 18 brumaire. Il rappela à la préfecture de l'Ain, et venait de le nommer préfet du palais consulaire, au moment où il apprit sa mort, arrivée, par suite d'une chute (le cheval, en juin i802. Ozun laissa des regrets universels dans tous les lieux où il était connu.

Je m'étais fait son ami depuis quelque temps ; nous nous voyions beaucoup, et n'avions rien de caché l'un pour l'autre. Lui, et M. Fabre de l'Aude, m'ayant donc rencontré à ma sortie du palais directorial, et reconnaissant que je me livrais à une rêverie profonde, nie barrèrent le chemin. J'allai me heurter contre eux, alors je les aperçus.

Oh ! comme vous êtes soucieux ! me dit Ozun.

— On ne quitte jamais cette maison avec grande gaîté, ajouta M. Fabre de l'Aude en désignant du doigt le Luxembourg..... Qu'y dit-on de nouveau ? me demanda-t-il.

MOI. Les gazettes ont dû vous l'apprendre 7 repartis-je.

OZUN. Oui., ces messieurs (il insista sur la qualification) veulent la guerre ; ils croient en avoir besoin pour se soutenir ; elle ne les empêchera pas de tomber.

FABRE. Quant à nous nous ferons, tout notre possible pour les envoyer garder les moutons. C'est pitié que de voir comment ils gouvernent la France.

MOI. Ils la rapprochent pourtant de l'unité, dis-je à mon tour et en riant.

FABRE. Ma foi, nous ne nous sauverons que par cette unité.

— Et que par l'hérédité, prétendriez-vous encore peut-être, répliqua Ozun, dont les opinions, quoique très-modérées, se rapprochaient un peu plus du républicanisme.

FABRE. Mon ami, occupons-nous d'abord de l’unité, et, si l'essai vous panait bon, le reste viendra plus tard.

MOI. Mais où trouver cette unité ?

OZUN, avec gaîté. De l'autre côté du Rhin, peut-être à Vérone. Qui sait où ?

FABRE. Pourquoi ne pas la chercher d'abord à la tête de nos armées ? Nous sommes à une époque où la force du sabre doit être l'appui naturel de la loi.

MOI. Un despotisme militaire ?

FABRE. Le repos, la prospérité publique à l'ombre d'un grand caractère.

OZUN. Ceux de ce genre ou les jette au moule ?

FABRE. Vous plaisantez et vous pouvez choisir ; car les sujets ne manquent pas.

MOI. Où sont-ils ?

FABRE. Moreau, Pichegru, Hoche, Joubert, Bonaparte, tous ceux-là sont des hommes.

Je me tus, voulant apprendre ce que Ozun pensait. Lui, voyant mon silence, se hâta de dire :

Si j'étais contraint à subir le joug d'un soldat, je ne voudrais que celui du vainqueur de l'Italie.

MOI. Et vous avez raison.

FABRE. Citoyens, je suis des vôtres.

Nous nous donnâmes la main, et, depuis ce moment, travaillâmes de concert. Cependant, reprenant la parole

Mes amis, dis-je, la poire n'est pas mûre.

OZUN. Elle le sera dans mi ou deux ans. fi est impossible que ces gens vivent au-delà Je suis pour eux cependant, car je craindrais le retour à l'ancien régime.

FABRE, avec une expression prophétique. Que de fautes on n'évitera pas si on revient trôner !

MOI. Qui sait ? L'expérience est puissante !

FABRE. L'expérience ! Qui en a ? Personne. Les fautes passées ne servent qu'à l'historien, jamais aux autres. On veut toujours être placé dans une position différente de ceux qui les commirent. Les Bourbons ne verront leur position qu'imparfaitement ; et néanmoins si seulement ils pouvaient être demi-sages, ce que l'on aurait de mieux à faire serait de s'accommoder avec eux. L'Europe royale, tant qu'elle ne les verra pas à Paris, nous fera une guerre déclarée ou sourde.

OZUN. Alors, il faut que l'Europe devienne toute républicaine.

FABRE. Le modèle que nous lui offrons vaut la peine d'être copié..... Ainsi, le directoire veut la guerre, il a raison ; six mois de paix le tuerait..... Au demeurant, comme il mourra d'une ou d'autre façon.....

OZUN. Je ne suis pour son enterrement qu'avec l'assistance de Bonaparte, je vous en préviens.

Nous causâmes encore quelque temps sur ce sujet, et puis chacun alla de son côté. Il me fut prouvé que dans le sein des conseils il s'élèverait un fort parti contre le directoire.

Ce fut vers cette époque que madame de Staël, qui, tout en se mêlant de politique et de galanterie, ne négligeait pas la littérature, publia son ouvrage de l'Influence des passions sur les individus et les nations, un vol. in-8°, imprimé à Lausanne, en 1795. Peu de livres firent plus de bruit. La célébrité de l'auteur lui prêta un nouveau lustre.' Chacun voulut le lire. On se l'arrachait, et, dans chaque salon dans tous les lieux où l'on se réunissait, il n'était question que de cette production remarquable. La matière était divisée en trois sections :

La première, consacrée à l'amour de la gloire, à l'ambition, à la vanité, aux passions de l'amour, de l'avarice, du jeu, de l'ivrognerie, de l'envie, de la vengeance, de l'esprit de parti et du crime.

La seconde traitait, ou, pour mieux dire traite des sentiments intermédiaires entre les passions et les ressources qu'on trouve en soi-même ce sont ceux de l'amitié, de la religion, de la tendresse conjugale, paternelle et filiale.

Dans la troisième partie, enfin, ii est question des ressources que l'on trouve en soi la philosophie, l'étude et la bienfaisance. Madame de Staël appelle passions toutes les affections qui, plaçant en dedans de nous un tyran, nous rendent au dehors sujets forcés, en nous asservissant à la puissance des autres. Son but est de prouver que le bonheur est incompatible avec les passions, que leur caracteree.st d'imprimer leur mouvement à toute la vie, et leurs jouissances à peu d'instants ; que si leur absence n'assure pas le bonheur, elle exempte du moins de grands maux ; que d'ailleurs elles ne sont pas nécessaires pour donner à l'âme un mobile, chaque circonstance qui nous environne suffisant pour déterminer l'âme à une préférence ; et, enfin, que la vertu est aussi capable. de porter aux grandes actions que la plus noble des passions.

Cette analyse rapide suffira à donner une idée de ce livre, aujourd'hui beaucoup moins lu qu'autrefois. Il est semé de pensées vive-ut exprimées, riches de coloris et de fond. En voici quelques-unes :

Dans les républiques populaires, la liberté de la presse, la multiplicité des journaux rendent la gloire impossible. Là le peuple juge ; il ne s'abandonne point à l'enthousiasme. Le mérite obtient de l'estime, il n'obtient point de gloire.

Les progrès des lumières diminuent l’empire individuel de l'homme ; le genre humain hérite du génie, et lei grands hommes rendent leurs pareils moins nécessaires aux générations suivantes.

Tant que dure le premier éclat des grandes réputations les amis ne cessent d'agir en faveur de ceux qui les ont obtenues ; et, quand les ennemis arrivent avec des armes toutes nouvelles des amis ont émoussé les leurs en les faisant inutilement briller autour du char de triomphe.

C'est par des circonstances, jamais par le talent seul, que quelques hommes ont échappé à l'inconstance de la faveur publique.

S'il se mêle des torts aux revers de la fortune, quel champ vaste pour les découvertes des esprits médiocres ! Parce qu'il y a une bataille perdue, ils pensent qu'ils font gagnée.

Aimer n'est plus accordé à celui que la passion de la gloire a dominé longtemps ; son âme est trop vaste pour être remplie patelin seul objet.

Le feu de l'ambition dessèche ; il est âpre et sombre comme tous ces sentiments qui, condamnés au secret par notre jugement sur leur nature, sont d'autant plus éprouvés que-jamais ou ne les exprime.

L'admiration est une sorte de fanatisme qui veut des miracles. On ne consent à accorder à un homme une place au-dessus des autres, à renoncer à l'usage de ses propres lumières pour le croire et lui obéir, qu'en lui supposant quelque chose de surnaturel. Dès qu'il lui devient nécessaire de raisonner sur ses défaites, de les expliquer par les obstacles, de les excuser par des malheurs, c'en est fait de l'enthousiasme. La pompe du génie, c'est le succès.....

 

Je pourrais multiplier les citations, je m’arrête à celles-là Ce volume eut des partisans fanatiques et des détracteurs forcenés. Nul ne s'en occupa avec indifférence. La Harpe me dit à ce sujet :

L'auteur a la passion de la renommée il lui manque celle de la vertu.

— Mais en quoi est-elle coupable ?

— Elle ne croit pas en Dieu, d'abord ; et puis.....

— Achevez.

— A quoi bon ? cette femme court après la gloire ; c'est tout au plus si elle atteint la famosité.

T***, parlant sur le même texte, disait :

L'ouvrage est bon, mais devrait être signé par un homme. — Pourquoi ? Les femmes doivent inspirer les passions, et pas disserter sur elles. Figurez-vous votre maîtresse dans son boudoir, s'arrachant de vos bras pour écrire un axiome philosophique. En amour, vive la bêtise ! car l'amour c'est le positif.

T*** a prouvé qu'il professait cette maxime.

 

 

 



[1] Il est mort du choléra en juillet 1832 il est singulier que l’auteur parle de lui en cette circonstance. (Note de l'éditeur.)