Fêtes et plaisirs. — L'officier de dragons et la peau de tigre. — Rétif de la Bretonne. — Son orgueil naïf. — Mercier et lui. — Rapport aux cinq-cents fait par Mercier contre les artistes. — Sa querelle avec David. — Énergie et justesse de ses répliques. — Ses antipathies littéraires. — Ses médisances sur Fontanes. — Pourquoi il englobait Marmontel dans cette proscription. — Son propos touchant Chénier. — La Harpe ennemi de tous les gens de lettres. — Scène plaisante de ce dernier, venant de communier. — Épigramme inédite de Chénier sur son compte. — Espoir de paix. — Lord Malmesbury vient en traiter avec le directoire. — Qui ne veut pas cesser la guerre. — Barras m'avoue pourquoi. — Note I. — Note II. — Réflexions.Les nuages qui chargeaient l'horizon politique n'épouvantaient aucunement les Parisiens, trop longtemps contenus par le règne de la terreur dans leur amour immodéré des divertissements de tous genres. On courait aux fêtes données, soit gratis, soit à prix d'argent, soit dans des lieux couverts, soit sous la voûte céleste quoi que ce fût enfin plaisait, pourvu que ce fût une distraction. C'était un véritable délire, dont je prenais ma part avec la vivacité de mon âge, d'autant moins contenue que lit présence de Bonaparte n'était point là pour la retenir. J'allais partout où je savais que des divertissements nous étaient offerts, et, dans la simplicité de mon âme, je ne manquais aucune séance de l'institut, Il était, vous ai-je dit dans le volume précédent, nouvellement rétabli, et déjà 'le point de mire de toutes les-ambitions littéraires et scientifiques. Les artistes, les gens de lettres, les géomètres,. les naturalistes, les hellénistes, et surtout les citoyens de la classe de morale, politique, législation, aimaient à faire, parler d'eux à tout prix, et ce désir était également partagé par leurs femmes. Plusieurs de celles-ci, fort jeunes et très-jolies, affichaient une légèreté de conduite dont elles trouvaient l'exemple dans la meilleure compagnie d'alors. Je me souviens d'une anecdote dont l'une d'entre elles fut l'héroïne, et qui fit force bruit dans le temps. Je me plairai à la répéter. Cette dame avait pour époux un grand amateur de curiosités naturelles ; il travaillait à la formation d'un cabinet où les productions des quatre parties du monde venaient tour à tour prendre rang. Un beau jour on apporte la superbe dépouille d'un tigre royal ; il la place sur une sorte de mannequin, de manière à lui rendre l'apparence de la vie, et il invite ses amis à venir l'admirer. Parmi ceux-d ne comptait pas un lieutenant de cavalerie au régiment du cordelier Malo, jeune gars de vingt-deux ans, beau comme Adonis, et taillé en gladiateur combattant. C'était un genre de mérite que l'érudit appréciait peu, et que sa pudique moitié estimait beaucoup. Il avait interdit à cet officier l'entrée de sa maison, et, dès que lui en sortait, le lieutenant y établissait son quartier-général. Ce mange dura quelque temps, à la satisfaction des amants... Mais tout a un ternie, et la mauvaise' fortune est en pleine habitude de remplacer la bonne. Il advint que, dans le moment où l'on croyait notre illustre à l'Institut, il se présente, non seul, mais en compagnie, amenant deux particuliers pour qu'ils vissent son tigre. û cacher l'amant ? toutes les issues sont fermées, et, s'il est rencontré, quelle scène va s'en suivre ! Mais comment faire ?... Une idée se présente. On ignore ce que veut le savant ; il ressortira peut-être... Et vite, vite, ramant est niché sous la peau bigarrée. Il y est fort à son aise ; la carcasse est vaste, le mannequin posté très à propos. Cependant le mari et les invités arrivent. Ma femme, ces citoyens viennent voir ma peau. — Votre peau ? — Oui, celle de notre bête. — La voilà citoyens. — Qu'elle est belle ! Et chacun de s'extasier, et la dame de frémir. On tourne autour, on examine. L'un passe les mains sur le poil, l'autre soulève un pan. Oh ! que vois-je ? dit celui-ci ; on a doublé ce tigre avec un habit de dragon. Ii tire, on résiste, il ne lâche pas prise ; tout-à-coup un juron se fait entendre, la peau est soulevée... Instant d'effroi, et-le militaire sort, persuadé qu'on le mystifie. Qui le fut ? Le mari. Il eut dès ce moment l'histoire naturelle et sa femme en égale aversion. Parmi ceux qu'indignait leur non admission à l’Institut, je place en première ligne Rétif de la Bretonne, génie rocailleux agreste, sans mesure ni retenue, et néanmoins ingénieux, original, varié, rempli de pensées fortes, d'idées neuves, mais habillées, il est. vrai, sous un style bizarre, encore plus étrangement recouvert d'une orthographe qui en rendait la lecture difficile. Rétif de la Bretonne avait, en outre, un orgueil prodigieux, qui s'exprimait avec une naïveté incomparable Celui-là plus encore que Rousseau, ne comprenait pas comment la France tardait à lui dresser des autels. Il savait les mériter, il les aurait de la postérité, pourquoi donc les lui refuser pendant qu'il était en vie ? Cet orgueil fou le porta à l'acte d'une telle extravagance, qu'on a peine à croire qu'il soit possible lue l'hallucination de la vanité puisse aller jusque-là. Rétif s'avisa d'écrire sa propre biographie, en seize gros volumes, et, sous prétexte de se donner en exemple à la postérité, se traira volontairement dans la boue, se déshonora si bien, qu'il n'y eut pas moyen de le relever de sa flétrissure éclatante, et que, quoique ses taleras réels parlassent pour lui, il fallut le laisser à l'écart. Qui n'a pas entendu le rugissement de sa colère ne peut s'en former l'idée exacte, à moins qu'il ne soit intimement lié avec un romantique également mis de côté. Rétif tonnait dans les rues, soit de vive voix, soit.par placards. Il imprima tout au long cette phrase parfaite On demande pourquoi Rétif de la Bretonne ne fait point partie de l'institut. RÉPONSE. Quand on eut fini le manuscrit de l'Encyclopédie, on s'aperçut qu'on avait oublié l'article Paris. Ainsi, d'après Rétif, Rétif était le Paris de l'Institut de France. Risum teneatis ! Il est certain que cet homme de lettres aurait dû y siéger, s'il ne s'en était pas rayé lui-mine, ainsi que je l'ai dit précédemment, par la publication inconvenante de Monsieur Nicolas, ou le cœur humain dévoilé. Ce sont les mémoires les plus étranges, les plus vicieux, et à la fois les plus amusants à lire. On ne revient pas de ce mélange de turpitudes et de sentiments philosophiques, de cette dissolution pratique avec tant de vertu en théorie 5 et de cette persistance à déshonorer soi, toute sa famille, ses pareils, ses amis et ses connaissances. Ce livre est trop peu connu, il mérite de l'être davantage. Rétif était l'inséparable de Mercier ; chacun prenait la charge de trompette de son camarade. Il y avait la réciprocité d'éloges, et la camaraderie de l'époque actuelle a été fondée par ces deux littérateurs, au demeurant bien supérieurs à tous nos romantiques du jour, leurs pâles copies. Mercier avait plus d'art et d'adresse. Nommé membre du conseil des cinq-cents, chaque fois qu'il prenait la parole, il soutenait une question singulière ; il frappait l'attention par l'étrangeté de ses doctrines. Je crois amuser mes lecteurs en leur présentant des lambeaux d'un des discours de Mercier dont voici le sujet. Une loi venait d'être portée ; elle établissait l'impôt de la patente ; les peintres, sculpteurs, architectes et graveurs, y étaient soumis. Es en appelèrent par pétition à une nouvelle décision de la législature. Une commission aux cinq-cents fut nommée, selon l'usage, pour faire un rapport, et Mercier choisi pour rapporteur. On aurait dû penser qu'il s'empresserait d'affranchir les beaux-arts d'une taxe honteuse. Cela eût été le pont aux ânes pour lui ; aussi, loin de marcher dans cette ligne, il en adopta une tout opposée, et, montant à la tribune, a dit : Il s'agit de donner une idée juste de ce qu'on entend par peintre, sculpteur, graveur et architecte. Vous savez que, pour bouleverser les choses, on a bouleversé le langage ; on a abusé du mot d'artiste. Autrefois un peintre était un peintre, un comédien était un comédien, un violon était un violon ; aujourd'hui ce sont des artistes. L'abus en ce genre a été porté si loin, que peu s'en est fallu que Montesquieu, Newton, etc., ne fussent des artistes. Parce qu'on a dit que la peinture est sœur de la poésie, les peintres ont cru pouvoir s'assimiler aux poètes, aux écrivains, aux géomètres, comme s'il était permis de comparer le pinceau du peintre au compas de Newton. Il faut être grossier de langage, et sourd de génie, pour placer la peinture dans les couleurs ; elle est dans l'âme et les sentiments. A entendre les peintres, leur art est purement libéral ; ils ne gagnent rien. Parcourez le salon. Ici, c'est un portrait de l'auteur ; là c'est celui de sa mère, de son père, de sa fille. S'il a peint cette femme, c'est qu'elle était belle. Ce tableau d'histoire restera dix ans dans son atelier ; et s'il s'en défait à cette époque, ce sera pour une somme modique. L'inégalité de talents forme entre ceux qui se décorent du beau nom d'artiste une ligne de démarcation impossible à tracer. Les plus mauvais peintres sont les plus riches. Feriez. vous payer la même patente au pinceau de Poussin et à la broche du rôtisseur ; à la plume de Rousseau et à l'encrier de Marat ? Tous ces peintres, graveurs, sculpteurs et architectes, ont été les vampires du trésor public... Le rapporteur après ces phrases peu louangeuses, conclut à ce que les peintres, etc., qui n'avaient ni enseigne ni boutique, qui ne faisaient aucune entreprise de peinture 3 de sculpture et de bâtiment, fussent déchargés de la patente. On écouta l'orateur avec mécontentement ; ou lui en donna la preuve, en refusant l'impression de son discours. Il s'en moqua ; il avait parlé à la tribune, et tous les journaux répéteraient ses paroles. Il y eut pleine insurrection contre lui parmi les artistes furieux d'avoir été aussi mal traités. La première fois que David rencontra Mer+ cier à l'Institut, il fut à lui bouillant de courroux, et le remercia ironiquement de son œuvre. De quoi te plains-tu ? répliqua Mercier. Ai-je dit plus de mal des artistes que tu as voulu leur en faire ? Ai-je provoqué contre eux des mesures.de mort ? Cette apostrophe se rapportait au propos de David, qui, au temps de la terreur, avait dit publiquement : On peut tirer à mitraille sur les artistes, sans craindre de toucher un seul patriote. C'était les dévouer eu masse au supplice. Mercier, d'ailleurs, avait été proscrit avec les soixante-treize, et il n'oubliait pas que David siégeait parmi les proscripteurs. Celui-ci, attéré par la vigueur de la réplique, balbutia quelques mots. Écoute, poursuivit Mercier ; fais des tableaux, c'est ton métier. Je dis métier, entends-tu ? car tu débats à l'avance le prix de ton travail. Tu sais ce qu'il te rapportera ; donc tu es marchand, et point artiste. — Et toi, l'es-tu ? car tu vends aussi tes feuilles écrites. — Je les donne à vil prix, et j'éclaire le monde. Quel bien un tableau peut-il faire a la patrie et à l'humanité ? Est-ce avec des peintures ou au moyen de statues qu'on serait parvenu à faire la révolution ? Il fallait la parole tonnante, le levier énergique de la plumet pour renverser les préjugés. Montre-moi, avant 1789, un seul de tes tableaux où tu aies fait preuve d'indépendance. Ton pinceau conduit à la Bastille ou fait avoir des démêlés avec la justice ? Non, tri l'as employé à retracer les traits de tous les vicieux, de toutes les femmes galantes de l'époque ; tu as jugé digne de la postérité quiconque t'a payé grassement. Moi, au contraire, j'ai lutté avec audace contre le trône, le clergé, la noblesse, la magistrature ; j'ai harcelé, accablé les riches et les oppresseurs ; j'ai subi la prison, la saisie de mes volumes ; je me suis laissé ruiner dix fois, tandis que tu gagnais de l'argent de ce monde-là que tu le flagornais dans ses salons. La révolution est venue ; alors tu as demandé du sang et moi j'ai invoqué la clémence ; tu es devenu féroce parce que tu, étais fort ; je me suis presque rangé du parti que j'avais aidé à renverser, parce que je l'ai vu faible. Aussi je suis écrivain, et toi tu es artiste. Adieu David. Mercier, au sortir de ce combat de langue, vint tout chaud nous le raconter chez madame Bonaparte, qui parfois l'engageait à d'hier, Nous admirâmes la vigueur de cette philippique ; elle lui fit un ennemi irréconciliable de David, qui ne la lui pardonna jamais. Plus de vingt ans après il s'irritait au seul nom de Mercier ; celui-ci, au contraire, jusqu'au moment de sa mort, faisait l'éloge des talons de David, sans plus se ressouvenir de leur dernière querelle. Il faut avouer qu'il ne manifestait pas une égale mansuétude envers certains hommes de lettres pour lesquels il professait, à tort sans doute, k plus souverain mépris-; il rangeait dans ce nombre d'abord La Harpe, puis Marmontel, ensuite –Fontanes, et enfin Delille. C'était chaque jour contre eux de nouvelles, de vives attaques ; il les qualifiait de phrasiers, d'arrangeurs de mots, d'eunuques littéraires ; c'étaient, à l'entendre, des gens qui faisaient de la poésie avec des sons, qui, de leur. vie, n'avaient eu en propre une idée ; et puis iY Les entreprenait dans le secret de leur existence. Oh ! pauvre Fontanes, qu'il y avait loin de la rudesse avec laquelle Mercier te traitait au concert laudatif qui t'a accompagné jusqu'à la tombe ! Avec quelle amertume. il te reprochait de t'être fait entretenir par Agnès Lebegue, première femme de Rétif de la Bretonne ! Qu'il entrait à ce sujet en des détails pénibles ! Monsieur le marquis, vous aviez débuté en souteneur du beau sexe. Mercier manquait de charité, mais il prenait sa revanche ; les puristes non plus ne l'épargnaient pas ; c'était une attaque presque permanente et où il n'entrait aucune générosité. Je dis un jour à Mercier : Soit ; foudroyez La Harpe, Fontanes, Delille, Andrieux ; mais pourquoi tirer sur Marmontel, qui est des vôtres. — Des miens ! ... Rayez cela de vos papiers. Non, certes, il n'en est pas ; il critique Boileau, ce n'est point par principe littéraire, mais par envie de faire parler de soi. Il le critique, et il suit ses maximes et il marche à la suite de l'école funeste du règne de Louis XIV. Non, pardieu, Marmontel n’est pas des nôtres, et je lui appliquerai.par justice ses propres vers contre Boileau Sens feu, saris verve, et sans fécondité, Marmon... copie, on dirait qu'il invente ; Comme un miroir il a tout répété, — Eh ! répondis-je, vous battez cet auteur avec ses propres armes. — Je le repousse dans ses rangs, dont il veut sortir à tort. Ceux que j'admets dans les miens, c'est Rétif de la Bretonne un peu Ducis, quoique copiste. — Et Chénier ? — Lui..., s'il avait voulu... Mais non, monsieur préfère le goût au génie. Il adviendra de là que, le goût changeant, on l'abandonnera... Tenez, mon cher ami, le règne des aligneurs de mots, des académiciens, n'a de durée que pendant leur vie ; et, â leur mort, ce qu'ils ont écrit meurt aussi. Que prendre en effet dans leurs œuvres ? des mots ! ils ne manquent pas dans les dictionnaires ; tandis que chez nous on viendra toujours à la pêche des pensées, on nous moissonnera, vendangera perpétuellement. C'était avec ces tournures originales, ces expressions pittoresques, que Louis Mercier soutenait ses opinions. Il étincelait de gaîté, d'esprit et de trait. Son tableau de Paris reste encore en modèle, que de flasques copies ne feront jamais oublier — le livre des Cent et un, par exemple. La Harpe, le plus saintement du monde, cherchait à rendre à Mercier fèves pour pois, et y parvenait avec peine. La Harpe, depuis sa conversion, que je veux croire sincère, bien que j'aie devers moi des raisons d'en douter, était devenu un chien hargneux qu'on ne savait comment satisfaire ; il se plaignait sans relâche, frondait sur tout, et, par un commérage continuel, rendait son commerce pénible. L'envie des succès de ses collègues le consumait, et pourtant il devait être satisfait de ses succès présents ; il professait, au Lycée, au milieu d'une affluence d'auditeurs toujours croissante, ce cours de littérature qui, réuni depuis en corps d'ouvrage, est devenu, son plus beau titre de gloire. On l'applaudissait avec raison ; eh bien ! il n'était pas content, car à côté de lui il en était d'autres qu'on louait, et il aurait voulu que la renommée ne signalât que lui. La réputation de Chénier lui était surtout odieuse ; il déguisait ici assez bien sa jalousie derrière ses principes si récents religieux et monarchiques. Un de mes amis alla le voir comme il venait de communier, et le crut tout occupé de cette sainte action. Savez-vous ce que faisait La Harpe ? une satire sur Chénier, virulente, haineuse, remplie de calomnies, et La Harpe, se mettant à la lire à mon ami, s'interrompait en disant : Mon Dieu, qui de ma bouche es descendu dans mes entrailles, c'est pour toi que je combats... La charité m'ordonne d'épargner ce misérable, aussi le fais-je... C'est un autre Caïn... Qui l'ignore ?.... Sainte Vierge, inspire-moi !... Je suis vrai Je ne répète que la moitié de la vérité... Ce n'est pas moi que je défends... Chrétien, je pardonne des injures, soldat de la foi, je dois mourir sur la brèche. Et cent autres momeries de ce genre. Mon ami asait grand'peine à conserver son sang-froid, à ne pas éclater en face de La Harpe ; mais du moins il ne put garder le secret, et raconta à toue notre société ce qu'il avait entendu. L’irascible Chénier n'était homme à demeurer en reste, il tombait lui aussi avec sa dureté ordinaire sur cet ennemi. On con-net les traits dont il le meurtrit dans nombre de ses ouvrages, mais peut-être on ignore l'épigramme suivante, que ses éditeurs n'ont pas recueillie, et que je tiens de lui-même. DIALOGUE.Frère La Harpe est mort, on l'enterre aujourd'hui. — Quel mal de l'Achéron lui fait voir les rivages ? — Las ! le pauvret ! il a pausé d'ennui ! — Il lisait donc ses froids ouvrages ? Un peu plus tard, et dans un autre volume, je m'étendrai peut-être sur ces querelles littéraires. Leur physionomie avait un cachet particulier, que ne présente pas celle de nos jours. La camaraderie n'existait pas alors, et par conséquent chacun combattait isolé, sans auxiliaire ; la bataille n'en était pas moins acharnée, et les spectateurs n'en portaient que plus d'intérêt aux assaillants. Cette fin d'année amena une espérance de paix continentale qui ne se réalisa pas. L'Angleterre parut vouloir entrer en négociations, et pour cela envoya en France lord Malmesbury. Il amena avec lui lord Granville, MM. Ellis, Talbot, Ross, et une suite assez nombreuse, dont cinq courriers du cabinet. C'était un homme d'esprit, diplomate consommé, âgé d'un peu plus de cinquante ans, et très-propre à réussir à Paris. Il se présenta avec des manières froides mais agréables, réservant toute sa raideur pour la rédaction de ses notes diplomatiques. On le reçut bien, trop bien peut-être, ce qui laissa craindre qu'on ne voulût pas sérieusement s'accommoder. Je fus bientôt au fait de la pensée secrète du cabinet de Londres et de celui du Luxembourg à la suite de quelques propos que me tint Barras. Instruit de la venue du ministre plénipotentiaire anglais, je courus men réjouir avec le directeur. Se le trouvai moins satisfait que je m'y attendais ; il écouta paisiblement lés expressions de ma joie, puis me dit Là, là, ne vous mettez pas tant en l’allégresse ; des négociations ne sont pas toujours des traités. Savons-nous quelles sont les intentions réelles de l'Angleterre, ses prétentions, ses exigences, son ultimatum ? Nous sommes battus sur le Rhin, il est vrai, mais nous menons battant en Italie ; il y a pleine balance, et on peut être exigeant aussi bien que ce monde-là — Mais si l'Angleterre est raisonnable, si elle se montre désireuse de la paix — La paix, reprit Barras, l'ait grand bien à tonte époque à un gouvernement assis sur une base solide ; elle est très-souvent nuisible au gouvernement qui s'établit. Les ambitions, en temps de guerre, s'écoulent vers les armées ; en autre temps, elles débordent dans l'intérieur. L'état de calme est nécessairement celui de luttes acharnées, de batailles intestines, de trames, d'intrigues ; car on cherche à occuper ses loisirs ; alors, les mécontente-Mens comprimés éclatent, les exigences deviennent hargneuses et pressantes ; on a beau-. coup à faire pour maintenir la turbulence des partis. La position belliqueuse, au contraire, comprime les factieux ; on a trop d'inquiétude pour la patrie, pour songer à la troubler ; il y a toujours une masse énorme de gens prompts à soutenir l'administration, par cela seul que la guerre règne. — Ainsi nous n'aurons pas la paix ? — Nous pouvons l'avoir ; mais si elle nous fait faute, c'est que l'intérêt de tous l'aura décidé. En termes diplomatiques, l'intérêt de tous signifie positivement l'intérêt de quelques-uns, comme la phrase bien public doit être traduite sans hésiter par celle bien particulier. Barras donc m'en dit assez pour me laisser deviner que les hostilités continueraient encore sur ruer et sur terre. Ce qui m'était connu en particulier le fut peu après du public, lorsque l'on eut connaissance de la note du gouvernement insérée dans le journal officiel de l'époque. Elle disait : NOTE I.Lord Malmesbury a remis le 5 brumaire (mercredi 26 octobre), au ministre des relations extérieures, un mémoire où il propose d'admettre, comme principe, que le premier objet des négociations de pais se rapportera aux restitutions et aux cessions que les parties respectives ont à se demander. La Grande-Bretagne, vu ses succès, n'a aucune restitution à demander à la France. Mais la France a fait des conquêtes sur Les alliés de la Grande-Bretagne, qui doivent lui être compensées Or des restitutions proportionnelles ; c'est sur ce pied que le roi d'Angleterre offre de traiter, en offrant des compensations. Le directoire a, le même jour, chargé le ministre des relations extérieures de faire au lord Malmesbury une réponse qui porte en substance ce qui suit : NOTE II.Le directoire voit avec peine que la proposition du lord n'offre que des moyens dilatoires. Si le lord eût voulu traiter séparément, ainsi qu'il y est formellement autorisé, les négociations eussent pu être considérable ment abrégées, tandis que la nécessité de balancer, avec les intérêts des deux puissances, ceux des alliés de la Grande Bretagne, multiplie les combinaisons, complique les difficultés, tend à la formation d'un congrès, et exige l'accession des puissances qui, d'après la déclaration du lord, ne lui ont donné aucun pouvoir de stipuler pour elles. Ainsi, sans rien préjuger contre les intentions du lord Malmesbury, sans rien con-aire de ce que sa déclaration parait ne pas s'accorder avec ses pouvoirs, sans supposer qu'il ait reçu des instructions secrètes, sans prétendre, enfin, que le double but du gouvernement britannique ait été d'écarter par des propositions générales les propositions partielles des autres puissances, et d'obtenir du peuple anglais le moyen de continuer la guerre, en rejetant sur la république l'odieux d'un retard, qu'il aurait nécessité lui-même le directoire ne peut se dissimuler que la proposition de lord Malmesbury n'est que le renouvellement de celle faite, l'année dernière, par M. Wickman, et qu'elle ne présentait qu'un espoir éloigné de paix. Le principe de rétrocession, vaguement et isolément présenté, ne peut servir de base à des négociations. Cependant le directoire, pour prouver qu'il ne se refuse à aucune voie de conciliation, déclare : qu'aussitôt que le lord Malmesbury fera paraître ses pouvoirs des puissances alliées de la Grande-Bretagne, l'effet de stipuler leurs intérêts respectifs ; il s'empressera de répondre aux propositions précises qui lui seront faites et que-les difficultés s'aplaniront autant que peuvent le comporter la sûreté et la dignité de la république. Cette manière inaccoutumée de transporter à la face d'une nation des actes diplomatiques, jusqu'alors renfermés dans le secret des portefeuilles, fut un véritable chat jeté aux jambes du gouvernement anglais, si on peut employer ici cette expression proverbiale. Le directoire, avec beaucoup d'adresse, se mettait à côté, bien qu'au fond il ne voulût pas la paix, se montrait au contraire, disposé à la conclure, aussitôt que les autres puissances la voudraient sincèrement. Les Anglais s'en aperçurent, ils en prirent de l'humeur ; lord Malmesbury se plaignit de la publicité donnée à la réponse faite à sa note confidentielle. On répliqua vertement, la négociation, au lieu d'avancer, recula. On échangea d'autres notes, remplies d'aigreurs tt d'exigences. Bref, le ministre plénipotentiaire se retira sans qu'on pût rien terminer. C'était, au fond, ce que l'on souhaitait de part et d'autre. Chacun eut par là le droit de se plaindre, de crier à la déloyauté de l'adversaire, de lui reprocher son amour du sang ; la guerre enfin continua, parce que la paix était encore peu nécessaire aux puis antes belligérantes. |