HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE VII.

 

 

Un émigré rentré. — Il me parle de l'émigration. — Barras veut le voir. — La royauté. — L'étranger. — L'avenir. — Le comte de M***. — Louis XVIII. — Mon parent est pris pour un envoyé secret. — Marmont. — Ce que j'écris de lui à Bonaparte. — Je le justifie aux dépens de qui de droit — Madame de Staël veut voir Marmont. — Elle mène quelque peu Barras. — Et joue La Révellière. — Me parle encore de Bonaparte. — Elle et Joséphine s'aimaient peu. — Mot sur celle-ci de madame de Staël. — Carnot se méfie de la femme d'esprit. — Ce qu'il dit. — Carnot dameret. — Mot charmant de madame de Staël. — Madame G***. — Friponneries du temps. — Intégrité de Bonaparte proclamée par un entrepreneur.

 

Cependant, an milieu de ces intrigues de tous genres, le cours des choses marchait selon la volonté de la Providence : la guerre à l'extérieur, avec des mélanges de succès et de revers qui laissaient paraître brillant d'un plus vif éclat la réputation de Bonaparte, seul victorieux chaque fois qu'il se montrait sur le champ de bataille ; il y avait dans l'intérieur une balance égale envers la bonde et mauvaise fortune. La république se rétablissait avec lenteur des plaies profondes que la convention lui avait faites par son anarchie délirante. Le commerce, l'agriculture languissaient encore, et la haine réciproque des divers partis ne s'amortissait pas ; néanmoins il y avait amélioration positive dans l'état moral de la masse des Français. On respirait, c'était beaucoup pour eux, naguère en présence perpétuelle de la prison ou de la mort ; maintenant on jouissait d'un repos, précaire il est vrai, et l'on se remettait à danser avec gaîté sur un volcan qui rugissait avant de faire éruption.

Sur ces entrefaites, je vis arriver inopinément chez moi un de mes pareras, homme d'esprit et de conduite, ce qui ne l'avait pas empêché d'émigrer, car se défendre de cette folie eût été impossible pour gens où certaine position ; la sienne était telle qu'il avait dû faire abnégation de sa sagesse au profit de son dévouement. Il était parti l'un des premiers, et les miens depuis lors n'avaient pas eu de ses nouvelles ; à peine si moi-même j'avais conservé son souvenir. Il entra dans mon cabinet sans aucune cérémonie ; on n'annonçait pas alors, on évitait toute façon aristocratique ; il s'assit dès l'abord, et me dit :

Me remettez-vous ?

— J’ai tant d'effroi de vous voir en France, répondis-je, que je voudrais me tromper.

— Et moi tant de joie d'y être, que la mort me semblerait douce sur le sol natal.

— Auriez-vous changé de pensée ?

— Grâce à Dieu, je conserve les mêmes sentiments que j'avais jadis ; j'ai seulement vu de près l'étranger, plus nos messieurs et nos mesdames, et cela m'a déterminé à tout braver pour m'en éloigner. Je conte ceci à vous seul, mon cousin, car à tout autre je soutiendrais, avec des preuves excellentes à l’appui, que je suis Meinherr Wolf, Dantzickois de naissance, et venu en France pour les affaires de la forte maison de banque Hoppe, dans laquelle j'ai un intérêt. Ainsi ne vous gênez aucunement pour parler de moi ce titre, aucune investigation ne me fera peur.

— Tant mieux, car parfo4 nous avons des bourrasques pénibles à supporter pour ceux qui viennent de là-bas, et nous nous faisons, alors ogres, de frayeur qu'on ne nous prenne pour des agneaux.

M. de Laspal se mit à rire, il répliqua :

Ogres ou moutons, peu m'importe ; l'essentiel pour moi est de respirer sur la douce terre de France, Oh ! que je peux m'écrier avec Tancrède :

Plus je vis l'étranger, plus j'aimai ma patrie !

Je sais que vous êtes bien avec Barras, dites-lui la vérité sur mon compte ; peut-être aura-t-il envie de me questionner ; je suis en mesure de satisfaire sa curiosité.

Mon parent me donna des détails sur sa position et son envie ; il voulait vivre à l'écart à Paris, en dehors de toute politique, jouir tranquillement de ses heures, et se délasser dans la joie de ne faire rien. Je demeurai assourdi de tout ce qu'il m'apprit, je tombai des nues en l'écoutant ; aussi, dès le même soir, j'en dis un mot à Barras.

Amenez-moi cet homme déguisé, fut son premier mot ; je ne pourrais recevoir un 'émigré, mais un citoyen de Dantzick a tout droit à l'accueil d'un des chefs du gouvernement.

Nous choisîmes une heure commode. M. de Laspal, ayant toujours habité la province, était complètement inconnu au Luxembourg ; et, à moins d'une malice diabolique, on ne devait pas présumer qu'il vint là à point nommé quelqu'un capable de mettre un nom sur son visage ; lui et moi entrâmes donc chez Barras par la porte des intimes. Le directeur fit usage de toutes ses formes de bonne compagnie, fut gracieux, prévenant, joua la comédie diplomatique en acteur consommé ; mon parent le seconda de son mieux, non sans quelquefois oublier son rôle, mais du moins sans 'que Barras l'en fit apercevoir, ou eût l'air de le découvrir lui-même. Leur conversation eut lieu à peu près dans les termes suivants :

BARRAS. Venez vous droit de Dantzick, M. Wolf ?

M. DE LASPAL. Non, citoyen directeur, il y a long-temps que j'ai quitté ma ville natale, et que je cours le monde.

BARRAS. Vous aurez vu l'émigration de près ?

M. DE LASPAL. De très-près, M. le vicomte, face à face et bras dessus bras dessous, je vous jure.

BARRAS. Et elle pense ?

M. DE LASPAL, vivement. Elle clabaude plus qu'elle ne pense ; elle se mine, se perd a se dissipe. Il y a quelque gloire dans les rangs de l'armée de Condé, mais ailleurs....

BARRAS. Ainsi die touche à sa dissolution.

M. DE LASPAL. Sa fin dépend d'un décret.

BARRAS. Et alors adieu la légitimité, il y aura donc stabilité pour la république ?

M. DE LASPAL. Pas davantage, M. le directeur ; la république est comme l'émigration, line vessie gonflée de vent ; ni l'une ni l'autre ne se perpétueront ; la première meurt de faim et de lassitude, la seconde sera dévorée par la royauté,

BARRAS. Oh ! avant que cela arrive.....

M. DE LASPAL. Cela arrivera par nécessité, on n'est bien que sous une monarchie.

BARRAS. Monsieur, un roi ne se naturalisera plus en France.

Mon parent le regarda fixement, hésita sur la réponse à faire ; sa haute raison lui insinua de changer de propos ; a prit pour texte les intrigues qui divisaient les cours du comte de Lille et du comte d'Artois, passa en revue leurs favoris, serviteurs stipendiés, agents, n'omit personne, et nous amusa beaucoup. Il se mit à prédire la rupture prochaine de Louis XVIII avec M. d'Entraigues, et fit de celui-ci un portrait achevé ; tout-à-coup, s'interrompant, il dit au directeur :

A propos, voilà que je me rappelle un grand drôle qui rôde maintenant autour du prince de Condé, un prétendu comte de M***, âme damnée de qui l'achète, et que le gouvernement français a bien tort de payer, attendu qu'il l'est assez grassement par l'Angleterre.

Barras soutint cette attaque à merveille, le M*** était la mouche chargée par son ordre de surprendre les secrets de l'émigration ; on n'avait pu la choisir plus audacieuse, et il faut convenir qu'elle ne manquait pas d'habileté dans son odieux métier. Jamais il ne fut espion plus déhonté, propre à mieux trahir tout le monde, prenant de toute main, rapportant faux à toute oreille, ne se disant pas vrai même à soi, afin sans doute de se maintenir dans le plein exercice de sa fourberie. Mon parent l'avait vu de trop près pour ne point l'apprécier à sa juste valeur ; il voulut que le directeur pût, à son tour, bien connaître le personnage.

Barras persista dans son indifférence affectée au sujet du prétendu comte de M***, et M. de Laspal, ayant épuisé cette matière, revint à celle de l'émigration., dans sa bouche, devenait inépuisable. Il nous apprit avec quel dédain superbe les Autrichiens particulièrement traitaient ces martyrs maladroits de la fidélité ; comment le cabinet de Vienne était en défiance de Louis XVIII, dont il redoutait la sagacité.

Il en a donc ? demanda Barras avec intérêt.

— Plus qu'on ne peut le croire, lui fut-il répond u. Le comte de Lille est parvenu à jouir d'une considération personnelle très-honorable. Il est prudent, sage, ne donne rien au hasard. Il travaille déjà à détruire les préjugés de ses compagnons d'infortune ; et s'il rentre en France, ce sera pour y établir le gouvernement sur les bases de la déclaration de Louis XVI, du 23 juin 1789,

— J'ai peine à le croire, repartit Barras : le comte de Lille voudra trôner du droit divin.

— Sans doute, et cependant accordera. aux Français toute la liberté compatible avec le repos du. royaume. Il s'est expliqué positivement là-dessus.

Barras parut méditer, puis il dit :

Il est fâcheux que des garanties respectables et positives ne puissent être données sue ce point important. On promet tout dans le malheur, et, lorsque l'on a ressaisi la puissance, on ne veut en rien perdre. Les Bourbons, d'ailleurs, ne pardonneront jamais le passé.

— Il se peut que, dans leur cœur, ce souvenir reste ineffaçable. Je ne nierai pas ni ne professerai aucune opinion ià-dessus ; je soutiendrai seulement que, s'ils veulent rentrer et se maintenir, il faudra qu'ils passent une éponge sur les actes qui ont eu lieu, et c'est encore la pensée du comte de Lille-

— Et son frère ? dit Barras.

— Attendu que son frère rie régnera qu'après lui, il sera utile à tous d'arranger si bien les choses à l'avance, que le comte d'Artois ne puisse les gâter à son tour.

Ceci convenait trop au directeur pour qu'il n'y acquiesçât pas. Peut-être que, dés cette même époque, il entamait ses premières négociations avec Louis XVIII. Je ne l'affirme point. Ce qui est sûr, c'est qu'il alla s'imaginer que mon parent était un agent secret envoyé vers lui par le roi. Il se trompa, M. de Laspal n'avait mission de personne ; il parlait seulement selon les inspirations de sa loyauté. Ceci terminé, il partit très-satisfait de Barras, qui, de son côté, prit de lui une haute estime. Il me parla a son sujet plus d'une fois, et je découvris dans ses propos sa pensée secrète. Alors, sans hésiter, j'allai trouver M. de Laspal, et lui demandai ce qu'il en était.

Rien, ma foi, dit-il. Je ne sois l'ambassadeur ni de roi ni de prince. J'ai causé d'abondance, en homme rempli de son sujet ; voilà tout.

J'insistai, il ne se départit pas du même langage. Je fus à Barras lui fournir ce dernier éclaircissement. Il me dit :

Si jamais on députe vers moi tin plénipotentiaire, je gage qu'on prendra un étourdi, tandis que l'on avait là un excellent diplomate.

—Si vous le trouvez tel, répondis-je, pou r-quoi ne l'employez-vous pas ?

— Je n'ai aucune proposition à faire ; je n'aurais, tout au plus, qu'à en écouter dans l'intérêt de la France.

Cette phrase me fut lancée avec tant de sécheresse, que je me blâmai d'avoir été trop loin ; et, au lieu de me justifier, je gardai le tacet, et fis bien.

On atteignait au renouvellement de l'année, la cinquième de la république une et indivisible. On fêta ce jour assez ridiculement. Les cérémonies furent si mesquines, que le journal officiel ne put se retenir de s'en moquer tout le premier. Ii promit, en revanche, que l'on ferait mieux une autre fois et nous attendîmes la réalisation de cette espérance. Une cérémonie plus importante que celle-là eut lieu. Le 10 vendémiaire (samedi 1er octobre), le jeune Marmont, aide-de-camp de Bonaparte, fut présenté, par le ministre de la guerre, au directoire, et en audience publique. Il avait alors vingt-deux ans, était né à Châtillon-sur-Seine, le 20 juillet 1774, d'une famille noble, et déjà avait pris une belle part des lauriers cueillis par nos braves. Il se signala, dès 1792, à l'armée d'Allemagne, passa, en 1795, à celle d'Italie, où son courage lui mérita un sabre d'honneur, au passage du pont de Lodi. Il commanda l'artillerie à cheval à la journée de Castiglione, et contribua beaucoup au gain de la bataille,

Il parut, à Paris, rempli d'enthousiasme pour son général, et laissant former de belles espérances sur son compte. Sa figure agréable, ses manière aisées et polies, son esprit vif et enjoué, et déjà sa réputation naissante, lui valurent des succès dans la société de madame Bonaparte. Je le connaissais déjà Il avait eu la mission de son chef de venir causer avec moi. Il nie parut très-spirituel et propre aux affaires. Aussi dans ma première lettre à Bonaparte, je dis de lui :

Marmont est venu continuer à Paris ses triomphes d'Italie. Il plaît aux femmes et aux hommes d'état. Je présume que vous l'appréciez également ; il en est digne. Il se démêle avec beaucoup d'adresse de certains pièges qu'on lui tend à votre intention. Il ne dit que ce qu'il convient de dire, se tait à propos, et ôte jusqu'à la possibilité de laisser interpréter son silence ; mais, en revanche, ses mains sont percées : encore s'il se contentait de ne faire que jeter l'or pièce à pièce !... il l'éparpille à poignées ! Qui donc l'enrichira ?

 

Je ne croyais pas deviner si juste, et que Marmont ne pût être enrichi. C'est un homme, au demeurant, plus malheureux que coupable, contre. lequel on s'acharne sans raison. Il a des torts, sans doute, et on en fait des crimes. Il a trahi. Qui ? La France. Et les autres, qu'ont-ils fait, ces saltimbanques militaires ou magistrats, ou administrateurs, qui, depuis tant d'années, changent de couleur et de visage, qui ont vendu le peuple à tous les pouvoirs successifs ? que sont donc ceux-là Je le demande. Leur criminalité est-elle d'une espèce différente ? Si j'avais à décider, ce serait eux que je flétrirais du nom de traîtres plutôt que le duc de Raguse. Je regrette que le cadre dans lequel j'ai résolu de me renfermer ne me permette pas de m'étendre jusqu'aux époques postérieures. Je pourrais, en venant là cautériser des réputations insolentes, dont L'audace me fait mal.

Le ministre de la guerre, en présentant. Marmont, prononça un discours qui roula sur la conquête de la haute Italie, consommée par le général Bonaparte. Je n'ai pas suivi ce héros dans tous ses beaux faits d'armes, assez d'autres ont pris ce soin. Ma tâche, à moi, est de le montrer dans son intérieur, et pour ainsi dire, sinon sur la scène du monde, niais derrière la toile.

Parmi les dames qui voyaient avec plaisir-le jeune Marmont, madame de Staël doit occuper la première place. Elle se tourmenta beaucoup pour le faire venir à ses soirées, et me chargea de l'y amener. Je ne pus m'empêcher de dire gainent à l'ambassadrice de Suède :

Madame, je vous préviens que l'aide-de-camp n'a aucune influence sur son général.

Ma plaisanterie fut comprise, et madame de Staël, loin de s'en tâcher, répondit

N'importe ! je tiens a ce qu'on prie de-moi autour de Bonaparte.

Elle y tenait beaucoup, et de plus en plus. C'est un fait que je m'étonne que plus tard elle ait oublié aussi complètement. Le défaut de mémoire dans les actes majeurs de la vie me surprend toujours, quoique en France on doive y être accoutumé. C'est le pays où la mémoire est la plus ingrate, où nu ne se ressouvient le lendemain de ce qu'il a dit et fait la veille ; c'est d'ailleurs chose convenue et dont on ne se tourmente plus.

Madame de Staël avait déjà son plan bien art-été, lorsqu'elle tenait tant à se rapprocher de Napoléon ; c'était dans la pensée de perpétuer par son crédit ce[ui dont elle jouissait en ce moment. Elle était à Paris une puissance réelle, fort écoutée du directoire, où elle comptait deux partisans déclarés, Barras et La Révellière. Son influence sur le premier était une suite de la galanterie naturelle du directeur ; il avait du plaisir à causer avec une femme aimable, et il prétendait même avoir eu, encore plus de bonheur auprès d'elle Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il régnait entre eus, une familiarité gracieuse et une sorte d'abandon qui laissaient beaucoup à penser.

Le moyen dont madame de Staël se servait pour gouverner le collègue de Barras provenait d'une autre source. Elle flattait la manie théocratique de La Révellière, approuvant la plupart de ses idées saugrenues, et allant, dans les instants de causeries intimes, jusqu’à lui laisser entrevoir qu'elle pourrait bien finir par professer publiquement le culte théophilanthropique. Cette mystification plaisante. lui réussissait en tout point. L'espoir d'une aussi brillante conquête charmait La Révellière, qui, pour se l'assurer, aurait sacrifié les, plus chers intérêts de la France. Il coquetait autour de la dame de manière à faire rire, ne refusait aucune de ses demandes, prenait plutôt ses ordres, tant il craignait de refroidir son zèle religieux.

Elle profitait de cette extravagance et du laisser-aller de Barras pour dicter ses volontés au directoire ; et dès cette époque commença l'intrigue qui, Fan d'après, porta M. de Talleyrand au ministère des affaires étrangères, on des relations extérieures comme on disait alors. Madame de Staël cependant ne se croyait pas solidement établie, tant que Bonaparte ne serait pas au nombre de ses admirateurs ; il lui inspirait une haute opinion, et elle devinait sa destinée future, Que ses propos d'alors sur le compte de cet homme extraordinaire étaient différend de ceux que la colère, la haine et la vengeance lui ont fait tenir depuis ! Combien de fois elle m'a dit

Votre ami recommencera Alexandre et César.

Elle ne pouvait deviner, ni nous non plus, qu'il ressusciterait Charlemagne. Elle parlait de lui à Barras avec intérêt, prenait sa défense, et le tout pour parvenir à le dominer. Une sorte de jalousie l'éloignait de Joséphine, que pourtant elle voyait habituellement. Ce n'était point, il est vrai, pour la flatter ; il y avait de l'aigreur jusque dans leurs politesses réciproques, et chaque fois qu'on parlait de celle-là madame de Staël lançait une épigramme. Un jour entre autres, lasse d'entendre je ne sais qui répéter à satiété le nom de madame Bonaparte, elle se pencha à mon oreille.

Quand on pense et agit comme Joséphine, dit-elle, on devrait être, non h femme, mais la femme de charge d'un héros. La belle conversation qu'ils font à eux deux ! elle répond. chiffons quand il lui parle bataille.

Joséphine de son côté n'avait aucune amitié pour madame de Staël ; elle en disait force malices, tenait note de ses étourderies prétendant que, si la fille de Necker n'était pas si laide, elle la redouterait auprès du général. C'était un état permanent de guerre sourde, déguisée sous des formes polies. On se déchirait à belles dents, en se faisant de doux sourires. Les observateurs riaient de ce manège ou en faisaient leur profit.

Nous étions quelques-uns admis dans cette double intimité et par conséquent bien en position pour apercevoir cet éloignement tout en présence. Le manège de la femme de génie se déguisait peu ; il trompait toutefois les deux directeurs que j'ai nommés. Il en était un troisième qu'elle voulut fascine également ; ce fut Carnot, dont la galanterie et l'amour qu'il portait au beau sexe surprendraient ceux qui ne voient que son caractère dur et supérieur. Il aimait les dames passionnément, faisait pour elles de petits vers badins, anodins ; c'était incognito le Dorat de la république. Mais Carnot voulait que ses maîtresses fussent jolies, madame de Staël ne l'était pas, et lui avait trop de mérite pour se laisser séduire par la vanité de posséder une manière de génie en qualité de conquête galante. Aussi, loin de répondre aux agaceries qu'on lui prodiguait, aux doux propos, il se tenait dans une réserve prudente, disant :

J'ai peur de faire un pas en avant, car alors madame de Staël pourrait en faire quatre.

C'était également tin spectacle curieux que ce jacobin parfumé, repoussant les avances polies d'une femme célèbre, sans toutefois s'en écarter tout-à-fait. Il avait honte de sa brusquerie ; mais à aucun prix il ne voulait d'un bonheur dont il n'appréciait pas les avantages. Néanmoins il dédommageait la dame de ce refus de son cœur par une foule de faveurs, de nominations, etc., qu'elle en obtenait pour ses protégés, ceux-ci en très-grand nombre. Il faut lui rendre cette justice, c'est qu'on parvenait facilement à l'intéresser pour des personnes malheureuses, et que son zèle à servir était extrême. J'ai recueilli d'elle à ce sujet un mot charmant. Le voici :

Le plaisir d'obliger est le délassement des grandes intrigues politiques.

Et certes elle ne se le refusait pas.

Je ne pourrais parler avec le même éloge d'une très-jolie femme, madame G***, qui depuis est devenue princesse ecclésiastique. Celle-là obligeait aussi, mais à prix fixe. Sa maxime était mue, puisqu'en obligeant on ne fait que des ingrats, il valait mieux faire un bon marché que rendre un service. Elle pratiquait cet axiome de façon à faire crier après.son amant, homme,-dit-on très-habile ; et les malins, qui savaient les sommes considérables qu'elle recevait, lui appliquaient le vers connu de Petit-Jean dans les Plaideurs :

Il est vrai qu'à monsieur elle en rend quelque chose.

Au reste, nul ne s'en étonnait ou s'en formalisait. Au bon temps du directoire, prendre de toutes mains passait en habitude ; on se moquait des dupes qui faisaient de la vertu, sans s'indigner des vendeurs de la chose publique. Piller l'état, voler le particulier, cela s'appelait faire des affaires, et qui n'en faisait pas ? Un homme, un seul homme résista au torrent : ce fut Bonaparte. Jamais il ne s'est mêlé d'un trafic honteux, jamais un pot-de-vin ne l'a sali ; il est sorti pur de cette époque d'agiotage, de brigandage sans pudeur ; et si parfois des sommes clandestines sont entrées dans sa maison, jamais du moins elles ne parvinrent à lui et il n'en eut connaissance. Un des plus osés fripons du temps — et les coquins hardis pullulaient — dit un jour devant moi à ce sujet :

Je préférerais proposer à Bonaparte une complicité de vol de grand chemin qu'une prime dans une fourniture faite à la république.

Il est vrai qu'il revint pauvre de sa première campagne d'Italie, puisque son plus cruel ennemi, Bourrienne, ne peut signaler qu'une somme de trois cent mille francs qu'il en rapporta. Trois cent mille francs, après tant de villes conquises, tant de batailles gagnées ! oh que, depuis 1830, une seule fourniture est plus lucrative ! MM. G*** et S*** et P*** le savent bien.