HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE V.

 

 

État convulsif de Paris. — Merlin de Douai. — Le prêtre Hartmann. — Un tribunal résiste au ministre de la justice. — Opinion de Barras sur Merlin. — Les restes de Turenne au cabinet d'histoire naturelle. — Causerie sérieuse et curieuse avec Barras. — Ce qu'il voulait de Bonaparte. — Fin de l'histoire des restes de Turenne. — Lettre politique de Bonaparte. — Il ne veut pas être royaliste. — Fin de l'anecdote de la dame mystérieuse. — Ce que Barras laisse entrevoir. — L'abbé de Montesquiou en président Bonneau. — Les amies de Barras sont intriguées. — Scène que me fait Joséphine. — A quel sujet.

 

L'anarchie de la convention avait eu de la vigueur. Ceux qui gouvernaient alors s'appuyant sur l'épouvante, on les redoutait en les détestant ; tandis que, à l'époque présente, on méprisait ceux qui ne savaient point faire peur, et l'anarchie du moment était hideuse et pleinement misérable, sans profit et sans succès.

Toutes ces tracasseries ces intrigues, ces combats de plume, ces querelles, ces raccommodements, n'aidaient pas à la tranquillité de l'intérieur. Les difficultés naissaient en foule du sein du directoire. Il redoutait les royalistes, essayait de contenir les jacobins, sans pouvoir y parvenir. Les conspirations allaient leur train ; celles des amis de la monarchie toujours dans l'ombre, celles des démocrates plus apparentes, parce qu'elles étaient agréables à une grande partie de la nation. Les conseils avaient déjà une tendance marquée à s'isoler du directoire, à lui faire la guerre même, car ils le tracassaient sur tout. On ne portait aucune considération à ces cinq chefs du gouvernement. La nullité de trois de ses membres, le libertinage de narras, la rudesse de Carnot, à qui on reprochait sa participation de droit aux crimes du comité de salut public, n'étaient nullement propres à procurer cette vénération, cette estime indispensables à la force de tout fonctionnaire.

Les agents du directoire ne satisfaisaient pas davantage les citoyens ; on commençait à trouver mauvaise leur conduite passée ; on savait que leur exagération n'avait eu aucune borne. Le ministre de la police, et puis de la justice, Merlin, était un de ceux auxquels on en voulait le plus. Grand jurisconsulte, sans doute, excellent faiseur de lois, il s'était toujours montré sous des dehors blâmables. Jacobin furieux, ardent à faire verser du sang, c'était avec férocité qu'il rendait la justice. Jamais une circulaire de douceur et de clémence ne partit de ses bureaux ; toutes celles qu'il écrivait recommandaient des actes de rigueur, de cruauté ; il appelait sur tous les prévenus la rigueur des décrets, la confiscation et la mort. La chose en vint au point que de zélés patriotes, et dont les sentiments ne pouvaient are suspects, furent obligés de s'élever contre la rage persécutrice de Merlin. Rœderer compta dans le nombre ; il publia le fait suivant, dont la connaissance inspira une horreur générale.

Un prêtre, nommé Hartmann, n'avait pas prêté le serment exigé du clergé, mais, en même temps, s'était refusé à remplir les fonctions de son ministère ; par conséquent, il rentrait dans la classe des autres citoyens, et rien ne pouvait lui être imputé. Cependant on l'arrête dans le département du Bas-Rhin, et on le condamne à mort, en vertu des lois des 29 et 30 brumaire an II. Le tribunal de Strasbourg, nanti de cette cause, suspend l'exécution de ce jugement rigoureux, attendu que le conseil des cinq-cents, sur tin message du directoire, a apporté des adoucissements à la loi, et que sa résolution n'attend plus que la sanction du conseil des anciens.

Les choses sont en cet état, lorsque tout-à-coup arrive du ministère de la justice une lettre de Merlin, qui enjoint au commissaire du gouvernement — faisant fonctions de procureur du roi — de reprocher au tribunal ses lenteurs et les motifs qu'il a allégués pour surseoir à l'exécution de Joseph Hartmann ; elle lui enjoint aussi de requérir que cet ecclésiastique soit dans les vingt-quatre heures remis à l'exécuteur des jugements criminels, et mis à mort.

Le réquisitoire est fait et présenté en conséquence. Le tribunal, indigné, loin d'y faire droit, y répond par la décision suivante :

Vu le réquisitoire, le ....., considérant... que la justice éternelle veut que le juge diffère toute condamnation afflictive quand le législateur a manifesté la volonté de changer la loi pénale... ; qu'il a rendu d'ailleurs un jugement de sursis motivé, et qu'il ne peut le réformer lui-même... ; que le tribunal de cassation peut seul le renverser._ ; déclare qu'il n'y a pas lieu à délibérer sur la réquisition du commissaire du directoire exécutif.

 

Cela fait, le tribunal envoie une copie du réquisitoire et de son arrêt au conseil des anciens, et le vertueux Dupont de Nemours signale ce fait à toute la France. Rœderer dessus prend feu, et, dans k Journal de Paris, attaque le ministre de la justice, Merlin, avec toutes les armes de la raison et d'une colère d'humanité.

Je parlai de ceci à Barras, il haussa les épaules.

Que puis-je à cela ? me dit-il ; les poltrons sont cruels. Merlin s'est caché dans des caves chaque fois qu'un péril a menacé la représentation nationale, et il en est sorti pour se ruer sur les vaincus, non moins que s'il eût participé à la victoire. Dieu nous garde de tomber dans les mains de ceux qui croient faire montre de courage en faisant preuve de fureur ! Les fautes qu'ils commettront seront toujours souillées de sang.

— Pourquoi, dis-je, ne congédiez-vous pas Merlin ?

— Parce que sa réputation de légiste est faite et solide ; on a grande confiance en ses lumières. On a raison : il est nécessaire au débrouillement de notre jurisprudence. Un sot serait pire. On tâchera de modérer son exaltation ; c'est tout ce qu'on peut faire dans la circonstance.

— Soit. Qu'il demeure en place, puisqu'il n'y a pas mieux à y mettre, et passons, s'il vous plaît, de l'âme de Merlin au cadavre de Turenne. Vous savez que celui-ci repose maintenant an Cabinet ; d'histoire naturelle, entre le squelette d'une girafe et la superbe dépouille d'un arra ; croyez-vous qu'il soit convenable que les restes de ce grand guerrier demeurent exposés à une profanation journalière ? Pourquoi sont-ils là est-ce par dérision ? ce serait un crime.

— Comme vous prenez feu, répliqua Barras, pour des ossements glacés, auxquels importe peu la place où ils achèveront de se consumer ! La gloire de Turenne ne tient pas au lieu où son corps repose ; d'ailleurs celui-ci n'a pas été choisi dans un mauvais dessein ; bien au contraire, on a vu en lui un moyen de conserver ces vénérables reliques. Il y' a trois ans que le citoyen Desfontaine, professeur de botanique au Jardin des Plantes, passant par Saint-Denis, apprit que les autorités d'alors délibéraient sur le dernier supplice et les dernières ignominies auxquels ils pourraient condamner cette momie d'aristocrate, encore trop vivante pour eux. Il se rendit à la maison commune, il représenta que le corps de Turenne pourrait servir à des démonstrations d'histoire naturelle, et le demanda pour le Musée du Jardin des Plantes de Paris ; et voilà le héros sauvé des mains des barbares, comme le cadavre d'un criminel est sauvé de la voirie pour passer sous le scalpel d'un chirurgien. Telle est, mon cher, la cause de la translation de Turenne au Muséum ; ce n'est donc point pour l'enseignement de l'histoire naturelle qu'il est là c'est parce que l'histoire naturelle l'a réclamé quand la raison, la justice, la reconnaissance publique l'abandonnaient ; elle lui a donné asile, et n'a pas prétendu l'avilir.

— Voilà qui est. bien, dis-je ; votre explication me satisfait. Mais est-il convenable que Turenne demeure toujours là ? ne devrait-on pas le transporter sous des voûtes plue glorieuse, aux Invalides, par ample ?

— Nous avons tant de choses à faire ! repartit-il. D'ailleurs, certains verraient dans cet acte de justice un retour vers la royauté.

— La pente, à revenir à elle, est donc très-rapide dis-je alors, pour, que si peu de chose y amène Vous vous faites peur d'un fantôme.

— Je vois bien, n'en doutez pas ; nous sommes dans une position qui ne peut durer. On a, pendant un temps, entraîné le peuple — j'entends par ce mot ceux qui ont quelque chose — vers des institutions précaires nullement de son goût positif. La république ne convient aucunement à cette masse où riche ou aisée qui préfère, sans en convenir encore, l'autorité d'un seul à ce gouvernement de tous. Il faut donc craindre tout ce qui le rapporterait à l'ancien régime. Que les cendres de Turenne demeurent donc au cabinet d'histoire naturelle, en attendant que plus de stabilité permette d'en disposer autrement.

— Mais, répliquai-je, puisque vous avec cette croyance, pourquoi n'en profiteriez-vous pas ?

Barras, à ces mots, me regarda fixement ; il paraissait vouloir deviner nia pensée la plus secrète. Ses yeux ne me déconcertèrent pas ; je soutins avec calme leur investigation. Lui, prenant ensuite la parole, tandis qu'il baissa la voix :

Votre question est indiscrète et prématurée... Est-il possible, d'ailleurs, de faire -tout ce que l'on voudrait ? Non, saris doute ; il y a des obstacles pres.que invincibles... Ah ! si je commandais les armées comme le général Bonaparte !...

— Eh bien ?...

— Eh bien ! je pourrais un jour faire ce qu'il fera peut-être. Que vous en semble ?

Je fus à mon tour chagrin de cette de-. mande, à laquelle il convenait de répondre sans hésitation.

Ma croyance est, s'il faut vous l'expliquer tout entière, que Bonaparte tiendra toujours à s'entendre avec vous.

— Si c'était vrai, nous pourrions tous les deux..... Il y a un partage à faire pareil à celui des Romains, dont les deux consuls se divisaient de bon accord les soins administratifs et politiques du dedans et du dehors.

— Quand vous en viendrez là, dis-je, il sera très-aisé de vivre de bon accord.

Barras secoua la tête, se tut un instant, et puis reprit :

Cet homme est d'une ambition immense.

— Il n'en a pas autant que vous lui en soupçonnez.

— Vous devez savoir ses intentions ; vous êtes investi de sa confiance ?

Le moment était difficile ; je répondis délibérément

C'est parce que je la possède que je traite ex professo ce point avec vous. Bonaparte vous porte de l'affection et de la reconnaissance, lie tout sera qu'on ne le brouille pas avec vous et vous- pas avec lui.

— Et tant de gens- s'en occupent aujourd'hui, et plus tard y travailleront avec plies d'activité encore ! Il est impossible qu'on ne nous aigrisse pas réciproquement.

— La franchise d'action, la sincérité des paroles, amènent la confiance.

— On doute toujours de ceux que l’on craint. La réputation de celui-là peut monter haut par une continuité de victoires, et alors où arrêtera-t-il ses prétentions ?... S'il était battu, il serait plus- possible de s'entendre.

Ce propos me fit du mal. Ainsi l'un des chefs du gouvernement en était venu à ce point d'ambition que les revers de h patrie lui déplairaient moins que la continuation des hauts faits d'un général français, La chose me blessa tellement, que, dès cette heure, je me sentis moins porté vers Barras que jamais. Je lui tus mon opinion et notre causerie fut terminée par la brusque arrivée de Carnot.

Je me retirai, réfléchissant beaucoup à ce qui m'avait été dit. Voyant avec quelle facilité le général Bonaparte pourrait s'aider de Barras pour arriver à la première place, je me demandai ensuite si je devais lui faire part de t'ouverture à laquelle j'avais amené le directeur. Tout bien calculé, la chose me parut convenable, et j'écrivis en conséquence. La réponse ne tarda pas à venir ; je la rapporterai plus bas ; je veux auparavant en finir avec les reliques de Turenne.

Je n'étais pas seul à m'indigner de leur séjour au cabinet d'histoire naturelle ; le député Dumolard, l'un des plus intrépides parleurs de l'époque, et que la mort a pu uniquement réduire au silence, s'avisa de réclamer contre cette profanation, à la tribune des cinq-cents ; il obtint un succès complet, et pour cette fois on décida la translation du cercueil et des ossements du héros au musée des monuments français, que vers cette époque M. Alexandre Lenoir établissait, aux applaudissements universels. Ceci n'était pas toutefois un lieu de pleine convenance ; mais encore valait-il mieux que les restes du rival de Condé reposassent là qu'au milieu des quadrupèdes, des oiseaux et des reptiles du Jardin des plantes. On /es y apporta donc, et ils y demeurèrent jusqu'en 1800, époque à laquelle le premier consul Bonaparte, dont le tact des convenances était si exquis, leur assigna pour dernier asile le dôme des Invalides, seule place où ils seraient convenablement.

Dans ma lettre au vainqueur des Alpes et au vainqueur déjà presque complètement de la haute Italie, je ne déguisais rien de tout ce que barras m'avait fait entendre. Nes réflexions venaient ensuite, et je terminais par des conseils que j'osais donner. Voici la réponse textuelle du personnage :

Vous n'êtes pas le premier à me parier sur cette matière ; l'homme en question parmi ses qualités, n'a pis le silence ; il est bavard à faire peur. Aussi il me revient de cent côtés tout ce qu'il dit et tout ce qu'il voudrait... Quant à moi, je ne veux rien, ou plutôt une seule chose m'occupe, celle d'asseoir par la force des armes la supériorité de la France ; c'est là le point essentiel du moment. On est en meilleure position au dedans lorsque l'on fait la loi au dehors. Ne vous tourmentez pas de moi avenir je n'y songe pas encore. Il faut, avant tout construire solidement le présent c'est l’essentiel. D'ailleurs, si j'avais un système de gouvernement, il serait autre que celui admis par le directoire. Je comprends le pouvoir dune toute autre manière, et crois le voir du bon côté. Ne dites pas au personnage que vous m'avez écrit, car il faut retarder tant qu'on pourra tout point de contact entre nous ; c'est essentiel, ne l'oubliez pas. Qui sait si nous nous entendrions ? Je crains que non ; dans ce cas, pourquoi entrer en négociations ? Je vois que très-prochainement je lui déplairai.

Cependant, telle chose propre à nous rapprocher peut arriver. Je vois des intrigues se nouer autour de moi, qui ne me conviennent en aucune manière : il est des gens qui s'obstinent à vouloir que je devienne royaliste, ceux-là se trompent ; chante le sur les toits à tous ceux qui voudront traiter ce point avec vous. Celui qui dans ma position se ferait royaliste extravaguerait. ire ne suis pas fait pour marcher à la suite d'un roi et perdu dans la foule d'une cour. Je veux mieux... N'avoir pas de maitre et ne servir que ma patrie Que ceux qui n'entendent pas ce langage ne cherchent point à me comprendre, ce serait pour eux peine perdue.

De si hautes confidences me donnèrent à réfléchir ; la pensée du général se développait tout entière ; il était clair pour moi qu'il voulait demeurer en liberté de la disposition de son avenir ; que, par conséquent, il ne prendrait jamais des engagements propres à le gêner dans ses fantaisies. Il avouait, d'une autre part, ce que je soupçonnais depuis très-longtemps, c'était qu'on ne pourrait le gainer à la cause des Bourbons et cela par la raison très-simple qu'il prétendait avoir la sienne à part.

J'aurais pu enfin démêler, dans une phrase un peu obscure, le coup d'état du 8 fructidor, qui déjà se préparait ; je n'en vis rien dans ce moment, où je m'attachais à toute autre chose. J'espère fournir sur cet événement des lumières nouvelles, et donner des détails curieux, inconnus encore. Mais avant que d'en venir là je prétends épuiser les autres documents entassés dans mon portefeuille.

J'ai commencé, au chapitre III de ce volume, le récit d'une aventure de Barras ; je vais en donner la suite. La darne mystérieuse ne manqua pas, le lendemain, de venir à son audience publique, ainsi qu'elle le lui avait annoncé. Elle portait les noms des individus pour lesquels il lui fallait une sauvegarde, et le directeur n'était pas homme à le lui refuser ; d'ailleurs, sa parole engagée dès la veille le lui commandait impérieusement. Il avait de l'esprit, des manières agréables ; car, malgré son jacobinisme apparent, il n'avait pu, pendant le règne da le terreur, se défaire de ses anciennes habitudes, et depuis qu'il régnait à son tour, il s'étudiait à les ressaisir complètement. Il essaya donc de plaire à la belle inconnue, dont il s'est toujours refusé à me laisser connaître le nom, ce qui m'a fait soupçonner plusieurs femmes de l'époque, qu'à mon tour je ne désignerai pas, à raison de cette incertitude.

L'audience publique eut lieu en particulier ; elle fut longue, et s'écoula toute en galanteries d'une part, et toute en royalisme de l'autre, chacun allant droit à son but. Le directeur, avec la facilité extrême de son caractère, faisait bon marché de sa position ; il promettait plus que certainement il n'aurait pu tenir. La dame s'attendrissait en conséquence d succès de ses propos. Brefs, si on n'alla pas jusqu'au dénouement dans cette seconde entrevue, on se quitta du moins avec la promesse réciproque de se revoir plus intimement. Barras, dans sa joie, ne me tut rien de ses espérances.

Et celles de cette divine créature, lui dis-je, sont-elles moindres ?

— Ma foi, qu'elles aillent aussi loin qu'elles pourront aller. Peu m'importe, pourvu qu'elle ne remette pas l'accomplissement de mon bonheur au lendemain de la rentrée de S. M. Louis XVIII sur le trône de ses ancêtres.

Il se mit à rire en prononçant ces derniers mots,. et moi d'un ton sérieux :

Est-ce donc chose si plaisante ? et si elle se réalisait par vous ?

— Oh ! avant que ceci n'arrivât, j'aurais si bien pris mes mesures, que je n'en serais pas la dupe. Je vous en préviens.

Ce propos me confondit. Barras ne repousserait donc pas un accommodement avec le roi, car ses paroles n'étaient pas de celles qui rejettent toute proposition. Je crus inutile, et peut-être même dangereux pour roi, d'insister sur ce fait. Je dois dire que je ne savais pas encore ce que j'appris peu de temps après, que déjà il y avait des pourparlers d'arrangement entre le frère de Louis XVI et l'un des meurtriers de cet infortuné prince. Je rapporterai tout cela lorsque je viendrai au 18 fructidor.

Nous épuisâmes la matière touchant la belle inconnue. L'impression faite sur Barras était profonde ; elle le porta à des imprudences dont je frémissais pour lui. La dame ayant refusé de venir ostensiblement au Luxembourg, il fallait aller vers elle, au fond de la rue Plumet, tout isolée, à moitié bâtie, un vrai coupe-gorge, où un meurtre aurait été commis avec trop de facilité. Je reprochais cette témérité au directeur, mais il avait tant de bravoure et d'amour à la fois, qu'il se moquait de mon épouvante, et ne se faisait jamais accompagner. Il en résulta que ces rendez-vous de plaisir dégénérèrent en négociations politiques ; que le boudoir devint un cabinet de conférences, dirigé par L'abbé de Montesquiou et par les autres membres du comité supérieur royaliste.

L'abbé de Montesquiou en était le chef ; c'était avec une gravité plaisante que ce membre du clergé, voyant les lettres peu canoniques et' de Barras à la dame, et de la dame à Barras, il corrigeait celles-ci, et y glissait des phrases analogues au jeu joué, le tout avec un sérieux imperturbable, qui me rappelait ces vers de je ne sais plus quel poète.

Il faut convenir que la grâce

Fait bien des tours de passepasse,

Avant d'arriver à son but.

Ce qu'il y eut de plus cornique dans cette affaire fut que l'inconnue aurait voulu conserver sa vertu, et qu'on négocia diplomatiquement sa défaite le tout 'dans l'intérêt de la bonne cause, et afin que Barras n'eût aucun texte de mécontentement. Je sus ceci, très-longtemps après, et pendant le règne de Napoléon. L'abbé de Montesquiou, dans un accès de jovialité, peu ordinaire en lui, me fit cette étrange confidence, que M. Royer-Collard pourrait corroborer de son aveu, si la chose ne lui déplaisait pas, car lui aussi en a eu pleine connaissance. Ce sont, au reste, des faits que l'on oublie, et l'on a raison souvent. Tant il y a, que la dame rendit heureux le directeur ; qu'il le fut beaucoup, car il était amoureux à la folie. On s'en apercevait autour de lui, sans pouvoir en assigner, l'objet à cause du mystère gardé. Plus d'hne sultane en éprouvait de l'inquiétude ; car ledit seigneur ne se tenait pas à une inclination. La demi-douzaine était à peine suffisante. On se détestait réciproquement sans doute, mais on se connaissait du -moins, ce qui faisait qu'on pouvait se déchirer à bonnes enseignes ; et cela consolait ; tandis qu'une rivale inconnue, que pouvait-on en dire ? comment l'attaquer pour parvenir à sa ruine ? le cas embarrassait beaucoup.

Joséphine me parla de ce qui occupait tant de bonnes tètes ; elle me demanda ce que j'en savais :

Rien, fut ma réponse.

— Mais vous avez certainement fait là-dessus, vos conjectures.

— Non.

C'est étrange.

— C'est, au contraire, fort simple, car l'affaire ne peut me regarder ; je ne suis pas en dispute du cœur de Barras.

— N'importe, cela vaut la peine qu'on s'en occupe ; vous vivez dans l'intimité du directeur, il convient d'être au courant de ses allures.

Je me tuai de répéter à madame Bonaparte que je ne pouvais raisonnablement me tourmenter des amours cachées ou publiques de Barras, elle ne voulut pas convenir que j'avais raison ; et lorsque force fut à elle de s'avouer mon incurie, alors elle s'attacha à me prouver que par amitié — pour qui ? aurais-je pu lui demander — je devais essayer de surprendre le secret du directeur. Elle ne réfléchissait pas au mauvais rôle que je jouerais, aux conséquences fâcheuses qu'il aurait peut-être pour moi l'essentiel était de satisfaire sa curiosité, je n'ose pas dire son dépit. Je me tins sur la défensive, et nous nous séparâmes assez mal d'accord. Je m'en allai régaler Barras de cet incident, dont nous nous amusâmes. Il prenait un intérêt réel à ces commérages, à ces trames féminines ; il y noyait la meilleure partie de ses instants ; et certes je suis persuadé que, s'il avait voulu l'employer uniquement aux affaires majeures, il s'en serait mieux trouvé dans son avantage particulier.