HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE II.

 

 

Bonaparte en Italie. — Une de ses proclamations. — Appétit des gens de lettres. — Propos de Barras â ce sujet. — Quelques littérateurs. — Les jeunes gens. — Leurs manières et leurs costumes. — Reproches que les jacobins leur adressent. — Parure des femmes. — Embarras du directoire. — Sujet d'une des douleurs de Joséphine. — M. Ouvrard. — Une de ses bonnes fortunes.

 

Ce Bonaparte, que certains redoutaient et que d'autres, en bien plus grand nombre, regardaient comme un demi-dieu, poursuivait glorieusement le cours de ses victoires, et remplissait l'Italie d'épouvante et d'espérance. Chaque fois qu'il élevait la voix, la péninsule se taisait attentive, et le reste de l'Europe commençait à l'écouter avec un respect religieux. Ce fut pour montrer son accord avec le directoire exécutif, et afin de ne pas faire croire aux ennemis de la patrie qu'ils pourraient profiter de nos divisions intérieures, qu'il adressa à son armée la proclamation suivante, écrite dans ce style que les grands hommes peuvent seuls prendre, et que les guerriers ordinaires ne savent-même pas imiter.

SOLDATS !

Vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l'Apennin ; vous avez culbuté, dispersé tout ce qui s'opposait à votre marche.

Le Piémont, délivré de la tyrannie autrichienne, s'est livré à ses sentiments naturels de paix et d'amitié pour la France.

Milan est à vous ; le pavillon républicain flotte sur toute la Lombardie. Les ducs de Parme et de Modène ne doivent leur existence politique qu'à votre générosité.

L'armée qui vous menaçait avec tant d'orgueil ne trouve plus de barrière qui la rassure contre votre courage. Le Pô, le Tésin, l'Adda, n'ont pu vous arrêter un seul jour. Ces boulevards si vantés de l'Italie ont été insuffisants ; vous les avez franchis aussi rapidement que l'Apennin.

Tant de succès ont apporté la joie dans le sein de la patrie. Vos représentants ont ordonné une fête dédiée à vos victoires célébrées dans toutes les communes de la république. Là vos pères, vos mères, vos sœurs, vos épouses, vos amantes, se réjouissent de vos succès, et se vantent avec orgueil de vous appartenir.

Oui, soldats, vous avez beaucoup fait... mais ne vous reste-t-il plus rien à faire ?... Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, et que nous n'avons pas su profiter de la victoire ? La postérité nous reprochera-t-elle d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie ?... Mais je vous vois déjà courir aux armes ; un lâche repos vous fatigue ; les journées perdues pour la gloire le sont pour votre bonheur. Eh bien ! partons ; nous avons encore des marches forcées à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger.

Que ceux qui ont aiguisé les poignards de la guerre civile en France, qui ont lâchement assassiné nos ministres, incendié nos vaisseaux à Toulon, tremblent... L'heure a sonné.

Mais que les peuples soient sans inquiétudes, nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulièrement des descendants des Brutus et des Scipions et des grands hommes que nous avons pris pour modèle.

Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui se rendirent célèbres, réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d'esclavage, tel sera le fruit de notre victoire ; elles feront époque dans la postérité. Vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle fi partie de l'Europe.

Le peuple français, libre, respecté du monde entier, donnera à l'Europe une paix glorieuse qui l'indemnisera des sacrifices de toutes espèces qu'il a fait depuis six ans. Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos couic citoyens diront en vous montrant : Il était de l’armée d'Italie.

BONAPARTE,

Au quartier-général de Milan, le 1er prairial an 4.

 

C'était par ce langage, véritablement rempli d'une éloquence entraînante, que le général se faisait comprendre de ses troupes. Il n'en était pas de même du directoire, dont les proclamations pâles et sans force annonçaient sa décrépitude au moment de sa jeunesse. Chacun constatait son impuissance afin d'en profiter ; la littérature surtout prenait une attitude hostile, qui devait faire beaucoup de mal.

Parmi les hommes de lettres de 'époque, ceux qui avaient vécu à la cour des derniers rois n'avaient pu s'affranchir du servilisme qui longtemps les flétrit. Ils ne parlaient que d'une manière embarrassée le langage de la liberté. On voyait que, malgré le souvenir des verges dont cette cour les fustigeait parfois, ils en regrettaient les chines dorées et les avantages. Marmontel, l'abbé Morellet, La Harpe, Ducis même, et nombre d'autres encore, ne furent jamais franchement républicains ; je le voyais à leur mine, je le comprenais à leur langage. Les premiers, hommes anis, et en qui tout feu sacré avait disparu depuis long-temps, si tant est qu'ils en eussent possédé la moindre étincelle, tracassaient la marche du gouvernement.

Les directeurs le reconnaissaient ; ils auraient voulu contenter tout le monde. Barras me disait, un soir que tous deux nous entamâmes ce chapitre :

Nous ne pouvons rien de ce que nous voulons. L'argent nous manque, et, avec lui, la fidélité de la littérature ; elle est pareille à celle du soldat, qui meurt aussitôt qu'on ne la solde et qu'on ne l'abreuve. Cette vertu, clans ces deux classes de citoyens, a toujours faim et soif. Nous ne sommes ni rois ni princes, et, aucun titre, n'avons la facilité de distribuer des pensions.

— Dans ce cas, repartis-je, ne comptez sur aucun homme de lettres que le gouvernement ne soldera pas. Chénier sera fidèle, cela va sans dire, il est des payés ; Morellet ne saurait l'être, il a. tout perdit et on ne lui rend rien. Il avait pourtant fait avant vous tous un assez bon marché de sa conscience de prêtre.

 

Morellet, le plus médiocre parmi ceux qui ont écrit, était alors une sorte de personnage important, à cause d'une brochure qu'il venait de publier, touchant les biens des émigrés. Il avait pris le parti de ces derniers, et cela lui procurait une sorte de famosité qu'il exploitait. Marmontel aurait voulu compter pour quelque chose, et son nom passait déjà inaperçu. La Harpe, par fanatisme, faisait de l'opposition. On ne savait à qui s'entendre, L'élégant, le pur Andrieux avait une conduite plus patriotique ; il aimait le nouvel ordre de choses, et ne le calomniait point. Parny faisait presque le gentilhomme. Au milieu des sans-culottes, il était impie et médiocrement républicain.

Barras aurait bien souhaité gagner ces gens-là ; mais le moyen de le faire, quand on n'avait que des mandats à leur donner ! Il fallut donc y renoncer, et souffrir que les lettres se conservassent royalistes en majorité. Il s'élevait à côté d'elles une jeune littérature, qui, surprise par Bonaparte dans. son développement, n'appartiendrait pas non plus à la république. De ce conflit naissain des embarras de toutes sortes. Ii en était d'autres plus ridicules encore, et qui, néanmoins, donnaient beaucoup de peine à l'autorité c'était, le croirait-on ? le costume des jeunes gens à la mode, leurs caprices relatifs à la coupe des vêtements, à leur manière de se coiffer,

Ils s'avisèrent de porter leurs cheveux tressés en cadenettes ou retombant en oreilles de chien, de poudrer parfois leur titus, et, à des habits verts, d'ajouter des collets de velours noir. Leurs chapeaux avaient des formes particulières ; ils armaient leurs mains d'un gros bâton noueux, montrant. des pistolets aux poches de leurs vestes, et, pour achever de se distinguer, adoptaient les bottes à revers.

Ce costume, qui n'était pas sans élégance dans son originalité, contrastait singulière. ment avec celui des jacobins, qui n'avaient pas encore renoncé à leur veste courte, à leurs cheveux gras et sans poudre, à leur énorme bâton ; ils prenaient à peine pour les bons jours la redingote en forme de sac, à taille longue, et conservaient surtout leurs gros souliers carrés et garnis de clous.

Cette différence dans la mise amenait sans cesse des querelles et des combats dans les rues. Les jeunes gens bien mis, désignés d'abord sous le titre de jeunesse dorée de Fréron, parce que le député s'était mis à leur tête après le 9 thermidor, tenaient en général le haut du pavé. Depuis cette époque agents de la réaction, ils en avaient conservé l'autorité. Ils maltraitaient, de parole et de fait, les vrais patriotes, vengeaient sur eux les crimes commis, les assommaient souvent en plein jour, lorsqu'ils étaient en nombre pour le faire en sûreté, et non, moins souvent en. core les assassinaient à la faveur de la nuit.

Les jacobins, indignés de rencontrer des maitres que les autorités protégeaient, supportaient impatiemment d'avoir changé de rôle, et, d'oppresseurs qu'ils étaient jadis, d'être devenus opprimés. Ils reprochaient à leurs adversaires d'être vendus à l'étranger, de correspondre avec les bannis, de porter avec leurs habits verts la livrée du comte d'Artois, et avec leurs collets de velours noir le deuil de Louis XVI.

Il y avait quelque chose de vrai dans ces inculpations. Ces merveilleux aux manières efféminées, aux phrases précieuses, et qui affectaient une mignardise de langage telle qu'ils ne prononçaient plus la lettre n dans les mots, étaient, en effet, presque tous anti-républicains, fils ou pareils des victimes de la terreur, ou se targuant de l'être. Ils aspiraient publiquement à renverser l'ordre de choses établi, et dans leur jactance ne s'en gênaient guère.

La convention nationale, qui leur devait de' là reconnaissance, la leur témoigna en ne sévissant qu'à demi contre eux, ou plutôt en leur laissant toute liberté de tourmenter les anarchistes. Le directoire, au moment de son installation, ne songea pas à eux, quoique leur aspect déplût beaucoup à tous les militaires. Ceux-ci les accusaient de manquer de courage, d'avoir évité de se rendre à l'armée pour se livrer à la mollesse des villes. Ils enviaient leur façon de se mettre, leurs manières ; et, hors d'état de les imiter, parce que tous à peu prés manquaient d'éducation, ils préféraient les tourmenter, ce qui leur paraissait une douce vengeance.

Il y avait donc lutte ouverte entre les jacobins, les militaires d'une part, et la jeunesse dorée de l'autre. On appelait ceux qui la composaient muscadins, incroyables, ma parole suprême, etc., et on leur rendait avec usure, quand on en trouvait l'occasion, le mal qu'ils faisaient. Les officiers supérieurs qui entouraient le directoire lui portaient plainte chaque jour contre les muscadins. Le directoire essayait de contenir ceux-ci ; mais dès qu'il faisait mine àe les attaquer, voilà que tombaient sur lui toutes les femmes dont il s'environnait. Elles criaient à la tyrannie, à justice ; elles prenaient, avec une vivacité extrême, la défense de ces jeunes gens si intéressants, si bien que la galanterie grossière des directeurs en demeurait effarouchée. Les contre-ordres venaient, on protégeait les incroyables, et on s'en prenait à leurs ennemis.

Chaque femme à la mode en avait une foule autour d'.elle pour lui donner le bras, l'accompagner au spectacle, à Mousseaux, à Tivoli, à Coblentz. On sait que l'on désignait ainsi cette partie du boulevard située entre les rues Lepelletier et du Mont-Blanc, qui depuis fui connue sous le nom de boulevard de Gand, à cause de la retraite des Bourbons dans cette ville, en 1815. Les dames d'alors avaient d’autant plus d'Intérêt à protéger ces merveilleux, qu'elles-mêmes étaient souvent exposées à être insultées, à cause de l'extravagance de leur mise.

Renonçant à toute pudeur, voulant à toute force être remarquées, elles se montraient presque nues, sans chemise, au pied de la lettre, sans jupon, à peine un corset, peut-être des pantalons couleur de chair, et avec cela une tunique grecque en belle et claire mousseline, qui, à part ce qu'elle laissait entrevoir, ne cachait ni les bras, ni les jambes, ni la gorge. Des bracelets sans nombre, et dessinés sur les formes antiques les plus pures, ornaient les bras et le bas du mollet. Au lieu de souliers, on portait des sandales ou des brodequins. Dans le premier cas le pied se trouvant à découvert, on ornait chacun de ses doigts de bagues chargées de camées précieux ou garnies de diamants ; une ceinture d'or ou de soie relevait la' tunique ; celle-ci était parfois en laine de couleur ; alors on était mise avec beaucoup de décence, et on pouvait descendre dans les rues, les tissus légers étant réservés pour les théâtres et les fêtes d'intérieur. Les coiffures très-plates, fort bizarres, complétaient cette parure, à laquelle était indispensable un schah' long en cachemire ou en tissu précieux.

Une femme ainsi habillée causait toujours la surprise des gens du peuple, qui ne pouvait séparer l'indécence des vêtements de la classe des filles de débauche ; aussi s'indignait-il de la folie des dames, et constamment il les poursuivait de ses sarcasmes, de ses injures, de ses outrages et souvent par des voies de fait. La chose était venue au point que, de ces créatures sans pudeur, aucune n'osait guère sortir sans une sorte de garde autour d'elle, composée de muscadins élégants ; c'étaient ses défenseurs contre la canaille ; aussi, à son tour, les soutenait-elle dans les salons et auprès,des membres du gouvernement.

On ne saurait croire l'agitation, la vivacité, que l'on mettait à ce point : les directeurs ne savaient à qui entendre. Les jeunes gens l’emportaient presque toujours malgré eux ; car un instinct secret leur laissait deviner que c'était à raison qu’on les accusait de trahir la république, et que l'existence de celle-ci serait, toujours compromise par les menées des collets verts ; alors ils penchaient vers les terroristes. Les querelles devenaient plus vives, le sang coulait à flots ; on se donnait des coups de bâton, de sabre, de poignard ; les pistolets étaient mis en jeu, et les meurtres nocturnes surtout recommençaient à troubler la tranquillité de Paris.

Madame Bonaparte, avant son mariage, avait, comme les autres femmes à la mode, adopté le costume du jour, qu'elle portait dans toute son extravagance ; mais une fois unie au général, elle fut contrariée dans sa fantaisie par lui. La sévérité de ses mœurs, le besoin qu'il possédait au plus haut degré de la considération personnelle, ne put le raie consentir â ce que sa femme affectât une parure blâmable. I1 s'expliqua devant elle avec force et persévérance ; exigea qu'elle réformât la tunique trop décolletée, qu'elle prit des robes moins échancrées, moins diaphanes surtout. Ce fia son premier acte de tyrannie. Que de larmes il coûta à Joséphine, qui, avec unie naïveté parfaite, se proclama la personne la plus malheureuse de son sexe ; portant ses plaintes à tout le monde, prise en pitié par les autres folles, et trouvant étrange que le récit de ce malheur laissât froids les hommes sensés ? Elle mit une insistance extrême à remporter sur ce point ; mais Napoléon prononça le je le veux avec une telle énergie, que force fut à Joséphine de céder, sans pour cela se résigner â son triste sort.

Bonaparte méprisait ces manières sans pudeur ; elles lui étaient odieuses. Il ne pouvait non plus supporter la jeunesse dorée ; il disait :

Ce sont les courtisans des Tuileries descendus dans la rue, en perdant leurs grâces, et en conservant leurs vices et leurs ridicules. Mon plus grand bonheur, ajoutait-il, serait de faire des soldats de tous ces élégants inutiles. Tout jeune homme qui a du sang dans les veines doit prendre une profession ou un fusil-il lui faut du travail ou de la gloire. Ces chenilles brillantes me sont en horreur, d'autant pie la plupart est gorgée de venin.

On doit croire qu'à son retour d'Italie peu de ces beaux messieurs osèrent se montrer devant lui. Joséphine ne les recevait que dans son absence, et encore avec une sorte de terreur, car la voix de Napoléon avait un éclat tellement' terrible, qu'on l'entendait tonner à trois cents lieues de distance ; mais en revanche, quand ii n'était point là comme on se dédommageait de sa rigueur ! Que de jeunes gens venaient chez sa femme, qui, légère, imprudente, irréfléchie, faisait peut-être, à cette époque, trop bon marché de sa réputation ! il est certain que MM. de D***, de C***, de P***, étaient fort assidus auprès d'elle.-Barras venait après eux ; le fournisseur Ouvrard louait là aussi un rôle conséquent — ce mot est consacré par un grand maitre.

Ouvrard, homme d'esprit et de chiffres, gagnant des masses d'or, sans avoir jamais pu assurer sa fortune ; tête forte, avec une cervelle à manies, voulant, par exemple, tout accaparer et ne payer jamais ses dettes ; devant à tous et trouvant du crédit chez tous. Véritable génie de finance, mais intrigant par-delà toute nature ; calculant combien de soldats devaient mourir de faim, pour que certains marchés lui rapportassent un gros gain, avec autant de sang-froid que s'il se fût agi de l'achat d'une terre. Toujours lancé avec succès dans les entreprises hasardeuses ; emportant les fournitures beaucoup plus au moyen de ses paroles que de ses cadeaux ; promettant, et ne tenant presque jamais ; éblouissant néanmoins l'avidité des autres, de manière à faire qu'elle se contentât d'espérances. Il a toute sa vie fait des merveilles en ce genre, et, à son début, il tenait ce qu'il annonça dés son apparition sur la scène. Il avait autant de vivacité que de raison, opérant en apparence en insensé, et néanmoins ayant prévu les diverses chances possibles, de façon à profiter de celle la moins avantageuse d'aspect ; c'est une justice que je me plais à lui rendre, il la mérite. Il est assez d'autres points sur lesquels en peut l'accuser avec sévérité et droit.

Ouvrard plaisait aux dames, autant en homme d'esprit qu'en financier. A peine s'il avait l'écorce de Turcaret. Il faisait le gracieux, le galant ; instruit qu'auprès d'une femme on a de grands avantages en paraissant l'adorer, et sachant qu'une femme gagnée, c'est dix administrateurs dont on fait ce que l'on veut. Aussi rôdait-il sans cesse autour de celles en rapport d'amitié, ou de mieux encore, avec les directeurs, ministres, généraux, membres des tribunaux ; en un mot, il ne laissait à l'écart que celles qui brillaient seulement par leur figure. Il disait :

Je n'adore la beauté qu'autant qu'elle me profitera par son influence un homme sage ne fait l'amour que pour arriver à faire mieux ses affaires.

Il se conduisait en conséquence de ses maximes et s'en trouvait bien. J'ai entendu raconter néanmoins une anecdote dans laquelle, à tort ou à raison, on lui donnait un rôle principal, et qui prouve que le plus habite est parfois sujet à se fourvoyer.

Il rencontre dans le monde, chez Tallien, je crois, une jolie femme, demande son nom ; est la moitié d'un homme en place très-influent. Il se hâte de lui présenter ses hommages ; elle est charmante, et lui connaisseur ; il jouit déjà de cette famosité qui nous rend familier au public. On sait qu'il est riche, aussi l'accueille-t-on en conséquence. Il demande à être admis à faire sa cour dans la maison conjugale, et, dans la conversation, ne laisse pas ignorer qu'il sait la profession du mari-

On minaude la réponse ; ce mari est un homme bizarre fâcheux, ridicule, jaloux même ; il n'admet chez lui que ses amis. Mais on sort le matin pour prendre l'air, on se baigne chez Poitevin on traverse les Tuileries. Le jour suivant on ne manquera pas de faire cette course. Ces indications données, la conversation change ; on parle sentiment, c'est l le fort de la dame ; elle a besoin d'épancher son cœur ; il lui faut un ami tendre, sincère, dévoué, qui attende tout de l'âme sans rien exiger des sens ; en un mot, un deuxième Platon.

Ouvrard sait ce que cela veut dire, il se fait mieux que le disciple de Socrate. Il affiche une spiritualité de principes, telle que pour la soutenir il fallait le lendemain faire quelque folie. On se sépare ; car ici-bas tout a une fin. Le lendemain venu, Ouvrard est aux Tuileries à la grille de l'eau ; midi sonne, la belle passe, on l'aborde le bras est offert, on parcourt l'ex-jardin royal ; bref on ne tarde pas à s'entendre. Ouvrard parle tendresse et intérêt ; le mari peut lui adjuger une fourniture magnifique, la dame en convient, mais ce mari est si avare !...

Ces mots ne tombent pas à terre. Ici Ouvrard donne, et ne rembourse point. Il est généreux, mène magnifique, remet un riche écrin une forte somme, et une soumission bien libellée. La dame se charge de tout ; on se revoit trois, quatre, cinq fois peut-être ; l'amour et les cadeaux vont leur train ; la fourniture, au contraire, n'arrive pas ; elle viendra cependant, car la folie femme s'est expliquée avec son féal époux, qui a promis, juré ; tout est en régie.

Sur ces entrefaites, notre galant par spéculation est abordé par une de ses connaissances qui lui demande s'il veut prendre sa part d'une entreprise colossale à la tête de laquelle il est depuis ce jour-là ; car la Signature y nécessaire vient lui a-t-on dit d'être donnée. Qu'est-ce ? demande Ouvrard. — Ni plus ni moins que celle que sa tendresse poursuit auprès de la dame. Surpris de ceci, craignant. quelque erreur, il oublie la promesse qu'il a faite d'éviter toute publicité dans leurs rapports intimes ; il ne voit alors que l’urgence, quitte son ami, court chez le monsieur avare d'un pas précipité, et demande à parler à la citoyenne maîtresse de la maison. Elle est chez elle, c'est un vrai bonheur ; on le conduit, il meute, on ouvre une porte, la dame est là... Bon là ! où donc est-elle ?... Dans son fauteuil... Oui, je vois une manière de vieille fée âgée de soixante ans peut-être, mais la charmante madame Lo***.

On le regarde, on le croit-fou, il s'explique, ily a erreur ; la personne qui est devant lui est réellement la femme de l'administrateur dont dépend la fourniture ; et celle qui a un si joli visage, à qui il a donné tant d'argent et fait de si riches cadeaux, on ne peut le lui dire dans le logis ; mais plus tard il a le désespoir d'apprendre que c'est la bonne amie, et pas mieux, d'un agent de la police qui a pris le nom ce son amant, lequel est le nième que celui du fonctionnaire public.

Je laisse à penser le désappointement, la mystification, la colère d'Ouvrard, tout ce qu'on voudra, et à quel point les mouvements de son âme furent exaltés lorsqu'il, aperçut qu'il était malheureux de toutes manières.