LES SOURCES DE TACITE

 

CONCLUSION.

 

 

Aussi longtemps qu'il l'a pu, c'est-à-dire pour les Annales tout entières et au moins pour toute la partie conservée des Histoires, Tacite a travaillé de seconde main, d'après des sources dérivées, n'ayant recours aux sources premières que par exception et ne leur faisant jouer qu'un rôle très accessoire.

Il a bien choisi ses sources dérivées. Aufidius Bassus et Servilius Nonianus, qu'il a employés pour la première partie des Annales, Cluvius Rufus, Fabius Rusticus et Pline l'Ancien, dont il s'est servi pour la seconde partie du même ouvrage, étaient les meilleurs historiens qui eussent raconté avant lui les règnes de Tibère, de Caligula, de Claude et de Néron.

Pour la partie conservée des Histoires on ne peut pas dire qu'il ait choisi Pline l'Ancien. C'était le seul historien qui eût raconté avant lui les règnes de Galba, d'Othon, de Vitellius et de Vespasien, ce dernier en partie seulement. Pline aurait donc été forcément l'unique source générale de Tacite, même dans le cas où il n'aurait pas adopté de son plein gré la règle de la source principale.

Mais il l'a adoptée de son plein gré. Dans les Annales, où plusieurs sources générales étaient à sa disposition, il n'a nullement fait de son récit un composé de plusieurs récits fondus ensemble, il a toujours pris pour base un de ses originaux, il a toujours eu une source principale : Aufidius Bassus, probablement, pour les règnes de Tibère et de Caligula et pour la plus grande partie du règne de Claude, Cluvius Rufus pour la fin du règne de Claude et pour le règne de Néron.

Les sources secondaires lui ont servi à contrôler et à compléter le récit de la source principale. Les compléments sont rares, le contrôle n'a pas été exercé d'une façon rigoureuse et constante. Tacite s'est borné à comparer ses sources sur un certain nombre de points particulièrement intéressants à ses yeux.

Même dans la reproduction de ses sources principales, Tacite ne fait pas preuve d'une très grande exactitude : il est souvent infidèle, tantôt involontairement, parce qu'il n'a pas l'esprit scientifique, tantôt volontairement, en vue d'un effet littéraire.

Il sait que ses sources n'ont pas toujours dit la vérité et il vise sincèrement à être impartial et véridique. Mais il s'en faut que son effort soit toujours heureux. La cause générale de ses erreurs d'appréciation est son pessimisme. Il a été injuste surtout envers Tibère, et pour cette cause générale et pour des motifs spéciaux.

Ce qui fait surtout l'originalité de Tacite, ce sont, d'une part, ses éminentes qualités de penseur, c'est, d'autre part, son style.

Quoique, souvent, avec le fait il ait emprunté à ses sources l'expression, ce style est bien à lui : parmi les écrivains de la nouvelle école, dont il a adopté les principes malgré la réaction cicéronienne de Quintilien, Tacite tient une place à part. Il suit la mode, mais en lui faisant perdre son caractère de frivolité. Il a les mêmes goûts que les prosateurs du Ier siècle, mais avec une gravité et une grandeur qui n'appartiennent qu'à son génie.

Au point de vue du style, les Annales sont supérieures encore aux Histoires ; au point de vue historique, les deux ouvrages ne diffèrent pas sensiblement. Si les sources secondaires sont plus nombreuses dans les Annales, ce n'est pas que Tacite se soit informé avec plus de soin ; c'est que les événements, plus anciens, avaient été racontés plus souvent.

Historien, Tacite ne s'élève pas au-dessus de la moyenne des historiens anciens. Comparé à l'idéal que la science moderne se fait de l'historien, il est médiocre. Penseur et écrivain, il est de premier ordre.

Si ses deux ouvrages ont survécu, mutilés il est vrai, à ceux dont ils étaient la reproduction, c'est surtout à leur supériorité artistique qu'ils le doivent : les livres les mieux écrits sont ceux qui passent le plus sûrement à la postérité.

Mais ils le doivent aussi à la netteté de leurs limites : chacun embrasse une période historique complète : les Annales sont l'histoire de la dynastie julio-claudienne après Auguste ; les Histoires, celle de la dynastie flavienne. Aucune des sources dont Tacite s'est servi, et qu'il a fait oublier, ne remplissait cette condition[1].

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Nous venons d'étudier la question des sources de Tacite. Ce serait la question des sources de Poggio Bracciolini dans ses Annales et ses Histoires, faussement attribuées à Tacite, qu'il faudrait étudier, si l'on adoptait l'opinion de M. P. Hochart, De l'authenticité des Annales et des Histoires de Tacite, Paris, Thorin, 1889, lequel a repris et élargi la thèse de M. Ross, Tacitus and Bracciolini ; the Annales forged in the fifteenth century, London, 1878. Mais les arguments qu'ils invoquent pour démontrer que Tacite n'est pas l'auteur des deux ouvrages prouvent seulement que Tacite n'est pas un historien irréprochable ; et les arguments qu'ils invoquent pour attribuer les deux ouvrages à Bracciolini ne sont que des conjectures plus ou moins ingénieuses.