LES SOURCES DE TACITE

 

DEUXIÈME PARTIE. — LES ANNALES.

CHAPITRE IV. — ORIGINALITÉ DE TACITE.

 

 

I

1. Il n'y a pas de différence sensible, pour la provenance de la matière, entre les Annales et les Histoires. La grande masse des faits a été fournie par la source principale ; les sources accessoires, tant dérivées que premières, ont donné quelques compléments. Nous essaierons tout à l'heure[1] de savoir jusqu'à quel point les appréciations sont de Tacite. Quant aux discours, qui occupent ici, comme dans son premier ouvrage, une place considérable, ce que nous avons dit de ceux des Histoires[2] s'applique, naturellement, à ceux des Annales : ce n'est pas seulement par la forme qu'ils sont originaux, c'est aussi, en grande partie, par le fond ; Tacite a pu s'inspirer de ceux que la source avait composés aux endroits correspondants, mais il s'en est inspiré très librement et le plus grand rôle a été joué par son invention créatrice : témoin le discours de Claude (XI, 24), si nettement distinct de celui que nous ont conservé les tables de Lyon[3]. Doué de remarquables aptitudes oratoires, sachant fort bien d'ailleurs, puisque cette sorte de mensonges était commune à tous les historiens anciens, que les discours de sa source n'étaient pas du tout ceux de la réalité, Tacite, quand ii avait à composer un discours pour le compte d'un personnage historique, se mettait à la place de ce personnage et le faisait parler comme, selon lui, il aurait dû parler dans une situation donnée et d'après son caractère connu. En dehors des discours, Tacite a enrichi la matière d'un assez grand nombre de digressions pour lesquelles il n'a eu recours qu'à ses connaissances générales. Nous en avons trouvé de semblables dans les Histoires ; mais nous avons reconnu qu'il ne fallait pas attribuer à Tacite toutes les digressions qui interrompent son récit[4]. Nous allons voir que la même observation convient aux Annales.

Beaucoup de digressions sont introduites par une formule par laquelle Tacite indique clairement qu'il en est l'auteur. Un rapprochement entre Scipion et Germanicus, qui aurait pu venir à la pensée de la source principale, doit être mis au compte de Tacite à cause du mot accepimus[5], qui introduit la mention de Scipion (II, 59). — Le rappel de Silanus fournit à l'historien l'occasion de raconter les aventures de ce personnage sous Auguste (III, 24) : Casum ejus paucis repetam[6]. — Au chapitre suivant, il rapporte les plaintes auxquelles donnait lieu la rigueur de la loi Papin Poppæa sur les célibataires, et il ajoute : Ea res admonet ut de principiis juris, et quibus modis ad banc multitudinem infinitam ac varietatem legum perventum sit, altius disseram. La digression ainsi annoncée sur l'origine des lois et sur l'histoire de la législation romaine remplit les chapitres 25 à 28. — A propos de mesures réclamées contre le luxe de la table, Tacite recherche (III, 55) pourquoi ce luxe, qui a sévi depuis la bataille d'Actium jusqu'à l'avènement de Galba, a disparu ensuite : Causas ejus mutationis quærere libet. — Arrivé au moment de son récit où Séjan va jouer un très grand rôle, il revient sur le passé de ce personnage : Nunc originem, mores... expediam (IV, 1). — Un rapport de Tibère au sénat amène Tacite à tracer un tableau détaillé de la puissance romaine à cette époque : Percensuitque cursim numerum legionum et quas provincias tutarentur. Quod mihi quoque exsequendum reor, quæ tum romana copia in armis, qui socii reges, quanto sit angustius imperitatum (IV, 4)[7]. La digression remplit les chapitres 5 à 7. — Il s'excuse un peu plus loin (IV, 32) de raconter beaucoup de choses sans grand intérêt et il compare son sujet avec ceux que les anciens historiens romains eurent à traiter. — Après avoir parlé d'une prédiction de Tibère à Galba et de la science divinatoire dans laquelle il était versé, Tacite se demande si c'est le destin ou le hasard qui gouverne les choses humaines (VI, 22). — En 34, on vit en Égypte un phénix. Tacite expose, à ce propos, ce qu'il sait de l'oiseau merveilleux (VI, 28) : De quibus congruunt et plura ambigua, sed cognitu non absurda, promere libet[8]. — Claude agrandit l'enceinte de Rome. Digression sur le pomœrium de Romulus (XII, 24) : Haud absurdum reor... Nymphidius, le préfet du prétoire qui devait jouer un si grand rôle dans la révolution où périt Néron, se trouve parmi les personnages récompensés après la répression du complot de Pison. Tacite profite de l'occasion pour donner sur Nymphidius des détails biographiques (XV, 72). Le passage, qui nous est parvenu mutilé[9], commence par ces mots : Quia nunc primum oblatus est, pauca repetam[10].

D'autres digressions portent sur des faits dont les sources de Tacite n'ont pas pu avoir connaissance. Tacite fait allusion (I, 73) au rôle pernicieux des délateurs sous Domitien, (II, 61) aux nouvelles frontières que Trajan donna à l'empire du côté de la mer Rouge, (II, 63) à ce qui restait de son temps des honneurs décernés à Germanicus, (III, 67) à la grande éruption du Vésuve. — Il rapporte une prédiction de Tibère sur Galba (IV, 20) qui n'a pu éveiller l'attention qu'après le règne de celui-ci[11]. — Il parle des jeux séculaires de Domitien, à propos de ceux de Claude (XI, 11). Il constate que, de son temps, les lettres ajoutées par Claude à l'alphabet se voyaient encore dans les inscriptions (XI, 14). — Il fait allusion à l'avenir de Pomponia jusqu'en 84 (XIII, 39)[12], à ce qui restait, de son temps, des réformes financières de Néron (XIII, 51).

Enfin, un grand nombre de digressions sont des retours sur le règne d'Auguste. Elles n'étaient certainement pas dans Aufidius Bassus, Servilius Nonianus et les autres historiens, sources de Tacite, qui, ayant raconté le règne d'Auguste, avaient parié à leur place chronologique des faits ou des personnes en question. A propos de la mort de Julie, fille d'Auguste, et de son complice, Sempronius, Tacite raconte en quelques mots leur triste histoire (I, 53). — Ségeste rentre en scène pendant les campagnes de Germanicus. Il a joué, à l'époque du désastre de Varus, un rôle dont Tacite dit quelques mots (I, 55). — Quand le lieutenant de Germanicus, Cécina, traverse les Longs Ponts, Tacite rappelle qu'ils ont été construits sous Auguste par L. Domitius (I, 63). — A propos du premier procès de lèse-majesté qui eut lieu sous Tibère, il fait brièvement l'histoire de la loi en question, qu'Auguste détourna le premier de son véritable but (I, 72). — Ayant à parler des rapports des Parthes et des Arméniens avec l'empire romain sous Tibère, il indique d'abord en résumé quels furent ces rapports sous Auguste (II, 1-4). — Le père de Pison, l'ennemi de Germanicus, s'est signalé pendant les guerres civiles et le règne d'Auguste (II, 43). — Lorsque Tibère demande la puissance tribunitienne pour Drusus, Tacite dit quel usage Auguste avait fait de cette institution (III, 50). — Un particulier, Lepidus, sollicite l'autorisation de réparer à ses frais un monument public ; d'autres particuliers avaient déjà fait la m4me chose sous Auguste (III, 72). — Tibère accorde à un général le titre d'imperator ; Auguste avait donné la même récompense à quelques généraux (III, 74). — La mention d'un décès amène Tacite à dire quelques mots des deux grands jurisconsultes du règne d'Auguste (III, 75). — A propos de la mort de Livie, il résume son histoire (V, 1). — Après avoir enregistré la mort du préfet de la ville, L. Piso, il dit ce que fut cette magistrature, en particulier sous Auguste (VI, 11). La matière de ces digressions sur le règne d'Auguste a pu être fournie à Tacite par sa source principale pour le règne de Tibère, mais par la partie de cette source qu'il n'avait pas à exploiter directement.

Pour un certain nombre de digressions, rien ne prouve qu'elles soient dues à l'initiative de Tacite. Telles sont la plupart des notices biographiques dont il fait suivre la mention du décès des personnages importants, par exemple les quelques lignes qui sont consacrées à Servilius Nonianus et à Domitius Afer (XIV, 19). Tels sont encore les détails historiques sur l'usure à Rome (VI, 16) ; sur l'alphabet, à propos des innovations de Claude (XI, 14) ; sur la questure (XI, 22) ; sur l'éloquence des prédécesseurs de Néron (XIII, 3) ; sur l'administration de l'ærarium d'Auguste à Néron (XIII, 29). Ces digressions ne sont introduites par aucune formule. D'autres sont introduites par une formule où Tacite n'affirme pas nettement qu'il y ait eu initiative de sa part : la digression sur le mont Cælius à propos d'un incendie qui éclata dans ce quartier — IV, 65 : Haud fuerit absurdum tradere.....[13] — ; la digression sur Pétrone, à propos de sa mort — XVI, 18 : De C. Petronio pauca supra repetenda sunt —. D'un côté, parmi les historiens romains, Tacite n'a pas le monopole des digressions ; d'un autre côté, l'étude des Histoires nous a montré[14] qu'une formule quelconque ne suffit pas à garantir l'initiative de Tacite. Que faut-il penser de celle dont il se sert pour amener la digression sur Curtius Rufus (XI, 21) : De origine Curtii Rufi, quem gladiatore genitum quidam prodidere, neque falsa prompserim et vera exsequi pudet. Le récit qui vient ensuite offre une grande ressemblance avec le début d'une lettre bien connue de Pline (VII, 27). Mais il est évident que cette lettre n'a pas été la source de Tacite. Sur quelques points, Pline est supérieur à Tacite ; en général, c'est au con. traire Tacite qui est le plus exact et le plus détaillé. Pline dit que Curtius, à ses débuts, était attaché à la personne du gouverneur d'Afrique : obtinenti Africam ; Tacite : sectator quæstoris, cui Africa obtigerat. Pline dit qu'un jour il se promenait in porticu ; Tacite : in oppido Adrumeto vacuis... porticibus. Tacite dit seul qu'il fut élu à la préture comme candidat de Tibère, qui excusa ainsi l'obscurité de sa naissance : Curtius Rufus videtur mihi ex se natus ; il parle seul de sa vieillesse et de son caractère. L'indépendance de Tacite par rapport à Pline est donc certaine. Mais où Pline, à qui appartient la priorité, avait-il trouvé cette histoire de Rufus ? Sans doute qu'il l'avait simplement entendu raconter : Quod audio accidisse Curtio Rufo. Cela ne prouve pas, d'ailleurs, que Tacite ait puisé lui aussi à une source orale : Aufidius Bassus pouvait fort bien avoir inséré l'anecdote dans son histoire. La formule de Tacite n'empêche pas non plus absolument d'admettre que la digression provient de la source principale : elle exprimerait simplement alors la répugnance de Tacite pour ce genre d'anecdotes, répugnance dont nous avons trouvé la preuve dans les Histoires[15]. Mais nous avouons qu'elle peut être aussi, à la rigueur, l'indice d'une intercalation faite par Tacite.

Parmi toutes les digressions que nous venons d'énumérer et qui sont, en somme, proportionnellement un peu plus nombreuses que celles des Histoires[16], les unes étaient indispensables à la clarté du récit. Tacite devait faire l'histoire de la loi de lèse-majesté pour que le lecteur comprit en quoi Tibère l'avait détournée de son sens primitif, après Auguste d'ailleurs. Il devait, avant de raconter les affaires d'Arménie sous Tibère, mettre son lecteur au courant de la situation telle que la laissaient les événements accomplis sous Auguste. Il lui eût été impossible de mentionner le rappel de Silanus sans prendre la peine de dire en quelques mots les causes de son exil. D'autres, sans être nécessaires, sont naturelles, et on n'est pas du tout surpris de les trouver : ainsi la digression sur le luxe à propos de mesures demandées contre le luxe ; la digression sur la puissance tribunitienne à propos de la puissance tribunitienne sollicitée pour Drusus ; la digression sur la préfecture de la ville, à propos du premier préfet de la ville dont Tacite eut à enregistrer le décès ; la digression sur les relations de Tibère avec Thrasyllus, et les réflexions de Tacite sur le gouvernement de l'univers, à propos d'une prophétie de Tibère à Galba ; la biographie de Nymphidius Sabinus à propos de sa première apparition dans l'histoire. D'autres, enfin, ne sont que des hors-d'œuvre insuffisamment motivés et mis là non pour l'utilité, mais pour l'agrément : ainsi la longue digression sur les lois, à laquelle des adoucissements apportés dans l'application d'une loi servent de prétexte ; le tableau très détaillé de la puissance romaine, qui eût été beaucoup mieux placé en tête des Annales ; la digression sur le phénix à propos de l'apparition d'un phénix en Égypte : le fait a tout l'air de n'avoir été mentionné que pour donner lieu à la digression ; l'histoire de l'alphabet à propos d'une innovation de Claude dans l'alphabet, innovation qui ne dura pas ; la digression sur le pomœrium de Romulus à propos d'un agrandissement de l'enceinte sous Claude. Les digressions sont plus nombreuses dans les premiers livres que dans les derniers. Il ne faut pas en conclure que Tacite y renonçait peu à peu : seulement, le règne de Tibère lui avait procuré des occasions fréquentes de revenir sur le passé immédiat ; cette source de digressions s'épuisait à mesure que le récit des Annales avançait, les événements et les personnages qui avaient quelque rapport avec le règne d'Auguste devenant toujours plus rares.

2. Il est assez facile, en général, de distinguer les parties ajoutées par Tacite au fond de la source principale ; il l'est beaucoup moins de savoir quelles suppressions il s'est permises : nous n'avons pas ici, comme pour les Histoires, des récits dérivés sûrement de la même source que celui de Tacite, et qui puissent nous fournir des termes de comparaison. Nous sommes pourtant certains que Tacite a fait des suppressions. A plusieurs reprises, il avoue lui-même qu'il n'a pas reproduit toute la matière de ses sources : Nerone iterum, L. Pisone consulibus pauca memoria digna evenere, nisi coi libeat laudandis fundamentis et trabibus, quis molem anaphitheatri apud campum Martis Cæsar extruxerat, volornina iruplere, cum ex dignitate populi Romani repertuai sit res inlustres annalibus, talia diurnis Urbis actis mandare (XIII, 3)[17]. — Et celeberrimæ luxu famaque epulæ fuere, quas a Tigellino paratas ut exemplum referma, ne sæpius eadem prodigentia narranda sit (XV, 37). — Exsequi sententias baud institui nisi insignes per honestum aut notabili dedecore ; quod præcipuum munus annalium reor, ne virtutes sileantur, utque pravis dictis factisque ex posteritate et infamia metus sit (III, 65)[18]. — A plusieurs reprises, il s'excuse de raconter des choses qui n'en valent guère la peine. Il a des raisons spéciales de ne pas les négliger : il raconte les procès de Falanius et de Rubrius, simples chevaliers romains, parce qu'ils furent les premiers poursuivis. sous Tibère, comme coupables de lèse-majesté : Haud pigebit referre... prætemptata crimina, ut quibus initiis... gravissimum exitium iorepserit... noscatur (I, 73). — Pourquoi mentionne-t-il les vacances de l'an 16 ? Res eo anno prolatas baud referrem, ni pretium foret Cn. Pisonis et Asinii Galli super eo negotio diversas sententias noscere (II, 35). — C'est à l'intervention de Thraséa dans la discussion qu'un sénatus-consulte sans importance doit d'avoir été enregistré : Non referrem vulgarissimum senatus consultum... nisi Pætus Thrasea contra dixisset præbuissetque materiem obtrectatonlus arguendæ sententiæ (XIII, 49)[19]. — S'excuser de la sorte, n'est-ce pas donner clairement à entendre que des suppressions ont été opérées là où certaines considérations particulières n'ont pas sauvé un fait regardé comme insignifiant en lui-même ?

Tacite est bien toujours tel que les Histoires nous l'ont montré : il se fait la plus haute idée de la dignité du genre historique ; il dédaigne le détail futile. Nous venons de rencontrer deux définitions de l'histoire, qui sont caractéristiques : l'histoire ne doit s'occuper que des événements importants, res inlustres ; sa principale mission est de glorifier la vertu et d'effrayer le vice. Non seulement il la veut noble et moralisatrice, mais encore il redoute pour elle la monotonie : Etiam si bella externa et obitas pro republica mortes tenta casuum similitudine memorarem, meque ipsum satias cepisset aliorumque tædium exspectarem, quamvis honestos civium exitus, tristes tamen et continuos aspernantium ; at nunc patientia servilis tantumque sanguinis domi perditum fatigant animum et mæstitia restringant. Pourquoi donc Tacite impose-t-il à ses lecteurs ce long et lugubre défilé ? Detur hoc inlustrium virorum posteritati, ut quomodo exsequiis a promisca sepultura separantur, ita in traditione supremorum accipiant habeantque propriam memoriam (XVI, 16). Il s'est déjà plaint plus haut de la monotonie de son sujet : Nos sæva jussa, continuas accusationes, fasces amicitias, perniciem innocentium et easdem exitu causas conj ungimus, obvia rerum similitudine et satietate (IV, 33). Il s'excuse et se console de n'avoir pas à traiter d'aussi beaux sujets que ses devanciers en faisant valoir que son récit peut être très profitable : Pleraque eorum, quæ rettuli quæque referam, parva forsitan et levia memoratu videri non nescius sum..... Non tamen sine usu fuerit introspicere illa primo aspectu levia, ex quis magnarum sæpe rerum motus oriuntur (IV, 32). C'est un orateur, c'est un moraliste qui parle, ce n'est pas un esprit scientifique. Les petits faits sont monotones, ils ne méritent pas d'être mentionnés pour eux-mêmes : donc, toutes les fois qu'ils ne seront pas recommandés à Tacite par quelque motif spécial, il les négligera. Le souci de l'effet moral et surtout de l'effet littéraire passe avant celui de l'exactitude. Nous n'avons pas ici le moyen sûr que nous avions pour les Histoires de constater les suppressions et les inexactitudes, mais les déclarations de Tacite nous donnent à penser que sous ce rapport le second ouvrage ne diffère pas sensiblement du premier.

Cependant il y a dans les Annales une partie pour laquelle Tacite s'engage à être plus complet que beaucoup d'entre ses sources, que sa source principale en particulier. C'est l'énumération des procès qui suivirent la chute de Séjan : Neque suie ignarus a plerisque scriptoribus omissa multorum pericula et pœnas, dum copia fatiscunt aut, quæ ipsis nimia et mæsta fuerant, ne pari tædio lecturos adficerent verentur. Nobis pleraque digna cognitu obvenere, quamquam ab aliis incelebrata (VI, 7). Il complète donc le récit de la source principale par d'autres récits. Nous verrons bientôt la raison de ce scrupule exceptionnel d'exactitude.

Nous sommes sûrs que Tacite a supprimé, les considérant comme indignes de l'histoire à cause de leur insignifiance, certains détails donnés par ses sources. En a-t-il supprimé aussi à cause de leur grossièreté ? A-t-il adouci des traits trop réalistes ? Le fait, établi pour les Histoires[20], est probable, sinon certain pour les Annales. Quand Tacite parle des débauches de Tibère ou de Néron, il garde une réserve qui contraste de la manière la plus frappante avec la crudité de Suétone. Que l'on compare, par exemple, les détails précis et obscènes que celui-ci donne sur les relations incestueuses de Néron et d'Agrippine (Ner., 28) avec le passage (XIV, 2) où Tacite signale les provocations criminelles d'Agrippine. Néron, après l'assassinat d'Agrippine, contempla, dit-on, le cadavre de sa mère : Aspexeritne matrem exanimem Nero et formam corporis ejus laudaverit, sunt qui tradiderint, sunt qui abnuant (XIV, 9). Suétone insiste sur cette scène horrible : Adduntur hie atrociora nec incertis auctoribus : ad visendum interfectæ cadaver accurrisse, contrectasse membra, alia vituperasse, alfa laudasse, sitique interim oborta bibisse (Ner., 34).

Tacite a donc toujours la même répugnance pour le laid et pour l'ignoble, le même souci de la noblesse. Mais jusqu'à quel point cette réserve, telle que nous la montrent les passages cités, avait-elle été observée par sa source ? Aufidius Bassus et Cluvius Rufus, les deux sources principales des Annales, avaient-ils obéi à des scrupules que ne connut point la source principale des Histoires, Pline l'Ancien ? Nous ne savons pas au juste.

3. Avec les omissions volontaires, nous avons signalé dans les Histoires des négligences involontaires, que les récits parallèles de Plutarque et de Suétone nous ont permis d'attribuer sûrement aux habitudes d'esprit de Tacite, oratoires et nullement scientifiques. Il est bien invraisemblable qu'il se soit corrigé de ce défaut en achevant d'écrire les Histoires, et qu'il ait composé les Annales avec une attention plus soutenue et une vigilance plus scrupuleuse : il n'était plus à l'âge où les habitudes se perdent facilement, et l'idée qu'il se faisait de l'histoire, comme tous les Romains, n'était pas de nature à l'éclairer sur les imperfections de son premier ouvrage. Cependant nous n'avons pas le droit de lui imputer, sans autre raison, toutes les erreurs que l'on peut relever dans les Annales. Il est possible que beaucoup d'entre elles remontent jusqu'à la source[21]. Ainsi, nous avons rendu responsable, et non sans vraisemblance[22], la source principale, Aufidius, du manque de vérité qui nous a choqués dans la description des côtes de Germanie (II, 23). Tacite fait naître Caligula dans le camp de son père Germanicus (I, 41) : infans in castris genitus. C'est une erreur que Suétone (Calig., 8) réfute au moyen des Acta, des documenta officiels : Caligula était né à Antium. Mais ce passage de Suétone prouve que l'erreur était très répandue : Versiculi imperitante mox eo divulgati apud hibernas legiones procreatum indicant :

In castris natus, patriis nutritus in armis,

Jam designati principis omen erat.

Aufidius n'en avait-il pas été dupe ? Pline, que Suétone réfuté aussi, avait dit presque la même chose dans ses Guerres de Germanie[23] : Plinius Secundus in Treveris (genitum scribit), vico Ambitarvio supra Confluentes. Mais voici, par exemple, une inexactitude que nous ne pouvons guère songer à mettre sur le compte de la source. Tacite (I, 13) nomme quatre personnages : M. Lepidus, Gallus Asinius, L. Arruntius et Cn. Piso, puis il ajoute : Omnesque præter Lepidum variis mox criminibus struente Tiberio circumventi sunt. Or, plus loin, quand il mentionne l'accusation et la mort d'Arruntius, il n'est pas, tant s'en faut, aussi affirmatif : Sed testium interrogationi, tormentis servorum Macronem præsedisse commentarii ad senatum missi ferebant ; nullæque in eos[24] imperatoris litteræ suspicionem dabant invalido ac foriasse ignaro frta pleraque ob inimicitias Macronis notas in Arruntium (VI, 47). Quant à Cn. Piso, l'ennemi et le prétendu empoisonneur de Germanicus, il se donna la mort à la suite d'un procès qui lui fut intenté par les amis de Germanicus, et dans lequel Tibère lui-même ne fut pour rien[25]. Qu'un contemporain comme Aufidius ait commis une pareille erreur, cela n'est pas croyable. Au contraire, elle est fort explicable de la part de Tacite. Quand il écrivait le premier livre des Annales, il savait seulement que Pison et Arruntius moururent sous le règne de Tibère et à la suite d'une accusation ; il ne se rappelait pas exactement dans quelles circonstances. Il n'eut pas le soin de vérifier si son affirmation était bien juste[26]. — Après avoir annoncé (VI, 22) qu'il rapportera en temps opportun une prédiction du fils de Thrasyllus, le maître et l'ami de Tibère, sur Néron, a filio ejusdem Thrasulli prædictum Neronis imperium, voici ce qu'il raconte (XIV, 9) : Nam consulenti (Agrippinæ) super Nerone responderunt Chaldæi fore ut imperaret matremque occideret. Tacite a perdu de vue les termes précis de sa promesse : il ne parle maintenant que des Chaldéens en général. — Quel est ce désastre de Lyon que Néron soulagea en offrant à la ville une somme considérable pour réparer les monuments détruits (XVI, 13) ? Tacite a cru l'avoir mentionné à sa place chronologique : il est impossible de supposer que l'oubli remonte jusqu'à la source[27]. — Ce n'étaient pas les insignes consulaires qu'avait reçus le préfet du prétoire, Rufrius Crispinus, comme le dit Tacite (XVI, 17), mais les insignes prétoriens, comme il l'a dit plus haut (XI, 4). — Thraséa, dit-il (XVI, 21), s'était abstenu de paraître au sénat le jour où les honneurs divins furent décernés à Poppée. Tacite n'a pas parlé de ce décret du sénat à propos des funérailles de Poppée (XVI, 6). Encore une inadvertance qui est certainement de lui[28].

Les inexactitudes d'expression sont assez fréquentes. Au lieu du mot précis, Tacite aime le terme vague, plus oratoire ; il sacrifie à l'effet la rigoureuse vérité. Ne feminæ quidem exsortes periculi, dit-il (VI, 10) à propos des procès qui suivirent la chute de Séjan. Et il n'a qu'un exemple à citer, celui de Vitia. — Un peu plus loin (VI, 94), tot per annos signifie trois ans ; XIII, 6, sæpe, deux fois ; de même, XV, 47[29]. Le Breton Caratacus parle à ses soldats de leurs ancêtres qui ont repoussé le dictateur César : il ne sait pas et Tacite a oublié que César n'était encore que proconsul des Gaules quand il passa en Bretagne (XII, 34). — Trucidatis ffit iusignibus viri 8, ad postremum Nero virtutem ipsam excindere concupivit interfecto Thrasea Pæto et Barea Sorano (XVI, 21). Au moins en ce qui concerne Barea Soranus, on peut trouver que Tacite n'a pas le droit d'employer un mot si pompeusement élogieux, puisqu'il a rapporté de ce personnage un trait de flagornerie qui ne nous donne pas une très haute opinion de son caractère (XII, 53). Mais Tacite se préoccupe ici, avant tout, de ménager une gradation du plus heureux effet. Le fond est sacrifié à la forme.

 

II

1. Dans la partie conservée des Histoires[30], Tacite s'est plus d'une fois écarté du plan de la source, sans cependant transporter aucun événement d'une année dans le récit de l'autre année. Les Annales[31] vont nous fournir des exemples de libertés plus grandes ; mais, ne possédant ni la source de Tacite ni un autre ouvrage que nous puissions regarder avec certitude comme une dérivation de cette source, nous en sommes réduits à mentionner et à expliquer ces libertés ; nous ne devons pas chercher à apercevoir les modifications de détail que Tacite a pu introduire dans l'ordre du récit de chaque année.

D'abord, Tacite est toujours annaliste. Quelque gênant qu'il le trouve parfois, il subit le joug de la tradition ; c'est lui-même qui le déclare : Ni mihi destinatum foret suum quæque in annum referre, avebat animus antire statimque memorare exitus quos Latinius atque Opsius ceterique flagitii ejus repertores habuere, non modo postquam Gains Cæsar rerum potitus est, sed incolumi Tiberio  Verum has atque alias sontium pœnas in tempore trademus (IV, 71). Il lui arrive plusieurs fois de renvoyer par des formules analogues à la suite de son récit chronologique. Il raconte (I, 58) que la femme d'Arminius fut livrée aux Romains et qu'elle accoucha d'un fils qui fut élevé à Ravenne ; que devint-il ? In tempore memorabo. Le gouverneur romain de Syrie, Creticus Silanus, sans ôter au roi Vonones son titre et son luxe de souverain, le fait garder à vue. Comment Vonones se vengea-t-ii de cet affront ? In loco reddemus (II, 4). — Le fils de ce Thrasyllus qui avait été le maître de Tibère dans la science des Chaldéens prédit plus tard que Néron serait empereur ; Tacite y reviendra en temps voulu : In tempore memorabitur (VI, 22). Le consul désigné C. Silius reparaîtra plus tard : Cujus de potentia et exitio in tempore memorabo (XI, 5).

Cependant il n'a pas poussé le respect de l'ordre annalistique jusqu'à s'astreindre, comme dans les Histoires, à prendre pour point initial de son récit le début d'une année. Le 1er janvier 69 n'est pas une date sans importance[32] : ce jour-là commence en Germanie la révolution qui doit porter Vitellius à l'empire ; quelques jours après, Galba adopte Pison et Othon déçu forme le projet de le renverser. Mais il est certain que la mort de Néron eût été un point de départ plus net et plus naturel. Tacite, esclave de la tradition, n'est pas remonté jusque-là et a dû, pour rendre son récit intelligible, le faire précéder d'une introduction qui résume systématiquement les faits accomplis depuis cette mort jusqu'au er janvier 69 : nous eussions mieux aimé, à coup sûr, un récit détaillé de ces quelques mois. Tacite a vu les inconvénients artistiques et même historiques d'une telle façon de procéder, et, au lieu de commencer son histoire, du règne de Tibère au 1er janvier 15, il a pris pour point initial la mort d'Auguste et le début même du nouveau règne.

En outre, il a transgressé trois fois, d'après ses propres aveux, le principe de la séparation rigoureuse des années. Dans les chapitres 32 à 37 du livre VI, il a réuni les événements d'Orient pour les années 35 et 36 : Quæ duabus æstatibus fiesta conjunxi, quo requiesceret animus a domesticis malis (VI, 38)[33]. — Dans les chapitres 6 à 9 du livre XIII, il a fait la même chose pour les affaires du même pays en 54 et 55 : Quæ in alios consules egressa conjunxi (XIII, 9). — Dans les chapitres 31 à 40 du livre XII, il a raconté les événements qui se sont passés en Bretagne pendant plusieurs années[34] : Hæc quamquam a duobus proprætoribus plures per annos gesta conjunxi, ne divisa haud perinde ad memoriam sui valerent. Ad temporum ordinem redeo (XII, 40). Il est à remarquer que, dans les trois cas, l'ordre chronologique a été abandonné pour des événements extérieurs, pour des guerres.

Ces trois cas sont les seuls où Tacite s'excuse d'avoir fait empiéter une année sur une ou plusieurs autres. Mais il a souvent pris la même liberté sans le dire, presque toujours dans le récit des guerres ou autres événements extérieurs. Voyons, par exemple, les affaires d'Orient. Au livre II, ch. 1 et suiv., en tête du récit de l'année 16 et comme introduction aux événements qui vont bientôt se passer dans ce pays, il jette un coup d'œil sur son histoire pendant le règne d'Auguste[35]. Au chapitre 40 du même livre, il annonce l'envoi de Germanicus en Orient, dans le récit de l'année 17. Aux chapitres 53 et suiv., dans le récit de l'année 18, il expose les mesures prises en Orient par Germanicus jusqu'à sa mort, en 19 : cette exposition est à peine interrompue par la mention de quelques autres événements à la fin du récit de 18. Au chapitre 31 du livre VI, il reprend les choses depuis la mort de Germanicus et, dépassant l'année présente, 35, les conduit jusqu'au milieu de 36[36]. La fin de 36 est racontée à partir du chapitre 41. Aux chapitres 8 et suiv. du livre XI, en 187, il remonte jusqu'en 43[37]. Les événements de 37 à 4 2 étaient racontés dans la partie perdue de l'ouvrage. Il reprend le récit au chapitre 44 du livre XII, en 51, et le conduit alors jusqu'en 54[38]. Aux chapitres 6 et suiv. du livre XIII, en 54, sont racontés les événements de 54 et 55[39] ; aux chapitres 34 et suiv. du même livre, en 58, ceux de 56 à 59[40] ; aux chapitres 23 et suiv. du livre XIV, en 60, ceux de 60 ; aux chapitres 1 et suiv. du livre XV, en 62, ceux de 61 et 62[41] ; aux chapitres 24 et suiv. du même livre, en 63, ceux de 63. On le voit, rarement les affaires d'une année sont racontées à part ; le plus souvent Tacite revient en arrière, mais quelquefois aussi il empiète sur l'avenir.

Les affaires de Germanie sont racontées par années, tant que dure le commandement de Germanicus : celles de l'année 14 : I, 31-51 ; celles de l'année 15 : I, 55-71 ; celles de 16 : II, 526. Mais à partir de son rappel le principe de la séparation n'est pas toujours respecté : ainsi les années 57 et 58 sont réunies dans les chapitres 53 et suiv. du livre XIII[42]. Les affaires de Bretagne sont conduites de 47 à 58, dans un seul récit (XII, 31 sqq.)[43], et de 59 à 61, dans un autre récit (XIV, 29 sqq.)[44]. Au contraire, la guerre de Tacfarinas, en Afrique, qui dura quatre campagnes, est racontée en quatre fois (II, 5 2 sqq. ; III, 20 sqq. ; III, 73 sqq. ; IV, 23 sqq.).

La réunion a été opérée aussi pour certains événements intérieurs. Le procès de Lion eut lieu en 16 (II, 27 sqq.). Mais la dénonciation datait déjà de loin : Libonem, ne quid in novitate acerbius Seret, secundo demum anno in senatu coarguit, medio temporis spatio tantum cavere contentus, dit Suétone (Tib., 25). Déjà la formule assez vague par laquelle Tacite introduit ce récit nous aurait mis en éveil : Sub idem tempus e familia Scriboniorum Libo Drusus defertur moliri res novas. C'est par une formule semblable qu'est amené (XI, 8) un récit des affaires d'Arménie dans lequel Tacite revient en arrière de plusieurs années. — La même formule précède (XII, 56) le récit du percement d'une montagne, ouvrage d'art destiné à mettre le lac Fucin en communication avec le fleuve Liris. Pour inaugurer le canal, Claude donne une première fête sur le lac ; puis on s'aperçoit que le creusement n'est pas suffisant (57) et les travaux recommencent ; non pas tout de suite cependant : Eoque, tempore interjecto, altius effossi specus. Claude donne une nouvelle fête d'inauguration. Tout cela n'a guère pu se passer en un an[45]. — La conjuration de Pison est racontée d'un bout à l'autre l'année où elle éclata, en 65 (XV, 48 sqq.). Mais elle existait avant cette année. Déjà Tacite en a signalé l'origine en 62 (XIV, 65) : Unde Pisoni timor et orta insidiarum in Neronem magna moles et inprospera. En 64, l'un des conjurés a proposé de tuer Néron pendant l'incendie de Rome (XV, 50). D'ailleurs la conjuration, qui devait éclater le jour des jeux du cirque en l'honneur de Cérès (XV, 53), fut découverte la veille (54), c'est-à-dire le 18 avril. Or il est impossible que dans les trois premiers mois de 65 se soit passé tout ce que Tacite raconte des progrès de la conjuration dans les chapitres 48 à 53. Elle commença vraisemblablement en 63[46].

Mais ces infractions au principe annalistique, avons-nous le droit de les imputer à Tacite[47] ? Ne peut-il pas se faire que sa source ait pris quelquefois la même liberté ? Dans certains cas, il est probable que l'initiative de la réunion ne revient pas à Tacite : ainsi la source principale n'avait guère pu songer à commencer dès 64 le récit de la conjuration de Pison, ou à répartir sur deux ou trois années le récit des menées secrètes de Libon. Il n'est guère admissible non plus qu'elle ait consacré chaque année une mention spéciale aux affaires d'Orient ou de Bretagne ou de Germanie : pour toutes ces provinces elle avait sans doute établi des groupes d'années, prenant pour centres les années où quelque événement plus saillant s'y était produit. Tacite a-t-il conservé ou remanié ces arrangements ? Presque partout où il ne le dit pas, nous l'ignorons. Mais ce que nous savons, c'est que, si la source avait secoué de temps en temps la tyrannie du joug annalistique, Tacite l'a secouée plus souvent qu'elle.

Nous le savons par les trois déclarations de Tacite rapportées plus haut. On peut admettre, en effet, qu'il ne s'est pas excusé toutes les fois qu'il a modifié l'ordre de la source, et on doit même l'admettre, puisque cela est démontré pour les Histoires[48] ; mais on ne peut pas admettre qu'il se soit excusé d'avoir abandonné l'ordre chronologique en des endroits où la source l'avait abandonné déjà ; on le peut d'autant moins que, dans deux cas sur trois, en même temps qu'il nous avertit de la liberté prise, il dit pour quelle raison il a cru devoir la prendre (VI, 38 et XII, 40). Non seulement, dans les trois cas où il s'excuse, son initiative est certaine, mais encore elle est très vraisemblable au moins dans un autre cas, malgré son silence. Il mentionne (II, 88) la mort d'Arminius, en 19, presque aussitôt après avoir raconté celle de Germanicus (II, 72 sqq.), sans dire formellement que la première arriva cette année-là. Elle n'arriva, en effet, qu'en 21[49]. Mais Arminius a été l'adversaire de Germanicus : leurs morts sont rapprochées à dessein. L'inexactitude (il y a inexactitude, puisque le récit de Tacite ferait croire au premier abord que le chef germain mourut en 19) est plutôt de Tacite, qui, plus éloigné de ces événements, était peu sensible à une différence de deux années, que de la source, qui était un contemporain et avait plus nettement conscience qu'un assez grand intervalle de temps sépara les deux morts[50].

Quant aux raisons que Tacite donne de sa conduite dans les deux cas où il la justifie, l'une est une raison de sentiment. Il a réuni, dit-il, les événements d'Orient pour les années 35 et 36, quo requiesceret animus a domesticis macis (VI, 38). Sans doute les exploits de L. Vitellius sur l'Euphrate devaient reposer son esprit lassé par le récit des longues et monotones cruautés de Tibère après la chute de Séjan. Mais pas songé aussi à ses lecteurs ? Ne s'est-il pas mêlé une préoccupation littéraire à cette satisfaction personnelle ? pas voulu, d'abord, couper par une digression d'une étendue suffisante l'uniformité des événements intérieurs, ensuite donner du prix aux événements extérieurs qui font la matière de la digression, en ne les disséminant pas autant que la source ? C'est justement la raison qu'il  donne dans le second cas (XII, 40) : Hæc plures per annos fiesta conjunxi, ne divisa baud perinde ad memoriam sui valerent. Or donner tout leur prix aux événements, c'est donner de l'intérêt au récit. Dans tous les passages où des années ont été réunies, que la réunion soit de Tacite ou qu'elle soit de la source, l'intention est la même : si un récit est trop morcelé, si le lecteur doit quitter à chaque instant un fil pour en prendre un autre, il ne peut s'intéresser à aucune partie du récit ; bien plus, il s'y embrouille. La source, qui était un écrivain de valeur, a cherché à concilier les exigences chronologiques avec la clarté et la continuité de la narration ; Tacite l'a cherché encore davantage.

Faut-il aller jusqu'à croire[51] que, s'il avait écrit, comme il se le proposait, l'histoire du règne d'Auguste, il aurait complètement rompu avec la méthode annalistique et composé un récit systématique ? Même s'il était démontré que les Annales contenaient, en plus grand nombre que les Histoires, des violations de l'ordre chronologique imputables à Tacite, la conjecture serait téméraire : autre chose est se soustraire exceptionnellement à la rigueur de la règle, quand des considérations artistiques justifient cette liberté, autre chose secouer pour toujours le joug de la règle. D'ailleurs, la preuve en question n'est nullement faite. Qui nous dit que dans la partie perdue des Histoires, de beaucoup la plus considérable, Tacite n'avait pas quelquefois réuni certains événements de deux ou de plusieurs années ? Enfin on ne remarque pas que les exceptions à la règle annalistique soient plus nombreuses dans les derniers livres des Annales que dans les premiers : celles que Tacite excuse et celles qu'il se permet sans rien dire, peut-être en suivant l'exemple de la source, sont à peu près également distribuées dans tout l'ouvrage, ou, s'il y en a proportionnellement un peu plus à partir du livre XI, c'est que la continuité des campagnes d'Arménie en fournissait de plus fréquentes occasions.

2. Ce qu'il y a d'incontestable, c'est que Tacite a très habilement concilié l'obéissance générale à la règle annalistique avec le souci d'une ordonnance artistique. Ici, comme dans les Histoires[52], la division en livres est de lui. Chacun de ces livres forme dans l'ensemble un tout solide et bien construit : car l'auteur ne les fait pas régulièrement commencer et finir avec une année, mais distribue sa matière de telle sorte que chacun soit dominé par un fait principal, que les premiers chapitres et les derniers ne soient pas consacrés à des événements quelconques, qu'en un mot l'impression produite sur le lecteur soit nette et forte. Le premier livre, qui s'ouvre par la mort d'Auguste, c'est l'avènement de Tibère : sous de trompeuses apparences de liberté se prépare la plus cruelle des servitudes : quantoque majore libertatis imagine tegebantur, tanto eruptura ad infensius servitium (I, 86) ; le livre se termine sur cette menace. — Le héros du second livre est Germanicus : il est vainqueur en Germanie, il triomphe à Home, il parcourt l'Orient, il meurt ; le deuil causé par sa mort, la mort de son adversaire Arminius, tels sont les derniers faits du livre, qui s'arrête avant la fin de l'année. — Le troisième commence par le magnifique tableau des funérailles de Germanicus ; c'est encore Germanicus qui en est le héros : après ses funérailles, viennent le procès et la mort de son ennemi Pison : un peu plus loin, son fils Néron entre dans la carrière des honneurs, son ancien lieutenant Silius et ses anciennes légions écrasent la révolte de Sacrovir ; le livre est plein de sa mémoire et des regrets qu'il laisse. — Le quatrième livre est le triomphe de Séjan ; il commence par le portrait de ce parvenu et le récit de la mort de Drusus, sa victime. — Le cinquième livre, qui commence par la mort de Livie, se terminait par la chute de Séjan[53]. — Le sixième nous fait assister aux terribles vengeances de Tibère et à sa mort. Dans le dernier chapitre, Tacite divise la vie de Tibère en cinq périodes : la première, Tibère avant son règne, ne fait point partie du sujet ; la deuxième, Tibère avant la mort de Germanicus et de Drusus, remplit les trois premiers livres ; chacune des trois dernières, Tibère avant la mort de Livie, Tibère avant la chute de Séjan, Tibère après la chute de Séjan, fournit la matière d'un livre. — La mort de Messaline est le fait capital du livre XI, qui se termine à cette date, avant la fin de l'année. Au XIIe, Claude épouse Agrippine et adopte Néron ; il meurt empoisonné par sa femme. — Le livre XIII commence avant la fin de l'année, à l'avènement de Néron : pendant que Corbulon se distingue en Arménie, Néron empoisonne à Rome son frère Britannicus. — Les crimes de Néron remplissent le XIVe : il fait périr Agrippine, Burrus. Octavie ; l'assassinat de sa mère et celui de sa femme sont les deux points extrêmes du livre. — Au livre XV, qui commence par les belles campagnes de Corbulon en Arménie, Néron, après s'être déshonoré sur la scène, échappe à un danger imminent, la conjuration de Pison : c'est le fait principal du livre, qui se termine[54] par l'annonce de la chute prochaine du tyran[55].

Les Annales comptaient, non pas seize livres, comme on le croit d'ordinaire, mais dix-huit[56]. Il est impossible, en effet, que, les derniers événements de 65 et les premiers événements de 66 occupant les trente-cinq chapitres qui nous restent du livre XVI, c'est-à-dire environ la moitié ou tout au moins le tiers du livre[57], Tacite ait raconté dans la partie perdue de ce livre le reste des événements de 66 avec ceux de 67 et de 68 : le voyage de Tiridate à Rome, le commencement de la guerre des Juifs — campagne de Cestius Gallus, deux premières campagnes de Vespasien, etc. —, la tournée artistique de Néron en Grèce, la révolte de Vindex et sa défaite par Verginius, la chute et la mort de Néron, l'élévation de Galba à l'empire et les premiers mois de son règne. Sans doute, le XIVe livre contient presque quatre années ; le IIe en contient quatre ; le XIIIe, près de cinq ; le XIIe, près de six ; le IVe, six ; le VIe, plus de six. Mais qui ne voit que le nombre des années ne signifie rien et que Tacite a tenu compte seulement de leur importance ? Aussi, le XVe livre ne contient-il que deux ans et quelques mois ; le Ier, qu'un an et quelques mois. L'année 69 occupe à elle seule les trois premiers livres des Histoires et une partie du quatrième. Sans être aussi riches en événements, les années 67 et 68 pouvaient largement fournir chacune la matière d'un livre, les XVIIe et XVIIIe. Quant au XVIe, avec les derniers mois de 65, l'année 66 suffisait à le remplir : après la mort de Thraséa, lé dernier événement raconté par Tacite, il y avait encore à raconter en 66 la révolte de Jérusalem, le voyage de Tiridate, le massacre des Juifs de Césarée, les luttes intestines des Juifs de Jérusalem, les troubles d'Alexandrie, la campagne malheureuse de Cestius Gallus, la conjuration de Vinicius, la mort d'Antonia, fille de Claude, le mariage de Néron avec Statilia Messalina, son départ pour la Grèce, ses premières victoires[58]. N'y avait-il point là de quoi faire trente-cinq autres chapitres au moins ?

D'ailleurs, nous avens remarqué que le règne de Tibère finit avec le VIe livre et que celui de Néron commence avec le XIIIe. Les douze premiers livres formaient donc deux hexades ou groupes de six, d'une part le règne de Tibère, de l'autre les règnes de Caligula et de Claude. Si l'on rapproche cette observation de celle que nous faisions tout à l'heure relativement à l'impossibilité de concevoir un XVIe livre qui contint tous les événements compris entre la répression de la conjuration de Pison et le 1er janvier 69, n'est-il pas évident que le règne de Néron formait une troisième hexade[59] ? Puisque les Annales avaient dix-huit livres, les Histoires en avaient douze, et non quatorze. Ces douze livres formaient-ils deux hexades[60] ? Nous ne le savons pas sûrement, mais cela n'est pas improbable.

Que Tacite l'ait adoptée dès son premier grand ouvrage ou seulement pour les Annales, la composition hexadique n'était pas une nouveauté dans la littérature latine. Virgile et Stace ont nettement divisé en deux groupes les douze livres, l'un de l'Enéide, l'autre de la Thébaïde. Les Antiquitates rerum humanarum et le De lingua Latina de Varron comprenaient vingt-cinq livres, un livre d'introduction et quatre hexades[61]. Le De republica et le De legibus de Cicéron avaient six livres. L'historien grec Polybe avait composé par hexades, comme Tite Live par décades. Les précédents ne manquaient donc pas à Tacite. Mais pour le groupement de ses livres en hexades, pas plus que pour la distribution de sa matière en livres, il n'a reproduit le plan de ses sources : nous ignorons si Aufidius Bassus et Cluvius Rufus avaient établi entre leurs livres un groupement quelconque ; ce qui est bien invraisemblable, c'est qu'ils eussent adopté, l'un et l'autre, la composition hexadique.

Tacite parait avoir cherché un autre effet de symétrie dans la division des hexades en triades. Avec le livre IV commence pour lui la deuxième moitié du règne de Tibère : il le dit nettement dans le premier chapitre et il établit ainsi entre ce livre et le IIIe une séparation plus forte qu'entre les livres I et II, II et III. C'est la fin de la première triade. La deuxième se termine avec le règne de Tibère. Le règne de Caligula occupait, sans doute, la troisième, et celui de Claude la quatrième. Les six livres consacrés à Néron forment aussi deux groupes, moins distincts cependant que les deux triades de Tibère : le livre XV se termine, non pas, si l'on veut, avec une phase du règne de Néron, mais avec un événement capital de ce règne, la conjuration de Pison.

La composition triadique était encore plus fréquente que la composition hexadique, dans la littérature latine. Ainsi les Annales d'Ennius[62], les Antiquitates rerum divinarum et plusieurs autres outrages de Varron[63], le De oratore et à De natura deorum de Cicéron étaient en triades[64].

 

III

1. La probité historique de Tacite est au-dessus de tout soupçon : il a voulu être impartial et véridique. C'est avec une pleine sincérité qu'il a fait, au début des Annales, cette déclaration : Inde consilium mati pauca de Augusto et extrema tradere, mox Tiberii principatum et cetera, sine ira et studio, quorum causas procul habeo. Il proteste, plus loin, à trois reprises, qu'il est incapable de mentir, et nous l'en croyons : De origine Curtii Rufi... neque falsa prompserim et vera exsequi pudet (XI, 21). Il rougit d'avoir à raconter ce qu'il trouve dans sa source sur Curtius Rufus et qu'il tient pour vrai ; mais sa répugnance pour le mensonge est encore la plus forte. Il sent que son récit du mariage de Messaline avec Silius risque de paraître invraisemblable, tant la chose est extraordinaire ; pourtant il n'a rien inventé : Haud sum ignarus fabulosum visum iri tantum ullis mortalium securitatis fuisse... Sed nihil compositum miraculi causa, verum audita scriptaque senioribus tradam (XI, 27). Ces protestations de véracité ne s'appliquent qu'à des événements précis. En voici une autre dont la portée est plus générale. Tacite vient de mentionner et de réfuter une légende qui a cours sur la mort de Drusus ; il ajoute (IV, 11) : Mihi tradendi arguendique rumoris causa fuit, ut claro sub exemplo falsas auditiones depellerem peteremque ab iis, quorum in manus cura nostra venerit, ne divulgata atque incredibilia avide accepta yetis neque in miraculum corruptis antehabeant. Tacite nous avertit donc que jamais il ne sacrifiera. pour donner plus d'attrait à son récit, la vérité à la fiction. Afin de se procurer la vérité, il s'est adressé aux sources qui lui ont paru offrir le plus de garanties. Il s'est méfié de la tradition anonyme : il ne la cite que deux fois ; dans un cas, elle est d'accord avec sa source principale (XIV, 2) ; dans l'autre, il la réfute et profite de l'occasion pour affirmer qu'il recherche le vrai et non le dramatique (IV, 11). Ce qu'il lui faut, ce sont des assertions recommandées par l'autorité d'un nom propre. Les historiens qu'il prend pour sources ont tous une qualité sur laquelle il insiste à plusieurs reprises : ils sont contemporains des faits qu'ils racontent (II, 88 ; XI, 27). Il en a consulté beaucoup et des plus dignes de foi (IV, 10). Il a contrôlé le témoignage de la source principale par celui des sources secondaires, le témoignage des sources dérivées par celui des sources premières, le témoignage des écrivains par celui des survivants directement interrogés[65].

D'ailleurs, il s'est bien rendu compte que les historiens, ses devanciers, ne méritaient pas toujours d'être crus, non que leur bonne foi fût suspecte, mais parce que la passion les avait égarés : Tiberii Gaique et Claudii ac Neronis res florentibus ipsis ob metum falsæ, postquam occiderant, recentibus odiis compositæ sunt (I, 1)[66]. Les historiens dont il a fait ses sources, ceux, en particulier, qu'il a pris pour sources principales, Aufidius Bassus et Cluvius Rufus, appartiennent, nous l'avons vu, à la deuxième catégorie. Il sait donc qu'il lui faudra corriger les erreurs de jugement que la haine leur a fait commettre. Il renouvelle plus loin ce reproche de partialité à propos des historiens de Tibère : Neque quisquam scriptor tam infensus extitit, ut Tiberio objectaret, cum omnia alla conquirerent intenderentque (IV, 11). Fabius est l'objet d'une critique spéciale : Sane Fabius inclinat ad laudes Senecæ, cujus amicitia floruit (XIII, 20). Partial en faveur de Sénèque, il a dû l'être aussi, forcément, au détriment de Néron[67]. Mais nous avons trouvé, en tête des Histoires, une promesse non moins formelle d'impartialité, et nous avons constaté pourtant que Tacite n'avait pas toujours atteint à l'impartialité promise[68]. Qu'a-t-il fait dans les Annales pour tenir son engageaient d'écrire sine ira et studio ? L'a-t-il tenu, en somme ? Ce qu'il nous donne pour vrai, est-ce toujours la vérité ?

Là où il ne sait pas, Tacite avoue sans détour son ignorance. Originem non repperi, dit-il à propos de Seius Quadratus (VI, 7) ; Neque nos originem finemve ejus rei ultra comperimus, à propos du faux Drusus (V, 10) ; Nec tamen facile memoraverim, quis primus auctor, à propos de la conjuration de Pison (XV, 69) ; Sequitur clades, forte an dolo principis incertum, nam utrumque auctores prodidere, à propos de l'incendie de Rome (XV, 38) ; Is finis fuit in ulciscenda Germanici morte, non modo apud illos homines, qui tum agebant, etiam secutis temporibus vario rumore jactata ; adeo maxima quæque ambigua sunt, dum alii quoquo modo audita pro compertis habent, alii vera in contrarium vertunt, et gliscit utrumque posteritate, à propos de la mort de Germanicus (III, 19). A propos de cette mort, nulle part il ne lance une accusation formelle soit contre Pison, soit contre Tibère[69]. Il reconnaît qu'il est difficile de savoir au juste quels furent les sentiments de Tibère dans le procès de Lépida : Haud facile quis dispexerit illa in cognitione mentem principis : adeo vertit ac miscuit iræ et clementiæ signa (III, 22.)

Il n'accepte pas, les yeux fermés, toutes les assertions garanties par un nom propre, fût-ce celui de la source principale. En plus d'un endroit, il rectifie des erreurs de fait ou de jugement. — Tibère n'a pas assisté au combat de gladiateurs offert par Drusus. Son absence a été expliquée de diverses manières et la source rapporte ces interprétations. Il en est une que Tacite refuse d'admettre, la plus défavorable : Non crediderim ad ostentandain sævitiam (Drusi) movendasque populi offensiones concessam filin materiem, quamquam id quoque dictum est (I, 76). Plus loin, à propos de la mort de Drusus, il prend encore la défense de Tibère, non plus contre sa source' écrite, mais contre une tradition anonyme (IV, 11). Sur la mort d'Agrippine, veuve de Germanicus, il émet deux hypothèses : Quam interfecto Sejano spe sustentatam provixisse reor, et postquam nihil de sævitia remittebatur, voluntate exstinctam, nisi si negatis alimentis adsimulatus est finis, qui videretur sponte sumptus (VI, 25). Puisqu'il introduit la première, la plus favorable à Tibère, par un verbe à la première personne, et ne présente l'autre que dans une proposition subordonnée, c'est qu'il préfère celle-là, quoiqu'il se fasse scrupule d'omettre celle-ci. — Il combat la version de Fabius, qui prétendait que Néron avait provoqué Agrippine à l'inceste (XIV, 2). Il a déjà laissé voir qu'un autre fait mentionné par Fabius, la disgrâce de Burrus, ne lui parait pas exact (XIII, 20). Il ne veut pas croire, quoi qu'en disent les sources, que Néron ait empoisonné Poppée (XVI, 6) : Neque enim venenum crediderim, quamvis quidam scriptores tradant, odio magie quam ex fide ; quippe liberorum cupiens et amori uxoris obnoxius erat[70].

Ce n'est pas seulement de la qualité des garants que Tacite tient compte ; c'est aussi de leur nombre : il dit souvent qu'il en a plusieurs ; il oppose à Fabius seul une fois Cluvius et Pline (XIII, 20), une autre fois Cluvius, Pline et la tradition (XIV, 2). Mais le criterium dont il se sert le plus volontiers, c'est la vraisemblance. Pline raconte qu'Antonia, fille de Claude, était parmi les complices de Pison (XV, 53) : Nobis quoquo modo traditum non occultare in animo fuit, quamvis absurdum videretur eut inanem ad spem Antoniam nomen et periculum commodavisse, aut Pisonem notum amore uxoris alii matrimonio se obstrinxisse. Fabius raconte que Néron provoqua Agrippine à l'inceste ; Cluvius, Pline et la tradition, que la provocation vint d'Agrippine (XIV, 2) : Seu concepit animo tantum immanitatis Agrippine, seu credibilior novæ libidinis meditatio in ea visa est, quæ puellaribus annis stuprum cum Lepido spe dominationis admiserat, etc. Les sources donnent deux versions sur la mort de Poppée : le coup de pied et le poison. Tacite rejette le seconde comme invraisemblable (XVI, 6) : Quippe liberorum cupiens et amori uxoris obnoxius erat. Il sent d'ailleurs que le criterium de la vraisemblance n'a pas une valeur absolue. De là la réserve avec laquelle il se prononce dans tous les cas que nous avons cités : Neque enim venenum erediderim (XVI, 6) ; Sed quæ Cluvius, eadem ceteri quoque auctores prodidere et fama hue inclinat (XIV, 2) ; et surtout dans le premier (XV, 53), où il n'ose pas condamner absolument la version incroyable de Pline : Nisi si cupido dominandi cunctis affectibus flagrantior est[71], ajoute-t-il à sa réfutation.

2. Mais, en somme, malgré sa bonne foi et sa bonne volonté, Tacite n'a pas toujours dit vrai et jugé sainement. On peut relever dans les Annales des erreurs et des inexactitudes, dont les unes sont peut-être et probablement imputables aux sources, dont les autres proviennent de Tacite lui-même. Nous en avons déjà parlé[72]. Surtout, Tacite n'est pas impartial en dépit de ses efforts pour l'être. Il est incontestable que le tableau du règne de Tibère est beaucoup trop noir, que les six premiers livres des Annales, admirables au point de vue littéraire, sont très imparfaits au point de vue historique. Si nous avions à faire ici une étude critique des sources du règne de Tibère, il nous faudrait soumettre le récit de Tacite à un examen minutieux, relever et rectifier toutes les erreurs, toutes les injustices. Mais ce n'est point là notre dessein[73]. Nous voulons savoir seulement comment Tacite a traité ses sources, jusqu'à quel point il en a modifié l'esprit. Son récit est trop défavorable à Tibère : c'est un fait acquis aujourd'hui. Mais nous savons que les récits de ses sources avaient le même défaut, que même en certains endroits il les a rectifiées. Il ne serait évidemment pas juste d'attribuer à Tacite tout l'odieux dont Tibère est couvert dans les Annales ; non plus, d'ailleurs, que tout ce qui est dit, çà et là, des qualités de Tibère (III, 18, 2 8, 69, 75 ; IV, 37, par exemple)[74]. Cet odieux, que Tacite a essayé parfois de diminuer, ne l'a-t-il jamais aggravé ? Dans l'impossibilité où nous sommes de discerner toujours exactement ce qui est de lui, en matière d'appréciation, et ce qui est de ses sources, voilà un point qu'il est très intéressant d'établir.

Il est certain que Tacite a renchéri parfois sur ses devanciers. On ne saurait, sans doute, lui en vouloir d'avoir mentionné le témoignage oral d'après lequel Pison aurait eu entre les mains la preuve de la complicité de Tibère dans l'empoisonnement de Germanicus, et ne serait pas mort volontairement, verum immisso percussore. Il a fait son devoir d'historien en recueillant cette tradition, qu'il donne, d'ailleurs, sous toutes réserves : Quorum neutrum adseveraverim. Neque tamen occulere debui narratum ab lis, qui nostram ad juventam duraverunt (III, 16.) Mais voici une appréciation défavorable qui est bien de lui. Les sources dérivées ne disaient rien d'Antonia, mère de Germanicus, à propos des funérailles de son fils ; Tacite s'est adressé aux sources premières, aux Acta diurna : il n'y a rien trouvé non plus. C'est donc qu'Antonia n'assista pas aux funérailles. Pourquoi ? Après avoir émis deux autres hypothèses, qui sont au moins aussi probables, seu valetudine præpediebatur, seu victus luctu animus magnitudinem mati perferre visu non toleravit, il s'arrête à celle-ci : Facilius crediderim Tiberio et Augusta, qui domo non excedebant, cohibitam, ut par mæror et matris exemplo avia quoque et patruus attineri viderentur (III, 3). Un peu plus loin (III, 44), Tacite reproduit, en gardant une grande liberté à l'égard de la source, puisqu'il s'agit d'une sorte de discours, les réflexions que faisaient à Rome, pendant la révolte de Sacrovir, les gens avides de changement : Extitisse tandem viros, qui cruentas epistulas amis cohiberent. Quelles lettres sanguinaires ? Avant ce passage, il n'est pas question dans le récit de Tacite d'une seule lettre de Tibère qui puisse mériter cette épithète. Les lettres sanguinaires, celles où l'empereur désigne au sénat des accusés à condamner, ne viendront que plus tard. Si le mot est de Tacite, comme tout semble l'indiquer, il nous montre à quel point l'esprit de l'historien était prévenu contre Tibère[75]. Tibère quitte Rome, où il ne doit plus revenir. Pourquoi ? Ici encore Tacite est plus malveillant que ses sources : Causam abscessus quamquam secutus plurimos auctorum ad Sejani actes rettuli... plerumque permoveor num ad ipsum referri verius sit, sævitiam ac libidinem cum factis promeret, locis occultantem. Erant qui crederent in senectute corporis quoque habitua pudori fuisse... Traditur etiam matris inpotentia extrusum, quam dominationis sociam aspernabatur neque depellere poterat... L'explication que Tacite met en avant pour son propre compte est la plus dramatique de toutes. Est-elle la plus vraisemblable ? La vieillesse et les infirmités de l'empereur, la tyrannie de sa mère, les secrètes ambitions de Séjan, ne sont-ce pas de bonnes raisons qu'un esprit équitable eût trouvées suffisantes ? Elles avaient satisfait les sources de Tacite ; il a cherché mieux. Cependant, des trois raisons qu'il relate sans les adopter, il en réfute une seule, l'influence de Séjan, quia tamen cæde ejus patrata sex postea annos pari secreto conjunxit (IV, 57). Voici enfin une déclaration qui est caractéristique des sentiments de Tacite à l'égard de Tibère. Beaucoup d'écrivains, dit-il, ont omis, lassés eux-mêmes ou craignant de lasser leurs lecteurs, les procès et les morts de nombreux complices ou prétendus complices de Séjan : Nobis pleraque digna cognitu obvenere, quamquam ab aliis incelebrata (VI, 7). Il ne fera pas grâce à Tibère d'une seule de ses victimes ; il nommera jusqu'à un Seius Quadratus, personne d'origine inconnue : Originem non repperi. Il sera dominé par sa prévention au point d'oublier ses préoccupations littéraires habituelles, son dédain de l'insignifiant et sa crainte de la monotonie.

3. Tacite n'a pas été et ne pouvait pas être impartial à l'égard de Tibère. Dans Tibère, instinctivement, quoi qu'il fit pour juger sine ira et studio, malgré cette affirmation, avancée sans nul doute 'en toute sincérité, que les motifs de sympathie ou d'antipathie étaient loin de lui, quorum causas procul habet, il haïssait, aristocrate, le prince qui asservit le sénat, décima la noblesse, investit de toute sa confiance un parvenu, Séjan, et, sujet de Domitien, un autre Domitien. Cette double haine, instinctive, irrésistible, devait forcément l'empêcher de rendre pleine justice aux grandes qualités de Tibère, lui faire découvrir à toutes ses actions des motifs odieux, le pousser à étaler complaisamment ses crimes. En dehors de ces raisons spéciales, il y en avait une autre, plus générale, qui lui a fait voir en noir, non pas ce règne seul, mais aussi ceux qui vinrent ensuite, toute l'époque racontée dans les Annales, et qui, dans la recherche des causes psychologiques, où il se comptait toujours, a pu souvent l'égarer : son pessimisme. Nous l'avons signalé dans les Histoires[76] ; il ne s'est pas adouci dans les Annales. Comment se serait-il adouci ? Les règnes de Tibère et de Néron étaient-ils faits pour donner à Tacite une meilleure opinion de l'humanité ? Indigné à la fois et découragé, il en arrive presque à mettre en doute la liberté humaine (IV, 20, et VI, 22). Est-ce une inflexible destinée qui nous gouverne, ou bien est-ce le hasard aveugle (VI, 22, et III, 18) ? Il croit encore, cependant, à la providence des dieux, mais à une providence irritée contre les Romains (IV, 1, et XVI, 16). Un tel état d'esprit peut être favorable à la poésie, mais à l'histoire il faut plus de sang-froid et plus de sérénité. Le règne de Tibère, tel que Tacite l'a raconté, c'est une admirable tragédie, pleine d'horreur et d'éloquence ; ce n'est pas un chef-d'œuvre historique. Tacite s'était engagé à être impartial : la promesse était au-dessus de ses forces. Il a suivi le chemin que lui montraient ses sources et où son penchant naturel ne le poussait que trop.

 

IV

Ce que nous pouvons dire du rapport de Tacite avec ses sources principales pour les Annales, au point de vue du style, est très peu de chose. Nos renseignements sur Aufidius et sur Cluvius sont très vagues. Nous n'avons pas, d'ailleurs, la ressource d'établir, comme nous l'avons fait pour les Histoires, une comparaison indirecte, puisque nous ne possédons aucune autre dérivation certaine des écrivains en question.

Dans les Histoires, avec la matière Tacite avait, jusqu'à un certain point, emprunté à Pline l'Ancien la forme. Ces emprunts, avons-nous dit[77], sont tout naturels, puisque Tacite et Pline appartiennent à la même école. Aufidius Bassus et Cluvius Rufus étaient aussi de la même école que Tacite. Aufidius est nommé dans le Dialogue des Orateurs, conjointement avec Servilius Nonianus, comme le représentant de l'éloquence moderne dans l'histoire ; Cluvius a écrit avant la réaction cicéronienne de Quintilien. Il y a donc tout lieu de supposer que Tacite s'était conduit à leur égard comme à l'égard de Pline, et même qu'il leur avait emprunté plus souvent avec l'idée l'expression, parce que, étant meilleurs écrivains, ils devaient plus souvent le satisfaire. On ne peut pas objecter qu'en écrivant les Histoires Tacite s'est formé un style historique bien à lui et que, désormais, il n'a plus eu que faire d'imiter ses sources. D'abord, si le style historique de Tacite est formé après la composition des Histoires, il n'est pas invariablement fixé, et entre les deux grands ouvrages, à ce point de vue, il y a des nuances très sensibles[78]. Tacite peut encore subir des influences et il en subit ; les imitations des grands écrivains latins, ses devanciers, sont fréquentes. Pourquoi n'aurait-il pas également imité ses sources, qui n'étaient pas, non plus, après tout, des modèles à dédaigner ? D'autre part, comme nous l'avons fait remarquer à propos des Histoires, ces emprunts de forme, que Tacite s'adressât à ses sources ou à ses autres devanciers, étaient en somme peu de chose et ne compromettaient nullement l'originalité de son style puissamment personnel.

Tacite avait un certain air de parenté avec Aufidius et Cluvius, mais il leur ressemblait en mieux. Sans doute, Aufidius et Cluvius étant meilleurs écrivains que Pline, la supériorité littéraire de Tacite sur sa source principale ne devait pas toujours être aussi manifeste dans les Annales que dans les Histoires. Néanmoins elle devait être manifeste. Pour se convaincre qu'il n'avait pas adopté purement et simplement les principes de la nouvelle école, que, s'il suivait la mode, il la suivait avec l'indépendance d'un écrivain de génie, il suffit de le comparer à cet autre illustre prosateur du Ier siècle, Sénèque le Philosophe. Comme tous les écrivains de ce temps, il aimait la variété et l'effet, les antithèses et les sentences. Mais il y avait dans leur rhétorique, ingénieuse et brillante, beaucoup de frivolité. Il y en avait, Quintilien l'atteste[79], dans le style de Servilius, clari vir ingenii et sententiis creber, sed minus pressus quam historiæ auctoritas postulat. Le même Quintilien trouve qu'Aufidius n'a pas ce défaut, surtout dans ses Guerres de Germanie : Quam... Bassus Aufidius egregie, utique in libris belli Germanici, præstitit... Si l'on songe, pourtant, qu'Aufidius a été le contemporain et l'ami de Sénèque, qu'il a vécu juste au temps où la nouvelle mode était dans toute sa vogue, on aura de la peine à croire qu'il en ait été complètement exempt, d'autant plus que son fragment sur la mort de Cicéron[80] dénote le contraire. Cluvius est aussi un contemporain de Sénèque et des beaux jours de la nouvelle école. Ce qui distingue Tacite de Sénèque, ce qui le distinguait sans doute aussi, peut-être à un moindre degré, d'Aufidius et de Cluvius, c'était plus de sérieux, de gravité et de grandeur ; c'était ce caractère particulier que Pline le Jeune admirait déjà dans son éloquence et qu'il a su si bien définir : Respondit Cornelius Tacitus eloquentissime et, quod eximium orationi ejus inest, σεμνώς[81].

 

 

 



[1] Cf. plus loin, § III.

[2] Cf. 1re partie, chap. I, § I, n° 1.

[3] Cf. chap. I, § I, n° 5.

[4] 1re partie, chap. IV, § I, n° 5.

[5] Sur la valeur de cette formule, cf. 1re partie, chap. IV, § I, n° 5.

[6] Tacite promet, à la fin de cette digression, d'écrire l'histoire d'Auguste : Sed aliorum exitus, simul cetera illius ætatis memorabo, si, effectia in quæ tetendi, plures ad curas vitam produxero.

[7] Le chapitre 6 commence par une formule analogue : Sed congruens crediderim recensera ceteras quoque rei publicæ partes, quibus modis ad eam diem habitæ sint...

[8] La source de Tacite pour cette digression n'est sûrement pas Pline, Hist. nat., X, 2, 3 sqq. Sur les autres auteurs qui ont parlé du phénix, cf. le commentaire de Nipperdey-Andresen. Il est à peine besoin d'affirmer que Tacite n'a eu ici qu'une source et que les formules de citation (De quibus congruunt et plura ambigua... ; varia traduntur ; maxime vulgatum... ; sunt qui adseverent..., etc.) ne prouvent nullement qu'il ait fait personnellement des recherches sur ce sujet.

[9] Cf. Nipperdey-Andresen à cet endroit.

[10] Ce passage mutilé offre une grande ressemblance avec Plutarque, Galba, 9 sqq. Il y a probablement communauté de source : Tacite aura utilisé ici un passage de Pline dont il n'avait pu se servir pour les Histoires.

[11] Remarquons, d'ailleurs, que la mention de la prophétie n'est pas du tout liée à ce qui précède. Elle serait venue plus naturellement au début même de l'année, là où Tacite donne le nom des consuls dont l'un est Galba (VI, 15). A cette prophétie se rattache une autre digression (VI, 21) sur les relations de Tibère avec Thrasyllus, qui, pendant son séjour à Rhodes, l'avait instruit dans la science divinatoire des Chaldéens. Puisqu'elle n'est amenée et justifiée que par la première, cette seconde digression est évidemment aussi de Tacite.

[12] Cf. Nipperdey-Andresen, à XIII, 32, 8.

[13] Malgré la formule : nam scriptores in eo dissentiunt, il est peu croyable que Tacite, si la digression est bien de lui, ait consulté plusieurs sources. Nous avons trouvé, dans la digression sur les Juifs, une formule analogue (Hist., V, 3) : Plurimi auctores consentiunt..., qui ne nous a point paru être l'indice de recherches personnelles ; cf. 1re partie, chap. IV, § III, n° 3.

[14] Cf. 1re partie, chap. IV, § I, n° 5.

[15] A propos d'un prodige qui aurait accompagné la mort d'Othon (II, 50) ; cf. 1re partie, chap. III, § III, n° 3.

[16] Mais aucune d'entre elles n'égale en étendue la grande digression sur les Juifs et la Judée (Hist., V, 2 sqq.).

[17] Il est vrai qu'il s'agit ici d'une source secondaire, Pline (cf. chap. II, § III, n° 1) ; mais la déclaration de Tacite n'en est pas moins instructive.

[18] Voir encore XIV, 14 : Quos (les nobles qui se déshonorèrent en montant sur le théâtre de Néron) fato perfunctos ne nominatim tradam, majoribus eorum tribuendum puto. Dion cite des noms propres, mais de familles et non d'individus (LXI, 57, 4). — XIV, 64 : Quicumque casus temporum illorum nobis vel sdiis anctoribus noscent, præsumptum babeant, quotiens fugas et cædes jussit princeps, totiens gestes deis actes... Neque tamen silebinius, si quod senatus consultum adulatione novum aut patienta postremum fuit. C'est là le langage d'un historien qui ne se fait pas scrupule d'élaguer ce qui lui parait insignifiant. Tacite déclare qu'il ne rapportera pas les dernières paroles de Sénèque (XV, 63) : ... advocatis scriptoribus pleraque tradidit, quæ in vulgus edita ejus verbis invertere supersedeo. Mais on ne peut pas conclure de cette déclaration que le discours en question était dans la source, reproduit textuellement ou arrangé par elle. Il est même probable que, l'écrit de Sénèque étant très connu, la source avait, comme Tacite, jugé qu'il suffisait d'y renvoyer.

[19] Voir encore II, 32 : Quorum auctoritates adulationesque rettuli, ut sciretur velus id in re publics malum (compte rendu de la séance du sénat où fut prononcé l'arrêt contre Libon).

[20] Cf. 1re partie, chap. V, § I, n° 2.

[21] Par exemple, la confusion entre les Ampsivarii et les Angrivarii (II, 8) ; cf. Nipperdey-Andresen à cet endroit. Peut-être avons-nous affaire simplement à une erreur de copiste. — L'attribution du pontificat à Néron, fils de Germanicus (III, 29) ; cf. Nipperdey-Andresen. — Une erreur sur la nature première des fonctions de questeur (XI, 99) ; cf. idem. — Epidaphné prise pour un faubourg d'Antioche (II, 83) ; cf. Mommsen, Hist. rom., t. XI, p. 17. — Une autre erreur sur l'âge de Pompée quand il joua un rôle militaire dans les guerres civiles (XIII, 6) ; cf. Nipperdey-Andresen. — D'une façon générale, les récits de campagnes laissent beaucoup à désirer dans Tacite, et Mommsen a souvent relevé cette imperfection (cf. Hist. rom., IX, 65 et 230 ; XI, 272). Mais jusqu'à quel point est-elle imputable à Tacite ? Ni Aufidius ni Cluvius (bellis inexpertus, Hist., I, 8) n'étaient plus compétents que Tacite. — Il ne donne presque jamais les dates avec précision : encore un défaut dont il est bien probable que ses sources sont, au moins en grande partie, responsables.

[22] Cf. chap. III, § IV, n° 2.

[23] Cf. chap. II, § II, n° 6.

[24] Contre Arruntius et ses coaccusés.

[25] Cf. Annales, III, 10 sqq.

[26] Même si l'on admet avec Nipperdey (à I, 13) que, dans la phrase de Tacite, omnes se rapporte seulement à Asinius et à Arruntius, ce qui est fort contestable, il y a eu de la part de Tacite inexactitude en ce qui concerne Arruntius.

[27] Nipperdey admet une lacune dans le texte après cladem Lugudunensem.

[28] Autre exemple : XIV, 12, il mentionne le rappel de Valerius Capito et de Licinius Gabolus, anciens préteurs, exilés par Agrippine. Nulle part il n'a parlé de leur exil.

[29] Cf. Nipperdey-Andresen.

[30] Cf. 1re partie, chap. V, § II.

[31] Cf. Nipperdey-Andresen, Introd., p. 37 sqq. ; Horstmann, p. 29 sqq. ; O. Hirschfeld, Hermes, t. 25, p. 363 sqq.

[32] Quoi qu'en dise Hirschfeld, ouvrage cité.

[33] Une partie seulement des événements de 36 est racontée dans ces chapitres ; le reste, à partir de VI, 41, dans le récit de l'année 36 ; cf. Nipperdey-Andresen, à VI, 38.

[34] De 47 à 58 ; cf. Nipperdey-Andresen, à XII, 31, 56 et 40.

[35] Cf. Nipperdey-Andresen, à II, 1.

[36] C'est l'un des trois cas où il s'excuse d'avoir abandonné l'ordre chronologique.

[37] Cf. Nipperdey-Andresen, à XI, 8.

[38] Cf. Nipperdey-Andresen, à XII, 14, 44 et 51.

[39] C'est encore un des trois cas où Tacite s'excuse d'avoir fait empiéter le récit d'une année sur celui d'une autre.

[40] Cf. Nipperdey-Andresen, à XIII, 35, 36, 41. Nipperdey croit que ce récit ne dépasse pas l'année 58 ; Mommsen, Hist rom., t. X, p. 217, a montré qu'il comprend aussi 59.

[41] Cf. Nipperdey-Andresen, à XIV, 23, et à XV, 6.

[42] Cf. Nipperdey-Andresen, à XIII, 53, 54 et 55.

[43] Encore un des trois cas où Tacite s'excuse.

[44] Cf. Tacite, XIV, 29, et Nipperdey-Andresen, à cet endroit.

[45] Cf. Nipperdey-Andresen, à XII, 56. Suétone, Claude, 20, dit que les travaux durèrent onze ans.

[46] Cf. Nipperdey-Andresen, à XV, 48.

[47] C'est l'opinion de Hirschfeld, ouvrage cité.

[48] Cf. 1re partie, chap. V, § II.

[49] Cf. Nipperdey-Andresen, à II, 88.

[50] Hirschfeld, p. 365 sqq., démontre que la naissance des jumeaux de Drusus, dont Tacite fait mention en 19, presque aussitôt après la mort de Germanicus (II, 84), a été avancée au moins d'un an, sans doute par Tacite lui-même, pour ménager un contraste. Pour la même raison, Tacite aurait mentionné la mort de Plancine, la prétendue empoisonneuse de Germanicus, immédiatement après celle d'Agrippine, veuve de Germanicus (VI, 25 et 26).

[51] Avec Hirschfeld, ouvrage cité.

[52] Si Tacite ne s'est pas astreint dans les Histoires à diviser sa matière exactement comme la source, il y a tout lieu de croire qu'il a pris la même liberté dans les Annales. Ce que nous allons dire du groupement des livres achève de rendre sûre la chose, qui est en soi très probable : il est impossible que Tacite soit arrivé à ce total de dix-huit livres, divisés en trois hexades, par la seule addition d'un certain nombre de livres empruntés à sa première source, Aufidius, avec un certain nombre de livres empruntés à sa seconde source, Cluvius. Il est parti d'un dessein arrêté d'avance et a distribué lui-même en livres les années ou parties d'année.

[53] Cf. Nipperdey-Andresen, à V, 5.

[54] Avant la fin de l'année.

[55] Le dernier livre, le XVIIIe (comme nous allons le voir, et non le XVIe), avait sa fin nécessairement marquée au 31 décembre 68, les Annales devant rejoindre les Histoires. La soumission antérieure de Tacite au principe annalistique l'obligeait à s'y soumettre encore ici.

[56] Opinion de Ritter (éd. de Tacite, Cambridge, 1848, t. I, p. XXII, et de Hirschfeld, Zeitschrift f. österr. Gymn., t. 28, p. 812), magistralement soutenue par Ed. Wölfflin, Dis hexadische Composition des Tacites, dans Hermes, t. 21, p. 157 sqq.

[57] Parmi les livres complets des Annales, celui qui compte à moins de chapitres est le XIIIe (58), celui qui en compte le plus est le IIe (88). Dans l'édition Halm, ce qui nous reste du XVIe livre occupe seize pages ; les livres qui en occupent le plus sont le Ier et le IIe (43), ceux qui en occupent le moins, le XIIe et le XIIIe (32).

[58] Cf. Goyau, p. 131 sqq.

[59] Wölfflin montre très bien qu'il ne faut pas attacher d'importance à la subscription du livre I des Histoires dans le Mediceus II : Cornelii Taciti liber XVII explicit, incipit XVIII. Du moment que les Annales furent coupées au milieu du XVIe livre, le premier livre des Histoires devint pour les copistes le XVIIe de l'ensemble.

[60] C'est l'opinion de Wölfflin. — Nous savons que les Annales et les Histoires comptaient ensemble trente livres, par le témoignage de saint Jérôme : Cornelius Tacitus, qui post Augustum usque ad mortem Domitiani vites Cæsarum triginta voluminibus exaravit (cité dans Teuffel-Schwabe, n° 337, renvoi 2).

[61] Cf. Teuffel-Schwabe, n° 166, 4, et 167, 1.

[62] Cf. Teuffel-Schwabe, n° 101, 3.

[63] Cf. Teuffel-Schwabe, n° 166, 2, 4, 5 ; 168.

[64] Tite-Live, lui aussi, avait divisé ses premières décades eu demi-décades ; cf. Teuffel-Schwabe, n° 257, 11.

[65] Sur ces divers points, cf. chap. II et III.

[66] Le même reproche de partialité est adressé par Flavius Josèphe (Ant. Jud., XX, 8, 3) aux historiens de Néron : Πολλο γρ τν περ Νρωνα συντετχασιν στοραν, ν ο μν δι χριν ε πεπονθτες π' ατο τς ληθεας μλησαν, ο δ δι μσος κα τν πρς ατν πχθειαν οτως ναιδς νεπαρνησαν τος ψεσμασιν, ς ξους ατος εναι καταγνσεως. La suite vise les historiens des règnes antérieurs : Κα θαυμζειν οκ πεισ μοι τος περ Νρωνος ψευσαμνους, που μηδ τν πρ ατο γενομνων γρφοντες τν λθειαν τς στορας τετηρκασιν, κατοι πρς κενους ατος οδν μσος ν τε μετ' ατος πολλ χρν γενομνοις. — Cf. aussi Martial, III, 204 : Quæ Neroni files adstruit scriptor.

[67] Cf. chap. II, § III, n° 2.

[68] Cf. 1re partie, chap. V, § III, n° 2 sqq.

[69] J'entends une accusation d'empoisonnement.

[70] Malgré le témoignage de Corbulon, il refuse d'admettre un fait défavorable à Pætus : Quæ ut augendæ infamiæ compœita... (XV, 16).

[71] Son pessimisme est bien aussi pour quelque chose dans cette restriction.

[72] Cf. plus haut, § I.

[73] Cette question a fait, dans notre siècle, l'objet d'un grand nombre de travaux dont nous n'entreprendrons pas de donner la liste. On la trouvera dans Nipperdey-Andresen, Introd., p. 24, note ; dans Binder, dans Andriessen, dans Wallichs, et surtout dans Iginio Gentile, L'imperatore Tiberio seconde la moderna critica storica, Milano, 1887. Cet excellent travail résume nettement toute la polémique. Cf. aussi Faust, De Vellei Paterculi fide, Giessen, 1891. — Ce n'est pas seulement à l'égard de Tibère que le récit de Tacite est partial. Par exemple, il est manifestement trop favorable à Corbulon ; cf. Mommsen, Hist. rom., t. X, p. 220 sqq. Nous choisissons l'exemple de Tibère parce que c'est le plus saisissant.

[74] L'étude des Histoires nous a montré que, même dans l'appréciation, Tacite dépend souvent de sa source. Suétone est indépendant de Tacite ; cf. pourtant dans les deux auteurs (Ann., I, 10, et Tib., 21) la même explication du choix qu'Auguste a fait de Tibère pour son successeur. — Les apologistes de Tibère auraient été plus mesurés dans leurs attaques contre Tacite s'ils avaient fait cette distinction.

[75] Cf. Herbst, p. 33 sq.

[76] Cf. 1re partie, chap. V, § III. Nous avons parlé aussi en cet endroit des idées morales, politiques et religieuses de Tacite, de son goût pour l'analyse psychologique. Nous n'avons pas à y revenir ici.

[77] Cf. 1re partie, chap. I, § VII, n° 4, et chap. V, § IV.

[78] Sur le style de Tacite, cf. les remarquables pages de Nipperdey, Introd., p. 38 sqq. ; et sur l'évolution de ce style, ibid., p. 44 sq. ; Wolff, p. 5 sq. ; Wölfflin, Philologus, t. 15, p. 92 sqq., t. 26, p. 121 sqq., t. 27, p. 113 sqq.

[79] X, 1, 102 sq.

[80] Cité par Sénèque le Rhéteur, Suas., XI, 18 et 23.

[81] Ep., II, 11, 17.