LES SOURCES DE TACITE

 

PREMIÈRE PARTIE. — LES HISTOIRES.

CHAPITRE V. — ORIGINALITÉ DE TACITE.

 

 

I

1. La somme des faits ajoutés par Tacite, d'après d'autres sources, au fonds très riche de la source principale, est insignifiante. Au point de vue de l'appréciation, les additions ou les changements sont beaucoup plus importants ; mais nous en parierons seulement, comme il est tout naturel, quand nous traiterons de l'esprit des Histoires. Ce que nous voulons étudier maintenant, c'est l'originalité de Tacite sous le rapport de la matière. Cette originalité, à part les digressions, à part les trois chapitres de l'introduction qui contiennent, avec la profession de foi de l'historien, un tableau sommaire, à jamais célèbre, de l'époque qu'il va raconter, elle est dans les discours ; elle est surtout dans les suppressions.

Nous disons que c'est en lui-même, et non dans sa source, que Tacite a trouvé la matière des discours. L'invention n'est pas absolue, mais il y a réellement invention. D'une part, sans doute les faits sur lesquels reposent les discours sont presque tous empruntés aux récits qui les encadrent, par conséquent à la source ; mais c'est Tacite qui les y a choisis, qui les a tournés en arguments, qui les a éclairés par des idées et animés par des passions. D'autre part, sans doute à certains endroits où Tacite place un discours, il pouvait y en avoir un, il y en avait même probablement ou sûrement un dans la source : par exemple, il n'est guère possible qu'un historien romain n'ait pas fait prononcer un discours à Othon avant son suicide. Puisque Plutarque lui en prête un, aussi bien que Tacite[1], nous sommes certains qu'il y en avait un dans la source commune. Mais les discours de la source commune, Tacite ne les a pas reproduits, même très librement. Il s'en est tout au plus inspiré. Il s'est inspiré surtout de la situation et du caractère de ses personnages. Nous savons avec quelle liberté les historiens anciens traitaient les discours réellement prononcés, quand ils avaient le moyen de se les procurer. Nous savons en particulier quelle profonde différence il y a, autant pour le fond que pour la forme, entre le discours de Claude, tel que nous l'ont conservé les tables de Lyon, et celui que Tacite lui fait tenir dans la même circonstance (Ann., XI, 24)[2]. Entre les deux discours d'Othon avant le suicide, celui de Tacite et celui de Plutarque (Tac., Hist., II, 47 ; Plut., Othon, 15), il n'y a qu'une ressemblance très générale et très vague. Les deux auteurs se sont fort peu préoccupés de reproduire exactement ce qui était dans la source, laquelle, de son côté, avait dû fort peu se préoccuper de ce qui avait été dit en effet. Ils se sont mis à la place de leur personnage et l'ont fait parler comme, d'après eux, il aurait dû parler. Lorsque les cohortes prétoriennes ont proclamé Othon empereur, voici, d'après Suétone, ce qu'il leur dit en substance (Othon, 6) : Ad conciliandos pollicitationibus militum animes nihil magis pro contione testatus est, quam id demum se habiturum, quod sibi ilii reliquissent. Dans le long discours que lui prête Tacite, il n'y a rien qui rappelle de près ou de loin cette pensée (Hist., I, 37 et 38) : c'est une violente diatribe contre Galba, ses ministres et son héritier présomptif Pison. Le thème indiqué par Suétone était bien plus dans la situation que celui qu'a développé Tacite[3]. D'ailleurs, en certains endroits où Tacite insère des discours, ou bien il est douteux qu'il y en ait eu dans la source ou bien même il est certain qu'il n'y en avait pas. Ainsi Tacite fait adresser par Galba à Pison un long discours au moment de l'adoption, au Palatium (I, 15 et 16). Ni dans Suétone (Galba, 17) ni dans Plutarque (Galba, 23), il n'y a trace de discours à ce moment. Ils constatent simplement tous deux que l'empereur, ayant fait appeler Pison, d'après Plutarque, l'ayant pris par la main au milieu de la foule des visiteurs, d'après Suétone, se rendit avec lui au camp, où il le présenta à l'armée comme son fils et son successeur. En lisant leur récit, on peut même se demander si, dans la réalité, Galba avait prononcé un discours au Palatium.

Les discours doivent donc être considérés, même au point de vue de la matière, comme l'œuvre presque exclusivement personnelle de Tacite[4]. Or ils sont assez nombreux et parfois très développés, comme celui de Galba à Pison (I, 15-16), celui d'Othon aux prétoriens (I, 37-38), celui de Mucien à Vespasien (II, 76-77), celui de Cérialis aux Trévires (IV, 73-74)[5]. Ils remplissent tous ensemble environ trente-cinq chapitres, c'est-à-dire qu'ils forment presque le dixième de l'ouvrage[6].

2. En comparant Tacite avec Plutarque, nous avons été souvent en mesure de constater que Tacite avait abrégé la source commune. Ce n'est pas un inventaire complet de ces suppressions que nous allons essayer de dresser : nous vouions seulement les grouper par catégories et produire quelques exemples frappants. Ce groupement et l'examen de ces exemples nous permettront de découvrir les principes qui ont guidé Tacite dans son travail d'abréviation[7].

Parmi les suppressions, il y en a d'abord qui portent sur des détails trop réalistes. Plutarque (Galba, 27) décrit longuement, après l'assassinat de Galba, les outrages subis par sa tête : Fabius Fabullus la coupe, la prend dans son manteau, parce qu'il ne peut la porter autrement à cause de sa calvitie, puis la fiche au bout d'une lance ; elle est ainsi présentée à Othon. D'après Suétone (Galba, 20), le soldat porte d'abord la tête dans les plis de son manteau, puis la tient en introduisant son pouce dans la bouche. Tacite (I, 46) a cru devoir passer sur tous ces détails odieux. Il a dit simplement : Præfixa contis capita gestabantur inter signa cohortium. De même, il a beaucoup moins insisté (I, 49) que Plutarque (Galba, 28) sur les nouveaux outrages infligés à la tête de Galba quand les soldats l'eurent livrée aux esclaves de Patrobius. — Il mentionne brièvement la mort d'un ignoble personnage, Tigellinus (I, 72), et substitue les expressions générales deformes moras, exitu sero et inhonesto aux détails circonstanciés que Plutarque (Othon, 2) a trouvés dans la source : les débauches séniles du moribond, ses embarcations toujours prêtes à prendre le large, sa tentative de corruption auprès du porteur de l'arrêt de mort, le prétexte dont il se sert pour obtenir un rasoir. — Il raconte (I, 52) comment Vitellius se rendit populaire dans l'armée de Germanie, mais il se garde bien des traits presque répugnants qui sont dans le passage correspondant de Suétone (Vit., 7) : ... perque stabula ac deversoria mulionibus ac viatoribus præter modum comis, ut mane singulos, jamne jentassent, sciscitaretur, seque fecisse ructu quoque ostenderet. — La gourmandise et la gloutonnerie du même Vitellius sont décrites avec complaisance par Suétone (Vit., 13). Tacite se borne à des généralités (II, 62, 93). — En visitant le champ de bataille de Bedriacum, Vitellius, dit Suétone (Vit., 10), remarquant que certaines personnes de sa suite se détournaient avec horreur devant les cadavres en putréfaction, affirma optime olere occisum hostem, et melius civem, puis, pour combattre la mauvaise odeur, il fit apporter du vin en grande quantité, en but et en fit boire autour de lui. Tacite (II, 70) raconte magnifiquement cette visite, mais ne donne pas ces horribles détails sur l'attitude de Vitellius ; il dit beaucoup plus vaguement : At non Vitellius flexit oculos nec tot milia insepultorum civium exhorruit ; lætus ultro... — Les deux récits de la mort de Vitellius (Tac., III, 84-85, et Suét., Vit., 16-17) sont très curieux à comparer au même point de vue. Les derniers compagnons de Vitellius furent, d'après Tacite, infimi servitiorum, d'après Suétone, son boulanger et son cuisinier. Avant de se cacher, dit Suétone seul, il s'entoura le corps d'une ceinture remplie de pièces d'or. Où se cacha-t-il ? Pudenda latebra, dit Tacite. Suétone nous apprend qu'il se réfugia dans la loge du portier, refigato pro foribus cane lectoque et culcita objectis. Tacite passe sous silence les dernières lâchetés de Vitellius : son mensonge, ses supplications. Il décrit moins longuement les outrages et les mauvais traitements que subit le malheureux ; il ne dit pas, comme Suétone, qu'on lui jetait de la boue et du fumier, qu'on se moquait de ses défauts physiques, de sa face d'ivrogne, de son obésité, etc. Au lieu du détail précis de Suétone : unco tractus in Tiberim, il met cette indication vague : Et vulgus eadem pravitate insectabatur interfectum, qua foverat viventem[8].

La raison de ces suppressions est manifeste : Tacite estime que l'histoire ne doit pas s'abaisser aux détails vulgaires, ignobles, répugnants. Il recherche, dans son exposition historique, la noblesse. C'est ce même souci de la dignité qui l'a conduit à supprimer beaucoup d'autres choses, non comme trop laides, mais comme trop insignifiantes. Il pensait déjà ce qu'il devait dire plus tard (Ann., XIII, 31), que beaucoup de petits faits ne méritent pas d'être enregistrés par l'histoire, et qu'il faut distinguer un journal d'un ouvrage historique. Les choses insignifiantes ont, d'ailleurs, un autre inconvénient : elles encombrent et elles alourdissent sans profit la narration, de même que les choses répugnantes la déparent, la souillent. Dans l'intérêt de la dignité et de la concision, Tacite élague et condense.

Les antécédents d'Othon sont rapidement racontés au chapitre 13 du livre Ier, à propos de ses espérances ambitieuses : il a été le compagnon des débauches de Néron, le dépositaire de Poppée, de la concubine impériale ; puis Néron, jaloux, l'a exilé dans le gouvernement de la Lusitanie ; le premier des gouverneurs il s'est déclaré pour Galba et il s'est fait remarquer par son zèle. Il y a tout cela dans Plutarque (Galba, 19 et 20), et, en fait de choses essentielles, il n'y a rien de plus ; mais, sur chacun de ses points, le biographe prodigue les détails : l'anecdote des parfums, celle de l'exclusion de Néron, l'intervention de Sénèque en faveur d'Othon, l'offre qu'Othon fait à Galba de sa vaisselle précieuse et de ses esclaves les mieux stylés ; Tacite a jugé que toutes ces circonstances étaient accessoires et qu'il devait les supprimer. Il a eu raison. Dans le récit de Plutarque, la digression sur Othon est une parenthèse un peu longue.

Au moment où Galba monte en litière (I, 35), un soldat se précipite à travers la foule dans le Palatium, montrant son glaive ensanglanté et criant qu'il a tué Othon, le rebelle ; Galba lui demande : Camarade, qui te l'a ordonné ? Plutarque mentionne la réponse du soldat et les applaudissements de la foule (Galba, 26). Tacite a jugé que l'essentiel était de mettre en relief la rigueur de Galba en fait de discipline militaire, que le reste importait peu ou même amoindrirait l'effet désiré en détournant l'attention du lecteur. Il est certain que, si Plutarque ne nous avait pas appris la réponse du soldat et l'accueil que lui fit la foule, nous n'y eussions pas perdu grand'chose. Nous n'en voulons pas non plus beaucoup à Tacite de n'avoir pas dit combien les soldats vendirent la tête de Vinius (I, 47 ; Plut., Galba, 28), ni comment Othon s'y prit pour maintenir verticale l'épée dont il allait se percer la poitrine (II, 49 ; Plut., Othon, 17), ni à quel endroit précis de la poitrine était sa blessure (Suét., Othon, 11) ; de n'avoir pas énuméré toutes les escarmouches sans conséquences sérieuses qui précédèrent le combat des Castors : Crebra magis quam digna memoratu prœlia (II, 24), comme il le dit fort justement, indiquant assez par ces mots qu'il a fait ici des coupures dans la narration de la source. Mais les choses qu'il supprime comme superflues à son point de vue et, par conséquent, nuisibles à la beauté ou à la vivacité du récit, n'ont pas toujours, tant s'en faut, ce caractère d'insignifiance.

Après avoir décrit l'état des esprits au camp des Othoniens dans la nuit qui suivit le désastre de Bedriacum, il continue (II, 45) : Postera die, haud ambigua Othoniani exercitus voluntate, et qui ferociores fuerant ad pænitentiam inclinantibus, missa legatio ; nec apud duces Vitellianos dubitatum, quominus pacem concederent. Il y a, sans doute, dans le long récit correspondant de Plutarque (Othon, 13), quelques détails insignifiants, comme l'anecdote du péril que coururent en chemin les ambassadeurs othoniens, ou plus exactement l'un d'eux, Annius Gallus. Mais, en revanche, que de choses intéressantes et importantes ! Marius Celons, l'un des généraux sénateurs, prend l'initiative d'une réunion d'officiers où, sur sa proposition, il est décidé que l'on demandera la paix ; le frère d'Othon, Titianus, lui-même se range à cet avis. Les ambassadeurs sont choisis. Après leur départ, Titianus a des regrets et fait des préparatifs de résistance. Mais les ambassadeurs, bien accueillis par Cécina, reviennent avec lui, il tend la main vers les vaincus en signe de réconciliation et tous déposent les armes. A côté de ce récit, celui de Tacite est bien sec, et cette arrivée de Cécina et ce geste de clémence sont autrement expressifs que le passage parallèle de Tacite : Mox remissa legatione patuit vallum. Pourquoi donc a-t-il abrégé ? Parce qu'il avait bête d'en venir à un autre événement, bien plus considérable, il est vrai : le suicide d'Othon[9], et peut-être aussi pour d'autres raisons dont nous parlerons plus loin[10].

Des suppressions de ce genre peuvent se défendre, si l'on se place à un point de vue purement littéraire ; mais au point de vue historique elles sont très regrettables, et Nissen[11] a le droit de dire que, si, au lieu des Histoires de Tacite, le temps nous avait conservé celles de Pline, le trésor intellectuel de l'humanité serait plus pauvre, mais nous serions mieux renseignés sur l'année des quatre empereurs. Sans doute, les suppressions comme celle que nous venons de signaler furent rares, mais très fréquemment Tacite, pour des choses qui avaient en somme leur valeur, resta au dessous de l'exactitude de la source.

Plutarque (Galba, 21) donne le chiffre des dettes d'Othon ; Tacite dit (I, 21) : Inopia vix privato toleranda. — Il nous laisse deviner qu'il y avait d'autres candidatures à l'adoption que celle d'Othon (I, 13), mais il ne mentionne pas de nom propre ; Plutarque (Galba, 23) nomme Dolabella. — Plutarque (Othon, 3) donne le nombre des centurions tués par les soldats révoltés : deux. Tacite dit (I, 80) : Severissimos centurionum ; cela produit plus d'effet. Pour la même raison, il se borne à constater que le jour de cette révolte Othon avait celebre convivium primoribus feminis virisque (I, 81). D'après Plutarque, lés convives étaient 80 et quelques-uns avaient amené leurs femmes. — Plutarque indique nettement (Othon, 5) qu'Othon ne passa point le Pô au début des hostilités et que son quartier général fut dès le commencement è Brixellum. Tacite (II, 33 et 39) parle de son départ pour Brixellum, ce quartier général, après le grand conseil de guerre, comme d'une retraite et non comme d'un retour en arrière. N'est-ce pas afin de donner à cet éloignement, au moment de la lutte décisive, de celui pour qui elle va se livrer, un caractère d'inopportunité plus saisissant ? Rien dans son récit n'indique, sans doute, la présence d'Othon sur la rive gauche avant le conseil de guerre, mais rien n'indique non plus son absence, et le lecteur peut se faire cette illusion qu'alors pour la première fois l'empereur se séparait de son armée. — Suétone (Vit., 15) raconte trois tentatives d'abdication de Vitellius : la première eut lieu sur les degrés du Palatium, en présence des soldats réunis en grand nombre ; la seconde, le lendemain, au point du jour, sur le Forum, devant les soldats et le peuple ; l'une et l'autre avant l'incendie du Capitole et la mort de Flavius Sabinus ; la troisième, après ces événements, dans une assemblée du peuple régulièrement convoquée. Tacite n'a raconté que la troisième (III, 68), la préférant parce qu'elle fut la plus officielle et la plus dramatique des trois, éliminant les deux autres, parce que raconter trois fois une telle scène, c'était en amoindrir et en compromettre l'effet[12]. — Nous ne disons rien des inexactitudes et des obscurités très fréquentes que l'on peut relever dans toute la partie relative aux opérations militaires entre les Othoniens et les Vitelliens. Elles ont été à plusieurs reprises et minutieusement étudiées[13]. La narration de cette campagne nous montre mieux qu'aucune autre combien Tacite était étranger aux choses de la guerre et les dédaignait.

3. Parmi les inexactitudes de Tacite, les unes, celles entre autres que nous avons citées comme exemples, sont volontaires, et nous voyons dans quelle intention il les a commises : il a sacrifié la précision à l'effet littéraire. D'autres n'ont pu lui procurer aucun avantage et paraissent avoir été involontaires. Tacite n'était pas un esprit scientifique. Avant d'aborder l'histoire, il avait longtemps exercé la profession d'orateur. Le goût de l'éloquence et la pratique de l'art oratoire, du genre judiciaire surtout, qui fleurissait à peu près seul au temps de Tacite, ne sont pas faits pour développer la qualité scientifique par excellence, la précision[14]. Tacite n'a pas la passion de l'exacte et rigoureuse vérité, il se contente aisément d'à peu près. Il reproduit souvent sa source avec une négligence manifeste.

Les soldats veulent, après le meurtre de Galba, que Marius Celons soit puni de mort. Quels sont leurs griefs ? Industriæ ejus innocentiæque quasi malin artibus infensi, dit vaguement Tacite (I, 65). Plutarque est bien plus précis (Galba, 27) : Celsus est coupable d'avoir engagé les troupes à secourir Galba. — Othon, pour sauver Celsus, le fait charger de chaînes et promet qu'il subira un châtiment plus grand que celui que demandent les soldats. Le prétexte est assez étrange. Quel châtiment est plus grand que la mort ? L'Othon de Plutarque est plus vraisemblable : il feint de vouloir faire subir à Celsus un interrogatoire sur des choses importantes. — La grande inondation du Tibre eut pour conséquence, dit Tacite (I, 86), la disette. Nais quel rapport exact y eut-il entre l'inondation et la disette ? Nous l'apprenons par Plutarque (Othon, 4) : les greniers de Rome avaient été envahis par les eaux. — Aux funérailles d'Othon, la sédition qui avait déjà éclaté avant sa mort, faillit recommencer : In funere ejus novata luctu ac dolore militum seditio (II, 51). Plutarque donne une raison moins vague : le préfet du prétoire, Plotius Firmus, voulut sur-le-champ leur faire jurer fidélité à Vitellius (Othon, 18). — Tacite raconte (I, 20) que Galba ordonna la restitution des libéralités de Néron et il ajoute : Ubique hasta et sector, et inquiets urbs actionibus. Il omet une circonstance capitale qui renferme la véritable cause de cette agitation : nous savons par Suétone (Galba, 15) et par Plutarque (Galba, 16) que Galba contraignit à restitution même ceux qui avaient reçu en cadeau ou acheté des objets provenant de ces libéralités[15].

En somme, Tacite ajoute à la matière fournie par sa source principale quelques digressions et les discours[16]. Quant aux suppressions, il fait les unes sans intention, obéissant à son tempérament et à ses habitudes d'orateur, les autres avec intention, en vue d'un effet littéraire déterminé. Parmi ses additions, les plus importantes ne sont que de beaux développements oratoires ; elles n'augmentent en rien la valeur historique de l'ouvrage. Et celle-ci serait plus grande, s'il avait conservé la plupart des choses qu'il a supprimées.

 

II

1. Tacite, soit dans les Histoires, soit dans les Annales, est un annaliste. Les grandes divisions de son récit sont marquées, non par la nature des événements, mais par les années. Dans ce que nous avons des Histoires, l'année 69 et une partie de 70, le récit de la première année n'empiète pas sur celui de la seconde. Nous verrons que cette délimitation rigoureuse n'est pas toujours observée dans les Annales : cependant les exceptions sont rares et très explicables. Comme la source principale des Histoires, Pline l'Ancien, dans sa continuation d'Aufidius Bassus, était aussi un annaliste ; avec la matière Tacite lui a forcément emprunté l'ordre, au moins l'ordre général. Car cette ordonnance annalistique laisse encore une certaine liberté à l'historien. Une seule année comprend ordinairement plusieurs séries distinctes de faits historiques qui rentrent dans le sujet traité par l'annaliste ; une série commence très rarement là où finit une autre série ; le plus souvent des faits de séries différentes sont exactement contemporains. Le plan général est donc fourni par la division en années, mais le plan de détail appartient à l'initiative de l'historien. Nous allons montrer, que Tacite n'a pas toujours suivi celui qui avait été préféré par sa source, et chercher en même temps la cause des modifications qu'il a cru devoir y introduire[17].

Plutarque (Galba, 19 et 20) raconte sans interruption toute l'histoire d'Othon depuis ses relations avec Néron jusqu'à la veille de l'adoption de Pison. Tout se tient parfaitement dans ce récit : Othon a été d'abord l'ami de Néron, qui, par jalousie, l'a ensuite exilé dans un gouvernement. Le premier d'entre les gouverneurs, il s'est déclaré pour Galba. Il s'est signalé par son zèle ; pendant le voyage, il a fait de la popularité auprès des soldats, il a courtisé le tout-puissant Vinius. Et maintenant Vinius est le patron de sa candidature à l'adoption. Tout cela s'est passé en 68, comme le démontrent péremptoirement les mots par lesquels Plutarque termine, au chapitre 21, le récit des démarches de Vinius en faveur d'Othon : S'étant déclaré lui-même consul avec Vinius pour collègue, Galba différa l'adoption, et il était manifeste qu'il prendrait une décision au commencement de l'année. La source commune, qui était un annaliste, avait certainement raconté toute cette histoire d'Othon dans son année 68, c'est-à-dire d'un seul trait, comme Plutarque. Tacite l'a coupée en deux : il a parlé (I, 13) des antécédents d'Othon et de sa candidature, dans son tableau de l'état de Rome au 1er janvier 69[18] ; mais il a réservé les détails sur les intrigues d'Othon pendant le voyage, pour les joindre (23-24) à ceux qu'il avait à donner sur les intrigues du même Othon après l'adoption de Pison (cf. Plut., Galba, 23 sq.). L'abandon de l'ordre chronologique est évident. Les faits du chapitre 93 se sont passés pendant le voyage : Studia militum jam pridem... adfectaverat, in itinere, in agmine... cum... Pyrenæum et Alpes et immensa viarum spatia ægre sub arrois eniterentur. Avec le chapitre 25 nous revenons au point chronologique où le retour en arrière a interrompu le récit, c'est-à-dire au lendemain de l'adoption : Sed tum, etc. Le but du changement est visible : Tacite n'a pas voulu couper en deux le tableau des manœuvres qui portèrent Othon à l'empire.

Plutarque raconte la révolte des légions de Germanie et l'élévation de Vitellius à l'empire, avant l'adoption de Pison (Galba, 22)[19]. Cet ordre est très légitime, puisque le premier événement, nous avons insisté sur ce point dans le parallèle, est antérieur au second. C'était sans nul doute l'ordre de la source. Tacite l'a modifié pour ne pas interrompre, par un récit forcément long, celui de la révolution qui se préparait depuis plusieurs mois et qui allait s'accomplir presque en même temps à Rome. Il ne reviendra aux affaires de Germanie, auxquelles il se contente de faire allusion de loin en loin, qu'après le meurtre de Galba (I, 51) : Nunc initia causasque motus Vitelliani expediam.

Dans ces deux cas, la conduite de Tacite se justifie sans peine : il a voulu donner plus de clarté à l'ensemble de sa narration et il y a réussi. D'autres modifications dans l'ordre des données de la source s'imposaient à lui par le seul fait que son point de départ était le 1er janvier 69. La source, comme Plutarque (Galba, 12), avait raconté les antécédents de Vinius à l'occasion du rôle important que joua ce personnage dès les premiers temps du règne de Galba, dès 68. Tacite a reporté ces détails à la mort de Vinius (I, 48). — De même, à propos de la mort de Galba, il a donné sur le passé du vieil empereur des renseignements dont l'équivalent se rencontrait dans la source, comme dans Plutarque (Galba, 3), beaucoup plus tôt, à propos de son élévation à l'empire. — Plutarque[20] raconte qu'en 68, Tigellin fut sauvé par Galba sur la recommandation de Vinius et malgré les réclamations indignées du peuple (Galba, 17), et qu'Othon ordonna la mort de ce personnage dès le commencement de son règne (Othon, 2). Tacite réunit naturellement les deux récits à propos du second événement (I, 72). — Dans tous ces passages il utilise une partie des matériaux que lui fournissait la source pour l'année 68, il en a déjà utilisé une autre partie dans l'introduction (I, 4-11).

Mais il est d'autres cas mi les modifications que Tacite a introduites dans le plan de la source ne peuvent s'expliquer que par sa négligence. C'est ainsi qu'il place après l'adoption de Pison (I, 20) le remboursement des libéralités de Néron, qui est raconté par Suétone (Galba, 15) et par Plutarque (Galba, 16) avant cette adoption, et qui, certainement, ne fut pas ordonné par Galba pendant les derniers jours de son règne : nous l'avons démontré dans le parallèle. On ne voit pas dans quel but Tacite aurait décidé cette modification. Il est très vraisemblable qu'il ne l'a pas décidée, qu'elle est le résultat d'une inadvertance. Plutarque dit (Othon, 4) qu'Othon écrivit à Vitellius pour offrir à son rival des compensations s'il consentait à abdiquer, enhardi par la déclaration en sa faveur des provinces et des armées d'Orient. Cette version n'est-elle pas plus vraisemblable que celle de Tacite qui place la correspondance avant la déclaration de l'Orient, et ne faut-il pas mettre la divergence sur le compte de l'inexactitude de Tacite (I, 74) ? — D'après Tacite (II, 23), Othon aurait retiré le commandement en chef de ses troupes à Paulinus, Celsus et Gallus, pour le confier à son frère Titianus et au préfet du prétoire Proculus, avant la bataille des Castors, à propos d'un fait insignifiant, dont les généraux n'étaient pas directement responsables. Il n'y avait là ni un motif sérieux, ni même un prétexte convenable. Selon Plutarque (Othon, 7), la substitution des nouveaux chefs aux anciens eut lieu après la bataille des Castors, où la conduite, peut-être trop prudente, de Paulinus avait empêché la victoire des Othoniens d'être complète et redoublé la défiance des soldats à l'égard de leurs généraux. Cette version est la vraie, nous ne devons l'autre qu'à une négligence de Tacite. — Les diverses opinions qui avaient cours sur les raisons qui engagèrent Othon à jouer immédiatement la partie décisive sont énoncées par Plutarque aussitôt après le récit du conseil de guerre, et c'est bien leur place logique (Othon, 9) : Othon a refusé de se rendre aux raisons de Paulinus, soutenu par Celsus et Gallus ; est-ce tout simplement parce qu'il a trouvé meilleures les raisons de Titianus et de Proculus, ou bien y a-t-il d'autres causes ? On en rapporte plusieurs autres, dit Plutarque et il les énumère. Entre le récit du conseil de guerre (II, 32-33) et le passage qui correspond à l'énumération des opinions dans Plutarque (37-38), Tacite raconte le combat des gladiateurs d'Othon contre les Bataves de Vitellius sur le fleuve. L'intercalation n'est pas heureuse et, jusqu'à preuve du contraire, nous devons croire que l'ordre de la source était celui de Plutarque.

A partir de la seconde moitié du livre II, c'est-à-dire du moment où nous n'avons plus comme terme de comparaison Plutarque, nous pouvons encore, mais plus rarement, constater avec certitude, grâce à Suétone, des modifications du plan original : Suétone dit très nettement que la déclaration des troupes d'Illyrie en faveur de Vespasien précéda sa proclamation en Orient (Vesp., 6) : Nec tamen quicquam ante tentavit, promptissimis atque etiam instantibus suis, quam sollicitatus quorumdam et ignotorum et absentium fortuito favore. Alors il raconte comment les légions du Danube conçurent le projet d'élire à leur tour un empereur et comment leur choix se porta sur Vespasien : son nom fut recommandé par des soldats de la troisième légion qui avaient servi auparavant en Syrie. Ce complot, d'abord tenu secret, s'étant ébruité, le préfet d'Égypte, Tibérius Alexander, fit le premier jurer fidélité à Vespasien, le jour des calendes de juillet. D'après Tacite, l'initiative de Tiberius Alexander aurait précédé l'élection d'Illyrie (II, 79) : Initium ferendi ad Vespasianum imperii Alexandrine cœptum, festinante Tiberio Alexandro, qui kalendis juliis sacramento ejus legiones adegit. Puis il raconte le serment des légions de Judée et de Syrie (80-81), les préparatifs de guerre (82-84) ; et c'est seulement au chapitre 85 qu'il annonce la déclaration des troupes du Danube — dont il est vrai qu'il avait déjà constaté (74) les bonnes dispositions à l'égard de Vespasien — : Adcelerata interim Vespasiani cœpta Illyrici exercitus studio transgressi in partes ; tertia legio exemplum ceteris Mœsiæ legionibus præbuitAinsi, d'après Tacite, les événements du Danube et ceux d'Orient ont été à peu près contemporains, tandis que Suétone dit formellement que ceux-là ont été antérieurs à ceux-ci. Si Suétone a raison, Tacite a altéré, sans nécessité et même sans motif, l'ordre de la source. Or Suétone a raison : les motifs auxquels Tacite (II, 85), d'accord avec Suétone (Vesp., 6), attribue la déclaration des légions de Mésie, sont de telle nature, que cette déclaration n'a pu avoir lieu bien longtemps après la défaite d'Othon à Bedriacum, c'est-à-dire après le milieu d'avril ; de plus Tacite constate lui-même que la première défection connue à Rome fut celle de la troisième légion (II, 98)[21].

Nous avons vu[22] que Suétone mentionnait trois tentatives d'abdication de Vitellius (Vit., 15), et Tacite une seule (III, 68). Le récit de Suétone est à coup sûr celui qui reproduit le plus fidèlement la source. Mais ce n'est pas seulement une suppression qu'il faut imputer à Tacite, c'est aussi une altération de l'ordre chronologique, et la seconde faute était la conséquence nécessaire de la première. La tentative que raconte Tacite est celle qui eut lieu, en réalité, après l'incendie du Capitole ; il l'a préférée aux deux tentatives antérieures parce qu'elle fut la plus solennelle des trois. Mais il a dû la placer avant l'incendie du Capitole : la tentative d'abdication est, en effet, le résultat des négociations secrètes entre Vitellius et Flavius Sabinus. Des conditions de paix ont été arrêtées (III, 65). Vitellius veut tenir ses engagements, malgré les exhortations de ses amis (66-67). Il essaye d'abdiquer, puis ne va pas jusqu'au bout et rentre au Palatium (68). Cependant le bruit de l'abdication s'est répandu dans la ville et Flavius Sabinus, la considérant comme un fait accompli, a donné des ordres au nom de Vespasien. Quand il apprend que Vitellius est toujours empereur, se sentant compromis et en danger, il se réfugie avec les siens au Capitole. On voit que, s'il n'y avait pas, avant l'affaire du Capitole, une tentative d'abdication, le récit ne se tiendrait plus[23]. La préoccupation de l'effet littéraire a donc été assez forte chez Tacite pour l'engager à commettre, avec une omission, une infraction positive à la vérité.

De tout ce qui précède il résulte que la source avait suivi de plus près que Tacite l'ordre chronologique, et que Tacite ne s'est pas astreint à suivre rigoureusement l'ordre de la source. Ces deux faits bien établis nous permettent d'affirmer avec certitude, quoique les termes de comparaison nous fassent ici défaut, qu'en deux endroits où Tacite s'excuse d'avoir abandonné l'ordre chronologique, il a abandonné aussi l'ordre de la source. Le premier se trouve dans la partie des Histoires pour laquelle nous possédons la narration parallèle de Plutarque : il s'agit d'une révolte des soldats de Valens avant sa jonction avec Cécina (II, 27). Mais si Plutarque y fait allusion (Othon, 5 et 6), il ne la raconte pas, et dans ces deux chapitres il ne suit évidemment pas l'ordre chronologique ni l'ordre de la source. Après le récit du combat des Castors, où Cécina s'est fait battre, Tacite revient à Valens : Gravie alioquin seditio exarserat, quam altiore initio (neque enim rerum a Cæcina gestarum ordinem interrumpi oportuerat) repetam[24]. Cette sédition a eu lieu pendant la campagne des Alpes Maritimes (II, 28). La source l'avait racontée plus haut, à propos de cette campagne (II, 14). On voit très bien pourquoi Tacite l'a transportée ici : il a voulu décrire en une seule fois toutes les manifestations de l'esprit d'indiscipline dans cette armée : immédiatement après la première révolte il y en a, dans son récit, une seconde à Ticinum, quand les soldats de Valens apprennent la défaite de Cécina aux Castors (II, 30).

C'est à la même préoccupation de ne pas trop morceler son récit que Tacite a cédé dans le second passage en question. Quand il a raconté la défaite des Vitelliens à Crémone et la prise de Valens, il interrompt un moment le récit des affaires d'Italie pour jeter un coup d'œil (III, 44 sqq.) sur la situation des provinces. Presque tous les événements qui s'y passent alors peuvent se raconter brièvement et Tacite s'en débarrasse tout de suite, avant de revenir aux affaires d'Italie (III, 49). Il fait exception pour la révolte de la Germanie qui éclata alors, et il la renvoie plus loin, d'abord parce qu'il en faudrait assez longuement expliquer les causes, puis parce qu'elle dura plusieurs mois encore après la mort de Vitellius, dont le récit termine ce troisième livre. Turbata per eos dies Germania... Id bellum cum causis et eventibus (etenina longius provectum est) mea memorabimus. Il tient cette promesse (III, 46) au chapitre 12 du livre IV : Isdem diebus crebrescentem cladis Germanicæ famam... civitas excipiebat... Id bellum quibus causis ortum... altius expediam. Tout ce qu'il raconte jusqu'au chapitre 38 s'est passé avant la bataille de Crémone : Hæc in Germania ante Cremonense prœlium gesta ; le reste, jusqu'au chapitre 30, de cette date è la fin de l'année. Tacite a juxtaposé ces deux parties que séparaient dans la source les derniers désastres des Vitelliens et la mort de Vitellius. De ce que ces deux passages sont les seuls où Tacite s'excuse d'avoir abandonné l'ordre chronologique, quoiqu'il l'ait abandonné manifestement en plusieurs autres endroits, surtout du troisième et du quatrième livre, où la multiplicité des théâtres principaux et secondaires l'y obligeait[25], nous concluons que partout ailleurs il s'est conformé au plan de la source ou que, tout au moins, il s'en est écarté seulement dans le détail des récits particuliers et n'a pas déplacé des éléments considérables de l'ensemble original.

Pour Tacite, aussi bien que pour sa source, l'ordre chronologique est donc la base ; mais la source ne le sacrifiait que dans le cas de nécessité. Tacite a une tendance plus marquée vers le groupement méthodique. C'est par cette tendance, nouvelle manifestation de son goût et de ses habitudes d'orateur, que s'expliquent les plus importantes, sinon les plus nombreuses modifications de plan dont il a pris l'initiative. Dans l'ordonnance des détails, il a souvent fait preuve de l'inexactitude que nous avons déjà constatée à propos de ses suppressions.

2. Quant aux limites des livres, Tacite les a-t-il fixées de lui-même ? A-t-il conservé celles que la source avait adoptées ? Nous l'ignorons. Remarquons cependant que la source, dont le récit comprenait tout le règne de Néron, devait avoir pris la mort de ce prince pour terme d'un livre et avait probablement consacré un livre à chacun des trois empereurs suivants : Galba, Othon, Vitellius. Si cette conjecture est fondée, ses divisions ne concordaient pas avec celles de Tacite. Celles-ci sont très bien choisies. Chacun des quatre livres complets que nous possédons a son unité, parce qu'il est dominé par un événement Principal : le premier livre, c'est le triomphe d'Othon ; le second, le triomphe de Vitellius ; le troisième, le triomphe de Vespasien ; le quatrième, la révolte des Germains jusqu'à la première victoire de Cérialis. Entre les deux premiers livres il y a une symétrie frappante : dans leur première moitié un empereur en renverse un autre par la force ; au centre se place la mort du vaincu ; dans leur seconde moitié le vainqueur est obligé de faire ses préparatifs pour la lutte oh il succombera à son tour ; les deux livres se terminent par l'entrée en campagne de l'armée qui doit être battue. Cette symétrie, ces divisions nettes ont un caractère artistique qui s'accorde bien avec ce que notre étude sur l'originalité de Tacite nous a fait connaître jusqu'ici de sa tournure d'esprit. Elles sont bien d'un historien orateur.

Ce n'est pas seulement dans la distribution de son sujet en livres et dans l'ordonnance parallèle des deux premiers livres que Tacite a recherché l'harmonie de la composition. Il a produit des effets littéraires semblables au moyen de la symétrie des discours. Dans le premier livre, le discours de Pison à la cohorte de garde, sur les degrés du Palatium, a manifestement pour pendant le discours d'Othon aux prétoriens dans le camp. Pison (I, 29-30) défend la légitimité de Galba et la sienne, prédit qu'Othon sera un mauvais empereur, recommande sa propre cause aux soldats ; Othon (37-38) flétrit les crimes de Galba, affirme que le successeur qu'il s'est choisi lui ressemblera, recommande sa propre cause aux soldats. De même, le grand discours de Galba à Pison au moment de l'adoption (I, 15-16) a pour pendant le grand discours d'Othon à ses soldats avant le suicide (II, 47) ; d'une part, le vieil empereur, ne pouvant rendre à la république la liberté, lui choisit pour maitre le plus digne ; de l'autre, le jeune empereur lui fait le sacrifice de sa vie. De même encore, les deux discours d'Othon aux soldats dans le premier livre se correspondent : par l'un (37-38) il sollicite l'empire de leur faveur ; par l'autre (83-84), arrivé à l'empire, il modère l'excès de leur faveur ou ce qu'il affecte de considérer comme tel. S'il est bien vrai, ainsi que nous l'avons montré plus haut, que dans la source il n'y avait pas de discours de Galba à Pison et que le fond du premier discours d'Othon aux soldats était tout autre, les rapports que nous signalons ont été ménagés par Tacite et sont pour nous un nouvel indice de sa supériorité artistique. Mais rappelons-nous que jusqu'ici nous l'avons vu le plus souvent sacrifier l'exactitude rigoureuse à la beauté littéraire et que ce grave défaut doit le faire descendre dans notre estime, comme historien, au-dessous de sa source.

 

III

1. C'est presque uniquement de la matière fournie par sa source principale que Tacite a tiré son récit, c'est presque toujours l'ordre de sa source principale qu'il a suivi. Mais il s'est affranchi de cette tutelle quant à l'esprit de son œuvre. N'oublions pas qu'il avait plus de quarante ans lorsqu'il se mit à écrire l'histoire. Il l'abordait avec lm fonds d'idées religieuses, morales, politiques, complètement arrêtées, et l'influence de sa source pouvait d'autant moins les faire varier que Pline n'est pas, tant s'en faut, un penseur puissant. La meilleure preuve, d'ailleurs, que Tacite a dit sur la divinité, sur l'homme, sur l'empire romain, ce qu'il pensait lui-même et non ce que Pline avait pu penser et dire, c'est que, d'un bout à l'autre du grand ensemble historique formé par les Annales et les Histoires, les mêmes idées générales reviennent, quoique Tacite ait dû nécessairement changer de source, puisque avant lui aucun historien n'avait embrassé dans toute son étendue la période qui va de la mort d'Auguste à l'avènement de Vespasien. Ce n'est pas à dire, bien entendu, que les idées de Tacite soient absolument originales, qu'il ait tout tiré de sa réflexion personnelle : les hommes qu'il a fréquentés et les écrivains qu'il a lus, ses contemporains et ses devanciers, ont joué certainement un grand rôle dans la formation de ses opinions ; l'individualité la plus forte et la plus entière ne se dérobe pas à ces influences. Rechercher, autant que cela nous est aujourd'hui possible, quelles sont celles qui ont le plus puissamment agi sur Tacite et jusqu'à quel point il les a subies, serait à coup sûr un sujet très intéressant ; mais celui que nous avons à traiter est tout autre : nous nous demandons seulement quelle est l'originalité de Tacite par rapport à sa source. Il nous suffit donc de constater que, s'il lui doit les faits et le plan, il ne lui doit pas les idées générales.

Ce n'est pas non plus à Pline qu'il doit son goût pour l'investigation psychologique, dont les effets sont visibles à chaque page des Annales comme des Histoires : c'est à la nature d'abord, c'est ensuite à la pratique du métier d'avocat et à des circonstances cruelles qui le forcèrent à s'absorber, beaucoup plus qu'il ne l'aurait voulu, dans la contemplation silencieuse. D'ailleurs, les écrivains latins du ter siècle sont volontiers psychologues. Nul ne l'est avec plus de passion et avec plus de pénétration que Tacite. Il surpasse de beaucoup, en particulier, Pline l'Ancien, à qui ses colossales lectures ne laissèrent guère de temps pour la méditation, et que les choses extérieures intéressaient bien plus que l'âme de ses semblables. En comparant Tacite avec Plutarque et avec Suétone, il est facile de se rendre compte que l'étude des mobiles avait rarement arrêté l'attention de Pline, appliquée plutôt aux faits eux-mêmes. Les cas sont très nombreux où Tacite réfléchit et veut expliquer, là où les deux autres se bornent à constater, et il n'est pas possible d'attribuer toujours cette différence à des suppressions opérées par Plutarque et par Suétone ; cela est d'autant moins possible que le biographe grec aime les développements moraux : lui qui en ajoute de son propre fonds, aurait-il de parti pris retranché ceux de la source ? Il suffira de quelques rapprochements qui nous seront fournis par le règne de Galba. Plutarque constate (Galba, 23) que des présages défavorables accompagnèrent l'adoption de Pison. Tacite (I, 18) se demande pourquoi Galba n'en tint aucun compte : Observatum id antiquitus comitiis dirimendis non terruit Galbam, quo minus in castra pergeret, contemptorem talium ut fortuitorum ; seu quæ fato manent, quamvis significata, non vitantur. Plutarque (Galba, 25) constate qu'à la nouvelle de la révolte d'Othon la foule envahit le Palatium, où se trouve Galba. Tacite décrit l'attitude et analyse les sentiments de cette foule (I, 32). — Vinius, sur le point de mourir, s'écria qu'on le tuait contre le gré d'Othon. Plutarque considère ce cri comme un aveu de complicité (Galba, 27). Tacite (I, 42) mentionne aussi une autre hypothèse : Quod seu finxit formidine, seu conscientiam conjurationis confessus est... Plutarque (Galba, 25) nous donne clairement à entendre que le meurtre de Pison fut plus agréable à Othon que tous les autres. Mais pourquoi ? ... seu tum primum levata omni sollicitudine mens vacare gaudio cœperat, seu recordatio majestatis in Galba, amicitiæ in Tito Vinio, quamvis immitem animum imagine tristi confuderat : Pisonis, ut inimici et æmuli, cæde lætari jus fasque credebat, dit Tacite (I, 44). — N'allons pas croire cependant que la source ne se fût jamais livrée à des analyses psychologiques comme celles-là : par exemple, elle avait étudié les sentiments qui poussèrent Othon à la révolte, puisque nous trouvons à ce propos, dans Tacite (I, 21) et dans Plutarque (Galba, 23), deux passages correspondants dont la parenté est évidente.

Tacite a une très mauvaise opinion de l'humanité. Ceux qui trouvent grâce devant son impitoyable rigueur sont rares. Mais ce n'est pas sous l'influence de sa source qu'il est devenu pessimiste ; c'est sous l'influence de la vie : il a tant vu d'horreurs, il a tant enduré de souffrances morales, sous la tyrannie de Domitien, que son âme en est pour jamais attristée. D'ailleurs, en ceci encore il a été de son temps et il a subi la contagion de son milieu ; le pessimisme est alors à la mode : Juvénal est le contemporain de Tacite ; Pline l'Ancien lui-même, en phis d'un endroit, par exemple dans les considérations sur la vie humaine par lesquelles il commence son septième livre, voit ou affecte de voir les choses en noir. Enfin, comme le goût de Tacite pour l'investigation psychologique, son pessimisme est manifeste aussi bien dans les' premiers livres des Annales, où il n'a pas pu avoir Pline l'Ancien pour source, que dans la partie conservée des Histoires. L'année des quatre empereurs n'était pas un sujet propre à éclaircir la tristesse de Tacite. Presque jamais, nous le verrons tout à l'heure, il n'a jugé plus favorablement que sa source les principaux personnages de cette époque et, souvent, il a fait le contraire. Il a encore assombri le tableau qu'il avait à reproduire. C'est l'effet, sans doute, de son impartialité, pour une partie du tableau, celle où il a raconté l'usurpation flavienne ; mais, en général, c'est plutôt l'effet de son pessimisme. Nous ne songeons certes pas à mettre en doute la sincérité de ce pessimisme : Tacite n'affecte pas la misanthropie, il est misanthrope. Nous voulons seulement faire ici deux remarques. Au point de vue littéraire, l'ouvrage de Tacite a profité de sa tendance à voir partout le mal : il est orné de nombreuses et très belles sentences dont la plupart ne sont que des jugements pessimistes, et, dans son indignation contre les vices des hommes, l'historien trouve fréquemment les inspirations oratoires les plus pathétiques. Quand on ne cherche dans la lecture des Histoires qu'un plaisir artistique, on ne songe pas à lui reprocher sa misanthropie. Mais il y a aussi le point de vue historique, qui, naturellement, est essentiel. Tacite a pris l'engagement d'être impartial : il ne l'a pas été, il n'a pas pu l'être. On n'avait pas à craindre qu'il embellit ses personnages ; il devait les peindre plus laids que nature. Nous allons étudier son effort sincère vers t'impartialité contrarié par son pessimisme.

2. La source principale et presque unique de Tacite, Pline l'Ancien, contemporain et ami des princes flaviens, n'avait pas jugé avec impartialité les événements et les hommes du temps qui correspond à la partie conservée des Histoires[26]. Il tombe sous le coup du reproche général que Tacite, au début même de son ouvrage, fait à tous les historiens qui ont écrit depuis la bataille d'Actium, d'avoir altéré la vérité en s'abandonnant tantôt à la flatterie, tantôt au dénigrement ; et c'est à lui surtout, sinon uniquement, que s'adresse le blâme infligé plus loin (II, 101) aux historiens qui ont écrit sous la dynastie flavienne, pour avoir donné des prétextes honorables à la trahison des officiers vitelliens. Il avait trop laissé paraître sa sympathie pour les Flaviens, sa haine pour leurs adversaires. Tacite, écrivant sous Trajan, est libre des influences qui ont dominé Pline. Il prend, dans son premier chapitre, l'engagement de n'écouter ni l'amour ni la haine : Incorruptam fidem professis neque amore quisquam et sine odio dicendus est. Jusqu'à quel point il avait pu tenir cette promesse en racontant la tyrannie de Domitien, dont il avait tant souffert, nous l'ignorons. Mais, dans la partie conservée des Histoires, cela lui était beaucoup plus facile : Galba, Othon, Vitellius ne lui avaient fait, ainsi qu'il le constate lui-même, ni bien ni mai ; sous Vespasien, à la fin du règne, il était entré dans la carrière des honneurs, mais cette mince et banale faveur ne pouvait guère influencer son jugement sur le fondateur de la dynastie flavienne. Essayons de préciser jusqu'à quel point il a corrigé la partialité de sa source[27].

Pour légitimer en quelque sorte l'usurpation flavienne, qu'il considérait, de bonne foi, comme un bonheur pour le monde romain, lui qui aimait Vespasien et Titus, et qui mourut avant le règne de Domitien, Pline avait fait intervenir les dieux et présenté Vespasien comme un homme providentiel. Non seulement ii rapportait les prophéties et les présages qui avaient annoncé la grandeur des Flaviens, ceux que nous trouvons aussi dans Tacite (II, 4 et 78 ; IV, 85), et d'autres encore, s'il faut en juger per le passage correspondant de Suétone (Vesp., 5) ; non seulement il racontait, comme Tacite, les miracles de Vespasien (IV, 84) ; mais encore il établissait, entre l'élévation de Vespasien à l'empire et un prodige observé à Rome sous le règne d'Othon, une coïncidence inexacte, mentionnée par Plutarque (Othon, 4) et supprimée par Tacite (I, 86). Tacite ne se borne pas à supprimer cette relation et à passer sous silence un certain nombre de présages. N'osant nier la réalité des faits rapportés par la source, des plus merveilleux en particulier, les miracles de Vespasien, garantis par des témoignages inattaquables selon lui, il en conteste la signification : Occulta lege fati et ostentis ac responsis destinatum Vespasieno liberisque ejus imperium post fortunam credidimus (I, 10) ; et (II, 1) : Præsaga responsa et, inclinatis ad credendum animis, loto ominum etiam fortuita. Il est évident que Pline, flavien de cœur et très superstitieux, n'élevait aucun doute contre la prédestination de Vespasien et de sa famille. L'incrédulité est de Tacite, qui n'a pas une foi aussi profonde[28] et qui après Titus a vu Domitien : Imperio quod varia sorte lætum reipublicæ eut atrox... fuit, voilà sa définition de la dynastie flavienne (II, 1). Aux yeux de Tacite, Vespasien n'est qu'un usurpateur, comme Vitellius.

Mais c'est un tout autre homme que Vitellius. Ses qualités militaires sont éminentes (II, 5) : Prorsus, si avaritia abesset, antiquis ducibus par ; Tacite met cette seule restriction aux éloges dont il comble le général. Elle n'est certainement pas de Pline. Doué d'un grand bon sens, Vespasien mesure les risques de la partie qu'il va jouer et il hésite à s'y engager (II, 74). Son élévation à l'empire ne l'éblouit qu'une minute et ne le change pas : In ipso nihil tumidum, adrogans aut in rebus novis novum fuit (II, 80). La plupart de ceux qu'il honore de ses premières faveurs sont des hommes d'élite (II, 82) ; cependant quibusdam fortuna pro virtutibus fuit. Il ne cherche pas à s'attacher les soldats par la promesse d'un donativum extraordinaire : Egregie firmus adversus militarem largitionem (ibid.). On le voit, à peine une ou deux restrictions révèlent jusqu'ici le libre jugement de Tacite contrôlant celui de la source. Ces restrictions, il les a faites au moyen de ses connaissances directes sur Vespasien, dont il a été le contemporain plus jeune, et des renseignements qu'il a trouvés dans les documents officiels ou autres, consultés pour ce règne à partir du moment où lui a manqué Pline. Pline, qui n'avait raconté que les premiers temps du règne, avait dû reconnaître les exactions commises alors par Vespasien, la seule faute qui lui soit reprochée par Tacite (II, 84). Il les avait excusées par la nécessité de se procurer beaucoup de cet argent que Mucien appelait le nerf de la guerre. Tacite admet l'excuse ; mais il constate qu'elles devinrent chez Vespasien une habitude, inexcusable après la victoire. Cette constatation est encore de lui.

Quelque sympathie qu'il eût pour Titus, Pline n'avait pas pu porter sur lui des jugements plus favorables que ceux de Tacite. Orné de tous les dons de l'esprit et du corps (II, 1 ; V, 1), il joue le noble rôle de conciliateur entre Vespasien et Mucien (II, 5) ; il implore pour les fautes de son frère Domitien l'indulgence paternelle (IV, 52). Son amour pour Bérénice est mentionné, mais sans le moindre reproche (II, 2) : Sed gerendis rebus nullum ex eo impedimentum. Lætam voluptatibus adulescentiam egit, suo quam patris imperia moderatior. Ces derniers mots expriment une opinion que Tacite n'a pas empruntée à Pline, qui écrivit avant l'avènement de Titus, et cette opinion est élogieuse. En ce qui concerne Titus, Tacite s'est donc pleinement trouvé d'accord avec la source. La source avait forcément signalé la mauvaise conduite de Domitien en 70 ; elle n'aurait pu sans cela faire briller la piété fraternelle de Titus, qui intercède pour lui auprès de Vespasien. Elle avait parlé de ses débauches, de ses intrigues pour amener le général Cérialis à trahir Vespasien, de son hypocrisie, peut-être en termes moins forts que Tacite (IV, 2 et 86) et en mettant la plupart des actions répréhensibles sur le compte de l'extrême jeunesse. H est, d'ailleurs, bien naturel de croire que Pline avait fait la différence des deux frères et n'aimait pas Domitien. Ne pouvant pas prévoir que Domitien régnerait un jour, il ne pensait pas qu'il y eût lieu de le juger, par prudence, tout à fait autrement qu'il ne le méritait.

Pline avait trouvé des noms spécieux pour la trahison des officiers qui, comme Cécina, répondirent si mal à la confiance de Vitellius. La préoccupation d'assurer la paix, l'amour de la république, voilà quels avaient été, selon lui, les motifs de leur conduite. Tacite nous fait connaître cette opinion et l'apprécie sévèrement : Corruptas in adulationem causas (II, 101). Il voit tout autrement les choses : Nobis, super insitam levitatem et, prodito Galba, vilem mox fidem, æmulatione etiam vidiaque, ne ab aliis apud Vitellium anteirentur, pervertisse ipsum Vitellium videntur[29]. Ce n'est pas pour ces traîtres seulement, c'est aussi pour les deux principaux auxiliaires de Vespasien dans la révolution qui le porta à l'empire, que Tacite se montre dur. Le portrait qu'il trace de Mucien (I, 10)([30] n'est pas flatté, non plus que celui d'Antonius Primus (II, 86)[31]. Pline avait pu se dispenser de ménager Antonius[32] que son puissant rival Mucien avait relégué dans le gouvernement de l'Espagne, comme dans une sorte de disgrâce et d'exil (IV, 39). Mais il avait certainement montré beaucoup plus d'égards pour l'homme qui partageait avec Vespasien la réalité, sinon le titre, du pouvoir impérial. Enfin Tacite porte sur l'ensemble du parti flavien des jugements qui ne peuvent remonter jusqu'à un historien dont la partialité avait excusé même ceux qui trahirent Vitellius pour servir Vespasien. Dans l'armée d'Illyrie, il ne trouve qu'un homme de bien, Vipstanus Messalla (III, 9) : qui solus ad id bellum artes bonas attulisset. Parmi ceux qui poussent Vespasien à la révolte, il en voit bien quelques-uns qui songent au salut de l'État : optimus quisque amore reipublicæ ; mais la plupart sont moins désintéressés : multos dulcedo prædarum stimulabat, alios ambiguæ domi res (II, 7). Il me semble que nous prenons sur le fait Tacite remaniant l'appréciation de Pline, dans le passage (II, 82) où il constate que Vespasien investit d'importantes fonctions beaucoup d'hommes qui les méritaient pleinement. Pline n'avait pas pu être plus élogieux ; mais Tacite ajoute aussitôt : equibusdam fortuna pro virtutibus fuit. Il n'a pas voulu admettre que les faveurs de Vespasien fussent toutes allées au vrai mérite[33].

3. C'est sans doute un bien triste personnage que le Vitellius de Tacite ; un mot revient souvent quand il est question de lui dans les Histoires, et résume son caractère : ignavia. Il parait impossible au premier abord que la source l'ait peint sous un jour plus défavorable. Et pourtant nous avons tout lieu de croire qu'il y avait une nuance très sensible entre le Vitellius de Pline et celui de Tacite. Remarquons que le Vitellius de Suétone, une autre réplique du même original, n'a aucune qualité parmi tant de vices ; il n'a fait dans tout son règne qu'une action louable, la punition de ceux qui avaient adressé des placets à Othon pour solliciter une récompense comme meurtriers de Galba (Vit., 10) ; il est, en un mot, odieux et grotesque. On pouvait donc être encore plus sévère que Tacite pour Vitellius. Ami de Vespasien, dont Vitellius avait été l'adversaire, Pline s'était montré sans nul doute aussi impitoyable que Suétone. En étalant les vices de Vitellius, ne complétait-il pas l'effet produit par le tableau des qualités de Vespasien, n'achevait-il pas de légitimer l'usurpation flavienne ? Il prétendait, avons-nous vu, que Cécina et les autres avaient abandonné Vitellius dans l'intérêt de la république : pour justifier cette opinion, il devait montrer Vitellius aussi mauvais empereur que possible. Tacite convient que sa défaite fut un bien pour l'État : Reipublicæ haud dubie intererat Vitellium vinci (III, 86). Mais il a compassion de ce vaincu, comme il a horreur de ceux qui l'ont trahi[34]. Il est ému par le spectacle lamentable de son abdication (III, 68). Il éprouve, en racontant sa mort, la pitié qu'aucun des assistants n'éprouva : Nullo inlacrimante ; deformitas exitus misericordiam abstulerat. Cet homme, esclave des vices les plus ignobles, avait pourtant, d'après lui, quelques qualités : Prorsus, si luxuriæ temperaret, avaritiam non timeres (II, 62). — Inerat tamen simplicitas ac liberalitas, quæ, ni adsit modus, in exitium vertuntur. Amicitias, dum magnitudine munerum, non constantia morum, contineri putat, meruit magis quam habuit (III, 86). Pline n'avait assurément rien dit de semblable ; c'eut été flétrir l'ingratitude des traîtres qu'il avait au contraire excusés.

En ce qui concerne Othon, Tacite a-t-il sensiblement modifié les jugements de la source ? Nissen[35] soutient qu'il l'a jugé d'une manière beaucoup plus défavorable, et en trouve la preuve dans la comparaison de ses appréciations avec celles de Nu-targue. Cette opinion est tout à fait contestable. On peut distinguer, au point de vue où nous nous plaçons, trois parties dans l'histoire d'Othon sa vie avant son avènement, son règne, sa mort. Sur la première partie, les appréciations de Tacite, de Plutarque et de Suétone sont absolument d'accord : Othon est un débauché qui, après la mort de Néron, devient ambitieux : il veut succéder à Galba, dont la vieillesse ne le forcera pas à attendre trop longtemps. Il espère d'abord lui succéder légitimement, en qualité de fils adoptif, et il intrigue pour être adopté. Mais Galba lui préfère Pison. Alors il commence d'autres manœuvres qui le conduiront à son but par le crime : les prétoriens, qu'il a corrompus, se révoltent ; Galba et Pison sont assassinés ; il est empereur. On ne saurait dire lequel des trois auteurs est le plus défavorable à Othon, dans toute cette partie du récit. On ne saurait dire non plus lequel des trois admire le plus vivement sa mort. Tacite, dans son enthousiasme, va jusqu'à cet éloge qu'il est permis de trouver excessif : Duobus facinoribus, altero flagitiosissimo, altero egregio, tantundem apud posteros meruit bonæ famæ quantum malæ (II, 50). Plutarque dit plus justement qu'ayant vécu aussi mal que Néron, il sut mieux mourir (Othon, 18).

Quant au règne même d'Othon, il est vrai que Tacite l'apprécie avec un peu plus de sévérité. Plutarque constate qu'à la grande surprise des grands une sorte de métamorphose s'accomplit en Othon dès son avènement (Othon, 1). Tacite (I, 71) le constate également, mais s'empresse d'ajouter que c'était pure hypocrisie[36] : Otho interim contra spem omnium non deliciis neque desidia torpescere ; dilatæ voluptates, dissimulata luxuria, et cuncta ad decorum imperii composita ; eoque plus formidinis adferebant falsæ virtutes et vitia reditura. Tacite reconnaît (I, 47), comme Plutarque (Othon, 3), qu'Othon ne sacrifia personne à ses haines privées, mais il se demande si ce ne fut pas le temps qui lui manqua : Omisisset offensas an distulisset, brevitate imperii in incerto fuit. Les membres de la famille de Vitellius qui étaient à Rome n'eurent rien à souffrir (Plut., Othon, 5). Tacite doute (I, 75) que cette sollicitude d'Othon ait été désintéressée : Incertum an metu. Parfois, on le voit, en rapportant les mêmes faits, les deux auteurs ne donnent pas d'Othon la même idée, parce que Plutarque se borne à les rapporter, tandis que Tacite, toujours curieux d'investigations psychologiques, les interprète, et, avec son pessimisme ordinaire, les interprète en mal. Les deux récits de la grâce de Celsus présentent cette différence d'une façon particulièrement frappante. Dans Plutarque (Othon, 1), Othon se fait amener Celsus, l'accueille et lui parle avec la plus grande bienveillance ; et tous les assistants se réjouissent de cette réconciliation. Tacite (I, 71) ne peut pas se résigner à enregistrer simplement cet acte de clémence : Clementiæ titulus e viro claro et partibus inviso quærebatur. Il n'est pas vraisemblable que la différence soit due à l'initiative de Plutarque : partout, dans les Annales aussi bien que dans les Histoires, Tacite montre ce pessimisme et ce goût pour l'étude des mobiles qui ont fait agir ses personnages. C'est donc bien lui, selon toute probabilité, qui a interprété défavorablement les actes d'Othon, et la source les racontait, comme Plutarque, sans commentaires malveillants. A cela rien d'étonnant : Othon a été, comme Vespasien, le rival de Vitellius ; les soldats d'Othon sont devenus les soldats de Vespasien. Un historien flavien devait être sympathique à Othon.

Mais on ne saurait accorder à Nissen que les opinions politiques de Tacite aient eu, sur la partie de son ouvrage qui est consacrée au règne d'Othon, une influence essentielle et préjudiciable à sa valeur historique. En sa qualité d'aristocrate, dit Nissen, Tacite est trop favorable à la noblesse : elle prit à l'égard d'Othon une attitude hostile ; les généraux sénateurs allèrent même jusqu'à comploter une trahison. Cette conduite justifie certaines actions d'Othon, qui paraissent répréhensibles parce que Tacite l'a dissimulée autant qu'il a pu. Il a dissimulé aussi l'animosité, qui en fut la conséquence, des soldats, si attachés à Othon, contre la noblesse. La source commune, on le voit encore par Plutarque, avait mis en lumière cette opposition des deux éléments ennemis entre lesquels Othon eut à gouverner.

Il est vrai, répondons-nous[37], que l'aristocrate Tacite méprise les forces qui ont porté Othon au pouvoir, la plèbe et la soldatesque ; et c'est justement une raison pour que, si elle a réellement existé, il fasse ressortir, au lieu de la dissimuler, l'opposition de la noblesse contre l'empereur des soldats et de la plèbe. Mais a-t-elle réellement existé, ou, du moins, s'est-elle traduite par autre chose que de l'antipathie, par des actes, par un complot ? Non, ce complot de Nissen est une chimère. L'armée d'Othon n'a eu que des succès tant qu'elle a été commandée par des généraux sénateurs : ils ont forcé Cécina à lever le siège de Plaisance[38], ils l'ont battu aux Castors[39]. Les revers ont commencé avec l'entrée en fonctions des nouveaux chefs, Titis-nus et Proculus. C'est leur incapacité, soutenue par la précipitation d'Othon, qui a causé le désastre final[40]. Mais les premières victoires ne sont-elles pas remportées en quelque sorte malgré les généraux ? Les soldats dénoncent à Othon leurs généraux comme traîtres[41] ; ils accusent Paulinus d'avoir empêché, aux Castors, la destruction complète des légions de Cécina[42]. Ces accusations prouvent simplement de quel mauvais esprit étaient animées les troupes d'Othon ; celles de Vitellius ne valaient pas mieux, d'ailleurs, à ce point de vue[43]. Il se peut qu'aux Castors Paulinus ait commis une faute ; mais, équitablement, on ne peut pas voir dans cette faute autre chose qu'un excès de prudence. Au conseil de guerre, Paulinus soutient, appuyé par Celsus et Gallus[44], qu'il faut traîner les opérations en longueur. C'est, dit Nissen, parce qu'ils ont l'intention de trahir Othon. Ils espèrent que les deux armées s'entendront pour déposer Othon et Vitellius, et pour élire ou faire élire par le sénat un nouvel empereur qui sera l'un d'eux. La source et Plutarque croient à l'existence de ces négociations entre les deux armées[45]. Tacite combat cette version, parce qu'elle est défavorable à la noblesse. Non, il la combat parce qu'elle est vraiment peu croyable, comme il le montre fort bien[46]. Si les sénateurs ont conseillé à Othon de traîner la guerre en longueur, c'est dans son intérêt : les motifs invoqués par Paulinus dans son discours sont évidemment meilleurs que ceux du parti de l'action immédiate. Bien loin que Paulinus et ses amis soient des traîtres, leur fidélité envers Othon persiste même après qu'il les a privés du commandement, lorsqu'ils n'ont plus la responsabilité des opérations : ils s'opposent de toutes leurs forces à cette marche insensée qui doit aboutir au désastre de Bedriacum[47]. Après la bataille, Celsus, il est vrai, prend l'initiative de la capitulation[48]. Mais remarquons, d'une part, que le frère même de l'empereur, Titianus, se range à cet avis ; ce qui prouve que la plus grande partie des troupes ne voulaient pas recommencer la lutte. Et d'ailleurs, cet empereur qu'ils abandonnent maintenant, ils ne l'ont pas choisi, ils ne l'estiment pas, ils l'ont servi avec dévouement, ils ont été payés de leurs services par une disgrâce, ils se sont vu remplacer par des incapables qui ont tout perdu. Pourquoi se sacrifieraient-ils à une telle cause ? Ils ont fait amplement leur devoir. Prendre une autre décision que celle qu'ils prennent ne serait pas fidélité, mais folie. Enfin, dit Nissen, nous avons l'aveu de l'un des coupables, Paulinus, qui s'accuse lui-même devant Vitellius d'avoir trahi Othon[49]. Mais quelle preuve donne-t-il de cette prétendue trahison ? La marche qui a précédé la bataille de Bedriacum. Or il l'a déconseillée autant qu'il l'a pu. De plus, le préfet du prétoire, l'homme de confiance d'Othon, Proculus, s'accuse aussi de trahison. Qu'est-ce à dire ? Que Tacite a raison de voir dans ces aveux des mensonges provoqués par la nécessité. S'il avait voulu, comme l'affirme Nissen, dissimuler une conspiration de la noblesse contre Othon, il s'y serait pris bien maladroitement, puisque certains faits, au moyen desquels Nissen prétend établir l'existence du complot, sont rapportés par Tacite et manquent dans Plutarque : par exemple, la démarche de deux tribuns othoniens auprès de Cécina avant la bataille, démarche dont la signification exacte nous échappe, comme à Tacite[50], mais où il est bien téméraire de voir, comme Nissen, la preuve que deux cohortes prétoriennes agirent de connivence avec les Vitelliens pendant la bataille[51]. Si la source s'était crue en mesure de se prononcer formellement, si elle avait donné la démarche des tribuns comme un acte de trahison, Tacite, avec les intentions que lui attribue Nissen, n'aurait pas manqué de la supprimer[52].

Il est donc faux que la noblesse ait trahi Othon. Il est très vrai, au contraire, que les soldats d'Othon détestaient la noblesse, et Tacite n'a nullement dissimulé cette hostilité, quoi qu'en dise Nissen. Il y a d'abord un passage où Nissen reconnaît lui-même qu'elle apparaît : c'est après le récit de la révolte des prétoriens à Rome (I, 85) : Non tamen quies urbi redierat : strepitus telorum et facies belli ; militibus, ut nihil in commune turbantibus, ita sparsis per domos, occulto habitu, et miiligna cura in omnes, quos nobilitas aut opes aut aligna insignis claritudo rumoribus objecerat. Nissen se tire d'affaire en disant que c'est une inadvertance de Tacite, qui a corrigé sa source un peu à l'aventure. Cette explication, très conjecturale, pourrait à la rigueur se soutenir, si le passage en question était unique ; mais il y en a d'autres que Nissen n'a pas remarqués. Quand le sénat et le peuple se précipitent pêle-mêle au camp des prétoriens, après le meurtre de Galba, pour féliciter Othon, celui-ci, dit Tacite (I, 65), reçoit les compliments, avidum et minacem militum animum voce vultuque temperans. A qui en voulaient ces soldats ? Aux sénateurs, évidemment. Ils réclament bientôt le supplice du consul, désigné Marius Celsus. Othon voit bien que cette mort sera le signal du massacre et du pillage : Cædis et prædarum initium et optimo cuique perniciem quæri apparebat. Plus loin (I, 80), quand les prétoriens s'aperçoivent qu'on charge de nuit des armes sur les fourgons, qui soupçonnent-ils ? Fremit miles et tribunos centuriônesque proditionis arguit, tamquam familiæ senatorum ad perniciem Othonis armarentur. Le discours d'Othon aux révoltés n'est, dans sa deuxième moitié, qu'un plaidoyer pour le sénat, dont ils ont, la nuit précédente, failli massacrer les plus illustres membres, convives de l'empereur : Caput imperii et decora omnia provinciarum ad pœnam vocare, non hercule illi, quos cum maxime Vitellius in nos ciet, Germani audeant (I, 81). Après la mort d'Othon, un grand nombre de sénateurs, partis de Rome avec lui et laissés en arrière à Modène, coururent le plus grand danger. Les soldats refusent de croire à la nouvelle du désastre (II, 52), quod infensum Othoni senatum arbitrabantur... conviciis postremo ac probris causam et initium cædis quærebant. Il s'en faut que nous ayons cité tous les passages oh Tacite a montré, et a voulu montrer, l'hostilité de la soldatesque contre l'aristocratie.

Tout ce que l'on peut reprocher à Tacite, au point de vue de l'impartialité, dans la partie des Histoires consacrée à Othon, c'est d'avoir voulu, sans motifs suffisants, enlever à ce prince le mérite de certaines bonnes actions, comme nous l'avons montré tout à l'heure, et d'avoir traité l'un de ses généraux, Marius Celsus, avec des égards tout particuliers oh le souci de la vérité n'a été pour rien. Après avoir raconté (I, 71) la réconciliation d'Othon et de Celsus, Tacite ajoute : Mansitque Celso velut fataliter etiam pro Othone fides integra et infelix. Cette appréciation est un peu trop favorable. D'abord on ne voit pas que, pendant la guerre, Celsus se soit signalé par des services plus éclatants et par un zèle plus dévoué que Paulinus. Ensuite, se-lon Plutarque[53], c'est lui qui, après la bataille de Bedriacum, a pris l'initiative de la capitulation. Nous avons dit[54] que Tacite avait supprimé tout ce récit de sa source, parce que, à ses yeux du moins, entre le récit de la bataille et celui du suicide ii était insignifiant. N'a-t-il pas été poussé à cette suppression par une autre raison, la contradiction qu'il y aurait eu entre son jugement, si favorable, sur Celsus, et la conduite de Celsus en cette circonstance ? Celsus ne mérite pas plus que les autres généraux d'être appelé traître : mais, enfin, il ne convient pas, si ce que Plutarque raconte est vrai, de signaler, avec des éloges spéciaux, sa fidélité. Or nous avons vu, dans le parallèle, que le récit de Plutarque était ici la reproduction fidèle de la source commune. Ce qui en confirme l'exactitude, c'est que Celsus n'eut pas, comme Paulinus, à s'excuser auprès de Vitellius et necessariis magis defensionibus quam honestis (II, 60). Vitellius lui conserva son consulat[55] : il lui tint compte, sans doute, en dehors de toutes ses qualités, de l'initiative prise par lui après la bataille. Quant à la raison pour laquelle Tacite a usé de tant de ménagements envers Celsus, elle n'est pas difficile è apercevoir : Celsus vivait encore au moment où Tacite écrivait les premiers livres des Histoires ; il fut consul en 105[56]. Son âge, ses vertus, sa situation, peut-être aussi des relations personnelles avec l'historien, lui valurent d'être traité avec plus d'égards que Paulinus. Les considérations qui influencèrent Tacite sont respectables assurément ; mais, pour un historien, la vérité doit passer avant tout : Neque amore quisquam et sine odio dicendus est, c'est Tacite lui-même qui l'a dit.

5. Pour Galba, Tacite s'est conformé à l'opinion de la source. Les trois portraits de cet empereur par Tacite, Plutarque et Suétone se ressemblent parfaitement. Il avait des qualités de bon général et de bon citoyen, dont il donna encore des preuves après son avènement : comme les prétoriens l'accusaient d'avarice parce qu'il ne leur distribuait pas de donativum, il déclara qu'il choisissait ses soldats et qu'il ne les achetait pas ; Vinius usa en vain de tout son ascendant pour lui faire adopter Othon ; Pison fut choisi parce que Galba le croyait le plus digne. Mais Galba était trop faible pour ses amis ; des hommes méprisables, Vinius surtout, gouvernèrent sous son nom et lui firent commettre toute sorte de fautes. On l'avait cru capable d'être un bon empereur : l'expérience prouva qu'on s'était trompé.

6. Tacite adresse formellement à sa source principale le reproche de partialité et, soit à l'aide des sources secondaires, soit surtout avec ses réflexions personnelles, il essaye de la corriger à ce point de vue. Il ne l'accuse pas, en termes explicites, de crédulité ; cependant nous savons qu'en plus d'un endroit il l'a trouvée crédule et a repoussé ou suspecté ses assertions comme invraisemblables. Pline racontait qu'un prodige, l'apparition d'un oiseau inconnu dans la région du Pô, avait accompagné la mort d'Othon[57] ; Tacite n'ose pas supprimer ce prodige, mais il ne le rapporte qu'avec une grande réserve : Ut conquirere fabulosa et fictis oblectare legentium animos procul gravitate cœpti operis crediderim, ita vulgatis traditisque demere fidem non ausim (II, 50). — Pline racontait qu'avant la bataille de Bedriacum l'armée d'Othon et celle de Vitellius avaient eu des velléités d'entente pacifique : les deux empereurs rivaux auraient été déposés, les soldats auraient élu eux-mêmes, ou confié au sénat le soin d'élire un nouvel empereur (Tac., II, 37 ; Plut., Othon, 9). Tacite admet que, tout bas, quelques-uns ont pu faire des vœux pour une telle solution ; mais il démontre fort bien que les dispositions générales dont parlait la source n'ont pas existé : les officiers, la plupart souillés de quelque tache, n'ont pu songer à se donner un prince qui ne fût pas leur débiteur et leur complice ; entre les deux armées il n'y avait aucun élément de sympathie et de concorde ; les généraux d'Othon, Paulinus en particulier, étaient trop sages pour se bercer de l'illusion que l'un d'eux pourrait recueillir ainsi l'héritage d'Othon et de Vitellius ; enfin ce qui n'était pas arrivé dans les précédentes guerres civiles était encore moins possible dans celle-ci (37 et 38). — Pline racontait qu'avant de se suicider Othon avait dormi d'un profond sommeil (Plut., Othon, 17 ; Suét., Othon, 11). Il a paru à Tacite qu'il y avait là quelque exagération, qu'un tel calme de la part d'un homme qui allait mourir était peu croyable : Noctem quietam, utque adfirmatur, non insomnem egit (II, 49). — Pline décrivait l'ordre de bataille des Vitelliens devant Crémone[58] ; Tacite trouva qu'il s'était bien risqué : Ordinem agminis disjecti per iram ac tenebras adseverare non ausim, quamquam alii tradiderint (III, 22). Tacite se crut d'autant mieux fondé à douter, que son autre source, Messalla, ne donnait pas ce renseignement. — Pline, comme Josèphe, rapportait seulement une version sur la récolte du bitume[59]. Elle a semblé à Tacite tellement étrange qu'il a pris d'autres informations et que, sans repousser formellement cette version, il en a ajouté une seconde, pour laquelle sa préférence est manifeste (V, 6), puisqu'il a soin de faire ressortir qu'elle est garantie par des voyageurs qui connaissent le pays. — Un peu plus loin, Pline disait[60], comme Josèphe, que la stérilité et la désolation des champs sodomitiques étaient un effet de la colère du ciel dont le feu avait détruit les grandes villes qui s'y élevaient autrefois. Tacite accorde que la foudre a pu incendier des villes, mais il croit que la stérilité du pays doit 4tre attribuée au voisinage du lac Asphaltite, dont les odeurs empestent l'air à la ronde (V, 7). En somme, c'est encore parfois en s'appuyant sur le témoignage d'une source secondaire, mais c'est le plus souvent par ses seules réflexions, que Tacite essaye de corriger les invraisemblances imputables à la crédulité de sa source principale.

 

IV

La comparaison de Tacite avec Plutarque et Suétone nous a permis d'affirmer qu'il avait emprunté à Pline, jusqu'à un certain point, la forme des premiers livres des Histoires[61]. Ce qui amena tout naturellement Tacite à faire ces emprunts de forme, c'est qu'en fait de style ses tendances étaient les mêmes que celles de Pline. Ils appartiennent tous les deux à l'école qui avait répudié, comme froid et terne, le naturel de Cicéron, qui voulait plaire et étonner par un langage ingénieux, orné, concis, qui, en un mot, recherchait l'effet[62]. Les Histoires de Pline étaient écrites comme les parties les plus soignées de son Histoire naturelle ; les Histoires de Tacite sont infiniment mieux écrites. Entre Pline et Tacite, si la comparaison était possible, nous trouverions la distance d'un écrivain médiocre, qui suit sans originalité la mode de son temps, à un écrivain de génie, dont le style ressemble à celui de ses contemporains, mais avec quelque chose de puissamment personnel. Ce que Tacite avait pris à Pline, il l'avait sûrement transformé et fait sien. Aux endroits parallèles sa supériorité sur Plutarque et Suétone est manifeste : il y a tout lieu de croire qu'à ces endroits son rapport avec la source commune était le même. D'ailleurs le style de Tacite n'est pas sorti tout entier de cette imitation, de cette imitation originale : il a trouvé sur la palette d'autrui, comme le dit Mommsen, une partie de ses couleurs, mais non toutes ses couleurs[63].

Tacite l'emporte sur Plutarque et Suétone, il l'emportait sans doute aussi sur la source commune, par sa concision expressive. Plutarque (Othon, 17) détaille la conduite des soldats aux funérailles d'Othon : ils se disputent l'honneur de porter le corps au bûcher ; parmi ceux qui ne peuvent remplir ce pieux et glorieux devoir, les uns baisent la blessure de l'empereur, d'autres touchent ses mains, d'autres lui envoient de loin des signes d'affection et de respect. Tacite (II, 49) condense en une courte phrase cette longue description : Tulere corpus prætoriæ cohortes cum laudibus et lacrimis, vuinus manusque ejus exosculantes. Des soldats se donnent la mort auprès du bûcher : ils n'avaient cependant reçu d'Othon aucun bienfait extraordinaire, dit Plutarque, et ils n'avaient aucun motif particulier de redouter la colère du vainqueur : non noxa neque ob metum, dit Tacite. — Othon reçut les visites et les adieux des personnages qui partaient de Brixellum, la veille de sa mort : Et in serum usque, patente cubiculo, si pris adire veilet, potestatem sui præbuit, dit Suétone (Othon, 11). Vacavit abeuntium adlequiis, dit Tacite (II, 69). Comparons encore ces deux portraits de Titus : Forma egregia et cui non minus auctoritatis inesset quam gratiæn (Suét., Tit., 3) ; Decor oris cum quadam majestate (Tac., II, 1).

Tacite sait mieux que les deux autres trouver l'expression à effet, forte ou imagée. Speraverat fore ut adoptaretur a Galba idque in dies expectabat, dit Suétone en parlant d'Othon (Othon, 5) ; spem adoptionis statim conceptam norias in dies rapiebat, dit Tacite (I, 13). C'est à la fois plus court et plus énergique. — Quelle solennité dans ce membre de phrase par lequel Tacite exprime l'état d'esprit d'Othon quelques heures avant sa mort : Supremas jam curas animo volutantem (II, 49) ! Comme les mots correspondants de Suétone sont vulgaires et ternes en comparaison : Paratus intentusque jam morti (Othon, 11) !

Les antithèses abondent dans les trois reproductions ; mais celles de Tacite ont toujours plus de relief, parce qu'il est plus concis ou parce qu'il excelle à trouver le mot saisissant : Φοβομενος γρ πρ τν νδρν ατς ν φοβερς κενοις ; ainsi Plutarque décrit, en les opposant, les sentiments d'Othon et de ses convives, au moment où les soldats révoltés vont envahir le Palatium (Othon, 3). Tacite, supprimant les régimes, a dit (I, 81) : Cum timeret Otho, timebatur. — Dans le mot célèbre de Galba, tel qu'il le rapporte (I, 5) : Legi a se militem, non emi, nous ne trouvons pas le verbe avoir coutume, qui est dans le grec de Plutarque (Galba, 18) et dans le latin de Suétone (Galba, 16). — Cette parole, ajoute Plutarque, est digne d'un grand général ; mais les soldats, en ayant eu connaissance, conçurent une haine terrible et farouche contre Galba. Vox pro republica honesta, ipsi anceps, dit simplement Tacite. Galba trompa les espérances qu'on avait fondées sur lui : majore adeo et favore et auctoritate adeptus est quam gessit imperium (Suet., Galba, 4) ; major privato visus, dum privatus fuit, et omnium consensu capax imperii, nisi imperasset (Tac., I, 49)[64].

Les sentences sont incomparablement plus nombreuses dans Tacite que dans les deux autres. Parmi celles dont ni Plutarque ni Suétone ne fournissent l'équivalent, il y en a beaucoup que Tacite n'a certainement pas empruntées à la source : elles révèlent autre chose que le goût des pointes ingénieuses commun à tous les écrivains du Ier siècle : un coup d'œil pénétrant de politique et de psychologue, un pessimisme tantôt douloureux et tantôt sarcastique, un rare talent de style, en un mot, un esprit tout à fait supérieur et l'esprit de Tacite. En voici quelques exemples : Omnia serviliter pro domination (I, 36 : Othon devant les soldats qui le proclament empereur) ; Præcipuum pessimorum incitamentum, quod boni mærebant (I, 38 : dans le camp des prétoriens révoltés contre Galba) ; Quantoque magis falsa erant quæ fiebant, tanto plura facere (I, 45 : le sénat et le peuple devant Othon après le meurtre de Galba) ; Novissimum malorum fuit lætitia (I, 47 : la séance du sénat qui termine cette journée) ; Quatiebatur bis segne ingenium, ut concupisceret magis quam ut speraret (I, 52 : Vitellius sollicité d'accepter l'empire) ; Damnatos fidei crimine, Bravissimo inter desciscentes (I, 29 : centurions que Vitellius fait mettre à mort) ; Insita mortalibus natura, recentem aliorum felicitatem acribus oculis introspicere modumque fortunæ a nullis magis exigere, quam quos in æquo viderunt (II, 20 : les envieux de Cécina).

Avec ces sentences et une foule d'autres, appartiennent sûrement à Tacite les discours, dont nous avons déjà parlé : si le fond est de lui, à plus forte raison la forme. Les discours ne sont pas les seuls endroits de l'ouvrage où Tacite donne libre carrière à son inspiration oratoire : la narration lui fournit souvent l'occasion d'un beau développement éloquent : tel est celui par lequel il introduit le récit de l'abdication de Vitellius (III, 68)[65] ; tel est encore celui qui précède la scène du meurtre de Galba : Igitur milites romani, quasi Vologesen aut Pacorum avito Arsacidarum solio depulsuri, ac non imperatoiem suum inermem et senem trucidare pergerent..... (I, 40). Il n'y a rien de semblable dans le récit de Plutarque (Galba, 26), beaucoup moins oratoire, mais beaucoup plus précis : or Plutarque a lui aussi le goût de ces mouvements pathétiques[66].

Le style, voilà le mérite éminent et la véritable originalité de Tacite dans les premiers livres des Histoires. Au point de vue de la matière, il a plutôt amoindri qu'augmenté la valeur de la source ; mais son exposition, à laquelle il a sacrifié l'exactitude rigoureuse, est autrement artistique que celle de Pline. Pour nous, modernes, l'historien est médiocre : son unique mérite est d'avoir fait un louable effort vers l'impartialité, où son pessimisme l'a d'ailleurs empêché d'atteindre pleinement. Mais le penseur, mais l'écrivain est de premier ordre. Dans Pline, nous aurions lu l'histoire de l'année des quatre empereurs écrite par un chercheur infatigable, partisan trop dévoué des Flaviens ; nous la lisons dans Tacite racontée par un grand artiste, par un orateur de génie, dédaigneux du détail bas ou minime, mais passionné pour la beauté littéraire. Nous avons une œuvre d'art au lieu d'un travail d'érudition.

 

 

 



[1] Et Dion aussi, LXIV, 13.

[2] Cf. 2e partie, chap. IV, § I.

[3] Cf. V. Duruy, t. IV, p. 569. Dion (LXIV, 5) caractérise ainsi ce discours : προσαναπείσας, μάλλον δέ έκπριάμενος.

[4] Ce que nous voulons dire par là, ce n'est pas que Tacite a tiré de son propre fonds à peu près tout ce qu'ils contiennent, mais qu'il n'a presque rien tiré de la source principale. D'ailleurs, en plus d'un endroit, des imitations sont manifestes ; cf. p. ex., dans le discours de Mucien (II, 76-77), l'exorde, imitation de Salluste (lettre de Mithridate), Hist., IV, fr. 20 (Kritz), et, plus loin : Aperiet et recludet contecta et tumescentia victricium partium vulnera bellum ipsum, imitation de Démosthène, Phil., IV, 44.

[5] En voici la liste, abstraction faite des exemples citée dans le texte : I, 21 (réflexions d'Othon ; cf. Plutarque, Galba, 23) ; 29-30 (Pison aux soldats) ; 32-33 (les amis de Galba) ; 83-84 (Othon aux soldats) ; III, 2 et 20 (Antonius Primus) ; 53 (lettre d'Antonius à Vespasien) ; 60 (Antonius) ; 66 (les amis de Vitellius) ; IV, 7 (Helvidius au sénat) ; 8 (réponse d'Eprius Marcellus) ; 17 (Civilis) ; 32 (Civilis à Montanus) ; 42 (Curtius Montanus) ; 52 (Titus à Vespasien) ; 58 (Vocula aux soldats) ; 64 (les députés teuctères) ; 65 (réponse des Agrippinenses) ; 76 (Tutor) ; 77 (Cérialis aux soldats) ; V, 16 (Cérialis) ; 17 (Civilis) ; 26 (commencement du discours de Civilis à Cérialis). — La formule dont Tacite se sert le plus souvent pour introduire un discours est : In hunc modum oculus est ou disseruit, ou un autre verbe analogue ; cf. I, 15, 29 ; IV, 57, 64, 65. Parfois il indique lui-même clairement qu'il n'a pas rapporté le discours tel qu'on l'a prononcé ; cf. I, 26 : et Galba quidem hæc ac talis ; III, 3 : Hæc ac talis (Antonius)... ; IV, 75 : Quarum hæc sententia fuit. Une seule fois il atteste qu'il cite textuellement : Ipsa enim verba referam (III, 39 ; il s'agit d'une parole, et non d'un discours).

[6] Ce que nous avons des Histoires forme un total de 389 chapitres.

[7] Sur les suppressions, cf. Nissen, Rhein. Mus., t. s6, p. 508 sqq. ; Mommsen, Hermes, t. 4, p. 309 sqq. Mais Nissen et Mommsen sont loin d'être complets. Voir aussi de très bonnes remarques dans Beckurts, surtout p. 21 sqq.

[8] Il y a une différence de la même sorte entre le récit de Tacite et celui de Dion, LXV, 20 sq.

[9] J'adopte l'opinion de Krauss, p. 51 sq., qui combat avec raison celle de Mommsen, Hermes, t. 4, p. 311 sq. Mommsen prétend qu'en laissant dans l'ombre les choses importantes qui se sont passées au camp de Bedriacum, Tacite veut grandir Othon et représenter son suicide comme pleinement volontaire, rendre, en un mot, la catastrophe plus tragique. Mais Plutarque, qui raconte en détail la délibération des généraux et l'ambassade, montre bien, lui aussi, que le suicide fut volontaire. Si Tacite ne détaille pas les circonstances de la reddition, il la mentionne cependant. Dans l'énumération des forces qui restent à Othon (II, 46), il ne tient pas compte des troupes de Bedriacum. Les paroles d'Othon (67) : De nemine queror, ne sont-elles pas une allusion à la conduite de ses généraux ?

[10] Cf. plus loin, § III.

[11] Rhein. Mus., t. 26, p. 514.

[12] Seulement Tacite place la tentative d'abdication avant l'affaire du Capitole. Nous allons y revenir ; cf. plus loin, § II, n° 1. — Sur la suppression, cf. Beckurts, p. 23 sqq.

[13] Par Hagge, Mommsen, Gerstenecker, Kuntze ; cf. la bibliographie, et le parallèle de Tacite et de Plutarque. — Mommsen, Histoire romaine, t. IX, p. 230, note, appelle Tacite le moins militaire des historiens.

[14] Cf. G. Boissier, L'opposition sous les Césars, p. 286 sq. Cette critique, d'ailleurs, n'atteint pas Tacite seul.

[15] Voici quelques autres inexactitudes ou négligences que nous n'avons pas eu l'occasion de signaler dans les parallèles des chapitres I et II. Tacite met à plusieurs reprises le chiffre rond au lieu du chiffre exact, par exemple, 820 au lieu de 821 (I, 1) ; même inexactitude à IV, 58 et 74 ; cf. le commentaire de Heræus. Nous en trouverons d'autres exemples dans les Annales. Les trois que nous citons ici sont bien imputables à Tacite, et non à la source : le premier se trouve dans l'introduction, les deux autres dans des discours. — Tacite affirme (V, 10) que, pendant l'année 69, les hostilités contre les Juifs furent complètement suspendues : proximus annus... quantum ad Judæos per otium transiit. Cela n'est pas exact : en 69, avant d'être proclamé empereur, Vespasien avait pris Béthel, Ephrem et Hébron ; cf. Josèphe, Bel. Jud., IV, 9, 9 ; 10, 2. Le minutieux continuateur d'Aufidius, qui selon toute probabilité était déjà en Orient à cette époque (cf. chap. III, § II, n° 3), n'avait certainement pas omis ces détails. — On ne saurait dire, au contraire, si c'est Pline ou Tacite qui est responsable de la confusion entre les deux Antiochus (V, 8 ; cf. Heræus).

[16] Et des jugements aussi. Nous y reviendrons ; cf. plus loin, § III.

[17] Pour cette partie, cf. Beckurts, 21 sqq. et 62 sqq.

[18] Ou, plus exactement, en tête de son récit de l'année 69, puisque le récit commence proprement avec le chapitre 19 et l'affaire de l'adoption.

[19] De même Dion, LXIV, 4.

[20] De même Dion, LXIV, 3, 3.

[21] Cependant Dion, LXV, 9, 3, et Josèphe, Bel. Jud., IV, 10, 4 et 6, placent la proclamation de Vespasien en Orient avant la déclaration en sa faveur des légions du Danube. D'après Josèphe, les soldats de Vespasien l'auraient proclamé empereur avant les légions d'Égypte ; Tacite dit le contraire. Sur ce point Suétone est d'accord avec lui.

[22] Cf. plus haut, § I, n° 2.

[23] Dion raconte aussi cette tentative d'abdication avant la prise du Capitole. Mais toute cette partie de son récit (LXV, 16) n'est visiblement qu'un résumé oratoire, où il n'est tenu aucun compte de l'ordre chronologique.

[24] Il faut rapprocher de cette formule celle de I, 51 : Nunc initia causasque motus Vitelliani expediam. Nous avons vu tout à l'heure que l'abandon de l'ordre de la source était certain en cet endroit. D'ailleurs, ces formules avec un verbe à la première personne attestent, avons-nous dit plus haut (chap. IV, § I, n° 5) à propos des digressions, l'initiative de Tacite.

[25] Beckurts donne une analyse détaillée de ces livres, p. 62 sq.

[26] Cf. ce que nous avons déjà dit à ce sujet, chap. III, § II, n° 3.

[27] Cf. Nissen, Rhein. Mus., t. 26, p. 508 sqq., qui est allé beaucoup trop loin et que Beckurts, p. 28 sqq., a fort sensément réfuté.

[28] Cf. plus loin, n° 5.

[29] Cf. III, 86 : Reipublicæ haud dubie intererat Vitellium vinci ; sed imputare perfidiam non possunt, qui Vitellium Vespasieno prodidere, cum a Galba descivissent.

[30] Vir secundis adversisque juxta famosus. Insignes amicitias juvenis ambitiose coluerat.  Luxuria, industrie, comitate, adrogantia, mails bonisque artibus mixtus ; nimiæ voluptates, cum vacaret ; quoties expedierat, magne virtutes ; palam laudares, secreta male audiebant. Cf. II, 5 ; III, 8, 52 sq. Pline avait dû forcément rapporter certains actes odieux de Mucien, qu'il n'était pas possible de passer sous silence à cause de leur notoriété ; il les avait excusés de son mieux. Par exemple, il avait mis le meurtre du jeune fils de Vitellius sur le compte de la raison d'État. Mansuram discordiam obtendens, dit Tacite (IV, 80), ni semina belli restinxisset ; on voit qu'il considère cette raison d'État comme un simple prétexte. De même, Mucien a ordonné la mort du proconsul d'Afrique ; c'est, avait affirmé Pline, qu'il formait des projets révolutionnaires. Tacite doute : Is (Valerius Festus, légat de la légion d'Afrique) crebris sermonibus temptineritne Pisoneni (le proconsul) ad res novas an temptanti restiterit incertum, quoniam secreto eorum nemo adfuit, et occiso Pisone plerique ad gratiam interfectoris (Festus) inclinavere (IV, 49).

[31] III, 10, 17, 28, 31, 49, 53, 78 ; IV, 80. Au reste, Tacite ne méconnaît pas les mérites d'Antoine comme général.

[32] Et il ne l'avait pas ménagé : c'est à lui qu'il imputait la responsabilité du pillage de Crémone, tandis que Messalla accusait Hormus, affranchi de Vespasien (Tacite, HI, s8), — Tacite (III, 78) blâme la lenteur avec laquelle les Flaviens marchèrent sur Rome, où leur prompte arrivée aurait pu prévenir l'affaire du Capitole : Causa tam pravæ morse ut Mucianum opperirentur. Pline s'était bien gardé d'accuser formellement Mucien. Il avait sans doute laissé voir qu'il penchait pour la version défavorable à Antoine : Nec defuere qui Antonium suspicionibus argueront tamquam dolo cunctantem post secretas Vitellii epistulas... Ce qui montre que, tout en rapportant les différentes versions qui sont dans Tacite, la source avait da émettre une opinion précise, contre Antoine naturellement, c'est la conclusion de Tacite, qui, d'ailleurs, n'est pas tout à fait d'accord avec l'accusation catégorique qu'il a commencé par lancer contre Mucien : Haud facile quis uni adsignaverit culpam, quæ omnium fuit.

[33] Pline avait nommé les sénateurs qui se réfugièrent au Capitole avec le frère de Vespasien, Flavius Sabinus. Tacite a supprimé ces noms propres : quoniam victore Vespasieno multi id meritum erga partes simulaveres (III, 69). — Pline avait rejeté sur les Vitelliens la responsabilité de l'incendie du Capitole. Tacite doute : ce furent peut-être bien les assiégés, les Flaviens, qui mirent le feu (III, 71) ; cf. chap. IV, § I. — D'après Tacite, tout le mal qui se fit dans Crémone, après la prise de la ville, ce sont les Flaviens qui le firent (III, 33). Dion prétend que ce sont les Vitelliens qui en firent la plus grande partie (LXV, 15, 2). Nous avons dit (chap. II, § IV) que Dion a probablement puisé lui aussi à la source commute, Pline. Il ne serait pas impossible que Pline eût essayé de laver son parti de la souillure, au moins dans une certaine mesure.

[34] Cf. III, 31 : Extremum malorum, tot fortissimi viri proditoris opem invocantes (les Vitelliens, après la prise de Crémone, demandent à Cécina de négocier leur capitulation). — Dion, au contraire, raconte la démarche de Cécina en faveur des vaincus avec une sympathie manifeste pour lui (LXV, 14, 4). Plus haut (10, 4), il s'indigne quand les soldats, que Cecina pousse à trahir Vitellius, le jettent en prison. Il faut lire tout le chapitre. Si la source de Dion est bien Pline, il nous montre clairement comment l'historien ami des Flaviens s'y ait pris pour excuser cette trahison et avait mérité le blâme sévère de Tacite (II, 101).

[35] Loc. cit.

[36] Dans un autre passage (Othon, 4), Plutarque fait presque la même constatation, avec moins de sévérité dans les termes cependant.

[37] Pour le détail de la réfutation, cf. Beckurts, loc. cit.

[38] Tacite, II, 20 sqq. ; Plutarque, Othon, 6.

[39] Tacite, 24 sqq. ; Plutarque, Othon, 7.

[40] Cette précipitation est un effet de la faiblesse du caractère d'Othon (Tacite, II, 40 ; Plutarque, Othon, 9). Mais il dut tenir compte aussi de l'impatience que manifestaient les prétoriens, amollis par la vie de garnison et désireux d'en finir le plus tôt possible avec les fatigues de la guerre (Plutarque, Othon, 9).

[41] Tacite, II, 23 ; Plutarque, Othon, 5 et 7.

[42] Tacite, II, 26 ; Plutarque, Othon, 7.

[43] Tacite, II, 26 sqq. ; Plutarque, Othon, 5 et 7.

[44] Tacite, II, 32 sqq. ; Plutarque, Othon, 8.

[45] Plutarque, Othon, 9.

[46] Tacite, II, 37 sq.

[47] Tacite, II, 40 ; Plutarque, Othon, 11.

[48] Plutarque, Othon, 13.

[49] Tacite, II, 60.

[50] Tacite, II, 41.

[51] Nissen prétend découvrir un autre indice de la trahison dans le fait que Vitellius excepta du licenciement général des prétoriens deux cohortes (Tacite, II, 66). Beckurts montre fort bien que cette exception ne s'est pas produite (p. 37). Je vais plus loin que Beckurts : je crois, avec Dieckmann (p. 22), que Nissen a fait un contresens. Dans la phrase : Et prœlium atrox exarsisset, ni duæ prætoriæ cohortes causam quartadecumanorum secutæ his fiduciam et metum Batavia fecissent : quos Vitellius agmini suo jungi ut fidos... quos se rapporte aux Bataves et non aux prétoriens. Ce sont les Bataves, et non les prétoriens, que Vitellius emmène avec lui, ut fidos.

[52] Pour le détail des événements auxquels je fais allusion dans tout ce développement, il convient de se reporter au parallèle de Tacite et de Plutarque.

[53] Othon, 13.

[54] Cf. plus haut, § II, n° 2.

[55] Tacite, II, 60.

[56] Cf. Mommsen, Hermes, t. 4, p. 598, note 3 ; Goyau, Chronologie de l'Empire romain, Paris, Klincksieck, 1891, p. 181.

[57] Cf. chap. III, § III, n° 3.

[58] Cf. chap. IV, § II, n° 2.

[59] Cf. chap. IV, § III, n° 3.

[60] Cf. chap. IV, § III, n° 3.

[61] Cf. chap. I, § VII, n° 4.

[62] Sur le style de Tacite, les ouvrages de Gantrelle, Grammaire et style de Tacite, et de Dræger, Syntax und Stil des Tacitus, sont classiques. Cf. aussi Joh. Müller, ouvrage cité.

[63] Hermes, t. IV, 315 sq. Voir aussi Nipperdey-Andresen, Introd., p. 38 sqq.

[64] Pour avoir trop voulu condenser, Tacite est parfois inexact. D'après lui (I, 9), Vitellus n'aurait dû son gouvernement de Germanie qu'aux titres de son père : Id satis videbatur (cf. III, 86 : cuncta claritudine patris adeptus). Suétone nous apprend (Vit., 7) que la protection de Vinius fut, dit-on, pour quelque chose dans sa nomination, et aussi le mépris de Galba : ut cuivis evidens sit contemptu magis quam gratis electum. — Tacite a voulu donner plus de relief à l'antithèse de la source sur la vie et la mort d'Othon (Plut., Othon, 18, et Suét., Othon, 12), en opposant un seul événement de cette vie, le meurtre de Galba, à la mort d'Othon ; et son antithèse (II, 50) manque de justesse.

[65] Pline, très défavorable à Vitellius, n'avait évidemment pas cherché à faire valoir ce qu'il pouvait y avoir de pathétique dans son abdication.

[66] Cf. Galba, 26, sur Sempronius Densus ; Galba, 27, sur la tête de Galba ; Galba, 2, sur la séance du sénat après le meurtre de Galba, etc. — Aux exemples de Tacite que nous citons dans le texte, on peut ajouter ceux-ci : I, 50, état des esprits à Rome à l'avènement d'Othon ; II, 70, Vitellius au champ de bataille de Bedriacum ; III, 72, à propos de l'incendie du Capitole ; III, 83, tableau de l'état de Rome au moment où elle est prise par les Flaviens, etc.