LES SOURCES DE TACITE

 

PREMIÈRE PARTIE. — LES HISTOIRES.

CHAPITRE IV. — LES SOURCES SECONDAIRES DE TACITE.

 

 

I

Un résultat certain des comparaisons que nous avons établies entre Tacite, Plutarque et Suétone, c'est que, pour les règnes de Galba et d'Othon, un ouvrage historique a été la source principale, presque unique, de Tacite, et que ce même ouvrage lui a encore servi de source principale pour le règne de Vitellius et les premiers temps du règne de Vespasien. C'était, nous venons de le démontrer, la continuation d'Aufidius Bassus par Pline l'Ancien. Mais, si le rôle de beaucoup le plus considérable fut joué par Pline, Tacite employa pourtant d'autres sources : il l'atteste formellement en plus d'un endroit[1]. Quelles furent ces sources secondaires et quelle part revient à chacune d'elles ? Nous allons nous en assurer autant que possible : car la question n'est pas de celles que l'on peut résoudre avec une précision absolue.

1. D'abord, de quels moyens Tacite disposait-il pour contrôler et compléter sa source principale ? Il ne pouvait pas faire ici ce que nous verrons qu'il a fait pour le règne de Néron : comparer au récit de la source principale un ou plusieurs autres récits de même nature et de même étendue[2]. Quand il écrivit les Histoires, un seul historien latin, Pline, avait traité la période qui s'étend du 1er janvier 69 à la prise de Jérusalem par Titus. Cluvius Rufus et Fabius Rusticus n'avaient guère dépassé la mort de Néron. Nous l'ayons déjà prouvé pour Cluvius[3], en qui certains ont voulu voir la source principale. Quant à Fabius, Tacite l'a cité, ainsi que Cluvius, dans les Annales[4], et il en faisait le plus grand cas, puisque dans l'Agricola[5] il le met parmi les modernes au même rang que Tite Live parmi les anciens : Livius veterum, Fabius Rusticus recentium eloquentissimi auctores. S'il ne s'en est pas servi pour les Histoires, on ne peut raisonnablement expliquer sa conduite que d'une manière : l'ouvrage de Fabius ne comprenait pas cette période. Or, nous sommes sûrs qu'il ne s'en est pas servi dans la narration du siège de Crémone : il ne le cite pas concurremment avec Pline et Messalla sur la question douteuse de la responsabilité du pillage (III, 28). Fabius n'avait donc pas raconté la guerre entre Vitellius et Vespasien, non plus que Cluvius. De ce fait nous avons conclu pour Cluvius qu'il n'avait pas entamé l'année des quatre empereurs : la même conclusion vaut pour Fabius. Cette citation de Messalla et de Pline prouve que Tacite a lu seulement deux récits du siège de Crémone. Comme sur un point important, ces deux récits étaient en contradiction, s'il en avait existé un troisième[6], Tacite n'aurait pas manqué d'y recourir pour sortir de son incertitude, et, par conséquent, d'en citer l'auteur. A l'époque où fut composé le troisième livre des Histoires, aucun autre écrivain que Pline et Messalla n'avait raconté la prise de Crémone et, à plus forte raison, aucun autre écrivain que Pline n'avait raconté l'année 69 tout entière. D'ailleurs, en dehors de Cluvius, de Pline et de Fabius, nous ne connaissons personne qui se soit signalé à Rome par un ouvrage historique de quelque importance sous la dynastie flavienne et le principat de Nerva, et nous croirons malaisément qu'à cette époque ait fleuri un historien dont non seulement les œuvres, mais même le nom, se soient perdus. Puisque Messalla avait fait, non pas une histoire en règle de l'année 69, mais un ouvrage de bien moindre importance[7], sans doute un récit de la campagne des Flaviens contre les Vitelliens[8], Pline était le seul guide dont Tacite pût se servir d'un bout à l'autre pour la partie conservée des Histoires.

Les premières lignes des Histoires viennent, au moins dans une certaine mesure, à l'appui de cette conclusion. Initium mihi operis Servius Galba iterum, Titus Vinius consules erunt. Nam post conditam Urbem octingentos et viginti prioris ævi annos[9] multi auctores rettulerunt. Pour quelle raison Tacite prend-il comme point de départ le 1er janvier 69 et ne remonte-t-il pas plus haut ? C'est, d'après cette déclaration, parce que les événements antérieurs ont eu beaucoup d'historiens. Il est évident pour nous que d'autres considérations ont agi sur Tacite ; nous en avons déjà dit un mot en passant et nous y reviendrons[10]. Mais, si la raison qu'il donne ici n'a pas été déterminante, comme il nous le fait entendre, elle a pourtant existé. Il y avait, au temps de Tacite, plusieurs ouvrages historiques qui s'étendaient jusqu'à la mort de Néron ou à peu près. Tacite ne dit. pas formellement, mais donne très clairement à comprendre que les événements postérieurs au 1er janvier 69 n'avaient pas encore eu beaucoup d'historiens. lis n'en avaient eu qu'un, nous venons de le montrer.

La déclaration de Tacite et notre conclusion ne sont nullement en désaccord avec un passage de Flavius Josèphe, où, désignant une période historique qui comprend avec le règne de Néron ceux de Galba, d'Othon et de Vitellius, il s'excuse de ne pas la raconter en détail, parce que δι' χλου πσν στιν κα πολλος λλνων τε κα ωμαων ναγγραπται[11]. Cela ne veut pas dire qu'au temps où Josèphe compose ses Guerres de Judée, sous le règne de Vespasien[12], il existe déjà plusieurs ouvrages historiques en règle, comme les Histoires de Pline, où le récit soit poussé jusqu'à la mort de Vitellius au moins, mais seulement que les diverses parties de cette période, tantôt un événement, tantôt un autre, ont été souvent racontées. En d'autres termes, c'est l'abondance des récits partiels, auxquels nous reviendrons tout à l'heure, et non l'abondance des récits d'ensemble, que signale Josèphe. Il faut interpréter ainsi ce passage, et parce que, ainsi compris, il se concilie le mieux du monde avec l'affirmation de Tacite, que nous n'avons aucune raison de suspecter ; et parce que, considéré en lui-même, cette interprétation lui convient très bien. En effet, Josèphe n'embrasse pas toute la période dans une désignation d'ensemble ; il en énumère les épisodes. Il ne dit pas : Je me dispenserai de raconter les règnes de Néron et de ses successeurs jusqu'à Vespasien, car cette époque a eu beaucoup d'historiens ; mais : Les excès de Néron, le complot dont il fut victime, son suicide, le châtiment de ceux qui l'avaient renversé, la guerre des Gaules, la proclamation de Galba, son arrivée à Rome, l'hostilité des soldats contre lui, son assassinat, l'élévation d'Othon à l'empire, sa lutte contre Vitellius et sa mort, les révoltes contre Vitellius, sa défaite par les lieutenants de Vespasien et sa mort, tous ces événements je ne les raconterai pas en détail, parce qu'ils ont eu beaucoup de narrateurs. Les plus anciens, ceux du règne de Néron, n'en ont-ils pas eu davantage ? Certains de ces narrateurs ne sont-ils pas autre chose que des historiens proprement dits ? Josèphe ne précise pas.

2. Il y avait bien, en dehors du récit de Pline, la collection du journal de Rome (Acta diurna), et celle des procès-verbaux du sénat (Acta senatus). Mais ce qu'elles auraient pu fournir à Tacite, ce n'était pas un véritable récit, c'étaient de simples matériaux. Il y eut recours plus tard, quand Pline l'eut abandonné[13]. Les a-t-il consultées, tant qu'il a eu Pline pour guide ? Il ne saurait être question d'un dépouillement sérieux et complet. A quoi bon se livrer à de pénibles et fastidieuses recherches dans ces volumineux recueils où l'important était noyé parmi l'insignifiant ? Le travail de triage avait été fait par la source : le recommencer, t'eût été temps et peine perdus ; Tacite n'y a pas songé ; aucun historien romain, placé dans les mêmes conditions, n'y et songé. L'avantage essentiel qu'il y avait à suivre une source principale était justement la suppression des recherches préparatoires. Contrôler d'une façon attentive et continue la source dérivée par les sources premières revenait à se priver de cet avantage. Mais, à défaut d'un tel contrôle, Tacite n'a-t-il point quelquefois cherché, dans les documents originaux, la confirmation d'un détail donné par Pline, ou bien encore quelque détail omis par Pline ? Nous savons qu'il a fait, dans les Annales, ce contrôle très partiel des sources dérivées par les documents authentiques[14]. Pourtant, il ne faudrait pas en conclure, sans autre preuve, qu'il l'a fait aussi dans les Histoires. Quand il se mit à composer les Annales, il avait conduit, dans son premier ouvrage, le récit des événements jusqu'à la mort de Domitien ; pour la plus grande partie du règne de Vespasien, pour les règnes de Titus et de Domitien, il avait dû, abandonné par Pline, se résigner au travail préparatoire qu'il s'était épargné jusque-là. En réunissant ainsi lui-même ses matériaux, il s'était familiarisé avec les archives, et, quoique pour les Annales les sources littéraires ne lui fissent pas défaut, il pensa qu'il y avait intérêt à remonter parfois à ces sources premières. Il a pris soin de nous avertir qu'il l'avait fait. L'aurait-il fait dans les Histoires sans nous en avertir ? Bien loin que les documents officiels aient été, comme le voudrait l'opinion traditionnelle, l'une des bases des Histoires, il est donc très probable que Tacite ne les a même pas employés à titre de sources accessoires[15].

3. Nous avons montré, tout à l'heure, qu'au moment où Tacite écrivait ses Histoires à n'y avait pas, celui de Pline excepté, de récits généraux embrassant toute la période à laquelle correspond la partie conservée de l'ouvrage. Mais il y avait des récits partiels : Flavius Josèphe l'atteste et, même sans son témoignage, nous en serions certains. Les ouvrages de Cluvius et de Fabius, s'ils allaient jusqu'au 1er janvier 69, pouvaient fournir à Tacite des renseignements sur les premiers mois du règne de Galba, dont il a eu à parler sommairement dans son tableau du monde romain à cette date. C'est à lui seul que nous devons do savoir que Vipstanus Messalla avait raconté une partie des événements de 69, la campagne des Flaviens contre les Vitelliens. Suetonius Paulinus, qui fut l'un des généraux d'Othon dans la guerre contre Vitellius, ne raconta-t-il pas cette guerre, comme il avait autrefois raconté son expédition d'Afrique[16] ? Qu'était-ce au juste que cet ouvrage de Mucien, dont il est souvent question dans l'Histoire naturelle de Pline[17], et quel parti pouvait en tirer un historien des années 69 et 70 ? L'empereur Vespasien avait laissé des mémoires : Josèphe les cite[18] pour un fait qui se rapporte à ses campagnes d'Orient. Contenaient-ils aussi les événements postérieurs : son élévation à l'empire, son règne ? D'une façon générale, il est en soi très vraisemblable que tel et tel événement de l'année 69 : la mort de Galba, la mort d'Othon, la bataille de Bedriacum, l'incendie du Capitole, etc., avaient été l'objet de relations particulières.

Nous diviserons ces récits partiels, dont la plupart restent pour nous anonymes, en deux groupes : ceux qui étaient antérieurs et ceux qui étaient postérieurs à la composition des Histoires de Pline. Les premiers furent sûrement recherchés et mis à contribution par un curieux comme Pline, et sans doute il les avait plus d'une fois cités avec le nom de leurs auteurs là où nous ne trouvons plus dans Tacite et les autres que des citations indéterminées[19]. Ils rentraient donc pour Tacite dans la catégorie des matériaux déjà exploités, comme les Acta senatus et les Acta diurna. Il n'y avait pas lieu de les étudier à fond. Tout au plus, aurait-il pu songer à les consulter parfois, sur certains points spéciaux, pour vérification ou complément. Or il va de soi que ce premier groupe était de beaucoup le plus nombreux. Au lendemain de la sanglante tragédie qui dura toute l'année 69, les acteurs et les témoins de quelque scène importante, s'ils avaient le moindre talent d'écrivain, ne durent pas résister au désir de la raconter isolément et dans le plus grand détail. Ils obéissaient ainsi à un besoin tout naturel de faire partager à autrui des émotions très vives et très récentes ; ils étaient assurés que leurs narrations passionneraient le lecteur contemporain. Mais, à mesure que l'année des quatre empereurs sortait de l'actualité pour entrer dans l'histoire, les dispositions d'esprit qui avaient multiplié les récits de ce genre disparaissaient, et ils devinrent certainement de plus en plus rares. Plus on s'éloignait de 69, plus les faits isolés de cette année, même les faits essentiels, perdaient, au moins pour le public, de leur relief et de leur intérêt ; chacun d'eux se fondait peu à peu dans l'ensemble de ceux qui l'avaient précédé et suivi. D'autre part, les souvenirs des acteurs eux-mêmes et des témoins en arrivaient à être moins précis, leur désir d'expansion moins pressant. Le temps des faiseurs de narrations particulières et personnelles était passé au bout de quelques années ; celui des historiens commençait. Or c'est alors que Pline composa sa continuation d'Aufidius[20]. Les récits partiels du second groupe devaient donc être très peu nombreux et le moyen manquait presque complètement à Tacite de contrôler le travail de la source principale par des sources accessoires de ce genre.

Essayons de préciser et recherchons dans les citations de Tacite les renseignements qu'elles peuvent contenir sur la personnalité et l'importance de ses sources secondaires. Ce qu'elles nous fournissent pour les deux premiers livres est bien peu de chose. Écartons d'abord la citation de II, 37 : Invenio apud quosdam auctores... à propos des velléités d'accord qu'il y aurait eu avant la bataille de Bedriacum entré Othoniens et Vitelliens. Tacite combat l'opinion que Plutarque (Othon, 9) accepte comme plausible. Il serait possible à la rigueur qu'il eût trouvé cette opinion représentée par la source principale et par une ou plusieurs sources secondaires. Mais il est beaucoup plus vraisemblable que l'indéfini quosdam, bien qu'il soit au pluriel, cache tout simplement le nom propre de la source principale. Tout le chapitre qui commence par cette formule est remarquable par l'emploi des figures oratoires[21] : ce pluriel n'est-il pas lui-même une figure ? Suétone nous fournit l'exemple d'une inexactitude analogue : tandis que Plutarque nomme Cluvius Rufus comme garant d'un fait relatif à Othon (Othon, 3), il introduit (Othon, 7) la mention du même fait par la formule indéterminée : ut quidam tradiderunt. Tacite a pour la rhétorique un goût très prononcé qui l'a conduit plus d'une fois à corn-mettre des inexactitudes[22]. Mais ici il a subi encore une autre influence. Le nom propre singulier qu'il aurait dû mettre à la place de ce pluriel vague était celui de Pline l'Ancien. Or Tacite entretenait les plus amicales relations avec Pline le Jeune, avec le neveu et fils adoptif de cet historien auquel il avait d'ailleurs les plus grandes obligations, puisqu'il lui empruntait d'excellents matériaux tout préparés. En taisant le nom de Pline l'Ancien, dont il repoussait l'opinion comme invraisemblable, il a donc voulu ménager les susceptibilités de Pline le Jeune, très attaché à la mémoire de son oncle. Il est à remarquer que nulle part dans les Histoires il ne fait formellement le moindre reproche à Pline. Dans le passage où il le nomme (III, 28), il reste incertain entre sa version et celle de Messalla. Dans le passage où il l'accuse d'avoir cherché des prétextes honorables à la trahison des officiers vitelliens (II, 101), il ne le nomme pas. Nous verrons qu'il n'a pas pour lui les mêmes ménagements dans les Annales[23] : c'est qu'alors Pline le Jeune est mort[24].

Que la citation[25] : Scriptores temporum, qui, potiente rerum Flavia domo, monimenta belli hujusce composuerunt... (II, 101), se rapporte à Pline, cela est évident. Mais ce pluriel, comme celui dont nous nous occupions tout à l'heure, n'est-il au fond qu'un singulier ? Pour les événements de la guerre entre les lieutenants de Vitellius et ceux de Vespasien, Tacite a eu une seconde source, Messalla. Nous sommes donc à peu près sûrs qu'il le désigne ainsi en même temps que Pline. Messalla est cité deux fois dans le livre III, au chapitre 25 : Rem nominaque auctore Vipstano Messalla tradam, et au chapitre 28 : Hormine id ingenium, ut Messalla tradit... Dans les deux cas il est question de faits qui se sont passés pendant la bataille de Crémone. Trois citations indéterminées, relatives à la même bataille, se rapportent aussi très certainement à Messalla en même temps qu'à Pline : Ordinem agminis disjecti per iram ac tenebras adseverare non ausim, quamquam alii tradiderint, (22)Inter omnes auctores constat (le nom du soldat qui entra le premier dans Crémone) [29]Celeberrimos auctores habeo (un fait monstrueux qui s'est passé après la bataille) [51]. Mais elles ne désignent pas des sources autres que Pline et Messalla[26]. Nous avons vu[27], en effet, que pour la bataille de Crémone Tacite n'a mis à profit que leurs deux récits. Nous essayerons plus tard[28] de déterminer dans quelle mesure Tacite s'est servi de Messalla pour le récit de cette bataille et des autres événements de la guerre entre Flaviens et Vitelliens. Comme il est improbable, d'une part, que Tacite, qui nomme Messalla, se soit servi d'une autre source partielle sans la nommer, d'autre part, qu'il ait existé sur cette guerre quelque relation qui en eût laissé de côté le principal épisode, la bataille de Crémone, pour toutes les opérations militaires contre Vitellius, c'est-à-dire pour presque tout le troisième livre, nous croyons que Tacite a contrôlé la source principale avec Messalla seul. — Dans le reste du livre III et dans les livres IV et V, rien ne dénote l'emploi de récits partiels.

La continuation d'Aufidius n'était pas le seul ouvrage historique de Pline l'Ancien. Il avait composé aussi une Histoire des guerres de Germanie que nous retrouverons parmi les sources secondaires des Annales[29]. Il ne faudrait pas croire que Tacite a consulté ce dernier ouvrage pour la guerre de Civilis (IV, 12-37, 54-79 ; V, 14-26). Dans la liste chronologique dressée par Pline le Jeune[30], les Guerres de Germanie sont placées avant les Studiosi tres et les Dubii sermonis octo. Le second de ces deux traités fut écrit à la fin du règne de Néron : par conséquent, les Guerres de Germasse étaient composées depuis longtemps, quand Pline, sous Vespasien, entreprit sa continuation d'Aufidius. Il les avait commencées, d'après le témoignage de son neveu, pendant qu'il servait en Germanie. Il ne les reprit sûrement pas pour y ajouter la guerre de Civilis, puisque cette guerre avait sa place toute marquée dans son nouvel ouvrage historique. Quand Pline le Jeune définit ainsi le sujet : Bellorum Germaniæ viginti, quibus omnia, quæ cum Germanis gessimus, bella collegit, il faut donc entendre toutes les guerres antérieures à l'époque oh fut achevé ce premier ouvrage, c'est-à-dire aux dernières années de Néron[31].

4. Même pour la partie conservée des Histoires Tacite s'est trouvé en mesure de mettre à profit des témoignages oraux et des connaissances personnelles. Il était déjà presque un adolescent à la mort de Néron. Il a pu voir ceux d'entre les événements de 69 et 70 qui se sont passés à Rome, dans la rue, comme l'entrée de Vitellius vainqueur (II, 89). Il a dû entendre raconter ceux-là et les autres par des personnes plus âgées, témoins oculaires ou acteurs. Il a connu Verginius, dont il a prononcé l'éloge funèbre[32] ; il a connu Vespasien et Titus, sous lesquels il a exercé ses premières fonctions publiques[33] ; il a connu Pline le Jeune, à qui son père adoptif, à qui son vénérable ami Verginius[34] avaient certainement dit bien des choses intéressantes sur l'année des quatre empereurs. Bref, le sujet n'était pas nouveau pour lui, quand il entreprit ses Histoires, et il eut le moyen de compléter ou de préciser ce qu'il en savait déjà, aussi bien par des communications orales que par des livres. Il a usé parfois de cette tradition orale, directe ou indirecte. Après avoir raconté la mort de Flavius Sabinus, il ajoute (III, 75) : Cædem ejus lætam fuisse Muciano accepimus. Cette première personne et ce verbe accipere n'indiquent-ils pas une addition faite par Tacite d'après une source orale aux renseignements de la source principale ? Il est peu probable, d'ailleurs, que Pline ait osé parler avec une telle liberté du tout-puissant Mucien[35]. Si nous donnons cette signification à la formule de citation accepimus dans ce passage, il sera logique de l'entendre de même dans deux autres passages, le premier relatif à la mort de Junius Blæsus[36], dont le récit occupe deux chapitres (III, 38 et 39), le second (V, 13) relatif au nombre des assiégés de Jérusalem. Tacite ne sait s'il doit attribuer aux Flaviens ou aux Vitelliens la responsabilité de l'incendie du Capitole : Hic ambigitur, ignem tectis oppugnatores injecerint, an obsessi, quæ crebrior fama, dum nitentes ac progresses depellunt (III, 71). Pline avait, sans hésitation, chargé les Vitelliens : dans l'Histoire naturelle, c'est à eux seuls qu'il impute l'incendie : Ætas nostra vidit in Capitolium, priusquam id novissime conflagravit a Vitellianis incensum (XXXIV, 7, 38) ; de plus, Suétone met également tout le mal sur le compte de Vitellius : Sabinumque et reliques Flavianos nihil jam metuentes vi subita in Capitolium compulit, succensoque temple Jovis Optimi Maximi oppressit (Vitell., 15) ; il en est de même de Dion (LXV, 17, 3) ; enfin ce silence de Pline sur la version défavorable aux Flaviens se concilie très bien avec le reproche de partialité que Tacite lui adresse[37]. Cette version, Tacite la doit donc vraisemblablement à la tradition orale, fama. S'il la devait à une source écrite, il aurait cité le nom propre de celle-ci et l'aurait opposé à celui de Pline, comme il l'a fait pour la responsabilité du pillage de Crémone (III, 28).

Mais, en somme, il n'a pas pu tirer un parti bien considérable de ses renseignements oraux ou de ses connaissances personnelles sur l'époque en question. Ce qu'il avait vu lui-même des événements de 69 et de 70 était peu de chose relativement à l'ensemble. Les témoins oculaires qu'il avait entendus ou qu'il avait pu entendre, Verginius, Vespasien, Titus et les autres, Pline les avait entendus aussi[38], étant assez curieux et assez soigneux pour faire une enquête scrupuleuse. Tacite ne put que glaner après lui, et il ne glana pas grand'chose, s'il faut en juger par la rareté des passages que nous avons été en mesure d'énumérer. Mais ces investigations orales lui servaient au moins à apprécier dans certains cas la sûreté de sa source principale. Le récit des miracles de Vespasien à Alexandrie (IV, 81) est emprunté à la source principale, puisqu'il se retrouve dans Suétone (Vesp., 7). Si nous n'avions pas Suétone, nous pourrions croire que Tacite le doit à des témoins oculaires : Utrumque qui interfuere nunc quoque memorant, postquam nullum mendacio pretium. En réalité, ce qu'il a cherché et trouvé auprès des témoins oculaires, c'est seulement la confirmation du récit merveilleux de Pline.

5. Il arrive assez souvent que Tacite intercale dans sa narration des digressions plus ou moins longues et de diverse nature. Mais sont-elles toutes de lui ? Pour un certain nombre d'entre elles la question n'est pas douteuse, soit parce qu'elles portent sur des faits dont Pline n'a pas pu avoir connaissance, soit parce que Tacite affirme qu'il en a pris l'initiative. Après avoir raconté comment Domitien échappa aux Vitelliens lors de la prise du Capitole, Tacite ajoute que, sous le règne de son père, potiente rerum patre, il fit bâtir un petit sanctuaire à Jupiter Conservateur sur l'emplacement de la maison où il avait trouvé une cachette, et que, plus tard, sous son règne, imperium adeptus, il éleva un grand temple à Jupiter Gardien. Le premier seul de ces deux faits pouvait se trouver dans Pline, qui mourut sous le règne de Titus. La digression, si Pline avait mentionné le premier fait, comme tout porte à le supposer, se réduirait à ces mots[39] : Mox imperium adeptus Jovi Custodi templum ingens seque in sinu dei sacravit (III, 74). — A propos du rôle que Bæbius Massa joua dans l'assassinat du proconsul d'Afrique, L. Piso, Tacite qualifie ainsi ce triste personnage : Jam tunc optimo cuique exitiosus et inter causas malorum, quæ mox tulimus, sæpius rediturus (IV, 50). L'allusion vise des faits que Pline n'a pas connus, les délations de Bæbius Massa sous le règne de Domitien[40]. — Tacite annonce (IV, 67) qu'il racontera à sa place chronologique, c'est-à-dire à l'époque où la ruse fut découverte, comment Julius Sabinus échappa neuf ans à la mort : Sed quitus artibus latebrisque vitam per novem mox annos traduxerit, simul amicorum ejus constantiam et insigne Epponinæ uxoris exemplum suo loto reddemus. La cachette de Sabinus fut découverte seulement en 79, quelque temps avant la fin de Vespasien, qui le fit mettre à mort[41]. Le fait fut donc connu de Pline, mais trop tard pour être inséré dans la continuation d'Aufidius, qui était alors achevée depuis plusieurs années. Il faut pourtant avouer qu'à la rigueur Pline aurait pu faire à ce propos une retouche sur le manuscrit encore inédit. Mais il est plus vraisemblable que nous avons affaire à une intercalation de Tacite et que la version de la source était celle-ci : ... villam, in quam perfugerat, cremavit, illic voluntaria morte interisse creditus. — Pour les trois digressions dont nous venons de parler, comme il s'agit d'événements qui ont été de notoriété publique, Tacite n'a pas eu besoin de consulter une source secondaire orale ou écrite : il a puisé directement dans ses connaissances personnelles.

Pour achever de démontrer que les deux armées othonienne et vitellienne ne songeaient nullement à une solution pacifique, Tacite fait une digression sur les progrès de l'ambition à Rome (II, 38). Comme nous savons qu'il combat ici l'opinion de la source, nous serions sûrs que la digression est de lui, même si la formule par laquelle il la termine et s'en excuse n'attestait pas son initiative : Sed me veterum novorumque morum reputatio longius tulit ; nunc ad rerum ordinem redeo. — Tacite raconte (III, 51) que, pendant la guerre des Flaviens contre les Vitelliens, un cavalier tua son frère, qui servait dans le parti ennemi, et osa demander pour ce meurtre une récompense à ses chefs. Puis il continue ainsi : Ceterum et prioribus civium bellis par scelus inciderat. Dans le combat livré contre Cinna, près du Janicule, un soldat de Pompée tua son frère, mais ensuite se suicida. Ce rapprochement n'a pas été fait par Pline. Il est de Tacite, qui a trouvé l'anecdote dans Sisenna : ut Sisenna memorat. La citation nominale est déjà une garantie de recherches personnelles ; de plus, Tacite, en déclarant qu'il fera de semblables digressions, toutes les fois qu'il en aura l'occasion : Sed hæc aliaque ex vetere memoria petita, quotiens res locusque exempla recti aut solacia mati poscet, haud absurde memorabimus, affirme par là-même qu'il a pris l'initiative de celle-ci. Rien ne prouve que, dans la partie conservée des Histoires, l'occasion dont il parle se soit présentée de nouveau. — Dans la séance du sénat, quo de imperio Vespasiani censebant (IV, 6), Helvidius Priscus prononça un important discours. Le chapitre 5 et la plus grande partie du chapitre 6 sont une digression sur les antécédents de ce personnage. La phrase qui l'introduit ne laisse aucun doute sur l'initiative de Tacite : Res poscere videtur, quoniam iterum in mentionem incidimus viri sæpius memorandi, ut vitam studiaque ejus et quali fortuna sit usus, paucis repetam. Tacite connaissait Helvidius et par l'ouvrage d'Herennius Senecio[42], et par des témoignages oraux, et sans doute aussi directement. — Il faut encore attribuer à Tacite la digression sur les Bataves par laquelle il commence le récit de la guerre de Civilis (IV, 12), non pas à cause de la formule : Id bellum quibus causis ortum... altius expediam : elle indique seulement que Tacite a reporté ici la première mention détaillée de ces troubles de Germanie, dont la source avait parié au moment où la première nouvelle en était parvenue à Rome, après la bataille de Crémone, pendant que les Flaviens marchaient sur la capitale — cf. III, 46 : Turbata per eosdem dies Germania... Id bellum cum causis et eventibus mox memorabimus[43] — ; mais la ressemblance est telle entre ce passage et un passage de la Germanie (ch. 29), qu'il n'est pas possible de le revendiquer pour la source principale. Batavi[44] non multum ex ripa, sed insulam Rheni amuis colunt. Challorum quondam populus et seditione domegica in eas sedes transgressas, in quibus pars Romani imperii fierent, est-il dit dans la Germanie ; et nous lisons dans les Histoires : Batavi, donec trans Rhenum agebant, para Chatiorum, seditione domestica pulsi, extrema Gallicæ oræ... simulque insulam juxta sitam occupavere, quam mare Oceanus a fronte, Rhenus amuis tergum ac latera circumluit. Comparons encore : Manet honos et antiquæ societatis insigne ; nam nec tributis contemnuntur nec publicanus adterit ; exempti oneribus et collationibus et tantum in usum prœliorum sepositi, velut tela atque arma, bellis reservantur, et : Nec opibus (rarum in societate validiorum) adtritis, viros tantum armaque imperio ministrant. Que Tacite ait eu le passage de la Germanie sous les yeux quand il a écrit le passage des Histoires, cela n'est pas douteux. Mais il a eu aussi une autre source : les détails qu'il donne ensuite sur les services rendus à Rome par les cohortes bataves ne sont pas dans la Germanie, non plus que les détails sur leur habileté dans le maniement du cheval[45], qui terminent le chapitre. Toute cette partie, pour laquelle la Germanie ne fournit pas de développement parallèle, se trouvait-elle dans la source principale ? Il est peu vraisemblable qu'elle eût donné ainsi des renseignements historiques sur les Bataves, sans les introduire par quelques renseignements géographiques. Pline, ayant eu occasion de parler des Bataves dans son ouvrage antérieur, les Guerres de Germanie, s'était sans doute abstenu ici de toute digression. Mais il peut se faire que les Guerres de Germanie soient la source où Tacite a puisé et les détails donnés d'abord[46] dans la Germanie et reproduits dans les Histoires, et ceux qui manquent dans la Germanie. — Un peu plus loin (IV, 48), avant de raconter l'assassinat du proconsul d'Afrique, L. Piso, Tacite fait une digression sur l'administration de cette province. Son initiative est garantie par la formule : Ea de cæde quam verissime expediam, si pauca supra repetiero ab initio causisque talium non absurda. La digression occupe tout le reste du chapitre. — Les chapitres 83 et 84 du même livre sont, à propos de la visite de Vespasien au temple de Sérapis, une digression sur l'origine de ce dieu. Elle est introduite par la formule : Origo dei nondum nostris auctoribus celebrata : Ægyptiorum antistites sic memorant. Elle est donc bien de Tacite, au moins pour la plus grande partie. Nous consacrerons à cette digression une étude spéciale et nous verrons que les dernières lignes du chapitre 84 doivent être considérées comme dérivant de la source principale. — Dans l'étude en question, nous verrons aussi à qui il faut attribuer la digression sur Vénus Paphienne, amenée par la formule : Haud fuerit Iongum initia religionis, templi ritum, formam deæ... paucis disserere (II, 2). — Quant à la grande digression sur les Juifs et la Judée, ainsi annoncée : Sed quoniam famosæ urbis supremum diem tradituri sumus, congruens videtur primordia ejus aperire (V, 2), elle fera aussi l'objet d'une étude à part. — Pour toutes celles d'entre ces digressions dont l'attribution à Tacite est dès maintenant certaine, il a eu recours à ses connaissances générales sur l'histoire romaine, principalement à ce qu'il savait déjà avant d'entreprendre ses Histoires.

Reste un assez grand nombre de digressions que Tacite ne s'attribue pas et dont le contenu ne nous fournit aucune indication certaine sur leur provenance : car elles sont relatives soit au passé, soit à l'avenir immédiat, à celui auquel la source principale avait pu elle-même faire allusion. En voici la liste[47] :

I. 44. Vitellius trouva plus de 120 placets de gens qui demandaient une récompense pour avoir joué un rôle dans le meurtre de Galba. Il en fit rechercher et punir tous les auteurs (à propos du meurtre de Galba).

48. Détails biographiques sur Pison, à propos de sa mort.

48. Détails biographiques sur Vinius, à propos de sa mort.

49. Détails biographiques et jugement sur Galba, à propos de sa mort.

73. Le passé et l'avenir de Calvia Crispinilla, à propos de son procès.

89. Sur les guerres ou troubles civils depuis Auguste, à propos des souffrances que la guerre d'Othon et de Vitellius faisait endurer au peuple de Rome.

II. 6. L'Orient et les guerres civiles — ... civilis belli quod longs concordia quietus Oriens tune primum parabat —, à propos des premiers mouvements en faveur de Vespasien.

II. 16. Les meurtriers de Pacarius resteront impunis sous Vitellius (à propos du meurtre de Pacarius).

34. Détails historiques sur Crémone, à propos de sa ruine. 45. Sur le passé de la reine Cartimandua, à propos des troubles de Bretagne.

69. Détails biographiques sur Fabius Valens, à propos de sa mort.

68. L'abdication de Vitellius n'avait pas de précédent (mort de César, de Caligula, de Néron, de Pison et de Galba).

72. Histoire du Capitole, à propos de son incendie.

75. Détails biographiques sur Flavius Sabinus, à propos de sa mort.

83. A propos de la prise de Rome par les Flaviens, quelques mots sur les combats antérieurs dont Rome avait été le théâtre.

86. Détails biographiques sur Vitellius, à propos de sa mort.

IV. 13. Le passé de Civilis, à propos de sa révolte.

La comparaison de Tacite avec Plutarque et Suétone nous met en mesure d'affirmer, pour quelques-unes de ces digressions, qu'elles étaient déjà dans la source. Suétone et Plutarque racontent comme Tacite (I, 44) que Vitellius punit les meurtriers de Galba. Suétone le raconte dans la biographie de Vitellius (10), et Plutarque au même endroit que Tacite, après la mort de Galba (Galba, 27). La digression se trouvait donc à la même place dans Pline. — Le Galba de Plutarque se termine par un jugement sur cet empereur, où sont radiés des renseignements biographiques (Galba, 29). Ce passage correspond à celui de Tacite (I, 49). Au même endroit, il y avait donc dans la source un développement de même nature ; mais des détails que Tacite donne ici seulement se trouvent dans Plutarque beaucoup plus tôt, presque au début de la biographie (Galba, 3) : en particulier ceux qui concernent le cursus honorant de Galba. La source les avait sans doute donnés la première fois qu'elle avait eu à parler de Galba. Tacite a fondu ensemble deux passages de son original[48]. — Les détails biographiques de Tacite sur Vinius à propos de sa mort (I, 48) correspondent à ceux que Plutarque donne sur ce personnage (Galba, 12) à propos de son influence sur Galba. La digression était donc dans la source. — Dans les détails biographiques de Plutarque sur Pison, à propos de l'adoption (Galba, 23), comparés avec ceux que Tacite donne, les uns dans le passage correspondant (I, 14), les autres à propos de la mort de Pison (I, 48), nous avons déjà[49] trouvé la preuve que les deux auteurs n'ont eu qu'une seule et même source. — li est très vraisemblable que, soit à propos du rôle qu'il joua dans la révolte des légions de Germanie (cf. Tacite, I, 52, sqq.), soit à propos de sa mort, la source avait donné sur Fabius Valens des détails biographiques dont la digression de Tacite n'est que la reproduction (III, 62) : d'après ce que nous venons de voir, elle avait l'habitude, quand il s'agissait d'un personnage historique important, de faire connaître ses antécédents. — Il n'est guère possible, pour la même raison, qu'elle n'ait point quelque part donné l'équivalent des détails biographiques de Tacite sur Vitellius (III, 86), sur Flavius Sabinus (III, 75), sur Civilis (IV, 13). — Quant à Calvia Crispinilla, magistra libidinum Neronis (I, 73), Pline avait dû en parler dans son récit du règne de Néron[50]. — Enfin, il avait eu à raconter sur la reine Cartimandua ce que Tacite résume (III, 45), si sa continuation d'Aufidius Bassus comprenait les dernières années de Claude (cf. Ann., XII, 36 et 40).

Ainsi nous revendiquons pour la source, la plupart avec certitude, quelques-unes avec vraisemblance, celles d'entre ces digressions qui sont des notices biographiques. Pour celles qui sont des retours sur les événements ou les institutions du passé, connaissant la tournure d'esprit de Pline, nous avons tout lieu de croire qu'elles lui appartiennent aussi en général. La digression sur le Capitole, à propos de son incendie sous Vitellus, nous a déjà[51] fourni l'occasion de rapprochements intéressants entre Tacite et l'Histoire naturelle. On peut encore faire ceux-ci, qui sont, nous l'avouons, moins frappants. Pline constate (XIX, 2, 23) que le Capitole fut dédié (après la reconstruction de Sylla) par Catulus ; de même Tacite (III, 72 à la fin). Il parle de l'incendie du Capitole pendant les guerres civiles de la République (XXXIII, 1, 19) ; de même Tacite : Arserat et ante Capitolium civili bello... D'après Tacite, Tarquin avait construit le Capitole avec le butin de Suessa Pometia ; d'après Pline (III, 5, 70), qui rapporte la version d'Antias, ce fut avec le butin d'Apiolæ. Cette légère divergence est sans portée : on conçoit qu'il y ait eu désaccord entre les historiens sur un détail de cette nature et que, dans ses deux ouvrages bien distincts, Pline se soit contredit à ce sujet ; remarquons d'ailleurs que, dans le passage en question, il se borne à rapporter le témoignage d'Antias, sans exprimer son opinion personnelle.

Nous n'avons rien dit encore du tableau (I, 4-11)[52] dans lequel Tacite résume l'état du monde romain au 1er janvier 69. Ce tableau n'était pas, à coup sûr, dans la source, dont le récit commençait beaucoup plus tôt et qui, par conséquent, exposait tout au long, à leur place chronologique, les événements que Tacite présente succinctement dans un ordre systématique. D'ailleurs, la formule par laquelle est introduit ce résumé est du genre de celles qui, nous l'avons noté plus haut, garantissent l'initiative de Tacite : Ceterum antequam destinata componam, repetendum videtur qualis status Urbis... Mais il ne convient pas de voir ici une de ces digressions dont les éléments ont été fournis à Tacite par son savoir général. Tout ce que contiennent, sinon comme jugements[53], au moins comme faits, ces huit chapitres, se trouvait dans la source principale : les parallèles de Tacite avec Plutarque et Suétone nous l'ont démontré. Ce qui appartient en propre à Tacite, c'est seulement l'ordre. Il ne faut faire d'exception que pour quelques détails du chapitre 10 sur les antécédents de Mucien, pour la simple mention, au même chapitre, de l'envoi de Vespasien en Judée sous le règne de Néron, et surtout pour la digression du chapitre 11 sur la façon dont l'Égypte était administrée depuis Auguste. Mucien et Vespasien furent envoyés par Néron, l'un en Syrie, l'autre en Judée, en 67[54]. Pline l'avait dit en temps opportun et avait profité peut-être de l'occasion pour revenir en quelques mots sur le passé de deux personnages qui devaient bientôt jouer un si grand rôle. Les deux passages de Tacite qui concernent Mucien et Vespasien peuvent donc encore provenir du récit de Pline, mais d'une partie de ce récit où Pline n'était pas la source commune. Quant à l'administration de l'Égypte, Tacite a puisé ce qu'il en dit dans ses connaissances générales[55].

 

II

1. La personne et l'ouvrage de Vipstanus Messalla ne nous sont connus que par Tacite. Nous ignorons la date exacte de sa naissance. En 70, il n'avait pas encore l'âge sénatorial[56], c'est-à-dire vingt-cinq ans. Sa famille était noble[57] ; parmi ses ancêtres, ii comptait le célèbre orateur Valerius Messalla Corvinus[58]. II avait un frère, Aquilins Regulus, qui, étant encore très jeune, sous Néron, s'était livré par ambition au métier d'accusateur, et qui, plus tard, sous Domitien, auquel il survécut (il mourut vers 105), devait se signaler de nouveau par ses délations. Martial l'a adulé et Pline le Jeune l'a flétri[59]. Si nous en croyons le témoignage, pourtant un peu suspect, de celui-ci[60], l'éloquence du misérable ne valait pas mieux que son caractère. Dans le Dialogue des Orateurs[61], il est nommé avec éloge à côté de son frère. D'ailleurs, autant Regulus méritait la haine et le mépris des honnêtes gens, autant Messalla était digne de sympathie et d'admiration. Tacite l'appelle egregius et ajoute que, seul parmi les officiers flaviens, il apportait dans la guerre contre Vitellius des intentions louables[62]. Plus loin[63], après la guerre, il nous le montre plaidant la cause de Regulus, menacé de poursuites devant le Sénat au début du règne de Vespasien. Ce jour-là, dit Tacite, il se fit un grand renom de piété fraternelle et d'éloquence. Quand la guerre éclata entre les Flaviens et les Vitelliens, il était tribun militaire et commandait à l'armée de Mésie la 7e légion Claudienne qui vint se joindre à Antonius Primus près d'Hostilia, et prit part, sous les ordres de ce général, à la bataille de Crémone[64]. Comme il n'est pas du tout question de Messalla dans les lettres de Pline, à qui ses querelles avec Regulus fournissaient une occasion très naturelle de le nommer et de le louer, on croit, non sans raison, qu'il mourut jeune. Il vivait encore en 75, année où se passe l'action du Dialogue des Orateurs, dont il est l'un des personnages. Le Dialogue a été composé, semble-t-il, sous Titus[65]. De ce que l'auteur, ni en introduisant Messalla[66], ni ailleurs, n'exprime le regret de sa perte, ou pourrait conclure au premier abord qu'il vivait encore à cette époque. Mais l'auteur ne fait pas non plus la moindre allusion à la mort de Secundus et d'Aper, autres personnages du Dialogue, et pourtant la façon dont il parle de leur éloquence, les temps mêmes qu'il emploie dans ce passage[67], montrent qu'il ne s'agit pas de vivants. Tacite, si c'est bien lui qui a écrit le Dialogue, a été l'ami plus jeune et l'admirateur de Messalla ; ce qui s'accorde le mieux du monde avec les éloges qu'il lui donne dans les Histoires.

Vipstanus Messalla soutient, dans le Dialogue des Orateurs, la cause des anciens contre Aper, défenseur de l'éloquence moderne. Tu ne cesses, Messalla, lui dit Aper, d'admirer exclusivement le passé, le vieux temps, et, pour les études de notre époque, tu les tournes en ridicule et tu les méprises. Combien de fois t'ai-je entendu, oubliant ton éloquence et celle de ton frère, affirmer qu'en comparaison des anciens notre époque ne compte pas un seul orateur !Je ne me repens nullement, répond Messalla, d'avoir tenu ce langage[68]. Il reproche aux orateurs contemporains leur ignorance : ils ne connaissent pas les lois et les sénatus-consultes, ils vont jusqu'à se moquer du droit public, et quant à la philosophie, ils ont pour elle une profonde horreur[69]. Il devait donc s'efforcer de ne pas leur ressembler, d'imiter les anciens. Mais il les imitait avec discernement. Aper lui rend ce témoignage, qu'il prend seulement chez eux ce qu'ils ont de plus brillant[70]. Secundus énumère ainsi ses qualités[71] : ... tu, ad cujus summam eruditionem et præstantissimum ingenium cura quoque et meditatio (de la question qu'on l'invite à traiter) accessit. Le renom dont il jouit comme orateur est attesté et par Aper...[72] : eam gloriam (eloquentiæ), quam tibi alii concedunt, et par l'auteur du Dialogue, qui le désigne, en même temps que Secundus et Aper, par les mots[73] disertissimorum, ut nostris temporibus, hominum, et præstantissimis viris. — Si dans les éloges que lui décernent ses interlocuteurs, il faut faire la part de la politesse, il n'en est plus de même pour ces dernières appréciations. Elles s'accordent bien avec la façon dont Tacite parle de Messalla dans les Histoires : Magnam eo die... eloquentiæ. famam Vipstanus Messalla adeptus est... (IV, 42). Cependant Quintilien, qui loue à plusieurs reprises Secundus[74], ne le nomme jamais ; il est vrai qu'il ne nomme pas non plus Aper. Tacite n'aurait pas pu dire, en parlant de Pline et de Messalla, celeberrimos auctores habeo (III, 51), si la renommée de Messalla ne lui avait pas survécu.

L'ouvrage de Messalla, dont Tacite s'est servi, dut être composé dans les derniers temps de Vespasien, sous Titus, ou dans les premiers temps de Domitien. Si nous avons eu raison d'affirmer[75] que Tacite n'a pas fait usage des récits partiels déjà utilisés par sa source principale, la publication fut postérieure à la composition des Histoires de Pline. Il s'en faut d'abord que cela soit improbable en soi : Messalla n'avait pas vingt-cinq ans en 70. De plus, la façon dont Tacite le nomme à côté de Pline (III, 28) prouve bien que Pline ne l'avait pas consulté : Hormine id ingenium, ut Messalla tradit, an potior auctor sit C. Plinius, qui Antonium incusat, baud facile discreverim. Tacite, cela est manifeste, n'a trouvé dans Pline qu'une version, celle qui accuse Antonius, et, par conséquent, Pline n'a pas lu Messalla ; car, avec son exactitude scrupuleuse d'érudit, il se serait fait un devoir de mentionner l'opinion défavorable à Hormus, quitte à la réfuter, s'il la trouvait fausse[76]. Or Pline, investigateur soigneux, aurait certainement lu Messalla, s'il l'avait pu. L'ouvrage de Messalla parut trop tard, non seulement pour que Pline s'en servit dans son travail préparatoire, mais mime pour qu'il le connût au cours de la composition et fit des retouches d'après cette source ; c'est-à-dire qu'il parut au plus tôt dans les dernières années de Vespasien. De ce que les interlocuteurs de Messalla n'y font aucune allusion dans le Dialogue, alors que lui-même fait allusion à une vie de J'eus Africanus par Secundus (c. 14), on peut conclure qu'il ne l'avait pas encore publié en 75. D'un autre côté, il est impossible, à cause de l'indication chronologique scriptores temporum, qui, potiente rerum -Ravie domo, monimenta belli hujusce composuerunt (Hist., II, 101), qu'il l'ait publié après la mort de Domitien, à qui, d'ailleurs, il ne survécut sans doute pas. Cette publication ne fut-elle pas provoquée par celle des Histoires de Pline, Messalla, témoin oculaire et acteur d'une partie des événements de 69, trouvant sur certains points le récit de Pline incomplet ou erroné et voulant le rectifier ?

Il ne doit pas être, avons-nous vu[77], regardé comme un historien proprement dit. Il n'avait raconté qu'une partie de l'année 69. Puisqu'il est nommé par Tacite seulement dans le récit de la guerre des Flaviens contre les Vitelliens et qu'il a pris part à  cette guerre, il est naturel de croire que son ouvrage en était une relation. Messalla racontait ce qu'il avait vu ; il écrivait ses Mémoires. A la fin du Dialogue, il constate lui-même qu'il a souvent déplu par l'indépendance de ses jugements. Mais le contexte montre qu'il s'agit de jugements littéraires : ceux à qui le fervent admirateur des anciens a déjà déplu, et déplaira encore si son entretien avec Maternus, Aper et Secundus, vient à être divulgué, ce sont les orateurs contemporains, à qui il fait tant de reproches. Il n'est pas question le moins du monde de vérités franchement dites aux puissants du jour. Sans doute Messalla préfère à bien des points de vue le passé au présent, et il ne s'en cache pas : les mœurs de l'époque républicaine valaient mieux, selon lui ; en particulier, autrefois on élevait mieux les enfants[78]. Mais ce sont là des considérations sociales, et non politiques ; la dynastie flavienne n'est pas mise et ne peut pas être mise en cause. En un mot, il n'y a rien, dans le langage de Messalla, qui soit incompatible avec la qualification d'écrivain partial pour les Flaviens (Hist., II, 101). D'autre part, ayant combattu pour les Flaviens et écrit sous les Flaviens, Messalla a eu de bonnes raisons de leur être favorable, à eux et à leurs partisans.

2. Voyons maintenant quel usage Tacite a fait de son livre[79]. Si le passage auquel nous venons de faire allusion (II, 10) se rapporte bien à Messalla en même temps qu'à Pline, les deux auteurs étaient d'accord sur les motifs de la trahison des officiers vitelliens, et Tacite a contrôlé ici Pline par Messalla. C'est la première trace, et encore n'est-elle pas absolument certaine, que nous trouvions de Messalla : le récit de la guerre contre Vitellius commence à peine. Après avoir décrit exactement (III, 21) l'ordre de bataille des troupes flaviennes pour le combat de nuit devant Crémone, Tacite passe à l'armée vitellienne et fait précéder de cette formule les indications qu'il donne sur son ordre de bataille : Ordinem agminis disjecti per iram ac tenebras adseverare non ausim, quamquam alii tradiderint (III, 22). Ce pluriel pourrait faire croire qu'il a trouvé ses deux sources d'accord et qu'il les contredit toutes les deux. Mais un tel scrupule est assez improbable ; il est plus logique de penser que l'une des sources était précise et affirmative, tandis que l'autre hésitait ou avouait son ignorance. Tacite, mis en éveil, trouva que cette hésitation ou cet aveu était bien naturel, vu les circonstances, et à son tour il hésita. Mais était-ce Pline ou Messalla qui affirmait ? C'était Pline sans doute. Messalla, qui avait raconté les choses en témoin et en acteur, à un point de vue personnel, devait constater que la nuit les empocha, lui et ses camarades, de distinguer l'ordre des ennemis. Pline, qui, en historien, avait pris des informations de tous côtés, crut pouvoir donner des indications précises. Quant au pluriel, il est emphatique, comme celui de la formule : Invenio apud quosdam auctores (II, 37)[80] ; dans les deux cas, Tacite l'a employé pour se dispenser de mettre en lumière, quand il n'avait à lui faire que des reproches, le nom du père adoptif de son ami intimes — Dans le passage que nous venons d'analyser, ia formule de citation n'a rien qui nous oblige rigoureusement à admettre l'emploi de Messalla ; nous l'admettons, parce qu'il s'agit déjà de la bataille de Crémone, dans le récit de laquelle nous allons voir que Messalla est cité deux fois. — Un désaccord entre les deux sources est constaté (III, 28) relativement à la responsabilité du pillage de Crémone : Hormine id ingenium, ut Messalla tradit, an potior auctor sit C. Plinius, qui Antonium incusat, baud facile discreverim. Ici Tacite, ne voulant pas prendre parti, nomme les deux auteurs pour laisser à chacun d'eux la charge de son affirmation. Il met leur nom propre au lieu d'une désignation générale, parce qu'il n'est pas arrêté par un scrupule comme celui dont nous parlions tout à l'heure : la citation ne contient de blâme ni pour l'un ni pour l'autre ; les autorités, dans l'esprit de Tacite, se contrebalancent. — Au chapitre suivant (III, 29), par inter omnes auctores constat, Tacite mentionne l'accord des deux sources relativement au nom du soldat flavien qui entra le premier dans le camp retranché des Vitelliens. Les désaccords entre les deux récits devaient être fort rares et presque tous insignifiants. Quant aux accords, Tacite ne les a signalés que s'ils étaient frappants, comme ici : il s'agit d'un nom propre, et du nom d'un simple soldat de la 3e légion, C. Volusius : c'est un détail très précis, qui aurait pu manquer dans l'une des sources ; — ou bien si le fait raconté était assez extraordinaire pour qu'il convint de produire l'accord des sources comme une garantie. — C'est le cas du chapitre 51. Tacite raconte une chose monstrueuse : un cavalier s'est vanté d'avoir tué, dans la dernière bataille, son frère qui servait parmi les ennemis, et il est venu demander une récompense aux généraux. Quelque incroyable qu'elle soit, cette monstruosité est garantie par l'accord des sources : Celeberrimos auctores habeo. Il n'est pas probable que le pluriel soit ici emphatique et désigne seulement Messalla ou Pline : comme Tacite ne reproche rien à la source, aucun scrupule ne pouvait l'empêcher de la nommer[81]. — Pendant la bataille qui précéda l'assaut du camp retranché et de Crémone, un fils tua, sans le connaître, son père. Tacite raconte le fait d'après Messalla seul : Rem nominaque auctore Vipstano Messalla tradam (III, 25). Cette citation est la seule de son espèce : elle nous prouve que Messalla n'a pu fournir à Tacite beaucoup de détails nouveaux, de quelque importance du moins. Avec Messalla, Tacite n'a pas enrichi Pline, il l'a contrôlé ; et ce contrôle, il l'a exercé sur la source principale pour tout le récit de la guerre[82].

On a voulu[83] donner à Messalla un rôle plus important, en faire la source principale, non pas de toute la partie conservée des Histoires, mais de la campagne des Flaviens contre les Vitelliens, c'est-à-dire des deux tiers du troisième livre. Il est invraisemblable, dit-on, que Tacite ait tiré un parti insignifiant des renseignements fournis par un homme qu'il estimait beaucoup, qui, ayant pris part aux opérations militaires, était tout à fait en mesure d'en donner une description exacte et vivante. Nous répondrons qu'excellent témoin pour le détail, Messalla n'était pas la meilleure source pour l'ensemble des opérations stratégiques et même de la seule bataille de Crémone : dans cette bataille son rôle précis et limité de combattant l'avait absorbé ; après cette bataille, quand la guerre se fit sur plusieurs théâtres, il ne connut bien que la partie des opérations où il fut mêlé. Même pour un fait de la bataille, la responsabilité du pillage, Tacite contrebalance son autorité de témoin oculaire par celle de Pline : c'est donc que Pline rachète par sa qualité de source principale son infériorité d'absent.

On a indiqué spécialement certaines parties du récit comme étant empruntées à Messalla, quoique Tacite n'en ait rien dit. Par exemple, les premières opérations entre Antonius et Cécina (III, 9, sqq.) sont racontées avec beaucoup de détails par Tacite. Or Messalla y assistait. De plus, Dion, qui a selon toute vraisemblance puisé lui aussi à la source commune, Pline, n'en parle pas. C'est que Tacite en a emprunté le récit à Messalla. Le silence de Dion ne prouve rien : son récit, très sec d'ailleurs, nous est parvenu pour toute cette époque è l'état de fragments et d'abrégé. L'abondance des détails dans Tacite prouve seulement que Pline s'est informé avec soin. C'était, avons-nous remarqué plus haut, un des caractères distinctifs de ses Histoires. — Tacite, qui ne reproduit qu'après avoir pris soin de dégager sa responsabilité, les indications précises données par d'autres ou par un autre, quamquam alti tradiderint, sur l'ordre de bataille des Vitelliens (III, 22), décrit au contraire avec assurance et netteté celui des Flaviens, indique particulièrement la nature du terrain occupé par la 74 légion Claudienne, celle-là même que commandait Messalla (III, 21) : dein septima Claudiana agresti fossa (ita locus erat) præmunita. N'est-il pas tout naturel d'admettre que la source est ici Messalla ? Point du tout. Ces détails précis ont été fournis par un témoin oculaire, par un combattant flavien ; mais ils peuvent aussi bien avoir été fournis à Pline par un combattant flavien quelconque, que par Messalla à Tacite. Pline n'a pas plus assisté à la première bataille de Bedriacum qu'à celle-ci, et cependant la description qu'en donne Tacite n'est pas moins détaillée et vivante[84]. Faudra-t-il supposer que là encore il a consulté directement un témoin oculaire ? Les ressemblances frappantes de son récit avec celui de Plutarque démontrent que la consultation a été faite par la source commune[85]. Le terrain occupé par la légion de Messalla est décrit, dit-on, avec une précision qui dénote Messalla lui-même derrière Tacite. Mais le terrain occupé par les autres légions flaviennes est décrit avec tout autant de précision. Que l'on relise l'ensemble du morceau : Sistere tertiam decumam legionem in ipso vise Postumiæ aggere jubet, cui juncta a lævo septima Galbiana patenti campo stetit, dein septima Claudiana agresti fossa (ita locus erat) præmunita ; dextro octave per apertum limitera, moi tertia densis arbustis intersæpta. Tacite n'en dit pas plus pour la septième légion Claudienne que pour les autres. — Dans la question de responsabilité du pillage, Pline avait pris parti contre Antonins (III, 28). Donc tous les endroits de Tacite qui sont favorables à ce général proviennent de Messalla et non de Pline : ainsi le passage de III, 32, où Tacite prend la défense d'Antonius à propos de la destruction de Crémone, n'est pas de Pline. Peut-être est-ce encore à Messalla, toujours pour la même raison, qu'il faut rapporter la peinture de la conduite énergique d'Antonins dans les préliminaires de la bataille entre Crémone et Bedriacum (III, 16 sqq.). Messalla, séduit par les brillantes qualités de son général, n'en avait dit que du bien. Il n'est pas étonnant que Pline ait pris parti contre lui : tandis que les autres chefs flaviens, Hormus entre autres, jouissaient à la cour de Vespasien d'une grande considération, Antonins était tenu à l'écart par Mucien comme un rival dangereux, par Mucien aussi puissant que Vespasien. Par contre, les jugements défavorables à Antonins seraient tous de Pline : ainsi (III, 11) l'accusation d'avoir fomenté dans un but intéressé les deux séditions de l'armée du Danube. Quand Tacite prend un parti moyen (III, 78) : Nec defuere qui Antonium suspicionibus arguerent tamquam dolo cunctantem post secretas Vitellii epistulas... Alii ficta hæc et in gratiam Muciani composita..., il faudrait admettre qu'il mentionne les opinions divergentes de Pline et de Messalla. Tout cela n'est que conjectures sans solidité et sans vraisemblance : rien ne nous autorise à supposer que Messalla ait dit seulement du bien, et Pline seulement du mal d'Antonins, que l'un ait été assez ébloui pour voir les seules qualités, et l'autre assez partial pour montrer les seuls défauts de ce général. Dans la citation de III, 78, les temps employés par Tacite font bien voir qu'il s'agit d'opinions émises par les contemporains, au moment même où se passaient les choses : Nec defuere qui arguerent, et non de versions empruntées à des sources différentes. Si Tacite avait trouvé ici Pline et Messalla en désaccord, pourquoi ne l'aurait-il pas dit expressément, comme il l'a fait à III, 28 ? — Tacite raconte en détail les relations secrètes de Cécina avec les Flaviens au début de la guerre, avant sa trahison (III, 9). Le contenu des lettres qu'il analyse ne laisse guère de doute sur les intentions de Cécina. Tout ce passage n'est-il pas en contradiction avec les tendances bien connues de la source principale et ne faut-il pas le rapporter à une autre source, à Messalla ? Pline avait déguisé la trahison de Cécina : se peut-il qu'il ait donné tant de détails sur des intrigues qui la rendent manifeste ? Non, Pline n'avait pas déguisé la trahison de Cécina ; elle ne pouvait pas être déguisée ; il l'avait excusée, ce qui est tout autre chose, en la couvrant de prétextes honorables ; et Messalla, officier flavien, en avait fait, sans aucun doute, autant. S'il y a dans le passage de Tacite des mots durs pour le traître, ce n'est pas à l'influence de Messalla qu'il faut les attribuer, mais à la réflexion personnelle de Tacite, qui a reconnu et signalé la partialité de ses sources (II, 101). C'est un point que nous traiterons dans le chapitre cinquième[86].

Nous n'avons pour le moment qu'à constater le fait qui résulte de toute cette discussion. Le récit de Messalla a été pour Tacite une source très accessoire. Il a servi surtout de moyen de contrôle ; le plus souvent Tacite l'a trouvé d'accord avec la source principale. Les détails complémentaires qu'il en a tirés sont fort peu de chose. Pline a gardé, ici comme ailleurs, son rang de source principale : il ne faut songer ni à une cession momentanée de ce rang au récit de Messalla, ni à une fusion de ce récit par-fiel avec le récit de Pline.

 

III

1. La digression sur Sérapis (IV, 83-84) ne peut pua être attribuée à la source principale, à. cause de la formulé par laquelle Tacite l'introduit : Origo dei nondum nostris auctoribus celebrata. Mais jusqu'où s'étend l'emprunt fait à la source secondaire ? Il n'est guère admissible que Pline, racontant la visite de Vespasien au temple de Sérapis et le miracle qui raccompagna, n'ait pas cru devoir fournir à ses lecteurs romains quelques renseignements sur la divinité qui donna au nouvel empereur une telle marque de sa bienveillance. Il ne se serait tu que s'il n'avait rien su. Or, même si sa préfecture de la s se légion en Égypte[87] fut postérieure à la composition de ses Hiloires, ce qui n'est pas prouvé, il ne devait pas être tout à fait dépourvu de documents sur Sérapis, ayant servi en Orient auprès de Titus, ayant peut-être même séjourné à Alexandrie à l'époque où s'y passaient les merveilles en question, avant la campagne de 70[88]. Il y avait donc ici dans l'ouvrage de Pline une digression sur Sérapis. Tacite l'a-t-il purement et simplement remplacée par la sienne ? Après avoir exposé en détail comment, d'après sa source secondaire, Sérapis fut apporté et installé à Alexandrie, Tacite ajoute : Hæc de origine et advectu dei celeberrima. Nec sum ignarus esse quosdam qui... Cette façon d'amener les versions divergentes et les autres détails qu'il va mentionner démontre qu'il y a ici changement de source. §'il continuait à reproduire la même source, il n'userait pas de la formule : Nec sum ignarus... qui dénote ses propres investigations, une initiative prise par lui ; il dirait quelque chose comme : Sunt tamen qui... perhibeant. Il revient donc, sans la nommer, à la source principale, à laquelle remontent les formules de citation qui suivent : quosdam ; alii... perhibent. Multi... quidam... plerique... plurimi... conjectant. Avec tout son appareil d'érudition un peu pédantesque, ce passage convient bien à Pline. Ce qui confirme notre conjecture, c'est qu'il nous fournit la matière d'un rapprochement avec l'Histoire naturelle. Tacite y parle de Memphis, qu'il qualifie ainsi : ... inclutam ohm et veteris Ægypti columen. Pline (V, 9, 50) appelle Memphis : quondam arx Ægypti regum. Avant les quelques lignes sèches et ternes qu'il trouvait dans la source principale, Tacite a donc placé, grâce à sa source secondaire, un long et brillant récit. Il ne faut pas prendre à la lettre son affirmation : Origo dei nondum nostris auctoribus celebrata ; elle signifie seulement qu'aucun auteur latin n'a encore raconté la chose en détail, comme il va le faire.

Quelle est la source secondaire ? Ægyptiorum antistites sic memorant, dit Tacite. S'agit-il d'une communication orale qui lui vient directement[89] ou indirectement dés prêtres égyptiens ? Les points obscurs sont encore nombreux dans sa biographie : il se peut qu'avant d'écrire cette partie des Histoires il ait visité l'Égypte. Une inscription récemment découverte[90] nous apprend qu'il a été proconsul d'Asie, au plus tôt en 109[91], et, au cours de son voyage pour aller prendre possession de sa province ou pour revenir à Rome, il a pu avoir la curiosité de contempler les merveilles des bords du Nil ; mais, selon toute probabilité, à cette date, le quatrième livre était déjà composé[92] ; il faudrait songer plutôt à un voyage antérieur. D'ailleurs, le récit est long, très circonstancié ; il renferme plusieurs noms propres ; en un mot, il donne l'impression d'un original écrit et non parlé ; il semble avoir été composé après une lecture et non après une simple audition. La formule même de Tacite : nondum nostris auctoribus celebrata, prouve que l'ouvrage n'était pas latin.

Tandis que les autres versions antiques de la légende de Sérapis[93] sont en désaccord, même sur les points les plus importants, avec le récit de Tacite, la concordance est, au contraire, frappante entre ce récit et la version de Plutarque (De Iside et Osiride, 28). Les deux auteurs racontent de la même manière le songe du roi Ptolémée, qui a recours, pour en avoir l'explication, aux personnes de son entourage grec ; celles-ci apprennent de voyageurs qui ont été dans le Pont que le dieu du songe se trouve à Sinope et répond à Jupiter Dis ; Ptolémée envoie une ambassade à Sinope ; les négociations avec le roi de Sinope trainent longtemps ; puis le dieu se transporte miraculeusement de Sinope à Alexandrie. Il n'y a aucune divergence ; mais Tacite est, en général, de beaucoup le plus détaillé : il dit seul que Ptolémée consulta d'abord sur le songe les prêtres égyptiens, quibus mos talia intellegere ; qu'avant de se décider à envoyer des députés au roi de Sinope, il reçut un second avertissement du dieu ; que le roi de Sinope s'appelait Scydrothémis ; il fait seul un récit circonstancié des négociations. Son indépendance par rapport à Plutarque est évidente. D'un autre côté, Plutarque le complète parfois ; il nomme seul un des voyageurs qui ont été dans le Pont : Sosibios, et deux des ambassadeurs envoyés à Sinope : Soteles et Dionesos ; il mentionne seul un incident de leur voyage, non pas ici, mais dans son traité De sollertia animalium, 36. En un mot, l'explication naturelle de la parenté des deux récits est la communauté de source. Or Plutarque nous apprend qu'après l'arrivée du dieu à Alexandrie il y eut une délibération entre Ptolémée et ses conseillers (le récit de Tacite ne va pas jusque-là), parmi lesquels il nomme, avec l'Eumolpide Timotheus, mentionné par Tacite au moment de la consultation sur le songe, le grand prêtre égyptien Manéthon. Nous savons, d'autre part[94], que ce Manéthon avait composé un ouvrage, Ίερά βιβλος, sur la mythologie égyptienne, en particulier sur Isis, Osiris, Apis et Sérapis. Cet ouvrage, comme les Αίγυπσικά du même auteur, était sans doute la traduction grecque de récits égyptiens. Plutarque cite à plusieurs reprises Manéthon comme source dans son traité De Iside et Osiride (9, 49, 62) ; il est à peine croyable que, pour un événement aussi important que l'introduction de Sérapis à Alexandrie, Plutarque se soit adressé à une source autre que Manéthon, contemporain, témoin oculaire, acteur même. D'où la conclusion, au moins très probable, que la Ίερά βιβλος de Manéthon est la source commune de Plutarque et de Tacite[95].

2. Il y a lieu de rechercher si Tacite n'a pas fait usage de sources secondaires dans ses autres digressions sur l'Orient. Nous trouvons au commencement du deuxième livre une digression sur le temple de Vénus Paphienne. Elle est introduite par la formule (II, 2) : Haud fuerit longum initia religionis, templi ritum, formam deæ (neque enim alibi sic habetur) paucis disserere. La digression occupe tout le chapitre suivant. Tacite ne s'en attribue pas l'initiative : ii s'excuse seulement d'interrompre son récit. Entre les formules à cause desquelles nous avons revendiqué pour Tacite certaines digressions et celle-ci, ii y a une différence essentielle. Les autres contiennent toutes un verbe à la première personne par lequel Tacite indique claire-. ment son intervention. Ici le verbe est à la troisième personne ; il n'y a pas dans la formule le moindre indice d'unie source secondaire. La digression elle-même, qui atteste et une minutieuse curiosité d'antiquaire et un plaisir très vif à parler de tout ce qui concerne Titus (elle est motivée par la visite de Titus au temple de Paphos), convient très bien à l'auteur de l'Histoire naturelle, au serviteur dévoué des princes flaviens. Nous pouvons répéter ici ce que nous disions tout à l'heure à propos de Sérapis : il n'est guère possible que Pline ait raconté la visite de Titus à Paphos sans faire connaître à ses lecteurs l'origine et les particularités du culte de Vénus dans cette ville. Il a dû lui-même visiter Paphos pendant son séjour en Orient. Il y a recueilli les communications orales qui sont introduites dans le texte de Tacite par fama recentior tradit, et opposées aux traditions plus anciennes, vetus memoria. Tacite a pu lui aussi visiter Paphos, mais plus tard[96], après avoir composé cette partie des Histoires[97]. Enfin, dans l'Histoire naturelle, Pline donne sur le temple de Paphos un détail (II, 96, 210) : Celebre fanum habet Veneris Paphos, in cujus quandam aream non  impluit, qui se retrouve, avec une différence insignifiante, dans la digression de Tacite : Nec ullis imbribus, quamquam in aperto, madescunt (altaria). Tout nous porte donc à croire que la digression sur Vénus Paphienne n'est pas une intercalation[98].

3. Il est absolument incontestable que dans les Histoires de Pline il y avait, avant le récit de la guerre qui se termina par la ruine de Jérusalem, une digression sur les Juifs et la Judée. Si Tacite a cru devoir faire précéder d'une introduction historique et géographique (V, 2-13) le récit de cet événement essentiel, à plus forte raison Pline, contemporain des faits, ami du vainqueur, officier de son état-major, a-t-il dû avoir la même pensée. Il n'est pas moins incontestable que, dans son ensemble, la digression de Tacite n'est autre chose que la reproduction de celle de Pline[99].

D'abord, par son contenu, elle convient parfaitement à Pline. Elle est très défavorable aux Juifs ; elle abonde en erreurs. En un mot, elle est telle qu'il fallait l'attendre de la part d'un Romain, hostile et méfiant à l'égard de tout ce qui est étranger, et cela par instinct comme tous ses compatriotes, mais, de plus, ami et auxiliaire de l'homme qui a dompté la résistance acharnée et détruit la capitale des Juifs. Ce Romain, ayant à parler des Juifs, a naturellement laissé de côté les sources juives ou sympathiques aux Juifs, pour s'adresser aux sources malveillantes[100]. Tous les renseignements que renferme la digression de Tacite, Pline a été mieux à même que personne de se les procurer ; car non seulement il a pu lire, comme le premier venu, les ouvrages qui traitaient de la matière, des ouvrages alexandrins sans doute et, par conséquent, peu favorables aux séculaires ennemis de l'Égypte, mais encore il a vu le pays, la ville, le temple ; il a été, pendant le siège, le collaborateur de Tibérius Alexander, un juif renégat, chef d'état-major de Titus[101]. Tacite, qui savait dans quelles excellentes conditions Pline s'était trouvé pour être renseigné sur les Juifs et la Judée, pouvait-il songer à chercher ailleurs les matériaux de sa digression, à quitter sa source ordinaire à un endroit où elle offrait tant de garanties ? La formule qui annonce la digression : Sed quoniam famosæ urbis supremum diem tradituri sumus, congruens videtur primordia ejus aperire (V, 2), ne contient, pas plus que celle dont nous parlions tout à l'heure à propos de Vénus Paphienne, l'affirmation d'une initiative personnelle : l'auteur explique une particularité de composition, l'interruption du récit ; mais il ne dit pas un mot qui permette de supposer qu'il a fait ici ce que la source principale n'avait pas songé à faire, ou que la source de ce qui suit n'est pas celle de ce qui précède.

La digression de Tacite est à la fois historique et géographique. Pour la partie historique, elle contient : l'histoire des Juifs depuis les origines jusqu'à leur établissement en Judée, avec un aperçu de leurs institutions et de leurs mœurs (2-5) ; l'histoire des Juifs depuis la domination des Assyriens et des Mèdes jusqu'aux victoires de Vespasien qui obligent la résistance à se renfermer dans Jérusalem (8, à partir de Dum Assyrios — 10) ; des détails historiques sur le temple (12, de Provideram conditores à seditiosius agebant) ; l'histoire de ce qui s'est passé dans Jérusalem pendant l'année 69, où la guerre civile a empoché les Romains de poursuivre leurs avantages (12, depuis Nam pervicacissimus. — 13, jusqu'à Hanc adversus urbem...). Pour toute cette partie historique, les rapprochements que fournit l'Histoire naturelle sont insignifiants. Il est fait mention de la présence de Pompée en Judée : Pompeio res gerente circa Judæam (XXXIII, 10, 36), et de son triomphe sur les Juifs (XII, 25, 111). On peut comparer : Romanorum primus Cn. Pompeius Judæos domuit...(9). A propos des caprices de la fortune, Pline fait allusion au triomphe de Ventidius sur les Parthes (VII, 42, 134) ; il est aussi question dans Tacite (9) de Ventidius et de ses exploits contre les Parthes[102]. La rareté et l'insignifiance de ces rapports n'ont rien de surprenant : dans sa continuation d'Aufidius Bassus, Pline avait dit tout ce qu'il importait de dire sur l'histoire des Juifs[103] ; si la nature du sujet l'avait forcé d'y revenir dans son nouvel ouvrage, il y serait revenu et n'aurait pas craint de se répéter. S'il n'avait pas eu déjà l'occasion de parler longuement des Juifs, il est bien vraisemblable que, en quelque endroit de l'Histoire naturelle, il aurait trouvé le moyen d'exposer ce qu'il en savait. Ayant fait ailleurs l'emploi de ces connaissances, d'une part, et, d'autre part, n'étant pas dans la nécessité de s'en servir une seconde fois, il s'abstint. Une appréciation générale qu'il a émise sur les Juifs, et que nous avons rapprochée plus haut[104] d'un passage équivalent de Tacite, nous montre que tous deux avaient de ce peuple la même mauvaise opinion : Nec quicquam prias inbuuntur quam contemnere deos (transgressi in morem Judæorum), dit Tacite (5) ; et Pline : Judæa gens, contumelia numinum insignis (XIII, 4, 46)[105].

Pour la partie géographique, la digression de Tacite contient d'abord une description de la Judée (6-8 jusqu'à Dum Assyrios), ensuite des détails sur la situation et sur les fortifications de Jérusalem et, en particulier, du temple (11, depuis Sed urbem arduam — 12, jusqu'à Providerant conditores). L'Histoire naturelle ne donne rien que l'on puisse rapprocher de ces derniers détails. Mais, ici encore, il n'y a nullement lieu de s'étonner. D'une part, Pline, dans sa continuation d'Aufidius, n'avait pu faire un récit intelligible du siège de Jérusalem sans avoir au préalable fourni les renseignements essentiels sur la ville, et il avait dû les fournir avec d'autant plus d'abondance et d'autant plus volontiers qu'il parlait en témoin oculaire ; d'autre part, le plan de l'Histoire naturelle ne comportait pas un retour sur ces détails déjà donnés[106]. Il en est tout autrement pour la description géographique de la Judée : elle avait sa place tout indiquée dans l'ouvrage, tel que l'avait conçu Pline[107] ; de plus, les occasions ne manquaient pas à l'auteur de revenir isolément sur telle ou telle curiosité naturelle du pays. Aussi avons-nous constaté que d'assez nombreux rapprochements peuvent être établis entre l'encyclopédie de Pline et cette partie de la digression de Tacite[108]. En général, les deux écrivains sont d'accord, parfois même jusque dans l'expression. Si la ressemblance n'est point partout plus saisissante, cela s'explique, avons-nous dit[109], par ce fait que les deux ouvrages de Pline sont distincts et que des matériaux nouveaux sont entrés, avec les connaissances déjà acquises et utilisées, dans la composition du plus récent des deux.

La description géographique de la Judée commence dans Pline[110] (V, 14, 70) et dans Tacite (V, 6) par une délimitation du pays. Les deux auteurs sont d'accord ; mais Tacite, plus précis, indique la position des pays limitrophes, tandis que Pline se borne à les nommer. Pline énumère seul les divisions de la Judée. — Dans Tacite, nous trouvons ensuite quelques détails sur les habitants et le climat, qui manquent dans Pline. — Les détails qu'il donne sur les principales productions du pays, le baume et les palmes, sont donnés par Pline ailleurs, en deux passages séparés : il parle du baume à XII, 25, 111 sqq., et des palmes à XIII, 4, 26 sqq. ; il est plus riche en détails que Tacite, mais, en somme, leur ressemblance est ici très visible et il n'y a entre eux aucune divergence. — Tacite confond le Liban et l'Antiliban : il attribue au premier les neiges éternelles et la source du Jourdain, qui appartiennent au second[111]. Pline distingue (V, 18, 77) les deux montagnes, mais ne parle pas des neiges éternelles ; quant à la source du Jourdain, il la nomme (V, 15, 71 : Oritur e fonte Paniade) sans dire dans quelle montagne elle se trouve. — La description que fait Tacite du cours du Jourdain est plus exacte sur un point : il dit que le fleuve traverse deux lacs avant de se perdre dans l'Asphaltite[112]. Pline (V, 15, 71) parle seul des méandres du Jourdain, mais ne mentionne qu'un lac avant l'embouchure, celui de Génésareth. — Les deux descriptions du lac Asphaltite nous ont déjà fourni[113] la matière d'un rapprochement très intéressant. Il n'y a rien dans celle de Tacite que ne contienne celle de Pline (V, 16, 72) ; Pline donne exactement les dimensions du lac, que Tacite se borne à qualifier d'immense, et ajoute d'autres détails qui ne sont pas dans Tacite. — Tacite indique pour la récolte du bitume le procédé étrange que Pline indique ailleurs (VII, 15, 65) ; la description de Tacite est la plus détaillée et la plus précise ; les ressemblances, que nous avons déjà signalées[114], sont frappantes jusque dans l'expression. — Mais Tacite décrit ensuite un autre procédé, beaucoup moins étrange, dont Pline ne parle nulle part. Nous y reviendrons tout à l'heure. La plus grande partie du chapitre 7 — depuis Haud procul inde campi jusqu'à At Belus amnis —, description des plaines stériles et désolées qui sont voisines de la mer Morte, n'a pas non plus d'équivalent dans Pline. Par contre, Tacite ne dit rien des Esséniens (Pline, V, 17, 73). — Le Bélus, sur l'embouchure duquel Tacite donne des détails très semblables, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer[115], à ceux de Pline (V, 19, 75, et XXXVI, 26, 91), appartient d'après Tacite à la Judée, d'après Pline à la Phénicie ; les deux opinions ne sont pas incompatibles, puisque le cours supérieur du fleuve est en Judée, son cours inférieur en Phénicie[116]. — Tacite dit seul que la plus grande partie de la Judée est en villages, et donne sur l'importance de Jérusalem (8) plus de détails que Pline[117] ; mais Pline nomme seul (V, 14, 70 ; 15, 71 ; 16, 72 ; 17, 73) plusieurs autres villes ou localités de la Judée.

En somme, il est évident que Tacite n'a pas eu pour source l'Histoire naturelle. Mais les différences ne sont pas telles que nous devions conclure aussi qu'il n'a pas eu pour source la continuation d'Aufidius, si l'on veut bien admettre que dans son second ouvrage Pline ne s'était pas borné à reproduire, sur les mêmes sujets, le premier. Nous n'hésitons donc pas à affirmer pie, pour l'ensemble de sa digression sur les Juifs et la Judée, Tacite n'a pas eu d'autre source que sa source principale ordinaire. Il n'y a même qu'un endroit où l'emploi d'une source secondaire soit manifeste. Pline mentionne et décrit un seul procédé pour la récolte du bitume. Tacite en donne deux. Il n'est pas possible de croire que Pline connaissait le second, celui dont il ne parle pas dans l'Histoire naturelle, et qu'il en avait parlé dans ses Histoires : ses affirmations réitérées[118] relativement à la vertu bizarre du flux menstruel n'auraient pas été, dans ce cas, aussi catégoriques. Tacite, moins crédule que lui, mis en éveil par l'in vraisemblance de la chose, s'est renseigné ailleurs. Après avoir décrit la récolte du bitume comme Pline, il ajoute : Sed veteres auctores ; cette formule indéterminée désigne la source principale et les autorités qu'elle avait pu produire. Puis il introduit la seconde version par Sed gnari locorum tradunt... S'agit-il d'une communication orale[119] ou de renseignements tirés d'un ouvrage ? Quels sont les voyageurs, témoins oculaires, dont Tacite rapporte le témoignage ? Nous l'ignorons. De ce qu'il ne produit pas de nom propre, on peut conclure ou qu'il tenait le détail de voyageurs sans notoriété, dont le nom n'avait pas d'importance, ou qu'il l'avait trouvé dans un ouvrage dont l'auteur, n'ayant pas vu lui-même le pays, citait le témoignage des voyageurs, en sorte qu'il n'y avait pas intérêt à le nommer lui-même[120]. Pour les autres détails de cette digression géographique qui ne sont pas dans Pline, nous n'avons aucune raison de croire qu'ils proviennent aussi d'une source secondaire : dans sa continuation d'Aufidius, Pline avait décrit la Judée plus longuement que dans l'Histoire naturelle ; l'étendue donnée à cette première description fut sans doute même un motif qui le porta à abréger autant que possible la seconde sur tous les points où il ne pouvait rien dire de nouveau[121].

Tacite ne s'est servi en aucune façon de Flavius Josèphe[122]. Son hostilité è l'égard des Juifs est manifeste : il ne devait nullement éprouver le désir de se renseigner sur eux à des sources juives. Nous avons en effet des raisons sérieuses de croire qu'il ne l'avait pas consulté pour le récit du siège de Jérusalem. Josèphe raconte (Bel. Jud., VI, 4, 3) que Titus fut d'avis, dans son conseil de guerre, qu'il ne fallait pas détruire le temple. Or, dans sa Chronique (II, 30, 6), Sulpice Sévère, qui a eu recours à Tacite[123], fait soutenir à Titus l'opinion contraire. Tout au plus Tacite aurait-il pu songer à consulter Josèphe pour la partie géographique de sa digression. Il y a même deux passages de cette partie qui, au premier abord, semblent dériver de Josèphe, tant la ressemblance est frappante : la description du lac Asphaltite et de la récolte du bitume, et celle des champs sodomitiques. Voici les détails qui appellent surtout le parallèle : Tac., V, 6 ; Periti imperitique nandi perinde attolluntur ; Jos., Bel. Jud., IV, 8, 4 : Οεσπασιανς κλευσ τινας τν νεν οκ πισταμνων δεθντας πσω τς χερας ιφναι κατ το βυθο, κα συνβη πντας πινξασθαι... — Hunc (bituminis liquorem) manu captum, quitus ea cura, in summa navis trahunt ; Προσελανοντες δ ο τς λμνης ργται κα δρασσμενοι το συνεσττος λκουσιν ες τ σκφη. — Tac., V, 7 : Haud procul inde campi, quos ferunt ohm uberes magnisque urbibus habitatos fulminum jactu arsisse ; et manere vestigia terramque ipsam, specie torridam, vim frugiferam perdidisse. Nam cuncta sponte edita aut manu sata, sive herba tenus aut flore ut soli-dam in speciem adolevere, atra et inania velut in cinerem vanescunt. Γειτνι δ' Σοδομτις ατ, πλαι μν εδαμων γ καρπν τε νεκεν κα τς κατ πλιν περιουσας, νν δ κεκαυμνη πσα. Φασ δ ς δι' σβειαν οκητρων κεραυνος καταφλεγναι· στι γον τι λεψανα το θεου πυρς, κα πντε μν πλεων δεν σκις, τι δ κν τος καρπος σποδιν ναγεννωμνην, ο χροιν μν χουσι τν δωδμων μοαν, δρεψαμνων δ χερσν ες καπνν διαλονται κα τφραν. Pline, avons-nous dit, ne parle pas des champs sodomitiques. De plus, les deux descriptions se suivent immédiatement dans Tacite comme dans Josèphe[124]. Malgré tout, nous persistons à affirmer que Tacite ne s'est pas servi de Josèphe. N'oublions pas, d'abord, que, si certains détails de Tacite ont une ressemblance frappante avec Josèphe, d'autres, par contre, ont une ressemblance non moins frappante avec Pline. Ensuite, la description de la récolte du bitume est, en somme, plus précise dans Tacite que dans Josèphe ; les détails que voici : Ater suapte natura liquor et sparso aceto concretus innatat ; inde nullo juvante influit oneratque donec abscindas, n'ont pas d'équivalent dans Josèphe. La description des champs sodomitiques est, en général, plus précise dans Josèphe, et cependant il n'a rien qui corresponde à ces mots de Tacite : Nam cuncta sponte edita aut manu sata, sive herba tenus sut flore... adolevere. Ce n'est donc point par la dépendance de Tacite qu'il faut expliquer ses ressemblances avec Josèphe ; la parenté des deux textes est très indirecte : Tacite a reproduit Pline, qui s'était renseigné aux mêmes sources que Josèphe ou à des sources analogues.

Ce n'est pas en un seul endroit de Pline, mais en plusieurs, que Tacite avait trouvé la matière de sa digression sur les Juifs et la Judée. En effet, Pline, dont l'ouvrage historique comprenait le règne de Néron, avait eu à raconter, à leur place chronologique, c'est-à-dire en 67 et en 68, les deux campagnes de Vespasien contre les Juifs, et, avant ces deux campagnes, la défaite et la mort du légat de Syrie, Cestius Gallus, avec la révolte des Juifs contre le procurateur Gessius Florus, qui avait motivé l'intervention armée du légat, événements auxquels Tacite fait allusion au chapitre 10[125]. Dans ces conditions, Pline, qui, écrivant après la destruction de Jérusalem, savait quelle importance aurait dans la suite de son ouvrage la guerre dont il commençait le récit, ne s'était-il pas cru obligé, sans doute en relatant l'arrivée du général spécialement chargé par Néron de cette guerre, Vespasien, de décrire le pays et de raconter l'histoire du peuple jusqu'à cette époque ? C'était la place tout indiquée pour une telle digression et on ne concevrait guère que Pline l'eût différée jusqu'à la place où elle se trouve dans Tacite. L'original des chapitres 2-9 de Tacite — origines, institutions et mœurs des Juifs ; leur histoire et, en particulier, leurs rapports avec Rome jusqu'au règne de Néron ; description de la Judée — était donc une partie de la continuation d'Aufidius qui se rapportait au règne de Néron. Le chapitre to presque tout entier (les Juifs et Rome pendant le règne de Néron) est un résumé très succinct des récits détaillés que l'annaliste Pline avait faits des rames événements à leur place chronologique. Dans l'introduction dont Pline avait fait précéder le récit du siège de Jérusalem, Tacite n'a trouvé que les détails sur la ville et le temple, et sur ce qui s'est passé dans Jérusalem pendant l'année 69, où l'attention des Romains était absorbée par la guerre civile (chap. 1 à 13). Si l'on admet comme fondées ces observations, on s'explique de la façon la plus naturelle le plan, d'ailleurs un peu bizarre, que Tacite a suivi dans sa digression. Il expose d'abord les origines des Juifs (2-3) ; quand il arrive à l'époque de leur établissement en Judée, il dit ce qu'il sait de leurs institutions et de leurs mœurs (3-5) et il décrit leur pays (6-7). Puis il reprend leur histoire et la conduit jusqu'aux événements de 67 et 68 (8-10). Tout cet arrangement est très logique. Mais ensuite, au lieu de passer immédiatement au récit de ce qui s'est produit dans Jérusalem en 69, et à la description de la ville et du temple, il raconte les premières opérations de Titus contre les assiégés (11)[126]. Que Pline eût ainsi procédé, cela n'avait rien d'étrange : ayant placé ailleurs tout le développement qui, dans Tacite, vient immédiatement avant la mention des premières hostilités contre Jérusalem, il ne coupait pas ainsi une digression. Dans Tacite, au contraire, la première partie de la digression aurait dû attirer la seconde[127]. S'il en a été autrement, c'est que Tacite a subi l'influence de sa source. Cette bizarrerie de composition est donc une nouvelle preuve que la digression sur les Juifs et la Judée dérive, au moins dans son ensemble, de la source principale.

 

IV

1. En résumé, la part des sources secondaires est minime, du moins la part que nous pouvons leur attribuer avec certitude. Or le parallèle de Tacite et de Plutarque nous a fait voir une telle fidélité de Tacite è l'égard de la source principale que, partout où l'emploi des sources secondaires n'est pas démontré avec certitude, nous avons le droit de n'y pas croire. Nous avons aussi le droit de ne pas regarder comme des preuves sûres de cet emploi les citations de témoignages ou de versions divergentes, sauf les cas exceptionnels dont nous avons parlé et où l'initiative de Tacite est manifeste, puisque le parallèle de Tacite et de Suétone nous a permis de constater une fois que Tacite ne s'était pas fait scrupule de transcrire les citations de sa source principale.

En partant de ces principes rigoureux, mais légitimes, nous ne trouvons dans le premier livre qu'une seule trace de source secondaire : la digression sur l'administration de l'Égypte depuis Auguste (chap. 11). — Le deuxième livre nous en fournit également une seule : la digression sur les progrès de l'ambition à Rome (chap. 38). L'une et l'autre sont empruntées, non à une source secondaire précise, mais aux connaissances générales de Tacite sur l'histoire romaine. — On peut dire que le troisième livre se divise en deux parties : la guerre des Flaviens contre les Vitelliens, et ce qui se passa à Rome ou dans le reste de l'empire pendant cette guerre. Pour la première partie, de beaucoup la plus considérable, Tacite a eu une source secondaire, Messalla, dont l'ouvrage ne lui a presque rien fourni de nouveau, mais lui a permis de contrôler Pline. De plus, il a emprunté à l'historien Sisenna une anecdote sur les guerres civiles du temps de Pompée (III, 51). Pour l'autre partie, Tacite doit à la tradition orale le récit de la mort de Blæsus (III, 38 et 39), une version sur l'incendie du Capitole (III, 71), la mention de la joie que causa à Mucien la mort de Sabinus (III, 75). Enfin, dans ses propres connaissances sur l'époque contemporaine, il a pris quelques détails sur le temple de Jupiter construit par Domitien (III, 76). — Le quatrième livre et ce que nous avons du cinquième comprennent trois séries d'événements : ceux de Rome, ceux de Germanie, ceux d'Orient. Dans la première série, la digression sur Helvidius Priscus (IV, 5 et 6) a été tirée par Tacite de ses connaissances personnelles. Dans la seconde, la digression sur les Bataves dérive peut-être, en partie directement, en partie par l'intermédiaire de la Germanie, des Guerres de Germanie de Pline. Elle occupe le chapitre 12. Au chapitre 67, il y a une autre digression, de quelques lignes, sur l'avenir de Julius Sabinus, pour laquelle Tacite a puisé dans ses connaissances générales. Dans la troisième série, sur un point, les miracles de Vespasien (IV, 81), l'autorité de Pline est corroborée par l'affirmation désintéressée de témoins oculaires qui vivaient encore au temps de Tacite ; une digression sur Sérapis (IV, 83 et 84) est intercalée d'après une source écrite alexandrine, Manéthon ; un détail (le nombre des Juifs enfermés dans Jérusalem) est emprunté à la tradition orale (V, 13) ; une version sur la récolte du bitume (V, 6) est donnée soit d'après des témoignages oraux, soit d'après une source secondaire qui citait les témoins oculaires. Une digression sur la province d'Afrique (IV, 48), dont Tacite a trouvé la matière dans ses connaissances générales sur le passé, une allusion à l'avenir de Bæbius Massa (IV, 50) sous Domitien, pour laquelle il n'a eu à consulter que ses souvenirs personnels, font partie d'un récit qui ne rentre dans aucune des trois séries énumérées plus haut.

Les résultats de cette analyse, qui réduit en somme à fort peu de chose la part des sources secondaires, n'impliquent nullement, nous le verrons dans le chapitre suivant, une attitude servile de Tacite par rapport à sa source principale. Ils n'impliquent pas davantage de sa part un manquement à ses devoirs d'historien : encore une fois[128], Tacite les a conçus et remplis selon l'idée que son époque s'en faisait, et il ne faut pas lui faire un crime de n'avoir pas été en avance de plusieurs siècles sur ses contemporains. Tant qu'il eut à raconter des événements qu'un autre, Pline, avait racontés, il se borna, conformément aux idées de son temps, à le contrôler et à le compléter quand il en eut le moyen ; dans ce but, avec les quelques matériaux accessoires dont nous venons de parler, il employa surtout, nous le verrons bientôt[129], ses réflexions et son jugement personnels ; Pline lui servit sans doute de source principale jusqu'à l'année 71[130]. Nous avons déjà dit[131] qu'il ne songea pas à le contrôler pour le siège de Jérusalem par Josèphe : le témoignage de ce Juif lui paraissait trop suspect. Mais il put le contrôler par M. Antonius Julianus, autre officier de l'armée de Titus, autre témoin oculaire, qui avait écrit, probablement sous le règne de Vespasien, à l'époque même où Pline composait ses Histoires, un ouvrage intitulé De Judæis où il devait raconter les événements récents auxquels il avait pris part[132].

2. Lorsque le récit de Pline cessa, la besogne de Tacite devint plus pénible. Il lui fallait faire désormais le travail de préparation dont la source principale l'avait jusqu'alors dispensé. Tout nous porte à croire qu'il s'acquitta de sa nouvelle tache avec soin et conscience. A son tour il se mit à fouiller la collection des Acta senatus et des Acta diurna. Pour une époque tout à fait contemporaine, qui n'avait encore été l'objet d'aucun ouvrage historique en règle, ces documents d'ordre public étaient la source fondamentale. Tacite les consulta soigneusement. Demonstro itaque, lui écrit Pline le Jeune[133] à propos du procès de Bæbius Massa, jugé sous Domitien, quamquam diligentiam tuam fugere non posait, cum ait in publicia actis. — Il ne s'est pas contenté, cela va sans dire, des renseignements qui lui venaient de cette source officielle ; il a fait appel au témoignage des particuliers qui avaient agi ou qui avaient vu. Il a certainement tiré parti des détails que son ami lui donne dans cette lettre sur le procès de Bæbius Massa. Si Pline le Jeune les lui a fournis spontanément, c'est que, pour une autre circonstance, Tacite avait provoqué ses confidences : il s'était adressé à lui, comme à la meilleure de toutes les sources, pour savoir au juste et en détail de quelle manière périt Pline l'Ancien dans la fameuse éruption du Vésuve, et pour avoir, d'une façon générale, des renseignements précis, ceux d'un témoin oculaire qui faillit en être victime, sur cette grande catastrophe dont le tableau devait être une des parties les plus brillantes des livres que nous avons malheureusement perdus. Petis ut tibi avunculi mei exitum scribam, quo verius tradere posteris possis, dit Pline le Jeune[134] en commençant le récit bien connu de la mort de son père adoptif. Il s'arrête dès qu'il a raconté cette mort : Interim Miseni ego et mater... Sed nihil ad historiam, nec tu aliud quam de exitu ejus scire voluisti. Finem ergo faciam[135]. Mais Tacite ne l'entend pas ainsi : il prie son correspondant de reprendre la narration interrompue, de lui faire connaître les émotions ressenties et les dangers courus par lui-même. Et Pline écrit une seconde lettre[136] : Ais te adductum litteris, quas exigenti tibi de morte avunculi mei scripsi, cupere cognoscere quos ego Miseni relictus (id enim ingressus abruperam), non solum metus, verum etiam casus pertulerim. — Agricola avait certainement donné à son gendre une foule de renseignements précieux sur toute cette époque, en particulier sur la conquête de la Bretagne[137]. — De même que Tacite a interrogé Pline sur la catastrophe du Vésuve, il a dû interroger tour à tour, sur les événements que chacun d'eux connaissait d'une façon spéciale, les nombreux personnages avec lesquels il fut en relation. — Il voulait être renseigné avec abondance, mais aussi avec sûreté. Ses scrupules d'historien nous sont révélés par ces mots qui terminent la première lettre de Pline sur l'éruption du Vésuve : Unum adjiciam : omnia me quibus interfueram quæque statim, cum maxime vera memorantur, audieram persecutum[138].

Les trois lettres de Pline sont déjà des sources écrites. Tacite en a eu d'autres. Les empereurs Vespasien et Titus avaient laissé des mémoires[139]. Il dut certainement les lire. Il lut aussi cet éloge d'Helvidius Priscus par Herennius Senecio[140] qui fut condamné en même temps que' son auteur, ouvrage analogue sans doute à l'Agricola. Mais il est à peine besoin de faire remarquer qu'il y avait une différence essentielle entre des récits partiels de ce genre, historiques seulement à demi, et la source principale que Tacite avait pu suivre jusqu'aux premières années de Vespasien. Au lieu d'une narration complète et déjà ordonnée, cette biographie, les lettres de Pline, les archives, les témoignages oraux, lui donnaient des matériaux qu'il fallait apprécier, trier, disposer, avant de passer à la tâche, auparavant unique ou à peu près, de la rédaction. Jusqu'à Vespasien, Tacite, en composant ses Histoires, fait surtout de l'art ; à partir de Vespasien, il fait aussi le métier d'historien.

En même temps qu'il recueille les témoignages écrits ou oraux des autres, comme il traite une époque tout à fait contemporaine où il a joué lui-même son rôle, Tacite interroge ses souvenirs personnels. Il est entré dans la carrière des honneurs sous Vespasien, il a exercé une nouvelle charge publique sous Titus, il a été préteur sous Domitien, l'année des jeux séculaires, solennité à laquelle il a pris une part officielle comme magistrat et comme membre du collège sacerdotal des quindécimvirs[141]. A partir de sa questure, c'est-à-dire dès 79 ou, au plus tard, dès 81[142], il a été sénateur. Lorsque Agricola mourut, en 93, il était absent de Rome depuis quatre ans[143], sans doute investi d'un commandement ; mais cette absence ne dut pas se prolonger longtemps après la mort d'Agricola[144]. De l'année des quatre empereurs, des premiers temps de Vespasien, il ne peut guère savoir par lui-même que ce que sait le premier citoyen venu. Mais, presque au moment où Pline l'abandonne, il se met à fréquenter les hommes en vue[145], il entre bientôt dans la vie publique[146]. Son âge, sa situation, son esprit observateur lui donnent les moyens de beaucoup voir et de bien voir. Il remplit toutes les conditions pour être, là où il n'est pas acteur, un excellent témoin, par la fidélité des souvenirs et la vivacité des impressions ; et il les remplit d'autant mieux qu'il avance davantage dans cette terrible fin de siècle. Est-il excessif de prétendre qu'il pourra se servir à lui-même de source principale quand il peindra la tyrannie de Domitien, surtout le long et furieux accès dans lequel se termina cette tyrannie, le palais du sénat assiégé, le conseil public investi de soldats, les meurtres de tant de consulaires massacrés à la fois, la fuite et l'exil de tant de femmes illustres... Bientôt nos propres mains trainèrent Helvidius dans la prison ; bientôt les regards de Mauricus et de Rusticus confondirent notre lâcheté, et Sénécion nous couvrit de son sang innocent[147].

La fin du règne de Vespasien, les règnes de Titus et de Domitien étaient la partie la plus originale de l'œuvre historique de Tacite tout entière, Annales et Histoires, puisqu'il l'avait composée sans guide et livré à lui-même. Partout ailleurs, nous l'avons déjà prouvé pour les Histoire. et nous le prouverons pour les Annales, il a travaillé d'après des sources littéraires, d'après des ouvrages historiques en règle.

 

 

 



[1] Nous énumérerons et nous étudierons ces endroits au cours du présent chapitre.

[2] C'est-à-dire faire cette collatio dont parle Pline le Jeune dans la lettre à Capiton (V, 8, 12).

[3] Cf. chap. III, § I, n° 4.

[4] Ann., XIII, 20 ; XIV, 2 ; XV, 61.

[5] Agricola, 10.

[6] Nous entendons un troisième récit de quelque notoriété. Il a pu y en avoir au temps de Pline qui étaient oubliés au temps de Tacite. Nous allons y revenir.

[7] Cf. chap. III, § I, n° 5.

[8] Cf. plus loin, § II.

[9] Exactement 822. Tacite compte en chiffres ronds.

[10] Cf. chap. III, § III, n° 5, et chap. V, § II.

[11] Bell. Jud., IV, 9, 2.

[12] Cf. Contra Apionem, I, 9, et De vita sua, 65.

[13] Cf. plus loin, § IV.

[14] Ann., III, 3 ; XV, 74. Voir 2e partie, chap. I, § I.

[15] Cf. la dissertation de Hoffmann.

[16] Cf. 2e partie, chap. I, § I, et Schmidt, p. 9 sq.

[17] D'après Schmidt, p. 10 sqq., c'était un ouvrage purement géographique : les citations de l'Histoire naturelle le prouvent.

[18] De vita sua, 65 : ... ν τος Οεσπασιανο το ατοκρτορος πομνμασιν οτως γγραπται.

[19] Les passages parallèles de Plutarque (Othon, 3) et Suétone (Othon, 7) démontrent qu'en effet des noms propres, traces des recherches de Pline, ont disparu ; Plutarque nomme Cluvius, comme l'avait fait Pline, et Suétone remplace ce nom propre par la formule : ut quidam tradiderunt. Cependant les formules indéterminées devaient dominer dans Pline, parce que, en sa qualité de contemporain, il avait fait sans doute un usage prépondérant des témoignages oraux et collectifs : Quidam, alii, plures... tradunt, dicunt, credunt étaient les formules appropriées aux citations de ce genre.

[20] Il faut faire entrer dans le premier groupe, avec les récits partiels antérieurs au moment où Pline, dans sa continuation d'Aufidius, arriva à l'année 69, les récits partiels tout à fait contemporains qu'il put consulter pour des retouches.

[21] Cf. le commentaire d'Ed. Wolff.

[22] Nous y reviendrons, chap. V, § II.

[23] Cf. 2e partie, chap. II, § III, et chap. III, § III.

[24] Pline le Jeune mourut sans doute en 113 ou 114 (cf. Mommsen, Hermes, III, p. 99 = Ét. sur Pl. le J., p. 73 sq.). Les Annales ne parurent pas avant 115 ; cf. chap. I, § I, n° 2.

[25] Nous avons montré plus haut (chap. III, § III, n° 3) que la mention (I, 50) du prodige qui accompagna la mort d'Othon n'est pas une intercalation, mais se trouvait déjà dans la source principale.

[26] Dans la formule inter omnes auctores constat, omnes équivaut donc à deux. Nous relèverons chez Tacite des inexactitudes d'expression analogues ; cf. chap. V, § I, et 2e partie, chap. IV, § I.

[27] Chap. III, § I, n° 5.

[28] Cf. § II du présent chapitre.

[29] Cf. 2e partie, chap. II, § II, n° 6.

[30] Ep., III, 5.

[31] D'ailleurs sous le règne de Néron il ne se passe rien d'important dans les provinces de Germanie.

[32] Pline le J., Ep., II, 1.

[33] Cf. Hist., I, 1.

[34] Ep., II, 1, 8.

[35] Mucien fut consul pour la troisième fois en 72. On ignore la date de sa mort.

[36] A propos de cette mort l'historien cite un mot cruel de Vitellius (se... pavisse oculos spectata inimici morte jactavit, chap. 39) que Suétone rapporte à une autre mort (Vit., 14). N'est-ce pas un indice qu'il n'y a point ici communauté de source ?

[37] Hist., II, 101.

[38] Il va de soi que Vespasien et Titus, par exemple, firent plus de confidences à Pline qu'à Tacite, si toutefois ils en firent à Tacite.

[39] Suétone parle deux fois (Vit., 15, et Dom., 1) de l'incendie du Capitole sans dire un mot des deux temples de Domitien. Dans l'énumération des édifices bâtis par Domitien (Dom., 5) il mentionne seulement le temple de Jupiter Custos : Novam autem excitavit ædem in Capitolio Custodi Jovi, sans faire allusion aux motifs de l'érection.

[40] Sur Bæbius Massa, cf. Pline le J., Ep., III, 4 ; VI, 99 ; VII, 33 ; Tacite, Agricola, 45 ; Juvénal, Sat., I, 35.

[41] Cf. Dion, LXVI, 3 et 16 ; Plutarque, Amat., 25.

[42] Cf. Agricola, 2.

[43] Cf. la formule par laquelle il introduit le récit de la révolte des légions de Germanie contre Galba (I, 51) : Nunc initia causasque motus Vitelliani expediam. La source avait placé ce récit beaucoup plus tôt. Cf. le parallèle de Tacite et de Plutarque à Plutarque, Galba, 22.

[44] Dans l'Histoire naturelle, IV, 15, 101, Pline dit seulement : In Rhene autem ipso... nobilissima Batavorum insula... Un peu plus loin (17, 106) il nomme encore les Bataves, sans ajouter aucun nouveau détail. Il en avait sans doute parlé longuement dans ses Guerres de Germanie ; cf. plus bas.

[45] Erat et domi dilectus eques, præcipuo nandi studio, arma equosque retinens integris turmis Rhenum perrumpere. Entre ce passage et celui de Plutarque (Othon, 12, à propos de la part prise par les Bataves vitelliens à la bataille de Bedriacum) : Eσ δ Γερμανν ππες ριστοι, νσον οκοντες π το Ῥήνου περιρρεομνην, la ressemblance n'est nullement frappante ; Plutarque sait sur le compte des Bataves ce que tout le monde en savait de son temps. Il ne faut donc pas songer ici à la communauté de source. D'ailleurs, Plutarque se trompe : les Bataves qui prirent part à la bataille de Bedriacum n'étaient pas des cavaliers (cf. Tacite, Hist., II, 34 sqq. et 43).

[46] Suivant l'opinion commune, la Germanie est antérieure aux Histoires. — Il est généralement admis que les Guerres de Germanie de Pline ont été parmi les sources de la Germanie de Tacite ; cf. en particulier, Taciti Germania, erklärt von U. Zernial, Berlin, Weidmann, 1890, p. 9 sqq.

[47] Nous laissons provisoirement de côté celles qui se trouvent dans les chapitres 4-11 du livre I (tableau du monde romain au 1er janvier 69).

[48] Les détails équivalents sont épars dans Suétone ; cf. en particulier le chapitre 14.

[49] Cf. le parallèle de Tacite et de Plutarque à Plutarque, Galba, 23.

[50] Dion (LXIII, 12) la nomme dans son récit de l'année 67. — Tacite parle aussi de l'avenir de Calvia sous Othon, Vitellius et au delà. Comme il ne précise pas (apud Galbam, Othonem, Vitellium inlæsa, mox potens pecunia et orbitate), il est impossible de savoir s'il s'agit, oui ou non, d'un avenir assez prochain pour que Pline ait pu le connaître et y faire allusion.

[51] Cf. ch. III, § III, n° 3.

[52] Les chapitres 1-3 sont évidemment de l'invention de Tacite. Nous y reviendrons ; cf. chap. V, § I, 1.

[53] Sur l'originalité de Tacite dans les jugements, cf. ch. V, § III.

[54] Le premier consulat de Mucien est de 66 ; la Syrie étant une province consulaire, il n'a pu en prendre possession qu'en 67. Quant à Vespasien, sur la date de son arrivée en Judée, cf. Hist., V, 10.

[55] Sur les sources secondaires de Tacite, cf. Nissen, Rhein. Mus., t. 26, p. 536 sqq. ; Clason, Tac. u. Suet., p. 92 sqq. ; Beckurts, p. 48 sqq. ; Belezza, p. 326. D'une façon générale, on est porté, selon moi, à exagérer le rôle joué dans les Histoires par les sources secondaires.

[56] Hist., IV, 42.

[57] Hist., III, 9 : claris majoribus.

[58] Dialogue, 27 ; cf. 21.

[59] Cf. Tacite, Hist., IV, 42. Quant à l'indication des textes de Pline et de Martial sur Aquilius, cf. à son nom l'index de Mommsen, dans C. Plinii Cæcilii Secundi Epistularum libri nevem... ex recension Henrici Keilii, Lipsiæ, Teubner, 1870.

[60] Ep., I, 5, 2 sq. ; 20, 13-16 ; IV, 7, 4 sq. ; VI, 2. Il y a une rivalité de métier entre Pline et Regulus ; cf. I, 5.

[61] C. 15. Mais ce n'est peut-être là qu'une politesse faite à Messalla par son interlocuteur.

[62] Hist., III, 9.

[63] Hist., IV, 42.

[64] Hist., III, 9, 11, 21.

[65] Cf. Teuffel-Schwabe, n° 334, renvoi 2.

[66] C. 14.

[67] C. 2. Nous savons d'ailleurs que Secundus mourut jeune ; Quintilien, X, 1, 190.

[68] C. 15. Je lis avec Burnouf præ antiquis ; Halm : parent antiquis.

[69] C. 32.

[70] C. 23.

[71] C. 16.

[72] C. 15.

[73] C. 1.

[74] Inst. or., X, 1, 120 sq. ; 3, 19 sqq. ; XII, 10, 11.

[75] Cf. chap. IV,  § I, n° 3.

[76] On pourrait objecter que Pline a lu Messalla, mais qu'a dessein il a chargé Antonins, qui n'était pas bien en cour, et s'est gardé de nommer Hormus, favori de Vespasien ; tout cela par l'effet de sa partialité flavienne. Mais n'est-il pas plus naturel de penser qu'en vertu de cette partialité Pline aurait relevé, pour la réfuter, l'accusation lancée par Messalla contre Hormus ? Il est vrai que, relativement à l'incendie du Capitole, il n'avait pas mentionné (cf. plus haut, § I, n° 4) la version défavorable aux Flaviens, version qu'il connaissait sans aucun doute ; mais le cas n'est pas le même : c'était une tradition anonyme qui accusait les Flaviens de l'incendie (cf. Tacite, Hist., III, 71 : crebrior fama) ; l'accusation contre Hormus à propos du pillage de Crémone était représentée par une autorité précise, par un écrivain qui n'était pas le premier venu.

[77] Cf. chap. III, § I, n° 5. — Mais il s'agit bien d'un ouvrage, et non de simples communications orales que Tacite aurait reçues de Messalla ; Clason, Tac. u. Suet., p. 88, le démontre sans peine contre Eckstein, Proleg. in Tac. dial., 17. La formule de citation : ut Messalla tradit (III, 28), est concluante. Tacite n'aurait pas ainsi parlé si Messalla avait fait oralement le récit de la bataille à lui-même ou à un autre. Messalla est qualifié auctor (III, 25) ; or Eckstein prétend que Tacite ne désigne jamais ainsi un écrivain ; il se trompe : cf., pour ne citer qu'un exemple, Agricola, 10 : Livius... Fabius Rusticus... eloquentissimi auctores.

[78] C. 28 sq.

[79] Clason, Tac. u. Suet., p. 88 sqq., et Nissen, Rhein. Mus., t. 26, p. 528 sqq., 534 sqq., réduisent Messalla au rôle de source très secondaire, même pour la campagne des Flaviens contre les Vitelliens ; de même Bellezza, p. 317 sqq. Beckurts, qui n'est pas convaincu que Messalla ait raconté seulement cette partie de l'année 69, lui attribue pour cette campagne un rôle plus important, presque celui de source principale, p. 48 sqq.

[80] Cf. plus haut, § I, n° 3.

[81] Nissen, Rhein. Mus., t. 26, p. 537, croit que celeberrimos auctores désigne Messalla seul. L'intercalation est visible, dit-il : cette anecdote serait mieux à sa place aux chapitres 33 ou 35. — Il n'en est rien ; l'anecdote serait inutile, pour ne rien dire de plus, à la place qu'indique Nissen ; là où elle est, elle vient fort à propos pour compléter la peinture de l'état des esprits chez les Flaviens. Tacite a intercalé seulement la digression ceterum et priorihus civium bellis, etc., comme il l'affirme lui-même (cf. plus haut,  § I, n° 5). Cette affirmation : Sed hæc abaque ex vetere memoria petita, quotiens res locusque exemple recti aut solacia mali poscet, baud absurde memorabimus, ne convient évidemment qu'à la digression sur l'époque de Cinna (ex vetere memoria), à l'anecdote du soldat qui, ayant tué son frère, au lieu de réclamer le prix du meurtre, se suicida (exempla recti aut solacia mali).

[82] Après avoir raconté la mort du centurion Agrestis, Tacite ajoute (III, 54) : Quidam jussu Vitellii interfectum, de fide constantiaque eadem tradidere. Cette remarque, dit Nissen (537), se rapporte vraisemblablement à Messalla. Rien n'est moins sûr : il est bien plus probable qu'ici, comme en tant d'autres endroits, Tacite reproduit simplement une citation de la source principale. Le rapprochement que Nissen fait, pour appuyer sa conjecture, entre le récit du suicide d'Agrestis et celui d'un soldat d'Othon, raconté par Suétone (Othon, 10) et par Dion (LXIV, 11), autrement que par Plutarque (Othon, 15), ne prouve pas grand'chose. — Nissen (ibid.) considère aussi comme une trace de l'emploi de Messalla ce passage de III, 23 : Statim confossi sunt, eoque intercidere nomina : de facto haud ambigitur. Ici encore la forme de la citation rend la conjecture bien incertaine.

[83] Beckurts, 48 sqq. ; cf. aussi Nipperdey-Andresen, Introd., 99 sq., et Wolff, Introd., 6 sq. Mais ces deux derniers n'admettent pas, comme Beckurts, la communauté de source.

[84] II, 41-43. Cf. Plutarque (Othon, 12) et notre parallèle à cet endroit.

[85] Cf. aussi Plutarque (Othon, 14) : Οτω μν ο πλεστοι τν παραγενομνων παγγλλουσι γενσθαι τν μχην. Cette consultation des témoins oculaires, ce n'est pas Plutarque qui l'a faite. Son récit est trop semblable à celui de Tacite. C'est donc Pline, et Pline faisait à cet endroit la citation reproduite par Plutarque.

[86] Cf. chap. V, § III.

[87] Cette préfecture est la dernière fonction de son cursus dans l'inscription d'Arados ; cf. Mommsen, Hermes, t. 19, p. 644 sqq.

[88] Cf. Mommsen, Hermes, t. 19, p. 644 sqq., ainsi que notre chapitre III, § II, n° 3.

[89] C'est l'opinion vers laquelle incline Nissen, Rhein. Mus., t. 26, p. 541.

[90] Cf. G. Doublet et G. Deschamps, Inscriptions de Carie, dans le Bulletin de correspondance hellénique, 1890, p. 621 sqq.

[91] Son consulat est de 97, suivant l'opinion vulgaire, de 98, suivant J. Asbach (cf. Nipperdey-Andresen, p. 10). Depuis Tibère, entre le consulat et le proconsulat, l'intervalle était en moyenne de douze ou treize ans.

[92] Cf. chap. I, § I, n° 2.

[93] Cf. Krall, p. 31. C'est à lui que j'emprunte tout le développement.

[94] Cf. Krall, p. 3 sq.

[95] Il ne faut pas s'étonner que Tacite ne nomma pas Manéthon, mais le désigne par la périphrase Ægyptiorum antistites ; aux yeux d'un historien romain et de ses lecteurs, ce qui donnait de l'autorité à la version, ce n'était évidemment pas le nom de cet Égyptien, mais sa qualité de prêtre.

[96] A l'époque de son proconsulat d'Asie ; cf. un peu plus haut.

[97] Sur la date des premiers livres, cf. chap. I, § I,  n° 2.

[98] Nissen, Rhein. Mus., t. 26, p. 535 sq., incline à penser, à cause de la formule initiale, que cette digression est une intercalation empruntée à la même source que la digression sur Sérapis. Clason, Tac. u. Suet., p. 90 sq., est d'avis, comme nous, qu'elle appartient à Pline.

[99] Nissen, Rhein. Mus., t. 26, p. 535 sqq., et Clason, Tac. u. Suet., p. 92 sq., revendiquent la digression pour Pline. Nissen ne fait exception que pour un détail dont nous parlerons tout à l'heure. Cette opinion est combattue par Detlefsen, op. cit. — Dieckmann conjecture, mais sans le prouver, que la source est ici Mucien ; p. 16 sq. — Nous verrons tout à l'heure que, selon toute probabilité, Tacite e réuni en une seule deux digressions de Pline.

[100] Il n'est pas facile de savoir au juste à quelles sources Pline avait puisé ses renseignements sur les origines et les institutions des Juifs. Il avait sans doute consulté des ouvragea alexandrins. En dehors du grand-prêtre égyptien Manéthon (IIIe siècle avant J.-C.), Josèphe cite Chæremon et Lysimachos (Contra Apionem, I, 14, 26-33 ; II, 2 ; Ant. Jud., I, 3, 9. — Contra Apionem, I, 32 sq. — Ibid., I, 34 sq. ; II, 2 et 14). La digression de Tacite, riche en erreurs, offre de grandes ressemblances avec ce que Josèphe nous fait connaître de Lysimachos et de Chæremon. Ils pourraient bien avoir été parmi les sources, non pas de Tacite, comme l'affirment Wolff et Heræus (celui-ci d'après Hausrath, Neutestamentarische Zeitgeschichte, t. I, p. 157), mais de Pline. Ce qu'il y a de sûr, c'est que la source ou les sources de Pline n'étaient ni juives ni amies des Juifs, qu'elles étaient fortement influencées par la tradition égyptienne. Diodore de Sicile (Bibl. frac., 40), qui a pour source Hécatée d'Abdère, est moins fabuleux. Justin, XXVI, 1, a d'autres erreurs ; son récit ne dérive pas de la même source que celui de Tacite. — Pour la description du pays, outre les documents écrits, Pline a eu ses connaissances directes et des communications orales de personnages comme Vespasien, Titus et d'autres, qui l'avaient peut-être mieux exploré que lui. Quant aux événements les plus récents de l'histoire des Juifs, les campagnes de Vespasien en 67 et 68 lui étaient connues par les mêmes témoignages oraux, et peut-être même directement c car il est possible qu'il y ait pris part. Il n'a sans nul doute utilisé en aucune façon Josèphe, qui écrivait ses Guerres de Judée sous le règne de Vespasien, à peu près en même temps que Pline ses Histoires ; cf. Contra Apionem, I, 9, et De vita sua, 65.

[101] Sur ce personnage, cf. Léon Renier, Mémoire sur les officiers  qui assistèrent au conseil de guerre tenu par Titus, avant de livrer l'assaut du temple de Jérusalem, dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, t. 26, 2e partie, p. 296 sqq., et Mommsen, Hermes, t. 19, p. 641 sqq.

[102] Notons encore dans Tacite, V, 5, ce détail sur les Égyptiens : Ægyptii pleraque animalis venerantur, et V, 4 : Ægyptii Apin colunt, dont on peut rapprocher Pline, VIII, 46, 184 : Bos in Ægypto etiam numinis vice colitur ; Apin vocant, et XXX, 11, 99 : Ægypti magna pars scarabæos inter numina colit.

[103] En particulier, il s'était expliqué sur le rôle joué par Moïse dans l'exode et dans la législation des Juifs (cf. Tacite, V, 3 sq.). Il ne le nomme dans l'Histoire naturelle que comme fondateur d'une nouvelle secte de mages ; XXX, 1, 11.

[104] Cf. chap. III, § III, n° 3.

[105] En divers endroits de cette partie historique il y a des citations de témoignages ou de versions divergentes. Elles sont fréquentes aux chapitres 2 et 4, et leur accumulation convient bien à la tournure d'esprit de Pline. Une seule est l'indice certain d'une intercalation de Tacite : Multitudinem... accepimus (le nombre des assiégés) [chap. 13] ; cf. plus haut, § I, n° 4. Accepiums n'a pas la même valeur au chapitre 4 : il indique simplement une reprise de ce qui a été dit au chapitre 2 : Judæos, etc. — Une autre pourrait faire songer d'abord à un travail personnel de Tacite : Plurimi auctores consentiunt...(3). Mais ces nombreux auteurs Tacite ne dit pas qu'il les a trouvés lui-même d'accord, que la consultation a été directe.

[106] Il est vrai qu'à la rigueur Pline aurait pu placer une description du temple de Jérusalem dans le livre XXXVI. Au chapitre 14, il décrit le temple de Diane à Éphèse, mais il s'interrompt dans cette description avant de l'avoir épuisée : Cetera ejus operis ornementa plurium librorum instar opinent, nihil ad speciem naturas pertinentia. Non seulement il ne peut pas songer à énumérer toutes les merveilles de ce genre, mais encore il se voit obligé d'écourter l'exemple qu'il a choisi. Dans ces conditions, il ne devait évidemment pas songer à reprendre une description déjà faite par lui dans un autre ouvrage.

[107] Les livres III à VI sont consacrés à la géographie.

[108] Cf. chap. III, § III, n° 3. — Ajoutons encore ceux-ci, Tacite, V, 6 : Balsamum modica arbora ; Pline, XII, 15, 113 : Proceritas intra bina cubita subsistit. — Tacite, ibid., et Pline, ibid., 118, usage médicinal du baume. — Tacite, ibid. : Fruges nostrum ad morem præterque eas balsamam et palmæ ; Pline, ibid., 111 : balsamum uni terrarum Judææ concessume, et XIII, 4, 16 : Judæa vero incluta est vel magis palmis... ; 27 : Nulla est in Italia sponte gamita.

[109] Cf. chap. III, § III, n° 3.

[110] Autres passages de Pline sur les frontières de la Judée : XII, 21, 100 ; XXXVI, 26, 190.

[111] Cf. le commentaire de Heræus à ce passage. Josèphe fait d'ailleurs le même confusion, ce qui prouve que le nom de Liban était appliqué couramment à l'ensemble de ces montagnes ; cf. Ant. Jud., V, 1, 22 ; Bel. Jud., III, 3, 5.

[112] Cf. Josèphe, Bel. Jud., III, 10, 7 ; IV, 1, 1. Voir aussi, à ce passage de Tacite, le commentaire de Heræus.

[113] Cf. chap. III, § III, n° 3.

[114] Cf. chap. III, § III, n° 3.

[115] Cf. chap. III, § III, n° 3.

[116] Cf. Heræus, à ce passage de Tacite.

[117] Comparons Tacite (V, 8) : Hierosolyma genti caput, et Pline (V, 14, 70) : Hierosolyma longe clarissima urbium Orientis, non Judææ modo.

[118] VII, 15, 65 ; XXVIII, 7, 80.

[119] C'est l'opinion de Nissen, Rhein. Mus., t. 16, p. 543 : Tacite aurait emprunté ce détail à la source qui lui avait fourni la digression sur Sérapis. Nous avons réfuté par avance cette conjecture ; cf. plus hauts § II, n° 2. — En qualifiant de egnari locorum, celui ou ceux qui lui ont fourni la seconde version, Tacite ne s'exprime pas assez nettement. Plisse aussi était egnarus locorum : il avait sans doute vu le lac Asphaltite ; mais il n'avait pas assisté à la récolte du bitume : voilà en quoi il se distinguait des nouveaux témoins invoqués par Tacite.

[120] De ce que la source est qualifiée veteres auctores, il résulte que, s'il s'agit ici d'un écrit, et non de témoignages oraux, cet écrit devait être tout récent. Il ne faut donc songer ni à Vespasien, ni à Mucien (sur les écrits de ceux-ci, voir plus haut, § I, n° 3), ni à M. Antonius Julianus (cf. plus bas, § IV, n° 2).

[121] Tacite ne dit pas un mot des Esséniens, sur lesquels Pline s'étend assez longuement et donne les détails les plus merveilleux. L'ampleur relative de ce développement contraste avec la sobriété du reste de la description géographique (V, 14 sqq., 70 sqq.). Il n'était sans doute pas question des Esséniens dans la continuation d'Aufidius.

[122] La question des rapports de Josèphe avec Tacite et Pline a été diversement résolue. Lehmann, p. 36 sqq., pense que Tacite s'est servi des Guerres de Judée, mais non des Antiquités juives, et qu'il a combiné le premier ouvrage avec l'Histoire naturelle. Mais les ressemblances de Tacite avec Pline s'expliquent par l'emploi des Histoires de Pline, et celles de Tacite avec Josèphe par le fait que Pline a pu se renseigner aux mêmes sources, souvent orales, que Josèphe. Il a connu aussi Josèphe lui-même, affranchi de Vespasien, et s'il ne l'a vraisemblablement pas lu, il a pu au moins l'interroger sur certains points géographiques. C'est là le système de Clason, Tac. u. Suet., p. 99 sqq. D'après Nissen, Rhein. Mus., t. 26, p. 562 sq., il y a communauté de source entre Josèphe et Pline : la source commune est, pour la description de la Judée, Mucien. Mais cette affirmation si précise est bien contestable : est-il possible qu'un Juif ait demandé des renseignements sur son propre pays à l'ouvrage d'un Romain ? Beckurts, p. 59 sqq., croit que, pour les événements d'Italie, la partie des Guerres de Judée qui offre, d'après lui, le plus de ressemblances avec Tacite, Josèphe a eu pour source la source commune de Tacite, Plutarque, Suétone et Dion, directement ou par l'intermédiaire d'un Grec. Cette source commune ne pourrait être alors les Histoires de Pline, qui n'ont paru qu'après sa mort, c'est-à-dire au plus tôt sous Titus, tandis que les Guerres de Judée ont été composées sous Vespasien (cf. Cont. Apionem, I, 9, et De vita sua, 65). Quant aux événements d'Orient, les concordances n'ont rien de frappant entre Josèphe et Tacite ; Josèphe s'est servi de ses propres connaissances et de témoignages oraux. Beckurts ne parle pas de la description de la Judée.

[123] Cela a été démontré par Bernays, Uber die Chronik des Sulpicien Severus, Berlin, 1861, p. 48 sqq. — Cf. Renan, L'Antéchrist, 3e édit., Paris, 1873, p. 511, et Mommsen, Histoire romaine, t. II, p. 134.

[124] Pour être rigoureusement exact, il faut dire qu'entre les deux il y a dans Josèphe quelques détails sur les usages du bitume et dans Tacite la seconde version sur la récolte du bitume. Remarquons en passant qu'il ne faut pas songer ici à Josèphe, comme on serait tenté de le faire, en lisant la qualification gnari locorum ; il ne connait et ne rapporte que la première version.

[125] Cf. aussi II, 4.

[126] Josèphe raconte les querelles intestines des Juifs dans Jérusalem pendant l'année 69, avant de parler de l'arrivée de Titus devant la ville, ainsi que cela était naturel ; Bel. Jud., liv. V, chap. I.

[127] Tacite indique clairement que sa digression ne se termine qu'avec le chapitre 13. Comparons la formule du commencement (2) : Sed quoniam famosæ urbis supremum diem tradituri sumus, congruens videtur primordia ejus aperire, avec celle que nous trouvons vers la fin du chapitre 13 : Hanc adversus urbem gentemque Cæsar Titus... certare statuit.

[128] Cf. chap. I, § I, n° 4.

[129] Cf. chap. V, § III.

[130] Cf. chap. III, § II, n° 1.

[131] Cf. plus haut, § III, n° 3.

[132] Ce personnage est nommé par Josèphe (Bel. Jud., VI, 3) parmi ceux qui assistèrent au conseil de guerre où Titus prit une décision relativement au temple de Jérusalem. Il fut parmi ceux qui en conseillèrent la destruction. Il était alors procurateur de Judée. Il y 'a tout lieu de croire qu'il publia son ouvrage, pour qu'il eût toute son actualité, peu de temps après les évènements, en sorte que Pline lui-même put peut-être s'en servir. Dans ce cas Tacite l'aurait sans doute laissé de côté. Pline ne le cite point parmi les sources à l'Histoire naturelle. Quoi qu'il en soit, il ne faut pas songer avec Bernays, Ueber d. Chronik d. Sulp. Sev., p. 56, à en faire la source principale de Tacite pour le siège de Jérusalem : la qualité de témoin oculaire, qui seule aurait pu lui valoir la préférence de Tacite, on sait maintenant que Pline la possédait aussi. — Cf., sur Julianus, Teuffel-Schwabe, n° 314, renvoi 7 ; voir aussi Tillemont, t. I, p. 588. — Si Tacite a laissé de côté Josèphe, il ne s'est pas servi davantage de Juste de Tibériade, l'ennemi de Josèphe, qui publia seulement sous Domitien son histoire de la guerre des Juifs. Cf. Josèphe, De vita sua, 65 ; Tillemont, t. I, p. 587.

[133] VII, 33, 3.

[134] VI, 26, 1.

[135] VI, 21 sq.

[136] VI, 20.

[137] D'ailleurs cette conquête, Tacite, quand il écrivit les Histoires, l'avait déjà racontée dans l'Agricola, auquel il put se reporter.

[138] VI, 16, 22.

[139] Cf. Josèphe, De vitæ sua, 65, et Contra Apionem, I, 10. La chose est absolument sûre pour Vespasien. Du dernier texte de Josèphe, il résulte bien aussi, semble-t-il, que Titus avait suivi l'exemple de son père. — Dans la partie conservée des Histoires rien ne prouve que Tacite en ait fait usage et il ne s'en serait pas servi sans le dire.

[140] Cf. Agricola, 2 ; Pline le J., Ep., VII, 19 ; Dion, LXVII, 13 ; Suétone, Dom., 10. Ce dernier attribue aussi un éloge d'Helvidius à Junius Rusticus Arulenus ; mais la comparaison de son texte avec ceux de Dion et de Tacite prouve qu'il a commis une erreur en résumant : c'est l'éloge de Thrasea Pætus qui coûta la vie à Rusticus.

[141] Cf. Hist., I, 1 ; Ann., XI, 11.

[142] Selon que l'on entend par inchoata dignitas (Hist., I, 1) la questure ou une magistrature inférieure (l'une des charges du vigintivirat). En ce cas, Tacite aurait été questeur sous Titus (a Tito auctam).

[143] Cf. Agricola, 45. Cette absence a donné matière à de nombreuses discussions.

[144] Tacite constate en effet que bientôt après la mort d'Agricola il a vu les sanglants spectacles que donnait à Rome la tyrannie de Domitien : Mox nostræ duxere Helvidium in carcerem manus (Agricola, 45).

[145] Cf. Dialogue, 1 et 2.

[146] Cf. Hist., I, 1.

[147] Agricola, 45 (trad. Burnouf).